Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 96-112).

VII


Il y avait bien longtemps que Sept-Épées n’avait rencontré Tonine face à face. Il la voyait bien quelquefois passer plus ou moins près de lui quand il retournait soir et matin à la Ville Noire, et le dimanche, quand il allait rendre visite à Gaucher, il l’entendait quelquefois sortir d’une chambre quand il entrait dans l’autre. Elle paraissait l’éviter, et de son côté, comme il se sentait coupable envers elle, il s’arrangeait de manière à ne pas être obligé de lui parler.

Cette fois il lui fallut bien la saluer, la remercier, et lui demander comment elle se trouvait là par ce temps maudit.

— Par le plus grand hasard du monde, répondit Tonine en se dépêchant de se mettre à l’abri dans l’atelier et en secouant sa mante chargée de pluie. J’étais sortie avec le beau temps pour aller, par la route d’en haut, voir ma nourrice à son village, quand l’orage m’a surprise. Je me suis réfugiée sous un rocher, et j’y serais encore si je n’avais vu passer un médecin qui m’a offert une place dans son cabriolet. Il m’a dit qu’il allait faire une visite pas loin, et qu’il me ramènerait à la ville haute. Cela valait mieux que de rester sous ce rocher où j’étais bien mal abritée. Chemin faisant, il m’a dit qu’il venait chez vous pour voir un malade, et qu’il ne savait pas par où descendre pour gagner à pied le fond du ravin. Il n’était jamais venu ici. J’y suis descendue avec lui pour le conduire, et nous avons eu assez de peine à nous tenir dans le sentier. Enfin nous voilà, le médecin est là-haut qui examine votre ami Audebert, et moi, qui ne croyais pas vous trouver céans, parce que vous passez tous les dimanches à la ville, à ce qu’on m’a dit, je venais voir s’il y avait dans l’atelier quelque personne chargée de veiller sur ce pauvre homme, quand je vous ai trouvé en train de vous battre avec la rivière.

— Et sans vous, Tonine, j’aurais, je crois, diablement perdu la bataille.

— Oh que non ! si vous aviez dû tomber, ce n’est pas ma force qui vous aurait retenu.

— Excusez-moi, c’est votre bon cœur qui m’a donné la force de me retenir.

— Il ne faut pas avoir grand bon cœur pour empêcher un homme de se noyer. D’ailleurs vous vous seriez sauvé de l’eau ; je me souviens du temps où, tout jeune garçon, vous piquiez des têtes par-dessus le Trou-d’Enfer avec mon cousin Louis !

— Vous vous en souvenez, Tonine ? Je croyais que vous aviez tout oublié de moi, et je dois dire que je le méritais bien.

— Allons ! il ne s’agit pas de ça, reprit Tonine ; occupez-vous donc de ce pauvre vieux, qui ne sait peut-être guère répondre au médecin.

— Je vous retrouverai ici, Tonine ?

— Dame ! bien sûr ! il ne fait pas un temps à cueillir des marguerites !

— Laissez-moi au moins allumer ma forge pour vous réchauffer ; ça sera l’affaire d’un instant.

Et, sans attendre la réponse, Sept-Épées alluma le feu et fit gronder le soufflet, après quoi il courut à l’étage supérieur, où, dans un coin assez bien clos, était située la soupente habitée par son malade.

— Cet homme n’est pas bien, lui dit tout bas le médecin, et il n’est pas facile de le soigner. Il faudrait envoyer vite à la ville haute chercher les remèdes que j’ai prescrits, et surtout le forcer à les prendre, car il m’a l’air peu disposé à suivre mes ordonnances.

Sept-Épées n’avait personne à envoyer et n’osait laisser Audebert seul. Il pria le médecin de retourner à la ville et de donner la commission à un exprès.

— Ce sera trop long ! dit Tonine, qui était venue au seuil de la chambre ; le dimanche, et par ce mauvais temps, vous ne trouverez peut-être personne. Allez-y vous-même, Sept-Épées ; moi, je resterai ici, et je garderai le malade.

— Non ! non ! vous ne pourriez pas, il a le délire.

— Pas du tout, reprit-elle en touchant le bras du malade. Je ne lui sens plus de fièvre. Soyez tranquille, nous nous entendrons très-bien tous les deux, n’est-ce pas, père Audebert ?

— Qui donc es-tu, ma fille ? dit le vieillard rassemblant ses idées. Ah ! oui, tu es la sœur de la pauvre Suzanne. Va, va, tu as raison ! je ne voudrais pas te faire de la peine ; tu es comme moi, tu en as eu bien assez dans ta vie !

— Vous voyez, dit Tonine à Sept-Épées. Partez, partez ! M. le docteur Anthime vous mènera vite à la ville ; il a un bon cheval.

— Anthime ? s’écria Audebert, qui avait repris sa raison comme par enchantement depuis que Tonine était auprès de lui ; alors vous êtes le fils d’un homme bien bon, envers qui j’ai été ingrat ! Présentez-lui mon respect et mes excuses.

Quand Sept-Épées fut en voiture avec le jeune docteur, celui-ci le questionna sur Tonine. — Je me rappelle, dit-il, le mariage de sa sœur avec Molino ; Tonine était alors une enfant. Depuis ce temps-là, j’ai été absent ; j’ai fait mes études à Paris. Revenu depuis peu, je ne connais plus personne au pays. Le hasard m’a fait rencontrer cette jeune fille en venant chez vous. J’ai été très-frappé de son langage et de son air distingué. Elle n’est donc pas mariée ? Elle doit, comme toutes les ouvrières de la Ville Noire, avoir du moins un amoureux ? — Et comme Sept-Épées fronçait involontairement le sourcil, il se reprit et dit : — Un fiancé ?

Sept-Épées répondit assez froidement que Tonine était sage, et que tout le monde la respectait.

— Cela ne m’étonne pas, reprit le jeune médecin d’un ton pénétré. Et après quelques questions et réflexions sur Audebert, dont son père lui avait parlé, il revint à Tonine : Elle vous a traité en camarade ; vous vous connaissez depuis l’enfance ? — Sept-Épées fit des réponses courtes et insignifiantes qui laissaient tomber la conversation ; mais, quand le docteur le déposa chez le pharmacien, il ajouta : Il faudrait une femme auprès de votre malade : tâchez que cette Tonine, qui a si bon cœur, reste auprès de lui. Voilà le temps remis ; je retournerai le voir après mon dîner.

L’effet que Tonine avait produit sur ce jeune homme préoccupa singulièrement Sept-Épées, car il oublia de passer chez le charron pour le raccommodage de sa roue ; il oublia également de faire avertir Gaucher, quoique Tonine le lui eût recommandé. Il ne prit souci que de presser le pharmacien et de s’en retourner au plus vite avec les médicaments.

Il brûla le chemin et trouva Tonine assise auprès du lit d’Audebert et causant avec lui. Le malade était entièrement calmé et soumis. Elle lui fit prendre les poudres qu’il avait juré de ne pas avaler, sans qu’il fît la moindre objection. Et il dit alors, en tenant les mains de son jeune maître : — Je t’ai bien ennuyé, mon pauvre petit bourgeois ! Tantôt j’étais comme fou, et j’ai bien vu que tu ne savais où donner de la tête ; mais Dieu m’a envoyé un de ses anges : cette Tonine m’a dit des choses qui m’ont mis du baume dans le sang. Je ne savais pas qu’elle avait plus d’esprit à elle seule que toi et moi. Voilà comme on passe des années les uns à côté des autres sans se connaître et sans s’apprécier ! Tonine, si vous voulez que je tâche de dormir, il faut me jurer que vous resterez là jusqu’à mon réveil.

Tonine le promit et demanda à Sept-Épées s’il avait fait avertir Gaucher. Il allait se confesser de l’avoir oublié, quand Gaucher arriva de lui-même. La crue de l’eau l’avait inquiété pour son ami, il venait voir s’il n’avait point éprouvé de dommage. Il fut surpris de trouver là sa cousine ; mais, tout étant expliqué, il se préoccupa du chômage qui menaçait la petite fabrique, et, avec l’ardeur généreuse du premier mouvement, il voulut aussitôt repartir pour chercher les ouvriers. Tonine le retint. Puisqu’elle devait rester auprès du malade, il valait mieux que son cousin lui fît compagnie pendant que Sept-Épées irait à la Ville Noire par le sentier rassurer son parrain, qui devait être inquiet, et faire ses affaires lui-même.

Sept-Épées était fort agité intérieurement. Il se passait en lui quelque chose de nouveau. Sa roue brisée, qui lui avait paru, le matin, un si grand événement, ne lui semblait plus mériter tant de peine ; mais il n’osait pas insister pour envoyer Gaucher à sa place, sentant bien que Tonine n’avait aucun désir de se trouver seule avec lui durant le sommeil d’Audebert.

Il repartit, vit en courant son parrain, et ramena les ouvriers, qui examinèrent le dommage et démontèrent la pièce à réparer. Il dut nécessairement s’occuper tout le reste du jour de cette grosse affaire, sans revoir Tonine, qui était restée en haut. Quand les ouvriers furent partis, Sept-Épées, qui, dans toute la journée, n’avait pas eu le loisir de songer à manger, et qui avait passé la nuit à veiller Audebert, se sentit pris de faiblesse, et Gaucher appela Tonine, qui s’empressa de le secourir et de lui faire avaler une soupe au vin. Il y avait bien là les provisions nécessaires ; mais l’apprenti qui était chargé de la cuisine faisait son dimanche, et, bien qu’averti, ne se hâtait pas d’arriver. Il arriva enfin vers le soir, et le médecin aussi. Le malade avait dormi ; tout allait mieux. Sept-Épées était très-touché de la bonté et de l’obligeance de Tonine. Le docteur Anthime la regardait beaucoup.

— À présent, dit Gaucher, qui s’en aperçut, vous pouvez vous en retourner, monsieur le docteur. Nous autres, nous allons nous arranger pour la nuit.

— Et il ajouta en s’adressant à Sept-Épées : Toi, tu es sur les dents ; tu vas retourner coucher à la Ville Noire, et je resterai ici à veiller le malade avec l’apprenti. Demain, on se relayera les uns les autres, et tout s’arrangera sans que personne s’y tue.

— Et moi, dit Tonine, qui est-ce qui me reconduira ?

— Moi, dit le docteur. Ma voiture est là-haut sur la route.

— Mais mademoiselle ne demeure pas à la ville haute, dit vivement Sept-Épées, que Gaucher observait aussi.

— Je le sais. Je la conduirai à la Ville Noire par le grand détour.

— Ce serait trop long, répondit Gaucher d’un ton narquois, cela vous dérangerait.

Le jeune homme comprit que, le cousin étant là, Tonine ne lui serait pas confiée ; mais quand elle le suivit jusqu’à la porte, afin de se bien remettre en mémoire les prescriptions qu’elle devait transmettre à Gaucher pour la nuit du malade, Anthime lui dit bas : Est-ce que vous avez peur de venir avec moi ?

— Non monsieur, répondit-elle ; je ne me crois pas assez belle pour être en danger avec personne.

— Oh ! si c’était là la seule raison…

— Si ce n’est pas une assez bonne raison, j’en ai une autre : c’est que je ne mérite pas que le fils d’un père comme le vôtre manque d’estime pour moi ; mais je vous remercie de vos politesses. Je ne vais pas le soir avec les bourgeois ; vous savez bien que cela ne convient pas à une fille d’ouvrier.

— Vous vous croyez plus en sûreté avec M. Sept-Épées, qui sans doute va vous reconduire ?

— Je m’y crois plus en sûreté contre les mauvaises langues.

— Et elle a raison, dit Gaucher, qui, trouvant l’a parte trop long, s’était approché. Ses pareils peuvent lui offrir le mariage, et vous autres, messieurs, vous ne le pouvez pas.

— Savoir ! reprit le médecin en s’éloignant.

— Oui, oui, savoir ! dit Tonine à son cousin quand elle se crut seule avec lui. Je crois, moi, qu’en fait de mariage, il ne faut se fier à personne, et que le rang n’y fait rien.

— Tu aurais pu te fier à Sept-Épées, tu ne l’as pas voulu.

— Ah ! oui, j’oubliais cela ! reprit-elle en riant.

Sept-Épées, qui l’écoutait sans en avoir l’air, fut à la fois humilié et piqué de sa gaieté. Jamais il n’eût osé lui offrir de la reconduire, si Gaucher ne leur eût dit : Allons, n’attendez pas la nuit noire. Le sentier n’est pas bien bon, il doit y avoir encore de l’eau en plusieurs endroits.

— Attendez, cousin, dit Tonine, il faut que je vous écrive tout ce qui est commandé pour le malade. Je suis sûre que vous l’oublieriez !

Sept-Épées lui présenta un de ses livres de comptes, sur lequel il la regarda écrire. Il remarqua comme elle écrivait vite et bien. — Vous seriez un bon commis, lui dit-il en souriant.

— Tout comme un autre, répondit-elle, et mes chiffres n’auraient pas grand’peine à être mieux alignés que ne le sont ceux de cette page. Est-ce vous qui griffonnez comme ça ?…

Sept-Épées fut content de pouvoir dire que c’était Audebert.

Elle monta dire bonsoir au malade, qui lui fit promettre de revenir en s’engageant lui-même à se laisser soigner avec la plus grande docilité.

Pendant qu’elle était avec lui, Gaucher dit à Sept-Épées : — Eh bien ! mon camarade, si tu en tiens toujours pour Tonine, voilà l’occasion de la faire revenir de sa méfiance. Parle-lui avec l’esprit que tu as, montre-lui l’estime que tu sens pour elle, et peut-être se ravisera-t-elle à ton égard.

— Je n’espère pas cela, répondit l’armurier ; elle a l’air de me dédaigner beaucoup.

— Elle ne nous a pourtant jamais mal parlé sur ton compte. Elle nous a dit, à ma femme et à moi, qu’elle ne voulait pas se marier. C’est à toi de lui prouver qu’elle a tort, si c’est ton avis.

Quand Sept-Épées se trouva seul sur le sentier avec Tonine, il secoua sa mauvaise honte. — Ma chère Tonine, lui dit-il, vous êtes bonne comme un ange, Audebert a eu raison de le dire, et la journée d’aujourd’hui n’est pas la seule qui m’ait donné l’occasion de vous connaître. Sans votre grand cœur et sans votre bon esprit, j’aurais perdu l’estime de mon meilleur ami. J’ai été bien sot et bien coupable envers vous. Je m’en repens, je m’en suis repenti cent fois déjà, et si j’avais osé, j’aurais été vous demander pardon dès le lendemain de ma faute.

— Pourquoi donc voulez-vous parler de ces choses-là ? répondit Tonine ; je vous ai pardonné, si tant est que vous ayez eu des torts envers moi, ce que je ne crois point.

— Oui, j’ai eu de grands torts ! Je vous ai fait la cour, et j’ai eu tout à coup peur de m’engager dans le mariage. J’aurais souhaité être plus vieux de deux ou trois ans et pouvoir vous offrir une existence assurée… Mais à présent, Tonine, puisque vous me pardonnez…

— À présent, quoi ? dit Tonine.

— À présent que me voilà établi dans le ressort de la Ville Noire, quoique je n’aie pas fait encore de bien belles affaires, si vous vous sentiez le même courage que moi…

— Le courage de nous mettre en ménage, n’est-ce pas ? reprit Tonine, qui se vit forcée d’achever la phrase. Eh bien ! non, mon cher camarade, je n’aurai jamais le courage de me marier par courage. J’ai la fantaisie de me marier joyeusement, par amitié et avec toute confiance dans mon sort. Voilà pourquoi, ne voyant pas en vous cette confiance-là, je n’ai pas eu de dépit contre vous. À présent, le moment de se raviser est passé. Vous ne pouvez pas m’offrir, comme vous le prétendez, une existence assurée. Quand vous aviez vos économies disponibles, je pouvais songer à m’établir avec vous ; vous m’auriez consultée, j’imagine, sur votre placement, et nous aurions arrangé notre vie à la satisfaction de l’un et de l’autre. Aujourd’hui tout est changé ; vous voilà propriétaire d’une chose qui ne vaut peut-être rien, dans un endroit qui ne me plairait peut-être pas. D’ailleurs vous êtes loin d’être rentré dans vos dépenses. Comment pouvez-vous songer à avoir femme et enfants ? Ce serait pour vous une bien plus grosse charge qu’auparavant, car une année de mauvaise vente, quelques semaines de chômage, un accident de rivière, peuvent vous mettre à bas, et aucune fille raisonnable et prévoyante ne vous confiera son sort.

— Il me semble, répondit Sept-Épées très-mortifié, que vous avez de la raison et de la prudence pour cent, ma belle Tonine. Vous calculez juste, et vous avez beau dire le contraire, on voit bien que l’amitié n’entre pour rien dans vos projets de mariage !

— Je n’ai aucun projet de mariage, reprit-elle : ne possédant rien que ma jeunesse et ma santé, je n’ai besoin de personne pour me gagner mon pain. De cette façon, je vis comme il me plaît. Je me tiens propre dans ma petite chambre avec un livre, le dimanche, et les enfants des autres sur mes genoux. Je n’ai point de souci du lendemain. Si je tombe malade, ce sera tant pis pour moi. Si je meurs, je ne laisserai pas une famille dans la misère, et je mourrai tranquillement, comme on doit, comme on peut mourir quand on n’est pas nécessaire aux autres. Vous voyez bien que je n’ai pas de raisons pour échanger mon sort contre celui que vous pourriez me faire.

— Vous avez raison, Tonine, tellement raison qu’il n’y a rien à vous dire ; vous n’aimez personne, vous songez à vous-même, le bonheur ou le malheur des autres ne vous est de rien. De cette manière-là, vous n’aurez jamais d’inquiétude, et on peut dire que vous connaissez votre intérêt !

— Je crois, Sept-Épées, que s’il y a un reproche là-dessous, ce n’est pas de vous qu’il devrait me venir. Vous avez raisonné encore mieux que moi le jour où vous vous êtes dit : « Un homme marié ne s’appartient plus et ne peut pas arriver à changer son sort contre un meilleur. Il vaut mieux rester garçon et chercher son avantage. » Moi, je n’ai rien à chercher, je me contente de rester comme je suis !

— Savoir ! comme disait tantôt ce beau médecin. Vous êtes assez agréable pour trouver sans chercher, et vous attendez peut-être la fortune de plus haut que moi !

— Quant à cela, répondit Tonine en riant, si le bien me vient en dormant, personne n’aura de critique à me faire.

Sept-Épées garda le silence, et continua de marcher sans vouloir montrer tout le dépit et tout le chagrin que lui causait l’indifférence de Tonine.