Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 79-96).

VI


Ce ne fut pas sans peine que Sept-Épées parvint à calmer les deux vieillards et à les réconcilier. Il avait été convenu entre Audebert et lui que l’on tairait la tentative de suicide. Ce fait eût révolté l’âme religieuse et austère du forgeron. Audebert le sentait et commençait à rougir de son découragement. Sept-Épées expliqua leur rencontre comme une chose préméditée de sa part, et il profita de l’occasion pour s’ouvrir à son parrain de ses projets sur la petite usine qu’Audebert était forcé de vendre.

— Il est impossible, lui dit-il, que ce brave homme accepte gratuitement vos services. Sa fierté, qui en ceci n’a rien d’exagéré, s’y oppose. Laissez-le se libérer par la vente et se réhabiliter par le travail. Je me charge de l’aider dans l’un comme dans l’autre. Si je n’y réussis point, je vous promets, de sa part, qu’il viendra de lui-même réclamer votre conseil et votre amitié.

Audebert sut gré à Sept-Épées de cette conclusion. Pour rien au monde, connaissant le caractère entier et bizarre du vieux forgeron, il n’eût voulu se mettre dans sa dépendance. Il eût préféré se remettre la corde au cou.

Il s’agissait d’obtenir l’assentiment de Laguerre à l’entreprise de son filleul. En cas de refus, Sept-Épées, maître de ses économies, pouvait bien passer outre, et il l’eût fait, car il avait une grande volonté ; mais il ne l’eût pas fait sans chagrin, car il aimait tendrement son père adoptif. C’est ce qu’il lui fit comprendre en peu de paroles, et comme il avait sur lui beaucoup d’ascendant, il l’amena plus vite à céder qu’Audebert ne s’y était attendu.

— Si c’est ton idée, répondit le forgeron, je n’ai pas le droit de m’y opposer. Ce qui est à toi est à toi. Si tu me demandais mon avis, je te dirais qu’il faut garder ce qu’on a amassé au prix de sa sueur pour le moment où l’on peut devenir malade ou estropié, et que, si l’on a la chance de conduire sa carcasse à bon port, on est toujours bien aise d’avoir sous la main de quoi sauver un parent ou un ami qui ne peut plus s’aider ; mais tu es encore si jeune que, dans le cas où tu perdrais ton argent, tu aurais le temps de recommencer, et d’ailleurs me voilà bien vieux, moi : ce que j’ai de placé te reviendra. Ce n’est pas grand’chose, mais c’est un morceau de pain assuré, et je crois qu’il ne te faudra pas attendre cela une centaine d’années ! Donc, si tu veux te risquer, risque-toi. Tu veux monter un atelier sur la rivière ? J’aime mieux ça qu’une boutique dans la ville haute. Tu t’attacheras à la paroisse, et tu n’auras plus jamais l’idée d’en sortir. Allons, ne perdons pas la journée à causer pour répéter dix fois la même chose ; ce qui est décidé est décidé. Va-t’en voir les avoués, et, puisqu’il faut se quitter, je vais m’occuper, moi, de prendre ici un apprenti à ta place, car je suis trop vieux pour rester seul.

— Je ne l’entends pas ainsi, répondit Sept-Épées. Nous ne nous quitterons jamais. L’atelier en question n’est guère logeable, et ce n’est pas à votre âge que je voudrais vous faire changer vos habitudes. Moi, j’ai de bonnes jambes, et ce n’est rien pour moi que d’aller là tous les matins et d’en revenir tous les soirs. Si j’y fais fortune, je le revendrai, et j’en achèterai un plus près, où vous pourrez venir souvent m’aider de vos conseils.

— Et où je ne m’installerai pas davantage, reprit Laguerre en souriant. Je comprends et je t’approuve. Il faut que chacun soit maître chez soi. Je n’aimerais pas à être contrarié, et je ne veux contrarier personne. Pour le moment, tu restes avec moi, je t’en remercie. Je crois que je ne profiterai pas longtemps de ta compagnie, encore que, s’il plaît à Dieu, j’en veuille profiter le plus longtemps possible.

Deux mois se passèrent avant que Sept-Épées fût installé dans sa fabrique. L’affaire fut conclue avantageusement pour lui et pour Audebert, car si l’on eût attendu la vente par autorité de justice, l’immeuble eût tellement perdu de sa valeur, que ce n’eût pas été un profit pour l’acquéreur, mais au contraire un discrédit complet de la chose acquise. Le jeune armurier montra dans cette petite affaire beaucoup de jugement et d’habileté véritable, celle qui ne spécule pas sur le malheur d’autrui, et qui va droit au but, sans diminuer la personne au profit de sa bourse. En cela, il suivit de grand cœur les conseils de son parrain, qui avait un sentiment très-juste de l’honneur, et qui disait qu’une mauvaise réputation ne pouvait jamais faire un bon fonds de commerce pour un ouvrier.

Audebert était un fabricant assez habile. Du moment qu’il n’avait plus son libre arbitre pour spéculer à la légère, il pouvait devenir précieux pour diriger le travail et en fournir lui-même sa large part. Il reprit son petit logement dans l’usine, dont il se constitua le gardien avec un bon apprenti. La baraque fut mise en état satisfaisant de réparation, l’outillage fut renouvelé, et Sept-Épées se vit à la tête de six ouvriers, dont quatre à la pièce et deux à l’année.

Quand il put relever approximativement le produit net de chaque semaine, il fut surpris de constater que c’était à peu près moitié moins de ce qu’il eût pu gagner en travaillant douze heures par jour chez les autres. La propriété est un rêve de repos et de sécurité que l’homme ne prise pas au delà de ce qu’il vaut, puisqu’il lui procure les douceurs de l’espérance : il met dans sa vie l’idéal du mieux, et civilise celui qui est apte au progrès de la civilisation ; mais la réalisation de ce rêve est, comme toutes les réalités, une déception.

Au bout de peu de temps, Sept-Épées sentit que plus on complique son existence, plus on y fait entrer de soucis et de périls. Il s’effraya de ne pas se trouver aussi positif qu’il faut l’être pour marcher à coup sûr et rapidement à la richesse. Il n’était pas avare ; il ne savait pas marchander avec âpreté. Il avait pitié de ses ouvriers malades ou serrés de trop près par la misère. Il faisait des avances qui ne lui rentraient que mal et tard, quelquefois pas du tout. Il s’aperçut ainsi de ce dont il ne s’était pas douté alors qu’il n’avait pas d’obligés : à savoir que tous les hommes sont plus ou moins ingrats, et que personne ne prend à cœur la passion d’un autre au détriment de la sienne propre. Il trouvait tout le monde exigeant, et comme il était intelligent et réfléchi, il se sentait avec effroi devenir exigeant lui-même.

Quand son bon cœur l’avait entraîné à quelque faiblesse, il voulait réparer le tort qu’il s’était fait, en travaillant au delà de ses forces, et quelquefois il était si fatigué qu’il regrettait cette liberté d’autrefois qu’il avait prise pour un esclavage. Désormais il était réellement esclave de sa chose. Cette chose était devenue son honneur, sa vie ; il ne lui était pas permis de l’oublier un seul instant ; la prédiction de Gaucher se réalisait : « Tu ne dois plus connaître ni le bonheur ni le plaisir. » Gaucher avait dit cette parole terrible sans en comprendre la portée ; Sept-Épées l’avait acceptée en la comprenant. Il y avait des heures et des jours où il en était accablé ; mais il était trop tard pour reculer : il fallait chasser les regrets, étouffer les besoins de la jeunesse.

Le premier de ses déplaisirs, et l’un des plus sérieux, lui vint précisément de l’homme dont il avait sauvé l’honneur et la vie. Audebert, poussé par l’enthousiasme de la reconnaissance, travailla avec ardeur, et surveilla la fabrique avec austérité pendant deux ou trois semaines ; mais ce fut un feu de paille. Il retomba dans ses rêveries, et la rage de prêcher s’empara de ce cerveau enfiévré d’impuissance.

Au premier reproche de son jeune maître, le brave homme s’affecta profondément. Il était aimant, sensible, délicat à l’excès : il avait toutes les qualités du cœur, toutes les vertus de l’âme ; mais il était de ceux dont on peut dire, en comparant la machine intellectuelle à une machine d’industrie, qu’il manque à leur cerveau la cheville ouvrière. Il perdit trois jours à se reprocher sa faute, et Sept-Épées, voyant son découragement, fut forcé, pour le remettre à la besogne, de lui demander pardon de sa réprimande.

Il est vrai que le jeune homme ne tenait pas ses promesses. Il avait laissé croire à Audebert qu’il serait l’auditeur attentif, l’admirateur complaisant de ses théories philosophiques. Il s’était flatté lui-même de trouver une distraction utile et noble dans la conversation de ce penseur naïf, éloquent à ses heures et toujours ardemment convaincu, alors même qu’il déraisonnait ; mais il reconnut vite qu’il est impossible d’écouter longtemps ceux qui manquent de clarté intérieure, et qui ne trouvent leurs idées qu’en se suscitant des contradicteurs officieux. Tout paradoxe était bon à Audebert pour se livrer à cet exercice, et comme dans ces heures-là il ne tenait plus compte du temps qui s’écoulait et de la cloche qui appelait au travail, c’était toujours au moment de s’y remettre qu’il lui fallait abandonner avec douleur et dépit les premières lueurs de ses longues et vagues discussions. Sept-Épées n’avait pas le temps d’en attendre l’issue douteuse, et il sentait d’ailleurs qu’il n’en avait pas la patience. Sa logique naturelle se révoltait contre les aphorismes de mauvaise foi dont Audebert se faisait un jeu d’esprit pour entrer en matière. Son air distrait, ses efforts pour ramener l’entretien aux préoccupations de la vie positive étaient autant de coups de poignard que ce pauvre exalté recevait en plein cœur. Sa sensibilité surexcitée y voyait tantôt l’outrage du dédain, tantôt la condamnation méritée de sa propre impuissance. C’était dans ce dernier cas surtout que son air égaré et son silence subit devenaient inquiétants. Sans le lui avouer, Sept-Épées passa plus d’une nuit à veiller autour de la baraque par des temps affreux, dans la crainte que son malheureux ami ne cédât de nouveau à la tentation du suicide. Le délai qu’il s’était imposé par serment était expiré, et Sept-Épées n’osait lui demander de jurer un nouveau bail avec la vie. Il tremblait d’échouer dans cette tentative, et de lui rappeler que sa liberté était reconquise.

Le parrain alla voir une seule fois l’établissement de son filleul, quand cet établissement commença de fonctionner. Il n’approuva rien et ne voulut rien blâmer. Naturellement, dans ses simples appareils, le jeune homme avait adopté les méthodes les plus nouvelles, et naturellement aussi le vieillard, malgré l’évidence et sa propre expérience de tous les jours, ne voulait pas se décider à les déclarer meilleures que les anciennes. Il pensait que Sept-Épées ne réussirait pas, mais il se gardait bien de le lui dire, sachant par lui-même que la contradiction stimule les esprits obstinés. Il disait à Gaucher, à Lise, et à deux ou trois vieux amis qui le consultaient sur les chances de cette entreprise : « Je n’y crois guère, l’endroit est mauvais, et si, après cinq ou six ans de fatigue et de tracas, le jeune homme s’en retire sans y perdre, ce sera une expérience qu’il aura faite, et qui, du moins, lui servira pour l’avenir à se contenter de ce qui nous contente. Après tout, puisqu’il était dans les ambitieux, j’aime autant qu’il ait fait cette sottise-là que celle de quitter l’industrie et le ressort de la Ville Noire. Quand je vois des freluquets mettre tout ce qu’ils gagnent à se déguiser en bourgeois le samedi soir, et à s’en aller, le chapeau sur l’oreille, dans les estaminets de la ville peinturlurée (c’est ainsi que, par mépris, le vieillard appelait la ville haute), jouer au billard et consommer des liqueurs, pour revenir le mardi matin, le chapeau sur la nuque du cou, débraillés, vilains, hébétés, et se servant de mots nouveaux qu’ils ne comprennent pas et qu’ils estropient à la grande joie et risée des bourgeois, je trouve mon filleul plus raisonnable, plus convenable, mieux élevé que ces gens-là. Je suis content alors d’avoir réussi à lui donner, sinon toutes mes idées, du moins le goût de réussir dans son état par des moyens qui n’ont rien de ridicule et qui ne l’éloignent pas des intérêts de sa paroisse. »

Gaucher avait chaudement partagé les illusions de son jeune ami. Il avait lui-même l’esprit jeune, et sa confiance dans le succès des autres le rendait aimable et conciliant. Il se consolait, par cette sympathie généreuse et désintéressée, d’une vie pénible et dure pour son propre compte.

— Bah ! disait-il à sa femme quand celle-ci s’efforçait de lui persuader qu’il était plus heureux que Sept-Épées, on est toujours assez heureux quand on fait ce qui plaît ! Mon plaisir est de vivre et de travailler pour toi ; si le camarade pense différemment, il a bien fait de suivre sa pente. Ne le décourageons pas, et soyons prêts à l’aider au besoin autant qu’il dépendra de nous.

Au bout de quatre mois, un jour de printemps, un dimanche, Sept-Épées, au retour de plusieurs excursions de placement dont le résultat n’avait pas été aussi satisfaisant qu’il l’avait espéré, resta enfermé dans son usine. Il avait coutume de passer le jour du repos à la Ville Noire auprès de son parrain et de ses amis ; mais Audebert, qui ne quittait pas la baraque, se trouvant malade, Sept-Épées dut le garder et le soigner.

Il voulut profiter de cette circonstance pour revoir ses livres, qu’il croyait bien en ordre. Il savait très-bien calculer, mais son humeur active le portait à s’occuper plutôt du travail manuel et des transactions commerciales que de la tenue des registres. Audebert était un assez bon comptable, et sa probité scrupuleuse l’astreignait à bien faire pour le compte d’autrui ce qu’il avait mal fait pour son propre compte. Durant le premier trimestre, il en avait fourni la preuve rigoureuse ; mais quand Sept-Épées se livra à l’examen du quatrième mois, il découvrit qu’un grand désordre s’était emparé de la cervelle du pauvre homme, et qu’il avait inscrit à l’article recette nombre de chiffres qu’il eût fallu très-vraisemblablement mettre à celui de la dépense. C’était ou un commencement de fièvre, ou plutôt l’entraînement naturel de son esprit, porté aux illusions, qui avait égaré sa mémoire et sa plume. Ces erreurs n’étaient pas très-faciles à redresser, et Sept-Épées vit bien par là qu’il ne devait pas se fier à la lucidité soutenue de son ami. Il se convainquit, non sans humeur, que désormais il lui faudrait tout voir et tout faire par lui-même. Il ne voulut pas troubler le malade en lui signalant ses bévues, et, comme il avait été absent toute la semaine, il pensa qu’il ferait bien de visiter avec attention ses machines et ses outils.

Il y trouva le même désordre que dans les écritures, et même la roue qui était son principal moteur était hors de service par suite d’un accident qui ne lui avait pas été signalé. C’était une réparation assez grave à entreprendre au plus vite, si l’on ne voulait pas s’exposer à une ou deux semaines de chômage. Il eût fallu courir à la ville pour s’assurer d’un ouvrier spécial exact à venir dès le lendemain ; mais Audebert, à qui il ne put s’empêcher de parler de cette roue, lui répondit qu’elle s’était cassée dans sa tête en éternuant, et Sept-Épées vit qu’il avait le délire, ce qui commença à l’inquiéter et à l’attrister grandement. Il avait recommandé, la veille au soir, à ses ouvriers de lui envoyer le médecin ; cependant, soit qu’ils l’eussent oublié, soit que le médecin ne fût pas bien pressé de venir dans un endroit si difficile un jour où l’orage menaçait, il n’arrivait pas, et d’heure en heure l’agitation du malade devenait plus alarmante.

Pour comble d’ennui et de tristesse, une tempête horrible se déchaîna. Le vent s’engouffrait dans la gorge par rafales impétueuses, et le torrent, grossissant avec une effrayante rapidité, fit mine d’envahir l’atelier. Les pins commencèrent à craquer avec un bruit sec et sinistre le long des roches, entraînant une pluie de pierres et de gravier jusque sur le toit de la construction fragile, qu’un écroulement un peu considérable pouvait écraser d’un moment à l’autre. Quand le vent s’apaisa, le malade s’apaisa aussi, ou plutôt il changea d’angoisse. Ses nerfs furent détendus par la sensation de la pluie qui ruisselait sur les vitres et qui refroidissait l’atmosphère ; mais il fut pris alors d’une terreur puérile, et, fondant en larmes, il répéta à satiété son vieux refrain, que ce lieu était maudit, que le diable s’y était embusqué.

Sept-Épées avait bien assez affaire de se défendre de l’eau qui montait toujours, et dont il s’empressait d’enlever les barrages artificiels, afin qu’elle pût s’écouler plus vite. Seul à cette besogne, il y déployait, au risque de sa vie, une activité et une force surhumaines. Les lamentations et les gémissements d’Audebert, qui continuaient à se faire entendre à travers les mugissements de la rivière et les roulements de la foudre, lui causaient une sorte de rage, car, en dépit de lui-même, il sentait que ce découragement maladif lui ôtait sa présence d’esprit. Il couvrait en vain ces plaintes importunes de jurements indignés : vingt fois il avait crié à Audebert de s’en aller par la galerie qui était adossée au rocher ; Audebert ne comprenait pas, et Sept-Épées, commençant à désespérer de sauver sa propriété, songeait à y renoncer et à emporter de gré ou de force le malade sur la montagne.

Pourtant une dernière planche, qui repoussait encore le flot sur la maison, eût tout sauvé, s’il eût réussi à l’abattre. Elle résistait opiniâtrement, et il s’y acharnait avec le courage du désespoir. Enfin, dans un suprême effort, il l’attira à lui ; mais ses pieds glissèrent sur les pierres inondées, et il allait être englouti, lorsqu’une main secourable, par une assez faible impulsion, lui rendit l’équilibre juste au moment où la planche se plantait tout droit devant lui, ce qui lui permit de s’y appuyer un instant. En même temps, la main qui l’avait soutenu le tira en arrière, et il se trouva en sûreté, tandis que l’eau, se frayant une issue nouvelle, cessait de battre avec violence les fondations de l’usine.

Tout était sauvé. Sept-Épées, sauvé lui-même d’une mort presque certaine, se retourna pour voir par qui il avait été si à propos secouru, et resta stupéfait en reconnaissant Tonine Gaucher.