Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 33-49).

III


Sept-Épées rendit grâces à l’obscurité qui cachait l’embarras de sa figure ; mais, quoiqu’il eût de l’aplomb quand il se sentait dans son droit, il fit de vains efforts pour parler naturellement et à propos. Gaucher n’y prit pas garde ; Tonine, qui s’en aperçut tout de suite, parut vouloir venir à son aide.

— Je pense, compagnon, lui dit-elle avec sa petite gaieté douce qui ne la quittait guère, même quand elle avait le cœur gros, que vous ne venez pas à cette heure-ci pour parler à Gaucher du temps qu’il a fait aujourd’hui et de celui qu’il pourra faire demain. C’est donc moi qui vous gêne. Je vais coucher Rosette et reviendrai voir si, à moi aussi, vous avez quelque chose à dire quand vous aurez causé avec mon cousin.

Sept-Épées crut voir là un encouragement qui mit fin à ses incertitudes. Selon sa coutume de revenir à la défensive quand il s’imaginait être attaqué dans sa liberté, il se hâta de répondre pour empêcher Tonine de s’en aller, et s’asseyant en face d’elle sur une chaise qui lui barrait le passage : — Si je croyais, lui dit-il, que vous ne me serez pas contraire, je parlerais peut-être de ce que vous donnez à entendre ; mais, aujourd’hui comme les autres jours, vous avez l’air de vous moquer de moi, et dès lors…

— Dès lors, quoi ? fit Gaucher, étonné de la tournure que prenait la conversation. Je voudrais bien savoir à qui vous en avez tous les deux.

— Expliquez-vous, dit Tonine à Sept-Épées, et laissez-moi porter à sa mère cette Rosette qui s’endort.

— Donne-la-moi, dit Lise, qui vint sur la porte ; c’est tous les trois ensemble qu’il faut vous expliquer. Sept-Épées est venu pour cela, je le sais ; toi aussi, je m’en doute. Il n’y a donc plus à reculer.

Elle prit sa fille et rentra. Gaucher, surpris, exhorta Sept-Épées à parler. Tonine attendit qu’il parlât. Sept-Épées, cherchant une échappatoire qui ne venait pas, demeura plus muet qu’une souche.

Tonine sentit deux grosses larmes couler sur ses joues. Peut-être, s’il les eût vues, Sept-Épées eût-il été vaincu ; mais il ne les vit pas, et Tonine comprit qu’elle devait tout prendre sur elle.

— Ne boudez pas, compagnon, dit-elle d’un ton enjoué qu’elle mit toute sa fierté et tout son courage à soutenir ; je ne vous suis pas ennemie et je ne vous méprise pas. Je vous sais honnête homme et bon ouvrier ; mais je n’ai guère l’idée de me marier à l’âge où je suis. Je me trouve trop jeune, et je ne crois d’ailleurs pas que nous puissions nous convenir.

Sept-Épées se sentit si bien battu par la dignité de Tonine qu’il fut plus piqué que réjoui de se voir libre. — Vous voyez bien, Tonine, lui dit-il avec dépit, que je ne me trompais pas sur vos sentiments pour moi, et que j’avais bien raison de ne pas me presser de vous demander en mariage ; il me semble que vous auriez pu m’épargner la peine de venir ici pour en faire la démarche, et que, dès le premier jour où je vous ai parlé, vous étiez bien libre de me dire que je ne vous plairais jamais.

— Alors c’est moi qui ai tort, n’est-ce pas ? lui répondit Tonine d’un ton de reproche si doux que lui seul put en comprendre l’amertume. Eh bien ! je me justifierai comme je pourrai, ajouta-t-elle en s’adressant à Gaucher. Ne me prenez pas pour une fille qui tourne à la coquetterie, mon cousin, ce ne serait pas mon goût. La vérité est que votre ami Sept-Épées m’a fait entendre, il y a environ trois mois, qu’il avait quelque idée de se marier avec moi.

— Il a eu tort, dit Gaucher ; c’est à moi le premier qu’il eût dû en parler.

— C’est vrai, répondit Sept-Épées, j’ai eu tort ; j’ai eu la fierté de ne pas vouloir que Tonine se décidât sur les remontrances de ses parents. J’aurais souhaité la devoir à elle-même. C’est peut-être de l’orgueil, et vous savez que j’en ai…

— D’ailleurs, reprit Tonine, il voulait vous parler tout de suite, aussitôt que j’aurais dit oui. C’est moi qui l’en ai empêché en lui déclarant que c’était inutile.

— Comment arrangez-vous ça tous les deux ? dit Gaucher. Il me semble que vous n’êtes pas d’accord. Le garçon se plaint de n’avoir pas été éconduit dès le premier mot, la fille prétend le contraire. Est-ce que tous les deux vous auriez tort ?

— Peut-être, répondit Tonine ; mais des deux côtés le tort n’est pas gros. Sept-Épées m’a parlé sérieusement, je lui ai répondu de même ; mais nous ne nous sommes peut-être pas bien compris. Il a cru sans doute que je changerais d’idée ; il s’est trompé : il attendait ; moi, j’ai cru qu’il ne pensait plus à moi, j’ai négligé de lui répéter ma façon de penser.

— Et à présent, dit Sept-Épées, toujours partagé entre le contentement et le dépit, je n’ai plus d’illusions à me faire, et si j’en ai encore apporté ici quelques-unes, je peux les remballer et m’en aller coucher dessus.

— Un instant ! s’écria Gaucher, qui était trop franc pour comprendre ce qui se passait ; je vois que tu as du chagrin, mon camarade, et je vois aussi pourquoi tu en as depuis trois mois, pourquoi ce matin tu disais n’être pas heureux malgré ton goût pour le travail et le bon état de tes affaires. Eh bien ! je veux, si c’est l’amour qui te gêne, savoir les raisons qu’elle a pour te refuser, cette Tonine ! Elle n’en peut avoir de bonnes, car, outre que tu es pour elle un très-beau parti, je ne vois pas, moi, ce qui te manque pour plaire, et quel reproche on peut t’adresser.

— Alors, reprit Tonine en riant à contre-cœur, vous voulez donc nous faire disputer ? Car si j’ai mauvaise opinion de lui, il s’en fâchera et me répondra des choses désagréables !

Sept-Épées était inquiet d’une explication qui pouvait tout raccommoder entre Tonine et lui, et pourtant il ne pouvait pas se soumettre à être mal jugé sans se défendre, et il insista pour la faire parler sur son compte.

— Puisque vous le souhaitez aussi, lui dit-elle, je ne vous cacherai rien. Vous avez trop d’esprit et trop de convoitise pour la richesse. Ce sont des qualités sans doute que vous avez là, mais avec moi ce seraient des défauts. Quand vous m’avez parlé de mariage, Sept-Épées, vous avez cru me donner grande envie de vous en me disant : Je ferai fortune, je vous en réponds. Outre qu’en travaillant à la pièce je peux fournir le double des autres, j’ai dans la tête des inventions qui me feront avant peu l’associé de quelque maître…

— J’ai dit cela en l’air, répliqua Sept-Épées, confus et piqué, ou je vous l’ai dit en secret. Vous auriez dû, ou l’oublier, ou le garder pour vous, Tonine !

— Si c’est un secret, repartit la Tonine, je suis bonne pour le garder, soyez tranquille, et, en le disant devant Gaucher, je ne l’expose pas ; mais, que ce soit sérieux ou non, j’ai vu là de quoi réfléchir. Je ne suis pas, disiez-vous, pour rester enterré dans la Ville Noire. J’y suis entré petit apprenti, j’en veux sortir maître et propriétaire ; moi aussi j’aurai quelque jour là-haut ma maison peinte et mon jardin fleuri ; ma femme portera des robes de soie, et mes enfants iront au collège.

— Il a dit ça ! s’écria le naïf Gaucher enthousiasmé : eh bien ! pourquoi pas ? Il y en a qui s’y sont cassé le cou, c’est vrai ; mais bien d’autres qui n’avaient pas ses capacités y sont parvenus. C’est donc que vous croyez que l’ambition lui tourne la cervelle, et qu’il négligera le travail avant d’en avoir cueilli le fruit ?

— Oui, dit Sept-Épées, de plus en plus blessé, voilà ce qu’elle croit ! Elle m’a pris pour un songe-creux et une tête folle.

— Vous vous trompez, répondit Tonine, je ne crois pas cela. Je suis même presque sûre que vous réussirez, parce que…

— Parce que quoi ? dit Gaucher, voyant qu’elle rentrait sa pensée en elle-même.

— Parce qu’il est très-courageux et très-habile, reprit en souriant Tonine, qui avait failli dire : parce qu’il n’aimera jamais personne !… Mais moi, ajouta-t-elle, c’est mon idée de ne pas sortir de mon état. Hélas ! vous savez bien que j’ai sujet de me méfier après ce que j’ai vu si près de moi ! Je ne prétends pas qu’il soit impossible à un enrichi de se bien conduire dans son ménage ; mais je crois une chose : c’est qu’il est très-difficile à un bourgeois de se contenter toujours d’une fille d’ouvrier. Nous sommes trop simples, nous ne savons pas causer ni porter le chapeau. Les dames nous trouvent gauches et se moquent de nous. Moi aussi je suis fière, c’est mon défaut ; je veux épouser mon pareil, et jamais un compagnon qui pense à la ville haute ne sera mon mari. Voilà tout ce que j’avais à dire ; vous voyez, Sept-Épées, qu’il n’y a pas de quoi vous offenser. Chacun a son goût et sa volonté, je vous prie de ne pas m’en vouloir et de ne plus songer à moi.

Là-dessus, la Tonine se retira, quelque chose que pût lui dire Gaucher. Lise, qui était venue s’asseoir sur le banc, voulait aussi la retenir, car elle croyait avoir deviné qu’au fond du cœur sa cousine aimait le beau compagnon ; mais tout fut inutile. Tonine voyait bien que Sept-Épées la retenait faiblement et craignait qu’elle ne se ravisât.

— Allons ! dit Gaucher quand elle fut partie, c’est une drôle de fille, et je ne la croyais pas si raisonneuse et si entêtée. Elle a eu l’esprit frappé par ce qu’elle a vu chez sa pauvre sœur ; mais elle raisonne mal en ce qui te concerne, et tu feras aussi bien, mon camarade, de ne plus t’en tourmenter. Une femme qui a ces idées-là ne te convient point. Elle t’empêcherait de parvenir.

— Tu crois donc, Gaucher, reprit Sept-Épées tout rêveur, que je suis destiné à parvenir, moi ? Prends garde ! si je me trompais, il ne faudrait pas m’encourager !

— Mon cher ami, répondit Gaucher, je ne sais pas quelle découverte tu as pu faire, et, comme je n’entends pas grand’chose à la mécanique, je serais mauvais juge de tes inventions ; mais il y a une chose que je t’ai dite ce matin et que je te redis ce soir, la croyant sûre : c’est qu’en gagnant douze francs par jour on peut, au bout de quelques années, avoir devant soi quelques billets de mille, s’associer et monter un atelier à soi. Après ça, on s’en tire plus ou moins bien ; mais rien n’empêche qu’on ne réussisse, et moi je ne suis pas de ceux qui disent qu’on a tort de le vouloir. C’est le droit de l’homme de chercher à être heureux, et c’est peut-être le devoir de celui qui a des moyens. Le bonheur des uns, c’est l’encouragement des autres, et si ceux qui peinent n’avaient pas devant les yeux ceux qui se reposent, ils perdraient le courage. Suis donc ton chemin sans te laisser effrayer, ni par ton vieux parrain, qui croit que tous les habitants de la ville haute sont damnés, ni par la Tonine, qui a souffert dans son enfance et qui croit voir des Molino partout. D’ailleurs tu es jeune, et tu as besoin encore de ta liberté d’esprit. Ne songe donc ni au mariage ni à l’amour. Tu n’as pas un jour, pas une heure à perdre si tu veux faire fortune !

Quand Sept-Épées eut pris congé de Gaucher et de Lise, celle-ci gronda son mari des mauvais conseils qu’il donnait à ce jeune homme. — Tu es donc ambitieux aussi, toi ? lui dit-elle.

— Ambitieux de te rendre heureuse, répondit gaiement et franchement le brave jeune homme.

— Oui, c’est bon, ce que tu me dis là, mais peut-être que tu regrettes de m’avoir épousée cependant !

— Ma foi non ! dit Gaucher d’une voix forte et joyeuse ; je n’aurais jamais eu la patience d’amasser du bien pour moi seul, et sans toi je ne me sentirais bon à rien !

Et il embrassa sa femme sur les deux joues. Sept-Épées, qui s’en allait, entendit de la rue ces baisers sonores et ces franches paroles. Son cœur se serra. « Ne songe ni au mariage ni à l’amour, lui avait dit Gaucher, ce qui signifie, se disait Sept-Épées à lui-même, ne connais ni le bonheur ni le plaisir ! Quoi donc alors ? le travail, l’obstination, l’enfer pendant toute ma jeunesse ? C’est là un arrêt bien dur, et qui a l’air de condamner mon ambition ! »

Sept-Épées, au lieu de rentrer chez lui, dépassa son logement, sortit de la ville, et remonta, comme au hasard, le courant impétueux de la rivière. La nuit était sombre, et, dans cette gorge profonde, le sentier n’était éclairé que par le reflet argenté des cascades. « Je devrais pourtant me trouver fort soulagé, se disait-il, car me voilà tout à fait délivré de la fantaisie du mariage ! Cette Tonine est une brave fille, après tout, d’avoir présenté les choses de manière à ce que Gaucher n’ait point eu de reproches à me faire. Il s’imagine que c’est elle qui me refuse, tandis que si j’avais été forcé d’avouer la vérité, nous serions mortellement brouillés à cette heure ! Oui, oui, la Tonine a de l’esprit, de la prudence et un cœur généreux ! »

Et, tout en pensant à la conduite de Tonine, Sept-Épées se mit à la regretter et à se dire que la plus grande sottise qu’il eût faite n’était peut-être pas de l’avoir courtisée sans réflexion, mais d’avoir renoncé à elle après avoir trop réfléchi. Et puis, grâce à l’inconséquence à laquelle ne peut échapper une âme fière lorsqu’elle s’est laissé dominer par un moment de mauvaise foi, le jeune armurier se trouvait tout à coup blessé de l’espèce de dédain caché au fond du prétendu refus de Tonine. — Et si c’était un refus bien réel et bien volontaire ! Si tout de bon elle le comparaît à son beau-frère et le jugeait capable d’une conduite indigne ! — Voilà où elle serait injuste et folle, se disait-il avec inquiétude. Non ! il n’est pas possible qu’elle me confonde avec un être égoïste et grossier comme ce Molino ! Quand m’a-t-elle vu brutal ou débauché ? Et quelle apparence y a-t-il que je le devienne ? Est-ce donc là le but de mon désir de richesse ? est-ce qu’un homme intelligent songe au cabaret et aux mauvaises connaissances ?

Convaincu de l’injustice de Tonine, Sept-Épées n’en fit pas moins son examen de conscience, comme s’il l’eût sentie à côté de lui, le pénétrant d’un regard sévère ou railleur, et il lui répondait : — Non, mon cœur n’a rien de lâche, mon cerveau n’a rien de dérangé ! Ce n’est pas le dégoût du travail qui m’entraîne, ce n’est pas la vanité du luxe bourgeois qui m’aveugle. Mon but est plus élevé que cela. Je ne suis pas de ceux qui peuvent accepter un travail de machine pendant toute leur vie, car tout esprit un peu noble a horreur de l’esclavage ; la tâche de l’atelier est abrutissante, et, dans le commerce, il y a un mouvement d’idées, des émotions, des intérêts variés, des calculs, enfin une certaine passion qui développe la vie dans une sphère moins étroite. Voudrait-on me voir, comme mon parrain, passer soixante ans à battre une barre de fer, toujours de la même manière, pour lui donner éternellement la même forme ? Mon parrain est vieux ! De son temps, quand on n’était pas soldat, on ne devenait jamais rien. Aujourd’hui c’est autre chose, l’industrie règne, et la jeunesse peut arriver à tout !

En discutant ainsi avec le fantôme de Tonine, il devint fort triste, car il lui semblait l’entendre gémir sur elle et sur lui, et la voix plaintive des eaux ruisselant à ses pieds prenait par moments l’accent d’un sanglot. Il se retournait alors involontairement pour se convaincre qu’il était seul, et, se voyant bien seul, il s’attristait encore plus, car il y avait au fond de lui-même une voix encore plus désolée que celle du torrent, et cette voix lui disait : — Te voilà seul pour toujours !

Cependant le démon de l’ambition qui le suivait dans les ténèbres l’aida à se rassurer. — Bah ! bah ! lui disait ce conseiller invisible, la Tonine est un peu moins sotte que les autres, voilà tout ! elle n’a pas voulu se plaindre et avoir le dessous ; elle a bien vu qu’elle n’était pas aimée sérieusement, et qu’une ouvrière comme elle serait un embarras dans la vie d’un garçon qui a de l’avenir. Elle est assez jolie ; mais ses mains blanches et son air de princesse ne l’empêchent pas d’avoir des idées très-étroites et la vanité démocratique, qui est la plus insupportable de toutes les vanités. D’ailleurs, pour être amoureux de sa femme au point de lui sacrifier ses projets et de l’atteler pour toujours à la misère, ou tout au moins à l’économie sordide, il faut être un peu simple, un peu ignorant comme ce brave Gaucher. Une fois brouillé avec l’espérance, on s’abrutit tout doucement dans le travail quotidien ; on arrive insensiblement à ne plus regretter, à ne plus comprendre le mieux ; on se néglige, on s’abandonne au moral et au physique. Sans doute Lise est une bonne femme, assez intelligente, et quand Gaucher l’a prise, c’était une rose pour la fraîcheur. Qu’est-elle devenue après deux ans de mariage ? L’ombre d’elle-même, et à présent qu’elle a deux enfants, elle est maigre, flétrie, souvent malpropre et déguenillée, ce qui est une vertu chez une mère de famille économe, mais ce qui refroidit et rebute un mari, à moins que, comme celui de Lise, il ne perde aussi le goût de l’élégance et le soin de lui-même. C’est donc ainsi que deviendrait Tonine au lendemain de ses noces ? Je me trouverais avoir tué l’amour en lui sacrifiant tout !

En rêvant ainsi, Sept-Épées se trouva en pleine montagne dans des endroits si difficiles à franchir la nuit, qu’il s’arrêta et s’appuya contre une dentelure de granit pour ne pas rouler dans le précipice. Il avait perdu le sentier et ne savait plus au juste où il était.