Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 17-33).

II


Tonine Gaucher était la cousine germaine de Louis Gaucher. Orpheline comme Sept-Épées, elle ne possédait rien au monde que ses dix doigts, dont elle faisait bon usage. Elle était plieuse dans une papeterie située en face de la coutellerie où travaillaient son cousin et son amoureux.

Car il était amoureux d’elle, le jeune armurier, et il le lui avait déclaré en lui demandant la permission de se promener le dimanche avec elle ; mais elle avait refusé, disant : — Demandez l’agrément de mon cousin et de sa femme, ce sont mes seuls parents, et je ne veux rien décider sans leur conseil.

— Ne voulez-vous pas leur parler de moi ? avait dit Sept-Épées.

— Non ! ce n’est pas à moi de leur parler de vous la première, je m’en garderai bien ; ils croiraient que je suis décidée pour vous, ce qui n’est pas certain encore.

Cette réponse, plus fière que tendre, avait appris à Sept-Épées qu’il fallait marcher droit avec Tonine.

Tonine avait dix-huit ans, et déjà elle avait passé par des épreuves qui l’avaient portée à réfléchir. Il y avait eu un roman dans sa famille, sous ses yeux, à ses côtés, un roman dont son jeune cœur avait beaucoup souffert. Sa sœur aînée, Suzanne Gaucher, la plus jolie fille du pays, avait plu à un étranger d’origine, ancien ouvrier et encore propriétaire de la plus vaste usine de la ville basse, où, par d’heureuses spéculations, il avait fait sa fortune. Suzanne était sage, mais ambitieuse : elle avait su se faire épouser.

Devenue Mme Molino, elle avait pris sa petite sœur orpheline avec elle, moins par affection que pour ne pas avoir à rougir de son état d’ouvrière, car, à quatorze ans, Tonine travaillait déjà pour deux. Suzanne se promettait de la faire instruire et de la mettre sur le pied d’une demoiselle ; mais les rêves de Suzanne avaient été de courte durée. Molino était d’humeur volage, comme le sont beaucoup d’hommes passionnés. En peu de mois, il s’était lassé de sa femme. Il l’avait trahie, délaissée et maltraitée. Elle était morte de chagrin avant la fin de l’année en accouchant d’un enfant mort.

Molino fut d’abord repentant et affligé, mais il retourna au vice pour s’étourdir, et se voyant méprisé à la Ville Noire, menacé même par Louis Gaucher, qui vingt fois avait été tenté de le tuer, il afferma sa fabrique et alla s’établir à la ville haute, laissant Tonine devenir ce qu’elle pourrait, et donnant pour excuse que cette petite était fort insolente et ne voulait plus rien accepter de lui.

Le fait est que Tonine eût préféré la mort à l’aumône de son beau-frère. Elle avait vu sa conduite avec horreur, elle avait compris les illusions et le désespoir de la pauvre Suzanne. À quinze ans, après un an d’absence de l’atelier, elle y reparut aussi pauvre qu’elle y était entrée, aussi peu vaine et aussi courageuse.

Beaucoup d’autres à sa place y eussent été raillées ou dénigrées pour cette aventure de famille qui avait fait bien des jalouses dans le commencement ; mais si Suzanne avait pris de grands airs avec ses anciennes compagnes, il était impossible de rien reprocher de semblable à Tonine. Elle avait vécu à contre-cœur dans la richesse, elle n’y avait connu que le chagrin, l’indignation, la pitié.

Tonine n’était pas aussi belle que sa sœur. Elle était grandelette, mince et pâle. Mais sa figure était d’une douceur sérieuse qui la faisait remarquer entre toutes les artisanes de son âge. Sa voix était douce comme ses yeux, et quelques-unes disaient qu’elle plairait un jour plus que Suzanne.

On remarquait aussi en elle une élégance de manières que l’on ne pouvait point attribuer à sa courte phase de richesse, car Molino était fort mal élevé et ne voyait que des gens sans mœurs et sans tenue. Ni Suzanne ni Tonine n’avaient donc eu l’occasion de se former en pareille compagnie. Suzanne, vaniteuse et parée, était restée assez commune. Tonine était restée tranquille, propre et décente comme une enfant naturellement sage et fière qu’elle était. Cependant, comme elle avait du goût, elle avouait naïvement que si elle n’eût détesté les dons de son beau-frère, elle eût aimé la toilette, et de ses fréquentes promenades à la ville haute, elle avait conservé, par souvenir, le sentiment d’une certaine élégance ; sa pauvre petite robe était coupée par elle d’une façon plus gracieuse que celle des autres, et on n’y voyait jamais un trou ni une tache. N’allant jamais aux fêtes, même après que son deuil fut fini, ne se livrant point aux jeux échevelés avec ses compagnes, ne permettant à aucun garçon de déranger un pli sur elle, on eût dit, à la voir, qu’elle était d’une autre condition que ses pareilles, et pourtant elle sut si bien s’en faire aimer, que toutes s’efforçaient de lui plaire, et quelques-unes de lui ressembler.

Sept-Épées était le seul qui eût encore osé lui faire la cour, et tout aussitôt il s’en était repenti, car il y avait été un peu par gageure d’amour-propre avec lui-même, et, se voyant peu encouragé, il s’était promis de n’y plus songer. Il y songea pourtant et y resongea plus d’une fois, moitié penchant, moitié dépit. Voici comme il s’en expliqua avec son parrain, le soir même du jour où Lise l’avait engagé à souper, invitation dont il ne put se décider à profiter.

Comme le père Laguerre le grondait d’être rêveur et sans appétit depuis quelque temps, et lui demandait, de son ton rude et paternel, s’il était réellement coiffé de cette Tonine : — Eh bien, oui, j’en suis plus coiffé que je ne voudrais, répondit Sept-Épées. Je crois que cette fille pâle m’a ensorcelé. Depuis le temps où j’allais à l’école avec elle, moi très en retard et encore à moitié paysan, elle déjà savante, quoique beaucoup plus jeune, j’ai toujours fait attention à elle, et il me semblait qu’elle aussi faisait une différence entre moi et les autres. Peu à peu, soit vérité, soit imagination, je l’ai vue toujours plus distinguée, plus instruite, et ne laissant personne approcher d’elle. Je me suis figuré qu’elle était la plus jolie de nos ouvrières, et de fait elle est la plus élégante, la plus soignée de sa personne, et vous-même l’avez surnommée la princesse. J’ai donc été poussé par une ambition de plaire à celle qui se gardait si bien et se tenait si haut dans son idée, je croyais que ça m’aurait grandi dans la mienne.

Elle m’a renvoyé devant ses parents, ce qui m’a dépité. Il me semblait qu’avant de s’engager, il fallait se connaître davantage. J’ai donc cessé de lui parler, et un mois s’est passé comme cela. Je croyais qu’elle en serait étonnée, et qu’elle me ferait quelque avance ou quelque reproche ; mais il n’a point paru qu’elle se souvînt de mes paroles : elle était toujours la même, aussi tranquille et aussi indifférente. C’est moi qui me dépitais encore plus, sans qu’elle me fît l’honneur de s’en apercevoir. Alors j’ai parlé derechef, et pour la première fois je l’ai vue rire. Elle se moquait de moi. — Il faut, me répondit-elle, que mon cousin et ma cousine n’approuvent guère l’idée que vous avez pour moi, car ils ne m’ont point encore parlé de vous.

C’était me reprocher de ne leur avoir rien dit, et je me suis décidé à faire confidence de mon projet à Lise, mais par manière de conversation et sans trop m’engager. Lise m’a dit : — C’est bien ! ça me convient à moi. Je vais en parler à mon mari.

Je lui ai fait observer que je voudrais bien ne pas me compromettre vis-à-vis d’un camarade et d’un ami qui est comme le tuteur et le frère de Tonine, sans savoir si Tonine avait un peu de goût pour moi. Lise a trouvé cela assez juste, et comme elle a senti la conséquence de la chose, elle m’a promis de me laisser parler le premier à son mari. Quant à me dire si je plaisais à la Tonine, elle ne l’a pas pu ou elle ne l’a pas voulu, prétendant que si elle le croyait, elle ne jugerait pas devoir m’en informer avant de me voir bien décidé au mariage.

Voilà où j’en suis depuis trois mois, n’avançant à rien, car Tonine, quand je me laisse aller malgré moi à ne pas la bouder, me fait toujours la même réponse, et Lise s’entête à me faire parler avec son mari. Vous comprenez bien que le jour où j’aurai parlé à Gaucher, je serai lié, ce qui ne me ferait pas peur si j’étais sûr d’être aimé ; mais, comme j’en doute beaucoup, je recule jusqu’à ce que Tonine elle-même me donne confiance. C’est une grande chose de se marier, au moins faut-il plaire à sa femme !

— Tout est là, répondit le parrain ; veux-tu que je me charge de la questionner, cette princesse, en lui expliquant bien que tu ne reculeras pas le jour où tu te sauras bien vu d’elle ?

Sept-Épées ne répondit pas. — Allons, allons, veux-tu que je te dise ? reprit le vieillard en roulant ses yeux brillants comme la braise, et en prenant tout à coup l’accent de la colère : tu voudrais la fille sans le mariage, et voilà ce que je trouve bête de ta part ! Il ne manque pas de femmes peu sévères dans la ville haute, qui est le rendez-vous des baladins et des aventurières, et je ne comprends pas que tu songes à faire une sottise à une honnête fille d’ouvrier de la Ville Noire !

Sept-Épées était accoutumé à entendre son parrain parler avec mépris de la ville haute. Loin d’en jouir par les yeux avec orgueil et contentement comme le jeune Gaucher, il la traitait avec une morgue de vieillard, et se vantait de n’y avoir pas mis les pieds sans nécessité trois fois en sa vie. Travailleur austère, cœur dévoué, cerveau étroit, ce vieux ne faisait aucune merci aux parvenus, raillait leur luxe, et, du fond de sa Ville Noire, blâmait les plus simples jouissances du bien-être comme des vices, comme des attentats à la dignité de la race ouvrière.

Ce ridicule et ce travers avaient pour compensation de véritables vertus civiques appliquées au court horizon du Val-d’Enfer. En dehors de sa gothique paroisse, il ne connaissait personne, et regardait les hommes en pitié ; mais dès qu’il s’agissait de la Ville Noire, il devenait un héros de bravoure et de jactance, d’orgueil stoïque et d’aveugle dévouement. Jamais sénateur romain ne fut plus fier de son rang et ne considéra davantage comme ilotes et bannis les infortunés qui n’avaient pas droit de cité dans l’enceinte sacrée de la patrie.

Sept-Épées riait en lui-même de cette manie et ne la combattait pas, dans la crainte de l’exaspérer. Il jura à son parrain qu’il n’avait jamais eu la pensée de séduire aucune fille de la Ville Noire, et Tonine moins que toute autre, ce qui n’était peut-être pas absolument vrai, bien qu’il ne se fût pas trop rendu compte de ses sentiments.

Un peu calmé, Laguerre n’en continua pas moins sa réprimande. — Vous autres jeunes gens d’aujourd’hui, dit-il, vous ne savez point ce que vous voulez ! Rien ne vous contente, et il me paraît, quant à moi, que le monde nouveau devient fou. Une femme courageuse et honnête ne vous suffit plus, si elle ne vous fait des avances et des coquetteries, et voilà un amoureux qui attend qu’on le prie et qu’on vienne me le demander en mariage ! Tiens, sais-tu ? je te trouve sot, et à la place de Tonine je te dirais tout de suite d’aller promener tes pas et ton feu ailleurs.

— Eh bien ! reprit Sept-Épées sans s’émouvoir des duretés de son père adoptif, voilà ce qu’elle devrait faire si je lui déplais ! Je serais guéri, je n’y penserais plus, tandis qu’en attendant que je me décide, sans s’impatienter et sans me dire : « Vous avez trop tardé et je ne veux plus que vous me parliez, » elle me laisse toujours de l’espérance. Enfin aujourd’hui Lise m’a pressé de prendre un parti, en me donnant à entendre que Tonine avait peut-être reçu quelque autre proposition, et qu’elle voudrait savoir à quoi s’en tenir sur la mienne. Voilà pourquoi je vous consulte, mon parrain : tâchez de me répondre sans vous enflammer.

— Je ne vois pas sur quoi tu me consultes, répondit le vieillard adouci ; tu as l’air de me dire que le mariage te fait peur. Selon moi, tu as tort : il faut se marier jeune, afin d’avoir le temps d’élever et de pousser ses enfants ; mais il se peut que la Tonine ne fasse pas ton affaire, ou que tu n’aies pas encore assez réfléchi au mariage. Eh bien ! dans ce cas-là, il vaut mieux marcher droit dans la vérité, renoncer à cette fille, le dire à Lise, qui le lui répétera de ta part, et laisser passer un bout de temps avant de songer à une autre. Le plus pressé, vois-tu, c’est de ne pas faire d’affront à la cousine de ton ami Gaucher, et il n’y a pas d’affront quand on s’explique franchement, sauf à demander pardon d’une conduite un peu légère que l’on ne veut pas aggraver. Sur ce, j’ai dit. Voilà huit heures qui sonnent. Il faut être sur pied demain avec le jour. Si tu veux parler à Lise, dépêche-toi, et quand tu rentreras, éteins la lampe et n’oublie pas ta prière.

Cette dernière phrase était le refrain sacramentel du père Laguerre depuis douze ans que son filleul demeurait avec lui. Il savait bien que l’enfant était devenu trop raisonnable pour mettre le feu à la maison, et que, quant à la prière, il s’en dispenserait malheureusement à coup sûr ; mais il croyait devoir renouveler chaque soir l’injonction pour l’acquit de sa conscience.

Sept-Épées prit le chemin du logement de Gaucher, et, tout en marchant, il se demanda ce qu’il allait résoudre. Il ne lui paraissait pas aussi facile de se désister de ses offres qu’il l’avait laissé croire à son parrain. Quand on raconte ce que l’on voudrait bien pouvoir taire, on arrange toujours un peu les choses à son avantage. Sept-Épées n’était pourtant pas menteur, et en fait il n’avait pas menti : Tonine ne l’avait pas encouragé en paroles, elle n’était pas tombée dans le désespoir en voyant ses hésitations ; mais elle en avait souffert, et, tout en faisant bonne contenance, elle avait eu les larmes aux yeux avec le sourire aux lèvres. Le jeune armurier était trop fin pour avoir pris le change. Il se sentait aimé, coupable par conséquent.

Mais il était très-beau garçon et déjà un peu gâté par les regards des jeunes filles, et, comme les patrons et chefs d’atelier le gâtaient aussi en se disputant son travail, comme enfin il s’était maintenu sage par orgueil, laborieux par ambition, et qu’il se voyait, grâce à son parrain, qui l’avait toujours nourri et logé, à la tête de quelques économies assez rondes, dans un âge où, vivant au jour le jour, on a ordinairement plus de dettes que de comptant, Sept-Épées sentait la prospérité lui monter au cerveau, et lorsqu’il avait parlé à Gaucher en termes dédaigneux de la folie des riches, c’était comme pour se défendre intérieurement des tentations et des rêves dont il se sentait lui-même follement assiégé.

Tout ce que Gaucher, provoqué par son silence et son air sceptique, lui avait dit de la nouvelle bourgeoisie de la ville haute, et de la possibilité, de la facilité même, pour un homme intelligent, de parvenir à cette brillante existence, était entré dans son cerveau comme un fer rouge. Le cœur lui avait battu d’espérance en écoutant un ami sage et sans ambition personnelle lui ouvrir les portes de l’avenir et s’efforcer de le pousser en avant, lui qui en frémissait d’impatience et qui feignait de se faire prier.

Cette conversation l’avait tellement ému que les remontrances de Lise et les questions de son parrain à propos de Tonine lui avaient rendu son éloignement pour le mariage, et surtout pour un mariage où Tonine ne pouvait lui offrir en dot que sa grâce et sa vertu.

Il se sentait donc très-soulagé quand il se répétait les paroles de Laguerre : « Demande franchement pardon de ta légèreté, et retire-toi vite pour ne pas aggraver tes torts ; » mais en même temps il sentait ces torts déjà trop graves pour qu’il fût possible de reculer sans un peu de honte, et la mauvaise honte ne dispose guère à la franchise.

Il se hâta pourtant, espérant que Lise n’aurait pas encore parlé à son mari, et que Tonine serait au besoin assez prudente pour ne pas irriter Gaucher contre lui par ses plaintes. Gaucher, malgré sa douceur et sa gaieté habituelles, n’entendait pas raison sur l’honneur de sa famille. Il avait failli faire un mauvais parti à Molino. Sept-Épées n’était pas, comme Molino, homme à reculer et à fuir ; mais il aimait Gaucher, et se brouiller avec lui en même temps qu’avec Tonine, c’étaient deux sacrifices à l’ambition au lieu d’un.

Il arriva donc chez son ami tout tremblant de crainte et d’audace, de chagrin et d’espérance, de résolution et d’incertitude, partagé et comme divisé contre lui-même.

La nuit était venue. En entrant dans la petite cour de la maison de Gaucher, Sept-Épées vit deux personnes, un homme et une femme, assises sur le banc devant la porte. Il reconnut la voix de Gaucher. La femme, qui avait un enfant sur les genoux, lui sembla devoir être Lise ; mais quand il fut tout près, il faillit reculer en voyant que c’était Tonine. Tonine ne demeurait pas chez son cousin. Elle était donc venue là pour savoir le résultat de l’entrevue annoncée sans doute par Lise. Lise était dans la maison, occupée à coucher son plus jeune enfant.