La Ville de Lyon, ses Finances et ses Travaux publics

La Ville de Lyon, ses Finances et ses Travaux publics
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 57 (p. 357-386).
LA
VILLE DE LYON
SES FINANCES ET SES TRAVAUX PUBLIQUES

C’est à juste titre que Lyon est appelée la seconde capitale de la France : la nature l’a destinée à ce haut rang, que l’histoire à son tour lui a reconnu. Importante bien avant Paris par sa situation géographique, centre de la domination romaine, foyer du christianisme dans les Gaules, la cité lyonnaise ne perdit sa prépondérance politique que pour conserver le prestige, conquis de bonne heure, de la richesse et de l’industrie. Aujourd’hui encore c’est l’entrepôt de la Suisse et de nos provinces de l’est, la principale étape sur la grande route du nord et du midi non-seulement de la France, mais de l’Europe occidentale. L’étroite vallée du Rhône creuse entre les Cévennes et les Alpes un sillon large de vingt-cinq lieues, long de cent vingt, qu’on peut dire la voie naturelle et forcée par où s’écoulent vers la Méditerranée les produits commerciaux de l’est de la France. Le Rhône et la Saône, avant la création des lignes de fer, assuraient sur ce point de notre territoire des facilités naturelles de transport qu’on ne retrouvait sur aucun autre ; à présent même, et malgré la redoutable rivalité des routes ferrées, la Saône apporte à Lyon 400,000 tonnes de marchandises par an, et le Rhône 250,000. Dès la sortie de la ville, alors que les besoins de l’échange viennent d’y puiser une plus abondante matière, les deux fleuves se réunissent en une masse torrentueuse comme pour se précipiter avec plus de vitesse vers la Méditerranée. Le Rhône, dans cette partie inférieure de son cours, emporte encore 260,000 tonnes de marchandises et en amène 81,000. Quand la batellerie fournissait seule les moyens de transport, 89 bateaux à vapeur, munis d’une force de 8,000 chevaux, y suffisaient à peine ; la flotte fluviale est descendue à 23 navires depuis qu’aux moyens de communication naturels l’établissement des chemins de fer en a substitué de plus puissans. Lyon en possède, après Paris, le principal réseau. Les lignes de la Bourgogne, du Bourbonnais, du Dauphiné, de la Savoie, de la Suisse et de l’Alsace y convergent déjà. Bordeaux, le midi et le sud-ouest vont se rattacher à la branche qui s’établit à la droite du Rhône parallèlement à la voie de la rive gauche. Dans l’intérieur de la ville, cinq gares, à Vaise, Perrache, les Brotteaux, la Guillotière et Saint-Clair, sont placées sur la courbe qui l’enveloppe du nord à l’est et au sud. Lorsque le gouvernement dut revendiquer l’initiative et la direction de la construction des chemins de fer, on voulait, à côté du grand système qui prenait la capitale pour le centre des lignes de premier ordre, créer d’autres réseaux secondaires dont les principales villes seraient le centre à leur tour, et qui composeraient un ensemble complet, non séparé, mais distinct du grand tout. Lyon est la seule ville où ce plan soit entièrement exécuté. La puissante compagnie de Paris à Lyon et à la Méditerranée, dont la concession embrasse toutes les lignes aboutissant à Lyon et porte sur 5,781 kilomètres, a bien son siège à Paris ; mais Lyon est véritablement le milieu d’un réseau qui garde une place à part dans l’ensemble de nos chemins de fer français[1]. Elle seule aussi possède un chemin de fer purement urbain, destiné à relier un des faubourgs de la ville avec le centre et mis par la modicité de son tarif à l’usage particulier des ouvriers : c’est le chemin de la Croix-Rousse. Un service d’omnibus à vapeur a été, on le sait, installé sur la Saône dans le parcours de Lyon et rappelle seul en France les steamers de la Tamise à Londres.

Si la multiplicité de tant de moyens de transport témoigne à Lyon du génie commercial des hommes, le signe infaillible de la destinée que la nature leur a préparée se trouve dans la prodigalité avec laquelle la houille, ce grand moteur de l’industrie moderne, leur a été départie. Des trois groupes carbonifères qui existent en France, celui du centre est le plus riche, et dans ce groupe le bassin de la Loire l’emporte de beaucoup sur tous les autres. Alors que l’extraction de la houille s’est élevée de 250,000 tonnes en 1789 à 10 millions de tonnes en 1863, le bassin de la Loire seul en produit 3 millions[2]. C’est à cette industrie si récente que Lyon a dû les premiers chemins de fer créés en France, ceux de Saint-Etienne, Andrésieux et Roanne ; c’est grâce au voisinage des mines de charbon et à la facilité des débouchés que l’industrie métallurgique a pris dans le Rhône des développemens considérables qui ont singulièrement accru l’activité du marché lyonnais. Aux anciennes industries de la fabrication des étoffes de soie, de la passementerie, de la dorure enfin et de la teinture, qui portaient son nom dans tout le monde, la ville de Lyon a depuis le commencement du siècle ajouté de petites et de grandes industries dont l’activité productrice dépasse de beaucoup celle des premières. La fonderie de fonte, de cuivre, la fabrication de l’acide sulfurique, des produits chimiques, des machines, entretiennent plusieurs milliers d’ouvriers et alimentent des établissemens de premier ordre[3]. La fabrication des machines date de quarante ans, les fonderies de fonte de soixante-quinze. Il y a à Lyon six grandes fonderies de fonte et cinq grands ateliers de fonderie de cuivre, avec une grande quantité de petits. La chaudronnerie seule occupe 9,000 ouvriers. La fabrication de boutons de cuivre se solde par plusieurs millions de francs. Tout ce qui se rattache au culte, la fonderie de cloches, les bronzes et l’orfèvrerie d’église, etc., donne lieu à d’importantes transactions. Par contre, l’orfèvrerie a diminué le nombre de ses ateliers, et la chapellerie, qui était autrefois la principale industrie après celle des étoffes de soie, n’écoule plus que 450,000 chapeaux, pour une valeur de 3 millions de francs ; mais le faubourg de Vaise a conservé ses importantes tanneries et y a joint de grandes scieries mécaniques. La meunerie compte dix moulins à eau et à vapeur. Dans les objets d’alimentation, certaines productions entretiennent une activité constante[4]. Le commerce de détail proprement dit a pris dans les dernières années une telle importance qu’il dépasse maintenant le chiffre annuel des 300 millions attribués à la seule fabrication des étoffes de soie dans les jours de sa grande prospérité. Il est donc vrai de dire que Lyon est une ville de commerce et d’industrie de premier ordre, que sa situation présente n’a rien à envier au passé dont elle s’enorgueillit à juste titre, et que l’avenir lui réserve de nouveaux progrès en raison de sa position géographique, des moyens de communication qu’elle possède et du génie de ses habitans.

Quand des hauteurs de Fourvières ou de la Croix-Rousse on contemple le spectacle animé de cette cité longue et amincie, dont les constructions suivent le cours haletant des deux fleuves qui la pressent, quand du pêle-mêle des rues populeuses où le terrain manque, l’œil se reporte sur les collines conquises par l’industrie, sur les montagnes peuplées de villas et de résidences luxueuses, on ne peut se défendre de rechercher par quels efforts dans le passé comme dans le présent la société lyonnaise a su féconder le vaste champ ouvert à son activité. On se demande quelle place et quel rôle elle s’est faits dans la civilisation moderne. Cette place et ce rôle, sans remonter aux temps de la domination romaine, aux transformations de la partie orientale de la France pendant le moyen âge, sans invoquer même le souvenir du siège héroïque soutenu contre les armées de la convention, ont été à bien des reprises attestés par d’éclatans témoignages. Sous la restauration comme sous le gouvernement de 1830, l’opinion politique de la ville de Lyon avait le privilège de préoccuper le pays tout entier : il fallait compter avec elle comme avec celle de Paris ; de nos jours encore, on peut dire que cette influence n’a pas diminué, et après le préfet de la Seine c’est le préfet du Rhône sur lequel, dans la hiérarchie administrative, pèse la plus lourde responsabilité. Les traditions de savoir, de culture intellectuelle, de ferveur religieuse, l’esprit libéral et éclairé des classes de la population, — que de longues habitudes de prudence et d’habileté commerciales ont faites si exceptionnellement riches, qu’on a coutume de dire que l’argent est offert à Lyon quand partout ailleurs il est demandé, — justifieraient en partie cette prééminence accordée au chef-lieu du Rhône sur tant d’autres villes également laborieuses et prospères. Cependant à Lyon les questions sociales l’emportent de beaucoup sur les questions politiques, et il n’est pas étonnant que l’attention de tous s’arrête sur le point du territoire où l’on peut dire que le problème le plus intéressant des temps modernes a pris en quelque sorte naissance. Les rapports de fabricant à ouvrier, le taux des salaires, la part afférente à la main-d’œuvre, donnent partout lieu à des discussions irritantes ou à des solutions complexes ; à Lyon, ils entretiennent depuis des siècles un antagonisme qui a souvent dégénéré en guerre civile. La situation particulière des ouvriers en soie a permis à leurs revendications de se produire avec une autorité que leurs égaux ne possèdent nulle part ailleurs. On sait que les instrumens de travail leur appartiennent, et qu’ils travaillent en famille dans un atelier qui occupe à la fois, avec un compagnon et des apprentis étrangers, le père, la mère, les enfans eux-mêmes. La possession des instrumens de travail, parmi lesquels on compte quelquefois de deux à six métiers, constitue réellement un patrimoine important. On évalue à 3 millions de francs les ustensiles réformés ou qui attendent un emploi nouveau et dorment dans les greniers ; quelle doit être la valeur des ustensiles employés ! Cette quasi-indépendance de l’ouvrier lyonnais, l’exercice constant de son pouvoir comme chef de famille en même temps que comme chef d’atelier, lui rendent donc plus pénible la domination que les fabricans ou les négocians prétendent exercer à l’occasion du règlement des prix de la main-d’œuvre. Dans la fabrication de ces étoffes qui répandent dans toutes les parties du monde civilisé le témoignage de leur habileté, les ouvriers se disent qu’ils sont les véritables associés du fabricant, puisque contre la matière et le dessin que celui-ci leur apporte ils fournissent une part de capital, leurs métiers, leurs outils, et que le travail manuel lui-même est rehaussé chez eux par l’intelligente adresse de l’exécution. Ils ont donc, à toutes les époques, cherché à soustraire la fixation du prix de la main-d’œuvre aux alternatives capricieuses de l’abondance ou de la rareté des commandes, et ils ont toujours réclamé l’application d’un tarif fixe protecteur de leurs intérêts et de leur dignité. Avant la révolution de 1789, cette querelle avait déjà donné lieu à plusieurs émeutes ou rebeynes, dont la plus redoutable est connue sous le nom de révolte des 2 sous. En 1831 comme dans la lutte de 1834, aucune idée politique n’arma les ouvriers ; ce qu’ils voulaient, c’était un nouveau tarif : ils en obtinrent un qui dura peu. Après 1848, tout d’abord même succès, plus prolongé en raison de l’abondance des commandes, mais à la première décroissance des affaires le tarif fut abandonné, et les variations de l’offre et de la demande entraînèrent celles des prix de la main-d’œuvre. Pour être apaisée aujourd’hui, la querelle n’est pas éteinte ; forts de leur honnêteté, de leur habileté, les ouvriers lyonnais cherchent dans d’autres combinaisons, dans l’établissement par exemple de sociétés coopératives, ce qu’ils appellent leur affranchissement. Quoi qu’il arrive de cette direction nouvelle des esprits, on comprend que l’attention publique s’arrête sur une industrie qui occupe 140,000 personnes agglomérées pour la plupart dans une même localité, et que les mouvemens qui s’y produisent retentissent partout ; son exemple peut en effet calmer ou provoquer des mécontentemens redoutables, et ce n’est pas trop dire que d’appeler la Croix-Rousse le Mont-Aventin des ouvriers français.

A tous ces titres, une étude sur l’administration de la ville de Lyon, dans les vingt dernières années surtout, doit avoir naturellement sa place dans un tableau des transformations que subissent aujourd’hui les grandes villes de France. Comme Paris, où s’agitent tant de questions financières et administratives que nous avons essayé d’indiquer[5], Lyon a obtenu les améliorations matérielles les plus étendues, des travaux publics considérables y ont été récemment achevés, et une lettre impériale du 3 mars 1865, adressée au ministre de l’intérieur, en a prescrit le complément nécessaire. Le moment se présente donc de raconter ces entreprises utiles, de les comparer avec les sacrifices qu’elles ont exigés, d’analyser les budgets où elles occupent une si grande place, d’examiner en un mot quelle a été, dans la dernière période de son histoire, la situation financière, administrative et politique de la seconde ville de l’empire.


I

Malgré l’antique origine de Lyon, c’est à une date relativement récente qu’il faut remonter pour chercher le point de départ des transformations qu’elle a subies. Elle comptait déjà plus de 200,000 habitans en 1793, lorsqu’elle se souleva contre la convention ; mais, à moitié détruite et ruinée par les exécuteurs d’ordres impitoyables, elle dut employer de longues années à retrouver sa fortune première, à reconstruire les maisons atteintes par le canon de Dubois-Crancé et de Kellerman. En même temps donc que, sous le premier empire, les manufactures d’étoffes de soie et de broderies d’or se rouvraient, l’ancienne ville se relevait sur ses vieilles fondations, avec ses rues sombres et étroites au cœur même de la cité, inaccessibles et montueuses dans les faubourgs. Le quartier Saint-Jean, cette antique résidence de saint Irénée, Fourvières, la montagne catholique, se repeuplaient d’établissemens religieux et de congrégations dont les demeures donnent encore à cette partie de Lyon l’aspect d’une Rome française, ardente, mais austère et insoucieuse des magnificences extérieures. La Croix-Rousse, séjour des ouvriers tisseurs, rappela dans ses maisons, avares d’espace et de jour, une population de plus en plus pressée, tandis que dans la ville proprement dite le terrain, chaque jour plus disputé, ne portait que des maisons démesurément hautes, et interdisait le luxe d’un seul monument nouveau. On ne songeait pas encore à protéger par des quais mieux construits les rives des deux fleuves contre le mal périodique des inondations ; on n’avait pas même utilisé le voisinage de la Saône et du Rhône pour l’usage des habitans. La question d’eaux salubres à distribuer par la ville, soulevée en 1770, dut attendre quatre-vingts ans une solution. Quant aux autres services qui intéressent la salubrité publique, le pavage, l’éclairage, le creusement des égouts, l’ancienne édilité s’en préoccupait assez peu. La richesse publique se reconstitua vite toutefois dans cette enceinte étroite et négligée : les faubourgs de la Croix-Rousse et de Vaise devinrent rapidement des villes ; la Guillotière et les Brotteaux, qui ne renfermaient au commencement du siècle que des constructions éparses sur un sol humide et souvent inondé, comptaient en 1820 14,000 habitans, sous le gouvernement de juillet 40,000 ; aujourd’hui ce dernier chiffre est doublé. On aura du reste une idée exacte des vicissitudes que la fortune de Lyon a subies depuis environ trois siècles, si l’on s’en réfère au nombre des métiers occupés à diverses époques par la fabrication des étoffes de soie. La première manufacture date de la moitié du XVe siècle. En 1680, la quantité des métiers varie de 9 à 12,000 ; en 1789, elle monte à 18,000, et après la victoire de la convention tombe au chiffre trop significatif de 3,000. L’empire relève rapidement l’industrie des soies : en 1816, le chiffre des métiers est déjà de 20,000, en 1827 de 27,000. La révolution de février 1848 trouve 50,000 métiers debout et ne suspend qu’un instant la fabrication. À l’avènement du second empire, il y en a 65,000.

Ainsi, depuis le directoire jusqu’à la restauration, la fabrique lyonnaise, par conséquent la fortune de la ville, parvient à peine à recouvrer sa situation de 1789. Jusqu’en 1830, les progrès sont continus, mais lents ; de 1830 à 1848, ils deviennent plus rapides, et l’administration, ménagère des ressources publiques, prépare la voie aux transformations et aux développemens qui devaient bientôt s’accomplir. On avait, il est vrai, senti de bonne heure la nécessité de certains travaux d’amélioration dans une ville où la population ne cessait de s’accroître et où les affaires prenaient chaque jour plus d’extension ; mais ce n’est qu’en 1845 qu’un plan définitif, dont la pensée remonte en réalité au XVIIIe siècle et appartient à l’habile architecte Morand, fixa la largeur des rues, créa la rue Centrale, et classa d’autres voies destinées à rendre la circulation plus facile dans le milieu même de la ville, là où les transactions présentaient le plus d’activité. Pour mesurer la prospérité toujours croissante de cette période, en dépit des luttes qui, sous le règne de Louis-Philippe, ensanglantèrent Lyon à deux reprises, il suffit d’examiner les principaux élémens du budget municipal de 1847, le dernier soumis à l’approbation royale.

Le premier chapitre des dépenses qui doive attirer l’attention est celui de la dette. Il rappelle pour une ville, comme pour un état, les besoins satisfaits des administrés, la bonne conduite des administrateurs, les embarras du présent, les espérances ou les craintes de l’avenir. Dans le budget de 1847, la dette municipale de Lyon s’élevait en capital restant à payer à 8,708,000 francs sur un total de plus de 10 millions, dont le premier, emprunté en 1827, avait été appliqué à la construction d’un grenier à sel et d’un théâtre. En 1830 et 1831, pour parer au déficit causé par la diminution des produits de l’octroi, 2 autres millions avaient été ajoutés à cette première dette. Pendant les huit années suivantes, la construction d’un abattoir, l’amélioration des quais, le règlement de certaines créances, exigèrent de nouveaux engagemens pour une somme de 1,700,000 francs, et en 1840 les inondations, ce mal périodique de Lyon, en absorbèrent 700,000. Enfin, de 1841 à 1846, la ville dut emprunter 4,700,000 francs pour acquérir des immeubles dont la démolition était rendue nécessaire par la mise en œuvre du plan de reconstruction adopté.

L’origine d’une pareille dette n’est certes pas à critiquer, et le chiffre inscrit au budget lyonnais de 1847 n’était point hors de proportion avec les ressources mêmes de la commune, dont les recettes ordinaires s’élevaient à 3,818,000 francs, tandis que les dépenses de même nature ne dépassaient pas 2,690,000 francs. Encore faut-il ajouter, afin de mettre dans tout son jour cette bonne situation financière, que la ville n’était grevée d’aucune imposition de centimes extraordinaires. Il est vrai que dans cette seule année 1847 on voulait consacrer près de 2 millions à des travaux considérables, tels que l’élargissement des rues, la construction des quais, etc, et les recettes affectées à cette catégorie de dépenses ne présentaient qu’une somme insignifiante de 79,000 francs ; mais on avait émis un emprunt de 2 millions compris dans le chiffre de 8,708,000 francs déjà indiqué.

Dans ce même budget de 1847, les secours accordés aux établissemens de charité et les pensions atteignaient le chiffre assurément élevé de 471,000 francs ; les dépenses de l’instruction publique et des beaux-arts, celui de 284,000 francs, soit d’une part le cinquième et de l’autre le neuvième des dépenses ordinaires. Sur un total de 43 millions de dépenses, la ville de Paris ne prélevait alors que 5 millions 1/2 pour les subventions de charité, et les frais de l’instruction primaire et secondaire étaient inférieurs à 1,200,000 fr. A Lyon, la municipalité avait toujours tenu à honneur de ne rien négliger pour le développement intellectuel des habitans. Depuis 1828, une société d’instruction primaire, fondée par l’initiative d’un grand nombre de souscripteurs, avait ouvert successivement des écoles et des établissemens de toute sorte. Outre l’enseignement primaire, largement distribué, d’heureux essais satisfaisaient aux principaux besoins d’une industrie qui touche à l’art par tant de côtés. Le chant, le dessin linéaire et d’ornementation, étaient déjà professés dans des cours d’adultes. Des allocations importantes augmentaient la richesse des musées et des bibliothèques ; on avait même consacré un fonds d’encouragement pour former des peintres et des graveurs. En même temps que l’école des beaux-arts coûtait à la ville plus de 30,000 francs pour le traitement annuel des professeurs, à côté des facultés des sciences et des lettres, un crédit spécial de 3,850 francs était destiné à un cours d’économie industrielle et commerciale.

Ainsi se révélaient dans le dernier budget réglé sous le gouvernement du roi Louis-Philippe les sollicitudes de l’autorité municipale pour les besoins matériels et intellectuels de la population lyonnaise. Ainsi se caractérisait le régime municipal de Lyon, différent alors de ce qu’il est aujourd’hui. Avant 1848, le conseil communal était élu par les habitans ; maintenant l’empereur en désigne les membres. Si l’administration actuelle se montre à la hauteur de la tâche qui lui est confiée, il n’est que juste cependant de reconnaître les mérites véritables de sa devancière. La révolution de 1848 porta quelque trouble dans la situation financière de la ville. Comme partout, les recettes, principalement celles de l’octroi, en furent affectées, les dépenses s’en accrurent, et les ateliers nationaux, à l’instar de ceux de Paris, absorbèrent des sommes importantes dont le règlement définitif ne s’est opéré que par la loi du 16 août 1855, aux termes de laquelle l’état dut rembourser à la ville de Lyon 1,922,812 francs.

Si maintenant, afin de rendre plus frappans par leur juxtaposition même les termes de comparaison, l’on franchit d’un seul trait toute la distance qui nous sépare du régime constitutionnel pour arriver à l’année 1864, on voit que le budget de la ville de Lyon porte aux recettes ordinaires la somme de 9,142,000 francs, et aux dépenses ordinaires celle de 5,416,000 francs. Les recettes extraordinaires montent à 1,642,000 francs, qui, ajoutés à un excédant de 3,726,000 francs sur les recettes ordinaires, permettent de consacrer 5,369,000 francs aux dépenses extraordinaires. Sur cette dernière somme, 2,020,000 francs sont affectés soit au service des intérêts, soit au remboursement des emprunts à long terme successivement contractés. Le rapport du préfet au conseil municipal d’où ces chiffres sont extraits porte que toutes les dettes antérieures à l’année 1854 ont été remboursées, moins 1,483,000 francs, dus sans échéance fixe, et qu’il y a 35 millions de nouvelles dettes à éteindre à partir du 1er janvier 1864 ; mais à ce total, qu’on peut appeler celui de la dette inscrite, il faut ajouter encore le prix du rachat du péage des ponts du Rhône, — l’emprunt contracté pour les travaux de défense contre les inondations, — double dépense à laquelle l’état a contribué, — enfin les indemnités et les frais d’ouverture de rues et d’alignemens, sorte de dette flottante qui dépasse 5 millions. En somme, on peut estimer qu’à la fin de l’année 1865, toutes les obligations de la ville ne s’élèveront pas à moins de 54 millions, sans compter les obligations qui résulteront des nouvelles dépenses que la municipalité doit voter pour répondre aux désirs exprimés dans la lettre impériale du 3 mars dernier, et que l’on évalue à une dizaine de millions. En 1847, la dette de l’ancienne ville n’était que de 8,700,000 francs. Après l’annexion des faubourgs, en 1854, elle ne dépassait pas 10 millions. C’est donc une surcharge de 44 et très probablement de 54 millions en dix années.

Comment de 3,818,000 francs, où nous l’avons laissé en 1847, le revenu ordinaire s’est-il élevé au chiffre de 9,142,000 francs qu’il présente en 1864, et pour quelles entreprises a-t-il fallu emprunter en dix ans des sommes si considérables ? — L’accroissement des recettes provient avant tout de l’extension prise par la ville. Le nombre des habitans a presque doublé par l’annexion des faubourgs, qui étaient devenus eux-mêmes des villes importantes, Vaise, la Croix-Rousse et la Guillotière, et par l’attraction qu’exerce un grand centre industriel sur les localités voisines. Le dernier recensement quinquennal porte à 318,000 âmes la population, qui en 1847 n’en dépassait pas 177,000. Cette réunion des communes suburbaines à Lyon a été motivée par les plus graves considérations d’ordre public, et dès 1851 l’assemblée nationale avait adopté d’urgence une loi qui concentrait dans les mains du préfet du Rhône les fonctions de préfet de police pour les communes de Lyon, de la Croix-Rousse, de la Guillotière et de Vaise. On préparait ainsi la fusion complète qu’accomplirent bientôt le décret du 24 mars 1852 en confiant à Lyon comme à Paris l’administration municipale au préfet et la loi du 5 mai 1855 en rendant le nom de conseil municipal à la commission dont les membres étaient directement choisis par le chef de l’état. Désormais, seules dans tout l’empire, les communes de Lyon et de Paris étaient destituées du droit d’élire leurs représentans municipaux. Une dernière mesure, d’exécution difficile, a rendu entière l’assimilation des faubourgs avec la ville. Le décret de 1852 avait laissé provisoirement subsister pour chacune des localités réunies l’ancien tarif d’octroi : comme il était impossible de conserver quatre lignes de douanes intérieures, l’administration locale et le gouvernement adoptèrent un tarif unique qui, tout en élevant un peu au-dessus du produit cumulé des quatre octrois précédens la somme nouvelle à percevoir, ne devait pas faire peser trop lourdement sur les habitans des faubourgs, autrefois moins chargés, le dégrèvement dont on gratifiait les anciens métropolitains. En résumé, le nouveau tarif fut encore plus doux que celui des autres villes auxquelles Lyon pouvait être comparé, Marseille, Bordeaux, Lille même, la moins chargée de toutes. La taxe des vins, ce point de mire des poursuivans d’une fausse popularité, que l’on abaisse toujours après les commotions politiques, et qu’il faut bien relever au moment difficile des restaurations financières, la taxe des vins, qui était encore de 5 fr. 50 cent, par hectolitre à Lyon en 1851, fut abaissée à 2 francs de droit d’entrée pour la ville, somme égale au droit perçu par le trésor, et telle que la commune de la Croix-Rousse l’avait établie pour elle-même. Les deux lois de 1857 et de 1862 l’ont relevée à 3 fr. 50 cent, afin de permettre à la ville de contribuer, aux dépenses que l’état s’imposait pour prévenir les inondations du Rhône ; tous droits compris néanmoins, l’hectolitre de vin paie encore moins cher à Lyon qu’avant 1848 : aussi la consommation a-t-elle doublé.

Le nouveau tarif de 1853 partait de ce principe, que ce que la population ouvrière de la Croix-Rousse peut supporter, le reste des habitans ne saurait le trouver trop lourd. En ce qui concerne les comestibles, les anciennes taxes de la Croix-Rousse avaient été prises pour type : on était même resté au-dessous pour les objets d’alimentation usuelle, mais on avait été au-delà pour les denrées à l’usage des classes riches, la volaille, le gibier, etc. Le charbon, ce combustible des nécessiteux, n’était d’abord frappé d’aucun droit ; ce n’est que plus tard, lors de la révision des tarifs et sous l’empire de besoins urgens, que l’administration l’a taxé à 1 fr. le mètre cube. En résumé, l’application du tarif unique n’a donné lieu à aucune plainte fondée ni à aucun embarras réel. Si l’ancienne ville a obtenu une diminution d’environ 200,000 francs, elle a dû supporter le principal fardeau d’une imposition de centimes extraordinaires justifiée par de grandes entreprises ; si les communes annexées ont subi une aggravation de 400,000 francs, elles ont profité de grandes améliorations, irréalisables sans le concours de l’ancienne ville. Elles ne possédaient aucun établissement public, elles étaient mal éclairées, mal pavées, sales et malsaines : l’annexion a pourvu à tout. Aussi l’opinion publique ratifie-t-elle chaque jour les résultats économiques d’une mesure que le soin de la tranquillité publique semblait seul avoir dictée.

L’augmentation du nombre des habitans et le développement de la richesse publique accrurent donc tout naturellement avec la consommation les revenus ordinaires de la ville. Il n’est pas facile de mesurer exactement les progrès de la fortune privée et de savoir, par le chiffre des bénéfices obtenus ou des économies réalisées dans toutes les classes de la population, comment elle a pu satisfaire à des besoins de jour en jour plus étendus et plus coûteux ; mais c’est une comparaison qui n’est pas sans profit que celle du nombre des habitans avec le chiffre du revenu municipal. Dans le cas où la progression serait égale des deux côtés, il n’y aurait là qu’un fait naturel dont il ne faudrait se féliciter à aucun titre. C’est seulement lorsque la consommation, plus grande pour chaque habitant, révèle plus d’aisance, qu’il y a lieu de présenter avec satisfaction l’accroissement du chiffre des recettes du budget. Or si les recettes figurent en 1846 pour 3,742,000 fr., en 1853, dans le premier compte réglé après l’annexion, pour 4,643,000 fr., enfin dans le budget de 1864 pour 9,142,000 fr., l’octroi seul, c’est-à-dire le produit de la consommation, est de 2,821,000 fr. en 1846, de 3,229,000 fr. en 1853, enfin de 6,900,000 fr. pour 1864. Dans ces recettes ne figure bien entendu aucune imposition extraordinaire, et le produit des taxes additionnelles sur les liquides n’entre pas non plus dans les comptes de l’octroi. Ainsi la consommation s’est rapidement accrue, et, comme le faisait remarquer le préfet du Rhône au conseil municipal, parmi les objets d’alimentation par exemple, dans une simple période de six ans, elle s’est augmentée pour les boissons de plus des deux tiers, pour les denrées alimentaires de plus des deux cinquièmes, pour les têtes de bétail entrées à Lyon d’un tiers au moins. Il est vrai qu’à côté de ces chiffres il faut placer ceux de la population. Une fois l’agglomération nouvelle constituée, le nombre des habitans, qui est de 258,000 en 1854, s’élève à 292,000 en 1857, et à 318,000 en 1862. Le prochain recensement va le porter à bien près de 350,000. Si donc en dix ans les recettes de la ville par suite des progrès de la consommation ont doublé, dans le même temps le chiffre de la population a gagné près de 100,000 âmes, ce qui implique même, sans aucun accroissement de la fortune de chacun, une augmentation d’un tiers dans le revenu municipal.

Connaît-on la cause véritable de ce progrès de la population ? Est-il dû à une plus grande activité du travail ? Pour ce qui concerne la principale industrie de Lyon, la fabrication des étoffes de soie, on ne peut le supposer. En laissant de côté les dernières années, où le ralentissement des affaires est notoire, avant même que le marché de l’Amérique ne fût fermé aux produits de Lyon, M. Reybaud avait déjà constaté que la quantité des métiers ne s’accroissait plus depuis 1852. M. Jules Simon, de son côté, reconnaissait que la fabrication tendait au contraire à émigrer de Lyon, et que les métiers se disséminaient dans les campagnes voisines au grand avantage des ouvriers, de l’industrie elle-même et de l’agriculture. Si les riches ouvrages, ceux dont le prix de main-d’œuvre est le plus élevé, se confectionnent exclusivement dans les ateliers de la Croix-Rousse et des Brotteaux, les gazes de soie, les étoffes unies, les velours même les plus ordinaires, les foulards surtout, se fabriquent dans les montagnes voisines et dans le département de l’Ain. Par contre, il est vrai, de nouvelles manufactures se sont établies dans les murs de la cité, et des industries importantes ont versé de plus larges salaires, en même temps que les progrès du commerce y ont appelé plus de familles aisées ; mais il n’en faut pas moins tenir grand compte à Lyon comme à Paris de l’envahissement de la ville par la multitude de ceux que l’on nomme à Paris les nomades et à Lyon les rouleurs. Toutes ces usines qui occupent surtout les espaces mis en valeur de la rive gauche du Rhône, les grandes entreprises de transports, les ateliers de construction, ont introduit dans la ville une foule d’ouvriers dont la situation est loin de présenter les garanties qu’offrait l’industrie de la soie. Ce qui règne dans ces nouveaux ateliers, c’est le travail en commun, l’agglomération des hommes ou des femmes vivant tout le jour hors du domicile de famille, la plupart du temps sans famille même et sans foyer. Le caractère de la population a été certainement modifié par cet élément nouveau, et il ne serait pas inutile d’en mesurer au juste l’importance. On a très sagement attaché un vif intérêt aux diverses publications de la chambre de commerce de Paris sur l’état de l’industrie, non-seulement en raison du chiffre des affaires que l’enquête pouvait révéler, mais surtout pour le dénombrement des professions diverses exercées dans la capitale. Il ne faut pas, malgré tout le zèle avec lequel les opérations de ce genre sont préparées, attacher une confiance absolue aux résultats. L’exécution laisse beaucoup à désirer, et l’on a raconté par exemple que parmi les vérificateurs chargés d’aller demander à domicile le nombre d’ouvriers employés dans chaque établissement, beaucoup apportaient des chiffres qu’ils n’avaient pas même pris la peine de contrôler sur place, attendu qu’étant payés à raison du nombre d’établissemens visités, ils avaient grand intérêt à grossir leur tâche quotidienne. Ces erreurs, qui ne pourront être évitées que lorsque les relevés des opérations et des chiffres seront faits, en quelque genre que ce soit, par les intéressés eux-mêmes, devenus aussi désireux de s’éclairer et d’éclairer le public qu’ils le sont jusqu’à présent de cacher le secret de leurs affaires, ces erreurs ne doivent pas empêcher néanmoins de prendre en considération et à titre de renseignemens utiles les données encore imparfaites de la statistique. C’est ainsi que du dénombrement de la population lyonnaise on peut tirer quelques inductions sur l’esprit qui l’anime et sur les intérêts dont ceux qui l’administrent ont pour mission de se préoccuper. Les 318,803 habitans de Lyon se subdivisent ainsi :


Agriculture 7,245
Industrie 185,078
Commerce 36,598
Professions diverses se rattachant à l’industrie et au commerce 3,569
Autres professions diverses 5,205
Professions libérales 25,492
Clergé 2,935
Individus sans profession 52,681
318,803

Dans ce nombre, les femmes sont en majorité, 162,000 contre 156,000, et les personnes vivant de l’industrie forment les deux tiers du total. L’industrie textile seule est exercée à Lyon par 34,557 hommes et 45,935 femmes, ensemble 80,492 ; le bâtiment occupe près de 20,000 ouvriers, l’habillement plus de 32,000, l’alimentation 16,000, les transports 10,000, etc. Même si l’on fait la part des inexactitudes de détail que peuvent présenter ces chiffres, il n’en ressort pas moins d’utiles indications pour la statistique morale. L’accroissement de la multitude qui vit de salaires et de bénéfices quotidiens n’intéresse plus seulement l’administration d’une grande cité au point de vue des excédans que les besoins de la consommation apportent au budget des recettes municipales, mais les élémens dont elle se compose, l’augmentation du nombre des ouvriers sédentaires ou non, vivant en famille ou isolés, attachés à une industrie capricieuse ou régulière, doivent tenir constamment ouverts les yeux de ceux qui cherchent dans l’étude des chiffres un résultat politique et des règles de conduite.


II

En réunissant à Lyon Vaise, la Guillotière et la Croix-Rousse, l’administration s’était imposé la tâche non-seulement d’agglomérer des localités rivales et presque toujours en lutte, de doter chacune d’elles des conditions de salubrité, de bonne viabilité, de sécurité dont elles étaient dépourvues, d’y créer les établissemens publics qui faisaient défaut, mais encore, et c’est là ce qu’il faut surtout mettre en lumière, de satisfaire à tous les intérêts nouveaux sans nuire aux anciens, de ne rien déplacer, en un mot de conserver en améliorant. Cette pensée, les dix années qui viennent de s’écouler ont été employées à la réaliser. Les premiers rapports présentés à la commission municipale par le dernier préfet du Rhône, M. Vaïsse, exposent avec une grande netteté de vues et une entière confiance dans le résultat un système de travaux publics dont la sagesse et l’ampleur méritent d’être louées. L’entrepôt que les siècles avaient créé entre le Rhône et la Saône, au confluent de ces deux grandes artères commerciales, était devenu insuffisant. Comment l’élargir ? Pouvait-on le déplacer et le reporter sur la rive gauche du Rhône par exemple, où l’espace ne ferait pas défaut ? Cette presqu’île, où étouffait la ville mère, comment y maintenir le centre des affaires alors que la population ne pouvait plus s’y mouvoir à l’aise ? Les transactions n’émigreraient-elles pas avec les habitans dans les faubourgs que des communications faciles allaient rapprocher ? Énergiquement secondé, par M. Bonnet, ingénieur des ponts et chaussées, chargé depuis le commencement des travaux du service municipal, M. Vaïsse déclara tout d’abord qu’il ne voulait pas constituer Lyon sur le modèle de Paris, mais bien sur celui de Londres, qu’il ferait de l’ancienne ville la cité, c’est-à-dire le centre des affaires, des magasins et des comptoirs. De larges voies parallèles au cours des fleuves lui donneraient l’air, le jour nécessaires, relieraient entre eux les grands foyers de la vie publique, l’hôtel de ville, la Bourse, les gares de chemins de fer ; on remplacerait ainsi l’ancien Lyon, obstrué, obscurci, labyrinthe de ruelles sans alignement et sans issue, par une ville percée de rues droites, larges et économes néanmoins d’un terrain précieux. Cette ville nouvelle, on la défendrait contre les inondations par des quais, monumens de luxe et d’utilité, que sillonneraient les transports du commerce, et où la population trouverait de longues et belles promenades. Au-delà des fleuves, dans les quartiers suburbains, on reporterait, comme à Londres, les habitations proprement dites, les résidences des riches et les demeures des ouvriers, plus loin enfin les grands parcs et les fabriques. Encore, pour chacun des faubourgs, le préfet se proposait-il de respecter, quand il y aurait lieu, le caractère traditionnel de la localité : il voulait par exemple, en ce qui concerne la rive droite de la Saône, conserver à ces parties du vieux Lyon du moyen âge leur physionomie particulière, laisser aux professions studieuses, aux industries modestes leurs retraites paisibles au pied et sur les flancs de l’antique colline de Fourvières. En même temps que la Guillotière livrerait ses vastes marécages assainis aux constructions plus larges de la classe aisée, à la création du parc de la Tête-d’Or, les Brotteaux seraient consacrés à l’établissement d’usines appelées par les ateliers des chemins de fer. Enfin la Croix-Rousse descendrait au cœur de la ville par des pentes adoucies, auxquelles le premier chemin de fer urbain qui se soit encore établi en France ajouterait bientôt le moyen de transport le plus économique pour les ouvriers ; les rochers mêmes qui surplombent la Saône se transformeraient en jardins, comme les routes en avenues.

C’est au commencement de 1854 qu’en inaugurant le premier travail de transformation, — l’ouverture de la rue Impériale, qui s’étend, au centre de Lyon, de la place des Terreaux à la place Bellecour, — le préfet du Rhône développait ce brillant programme, et dix ans après, lorsqu’une mort prématurée l’enlevait à ses fonctions, il pouvait se flatter de l’avoir presque entièrement exécuté. Moyennant une allocation de l’état de 4 millions, la ville consacra 12 millions pour subventionner la compagnie qui se chargea de percer la rue Impériale. En deux ans, cette entreprise fut menée à fin : les rues du Centre et de l’Impératrice, ouvertes parallèlement à la rue Impériale, complétèrent, avec l’élargissement de quelques voies transversales, la transformation de la cité, à laquelle la restauration de l’hôtel de ville devenu hôtel de la préfecture, l’achèvement du palais des Arts, la construction du palais du Commerce, ajoutèrent un nouveau lustre. La dépense de ces travaux et de toutes les autres entreprises de viabilité opérées dans les diverses parties de l’ancienne et de la nouvelle ville se résumait dans un chiffre total de 47 millions[6]. A. ces 47 millions dépensés par la ville, il faut ajouter tout l’appoint apporté par l’état, par les compagnies privées et par les particuliers eux-mêmes. Ainsi la compagnie des eaux, chargée en 1853 d’alimenter une ville à laquelle le voisinage de deux fleuves ne fournissait pas un approvisionnement suffisant, avait dépensé en travaux de canalisation plus de 10 millions. La construction de l’abattoir de Vaise, confiée à une société, avait coûté un demi-million, et le chemin de fer de la Croix-Rousse, dont les anciennes montagnes russes de nos jardins publics donneraient une idée assez exacte, 3 millions. — La ville consacrait encore 4,500,000 francs au parc de la Tête-d’Or et à ses autres promenades, 1,560,000 fr. à ses chemins ; elle contribuait pour 700,000 fr. sur 5 millions à la traversée de Lyon, et pour 10 millions 1/2 sur 20 aux travaux des quais et des endiguemens. L’hôtel de ville enfin absorbait 1,500,000 francs, le palais du Commerce 3 millions, le marché des Cordeliers 2,800,000 francs. En somme, la part de la ville dans toutes ces dépenses a été de 71,560,000 francs, celle des compagnies municipales de 13,500,000 francs, celle de l’état de 18,800,000 francs. Si l’on ajoute encore à ce total le remboursement fait à la ville des dépenses des ateliers nationaux de 1848, la portion contributive de l’état dans le rachat du péage des ponts du Rhône, l’énorme dépense de la traversée de Lyon par les chemins de fer, dépense que nous avons entendu évaluer à 80 millions, enfin le prix des constructions que l’ouverture des rues nouvelles et les alignemens ont forcé les particuliers d’entreprendre, on ne trouvera pas trop exagérée la somme de 500 millions à laquelle on porte les frais des travaux publics accomplis à Lyon durant ces dix dernières années.

L’exécution, il faut le reconnaître, a été conduite de la façon la plus heureuse. Alors que le centre de la ville, les quais qui l’enserrent, les rues qui la relient aux faubourgs et ces faubourgs mêmes devaient être réédifiés et refaits, Lyon n’a jamais présenté cet aspect d’une ville livrée aux démolisseurs ainsi qu’après un assaut une place conquise à l’ennemi victorieux. Chaque entreprise appelait tout naturellement celle qui l’a suivie, aucune n’a été commencée avant l’achèvement de la précédente. Aussi peut-on dire qu’à aucun moment l’esprit n’a été assailli de la crainte qu’un événement soudain fît abandonner l’œuvre en voie d’exécution, et laissât durant de longues années des ruines pendantes sur un terrain bouleversé.

Sauf l’élargissement de quelques rues où la circulation est difficile, notamment dans ce qu’on peut appeler le quartier réservé au commerce des soieries, on peut dire que le plan de 1854 est exécuté aujourd’hui dans toutes ses parties. Le moindre séjour à Lyon permet d’en apprécier la grandeur. On y reconnaît avant tout la ville de l’activité et du travail ; on voit l’industrie et le commerce s’exercer dans des conditions de facilité, de salubrité, inconnues partout ailleurs. L’air circule rafraîchi par le voisinage d’eaux rapides ; le choléra n’a jamais paru à Lyon. Le mouvement des voitures et des hommes, devenu plus facile, s’est développé largement. Il y a quelques années, les omnibus transportaient par jour 6,000 voyageurs ; aujourd’hui ils n’ont pas dépassé ce nombre, mais les petits bateaux à vapeur de la Saône, les mouches, qui rappellent en diminutif les steamers de la Tamise, reçoivent une égale quantité de passagers, et sur le chemin de fer de la Croix-Rousse, spécialement à l’usage des ouvriers, la circulation donne un chiffre plus élevé encore. Si les grandes rues centrales de Lyon, les rues de l’Empereur, de l’Impératrice et du Centre, présentent un aspect qui rappelle les villes les plus opulentes, les quartiers occupés par les ouvriers n’ont rien qui afflige les regards ; on peut même dire que le mode de construction est partout à peu près le même, et que les demeures du pauvre et du riche se ressemblent extérieurement. La Croix-Rousse, avec son jardin des plantes, sa promenade des Chartreux, la route plantée qui mène au camp de Sathonay, n’a rien à envier aux rues centrales qu’elle domine, assise qu’elle est sur des hauteurs où l’on respire un air plus pur en face d’horizons d’une incomparable beauté. Pour ajouter encore aux avantages de cette position heureuse, l’empereur, dans sa lettre adressée le 2 mars 1865 au préfet du Rhône, a décidé que les fortifications anciennes de la Croix-Rousse, inutiles contre l’ennemi ou contre l’émeute, seraient démolies et remplacées par un vaste boulevard planté. Trois des autres quartiers de Lyon devront aussi recevoir encore plus d’air et de soleil, par le dégagement des abords de l’archevêché, en prolongeant l’avenue du pont de Tilsitt, et par la création de deux squares, l’un à la Guillotière, l’autre sur les terrains du grand séminaire. Le rachat du péage des ponts de la Saône, dont l’état supportera en partie la dépense, sera enfin le dernier témoignage d’une juste sollicitude pour les besoins des classes laborieuses. Il sera donc de plus en plus vrai de dire qu’à Lyon c’est surtout aux pauvres, aux habitans de la Croix-Rousse et de Fourvières, que la nature et le ciel sourient. Avec l’air et le soleil, ils ont l’eau, ils ont l’espace, les grands aspects du ciel et de la terre, et l’on doit reconnaître que, dans cette métropole industrielle dont aucune autre ville au monde ne possède la situation pittoresque, le travail, a été doté par la Providence de tous les dons qui peuvent le fortifier et l’embellir.

C’est avec l’excédant des budgets ordinaires et à l’aide d’emprunts successifs que tous ces utiles travaux ont été soldés. Les lois de 1854, 1855, 1856, 1858, 1860, 1861, ont autorisé l’émission d’obligations amortissables à long terme, avec primes, ou la réalisation d’emprunts avec le Crédit foncier, remboursables en cinquante ans, s’élevant ensemble à plus de 27 millions. Enfin des compagnies et des tiers ont passé divers traités dont les termes de paiement sont variables. Deux emprunts faits en 1864 et au commencement de 1865, par l’entremise du Crédit lyonnais, ont été souscrits sur place à l’instar des emprunts de la ville de Paris. Il n’est pas douteux que la clientèle locale ne se chargeât à l’avenir, comme dans la capitale elle-même, de toutes les émissions de dettes, tant on a de confiance dans le crédit de la ville. C’est là un des plus heureux résultats de la création de ce nouvel et utile établissement qui a pris le nom de Crédit lyonnais, et qui, après dix-huit mois d’existence, dépasse la succursale de la banque de France à Lyon pour le chiffre des escomptes, des dépôts et des prêts. L’ensemble des obligations déjà contractées donne lieu à une annuité qui, de 1864 à 1869 par exemple, s’élèvera à près de 4 millions, et qui s’augmentera des charges de l’emprunt dont l’imminence est prévue. Un capital de dette qui probablement atteindra en 1865 64 millions, des annuités qui pendant les cinq premiers exercices à courir ne seront guère inférieures à 5 millions, est-ce une charge hors de proportion avec les résultats obtenus, et faut-il accuser l’administration d’avoir exécuté trop vite le plan adopté ? Est-ce surtout un trop lourd fardeau pour une ville de 350,000 habitans ? dont le budget de recettes ordinaires s’élève à 9 millions, qui possède encore des terrains propres à la construction dont la valeur est estimée à 4 millions, et qui compte chaque année sur un excédant de 3 millions 1/2 de revenu pour amortir ses dettes et subventionner les dépenses extraordinaires dont l’urgence serait reconnue ? A coup sûr l’excédant des recettes annuelles ordinaires sur les dépenses constitue une base solide sur laquelle il est permis d’édifier des projets d’avenir. Cette base toutefois n’est pas immuable, et la prudence veut que l’on se rende compte de la probabilité de l’accroissement, du statu quo ou de la diminution du revenu.

En cette matière, le passé est bon à consulter. En 1847, l’excédant s’élevait à 1,100,000 francs sur un budget de 3,818,000 fr. Il n’était plus guère que de 620,000 fr. en 1855, sur 4,877,000 fr. de recettes ordinaires. Aujourd’hui la proportion s’est bien améliorée : elle est de 3 millions 1/2 d’excédant sur 9 millions de recettes. Cet excédant, comparé au chiffre de la dette, n’est pas cependant plus élevé qu’il y a dix ans, La dette n’était que de 10 millions en 1854 ; elle s’est élevée à plus de cinq fois autant, de même que l’excédant des recettes. Encore, pour être équitable, faut-il rappeler que les habitans de Lyon ont dû supporter des charges extraordinaires nouvelles, telles que l’imposition de 15 centimes, qui n’a pas encore pris fin, l’élévation des tarifs d’octroi, et les deux surtaxes de 1 franc 50 centimes sur les liquides. Dans le mode d’établissement des budgets et par conséquent dans l’appréciation de l’excédant des recettes ordinaires, un fait nous frappe, qui mérite d’être relevé : les dépenses ordinaires ne comprennent jamais le service de la dette. Le montant des annuités, intérêts et obligations figure toujours dans les dépenses extraordinaires, comme l’intérêt des emprunts y figurait déjà avant 1848. Sans doute les dettes ne sont pas de leur nature éternelles, et l’on peut théoriquement prévoir le jour où rien de ce chef ne devrait être inscrit dans un chapitre du budget municipal ; cependant le paiement des dettes n’en est pas moins obligatoire et annuel, comme la dépense exigée par les grands services publics d’administration, d’instruction, de viabilité, etc. Si le chiffre des sommes affectées à ce paiement varie, celui des autres allocations varie de même. La distinction qui établirait deux classes de dépenses, les unes obligatoires, dont le service des dettes ferait partie, les autres facultatives, semblerait donc préférable à celle qui est adoptée généralement, car, le service de la dette étant mis en première ligne parmi les dépenses annuelles, les villes, les états s’imposeraient avant tout le souci incessant et quotidien des obligations prises. A Lyon heureusement, la mesure est loin d’avoir été dépassée, et, si rapidement qu’elle ait été contractée, la dette municipale n’est pas hors de proportion avec les forces de la communauté. Une ville pourtant n’est pas isolée dans l’état ; la situation de chacune d’elles s’aggrave ou s’améliore selon la situation des autres. Or Lyon se trouve dans les mêmes conditions que la plupart des autres villes, que l’état lui-même. C’est à cela qu’il faut songer. L’escompte des produits de l’avenir, l’emprunt, l’usage du crédit sous toutes les formes pour la création de nouvelles ressources, tel est le moyen universel que l’on emploie en haut comme au bas de l’échelle sociale. C’est un admirable mouvement sans doute, puisque ainsi la grande loi du travail s’impose à tous. Produire plus pour consommer davantage, qu’y a-t-il de meilleur ? À ce compte, les besoins sont immenses et le champ ouvert à notre activité presque infini ; mais la consommation peut avoir ses excès : après les besoins légitimes viennent les besoins factices, après les travaux utiles ceux du luxe, après la libéralité la prodigalité et le gaspillage. Plus le travail aura gagné en étendue, en intensité, plus un simple ralentissement pourrait amener de catastrophes. Voici déjà, comme pour apporter un fait à l’appui de ces prévisions, que le conseil municipal de Lyon vient, sur la proposition du préfet, de voter un crédit de 300,000 francs pour venir en aide aux ouvriers sans travail, et comme les misères produites par la stagnation commerciale sont grandes, on veut provoquer une souscription publique. Donc la sagesse dans les moyens employés, l’économie des ressources, la prévoyance salutaire des momens difficiles, des diminutions de revenus accompagnées presque toujours d’augmentations de dépenses, restent plus que jamais des devoirs impérieux. Enfin il est, en dehors des besoins matériels, d’autres nécessités auxquelles l’état et les communes doivent pourvoir. Pour y satisfaire largement, il convient d’avoir ménagé les deniers publics. L’administration a-t-elle fait à Lyon la juste part à ces besoins d’un ordre supérieur ? A-t-elle par exemple pourvu à l’instruction des citoyens aussi généreusement qu’à l’amélioration de la cité ? C’est ce que nous voulons examiner, en constatant, à côté des efforts du pouvoir lui-même, l’appui qu’il a trouvé, sous ce rapport, dans le zèle de la population tout entière et le concours de l’initiative individuelle.


III

Le chef-lieu du département du Rhône n’est pas seulement le siège d’un important travail industriel et d’un commerce étendu, c’est aussi un centre fécond d’activité intellectuelle. Le mouvement d’esprit qui le distingue remonte à des temps éloignés : c’est par la vallée du Rhône que le génie de la Grèce et de Rome a pénétré dans les Gaules ; plus tard, le catholicisme a installé à Lyon le premier évêque transalpin. Encore aujourd’hui, on peut dire que c’est un des plus ardens foyers de l’idée religieuse. On y trouve six maisons mères de congrégations religieuses et dix-huit succursales, sans compter vingt et un établissemens hospitaliers desservis par les membres d’ordres reconnus. Dans ce dernier chiffre ne figurent point les grands hospices de Lyon, que l’autorité civile administre directement, et dont le service est fait par des hommes et des femmes revêtus d’un costume religieux, astreints à une sorte de discipline, mais qui sont et demeurent laïques. Dix-sept cures, douze succursales, les nombreuses chapelles des communautés, des hôpitaux, des refuges, des maisons d’éducation, le grand et le petit séminaire, occupent un clergé nombreux et actif. Dans cette ville, où le culte paraît austère, où les églises restent nues et sombres, la plupart des fondations charitables et religieuses sont d’origine ancienne. C’est le zèle des femmes qui pourvoit surtout aux libéralités qu’elles exigent. L’exercice de la charité date ici de loin. L’aumône générale, comme le disent les lettres patentes de 1792, a servi de modèle à tous les hôpitaux du royaume et même à l’hôpital général. de Paris. La reconnaissance publique a conservé à Vaise la statue de l’un des fondateurs, Jean Cléberg, surnommé le « bon Allemand. » L’hôpital général a été fondé vers le commencement du VIe siècle, et le dernier des grands hospices, celui de la Croix-Rousse, vient d’être créé depuis la réunion des communes suburbaines. Quatorze comités catholiques, un comité protestant, un comité israélite, administrent les bureaux de bienfaisance. Outre des établissemens pour les aliénés et les mendians, outre les caisses d’épargne, le Mont-de-Piété, les crèches, soumis à l’autorité publique, des fondations particulières ont ouvert pour les jeunes garçons trois maisons dites providence et trois maisons de charité, pour les vagabonds le refuge d’Oullins et la société de Saint-Joseph, pour les pauvres les sociétés de Jésus et de patronage. Les jeunes filles sont, de leur côté, redevables à la bienfaisance privée de trois maisons de providence dont la plus ancienne est connue sous le nom d’Œuvre des Messieurs. On compte pour elles trois hospices spéciaux, deux refuges et une maison de patronage. C’est la reine Marie-Antoinette qui, pendant sa première grossesse, fonda la société de charité maternelle pour les pauvres mères de famille. Les veuves délaissées ont leur hospice, et les vieillards des deux sexes trois asiles. Comme un des plus heureux efforts de cet esprit de fraternelle assistance qui se révèle par des créations si variées, il faut citer la société de secours des ouvriers en soie, qui a servi de type et de modèle aux auteurs de la loi sur les caisses de retraite, et les 156 autres sociétés de secours mutuels qui existent en ce moment à Lyon. La société des ouvriers en soie comptait en 1863 4,696 sociétaires, dont 1,646 hommes et 2,850 femmes. L’année précédente, elle avait payé des indemnités quotidiennes à raison de 36,553 journées de maladie. La loi du 15 juillet 1850 et le décret du 26 mars 1852, en organisant les caisses de retraite, ont amené un grand développement des sociétés de secours mutuels. La France entière n’en réunissait en 1852 que 2,438, comprenant 249,442 sociétaires et possédant 10,114,000 francs. Dix ans plus tard, on voit fonctionner 4,582 sociétés, avec 639,044 membres et un avoir de 30,766,000 francs. A Lyon, la progression a été d’autant plus rapide que l’esprit de mutualité pouvait être considéré comme propre au pays même. Depuis 1804, de simples ouvriers appartenant à divers corps de métiers, — tisseurs, maçons, charpentiers, couvreurs, portefaix, — des marchands et artisans israélites s’étaient cotisés entre eux pour soulager au moyen d’un fonds commun les malades et les vieillards. De 1814 à 1830, 27 sociétés de secours mutuels s’organisèrent dans le département du Rhône. La monarchie de 1830 en vit naître 72, parmi lesquelles celle des mutualistes donna son nom aux sanglantes émeutes de cette époque. A la fin de 1864, le nombre de ces sociétés s’est élevé à 200.

Dans un pareil milieu, les bienfaits de l’instruction devaient être vite appréciée et répandus. Avant même la révolution de 1830, on a vu qu’une société s’était formée sur l’initiative d’un grand nombre de souscripteurs pour la propagation de l’instruction primaire. Cette société libre, dont les progrès furent incessans, dirige aujourd’hui 75 écoles et cours divers et 2 bibliothèques publiques. Des écoles congréganistes et communales multiplient l’enseignement dans les proportions les plus satisfaisantes. Pour l’instruction primaire seule, la ville de Lyon possède 113 écoles communales et 158 écoles libres, dont 108 pour les garçons et 163 pour les filles. Les écoles communales se subdivisent en 26 écoles laïques et 33 écoles congréganistes pour les garçons, et en 22 écoles laïques et 32 écoles congréganistes pour les filles. Les écoles libres comprennent 43 écoles laïques et 4 congréganistes pour les garçons et pour les filles, 100 écoles laïques et 9 congréganistes. 12,747 garçons fréquentent les écoles communales, et 2,100 les écoles libres ; les écoles de filles sont suivies par 14,992, dont 11,555 pour les écoles communales et 3,437 pour les écoles libres. On a déjà remarqué que la société de secours mutuels des ouvriers en soie renferme plus de femmes que d’hommes. Notons, sous le rapport du nombre des écoles et des élèves, un pareil résultat à l’avantage des filles ; à Lyon, chez les femmes, le désir de l’instruction et l’instinct de la prévoyance sont plus développés que chez les hommes. La Société du Rhône ouvre par exemple 6 classes d’adultes aux femmes contre 5 aux hommes ; elle a créé une école supérieure pour les filles de même que pour les garçons, un cours normal d’institutrices, et tandis que des cours sont, pour les hommes, consacrés au dessin industriel, à la chimie appliquée à la teinture, à l’agriculture, à la théorie pour la fabrication de la soie, au chant et à l’anglais, les femmes peuvent aussi participer à des leçons de dessin, de chant, d’anglais et même de comptabilité commerciale. Enfin une société dite d’éducation à fondé des prix et ouvre chaque année des concours pour stimuler la production d’ouvrages propres à l’enseignement, et récompenser le zèle des professeurs qui restent trois ans au moins attachés au même établissement libre. Le siège de cette société, qui possède une bibliothèque spéciale, se trouve au palais des Arts, centre en quelque sorte du mouvement intellectuel, puisqu’on y voit réunis l’école des beaux-arts, les facultés, les musées de tableaux, de statues, d’archéologie, d’histoire naturelle, et les bibliothèques. Dans les vastes salles consacrées aux cours de dessin, l’école des beaux-arts enseigne aussi le dessin d’ornement et cherche à créer non-seulement des artistes, mais à fournir des dessinateurs habiles aux industries qui ont les arts pour auxiliaires. C’est aux besoins particuliers de l’industrie qu’un citoyen de Lyon, Claude Martin, major-général dans les Indes, a voulu pourvoir par la fondation de cette célèbre école professionnelle, dite « école de La Martinière. » Des externes seuls y sont admis et reçoivent pendant deux ans un enseignement gratuit qui comprend, outre la théorie des sciences industrielles, une sorte d’apprentissage et des travaux manuels. La Martinière, autrefois cloître, puis caserne, maintenant école, a été visitée avec la plus sympathique attention par tous ceux qui s’intéressent aux progrès de l’instruction populaire : les méthodes d’enseignement qu’on y emploie ont mérité des juges les plus compétens les plus flatteuses approbations. Toutefois, malgré tant d’établissemens privés et publics dont la ville de Lyon est pourvue, le département du Rhône ne figure que le treizième sur la liste que le général Morin a dressée des départemens français où l’instruction est le plus répandue. Le dixième des jeunes gens appelés au tirage au sort en 1862 ne savait encore ni lire ni écrire. Le reste du département est, on ne peut le nier, moins bien partagé que le chef-lieu. Le travail du savant général, qui a excité partout une si vive attention, devra néanmoins éveiller une sollicitude plus particulière encore dans une cité qui a le juste orgueil de se distinguer par ses aptitudes intellectuelles non moins que par ses habitudes philanthropiques. Déjà au reste une juste émulation s’est rallumée dans les diverses classes de la société lyonnaise ; le nouveau cours d’économie politique était à peine rouvert par les soins généreux de la chambre de commerce, qu’une société composée d’hommes de toutes classes et de tout rang, administrée par un conseil où les artisans ont une juste place, fondait de nouveaux cours d’instruction professionnelle que les ouvriers suivent en foule et avec la plus religieuse attention.

Les budgets municipaux témoignent hautement de cette sollicitude pour le développement de l’instruction et pour l’amélioration du sort des pauvres. En 1854, la population lyonnaise, par suite de l’annexion des faubourgs, s’élevait à 258,000 habitans, et les dépenses à 4,039,000 francs ; or la part de la bienfaisance était de 690,000 francs, celle de l’instruction primaire de 341,000 fr., celle des beaux-arts et de l’enseignement supérieur de 141,000 francs. Dans le budget de 1864, appliqué à 318,000 habitans, et qui se solde par 5,400,000 francs de dépenses ordinaires, on consacre à la charité 495,500 francs, à l’instruction primaire 393,000 fr., aux beaux-arts, etc., 174,770 francs. Après de très grands efforts accomplis par l’administration municipale en partie spontanément, en partie sous l’influence de l’opinion publique, les dépenses de l’instruction primaire à Paris ont été fixées, pour 1865, à près de 4 millions 1/2, avec un accroissement de 831,000 fr. sur l’année précédente. En 1859, lors de l’agrandissement de la capitale, ces dépenses n’atteignaient pas 1,650,000 francs. Lyon a donc sous ce rapport laissé pendant longtemps Paris en arrière, et même encore aujourd’hui la comparaison est favorable au chef-lieu du Rhône. Paris, il est vrai, prend largement sa revanche dès qu’il s’agit d’assistance. En secours extraordinaires comme en subventions annuelles, on est arrivé pour 1865 à une prévision de dépenses de 10 millions. Lyon au contraire a diminué notablement le chiffre des allocations aux hospices, mais cela tient à la meilleure de toutes les raisons. Les hospices y possèdent des revenus suffisans, qui en 1863 se sont élevés à 2,610,000 francs. L’administration hospitalière a pu en trois ans consacrer 2 millions 1/2 à la création de 600 nouveaux lits. C’est là une position que, sans compter Paris, plus d’une grande ville, Marseille, Bordeaux, Rouen par exemple, pourrait envier. Aussi les comptes où la statistique morale relève chaque année le nombre des enfans abandonnés, des aliénés, des femmes en couche, recueillis, délivrés et guéris, inspirent à Lyon, comme à Paris, les plus salutaires réflexions et les émotions les plus consolantes. On y sent battre à chaque ligne le cœur de la société, et on se fortifie contre le découragement ou les appréhensions de l’avenir par le grand spectacle du bien qui s’accomplit chaque jour.

De tous les détails qui précèdent, il ressort avec évidence que si la ville de Lyon peut se féliciter de la transformation matérielle dont elle a été le théâtre, les intérêts de l’intelligence, les devoirs moraux que la richesse impose à une grande cité n’ont été ni méconnus, ni négligés. Dans cette œuvre, le zèle des individus surtout ne s’est pas ralenti, et n’a pas été devancé par celui des pouvoirs publics : c’est une justice qu’il faut savoir rendre à une population qui dans toutes ses classes se distingue par le désir d’apprendre autant que par l’amour du bien-être, et qu’excite le juste orgueil de sa valeur intellectuelle et morale. De telles dispositions rendent plus choquante encore la situation particulière qui est faite, sous le rapport de l’indépendance municipale, à cette grande ville, privée de droits qu’on accorde aux moindres communes de l’empire. Nous arrivons ainsi, par une transition toute naturelle ou plutôt par une pente irrésistible, à l’examen d’une question qui éveille à Lyon de vives susceptibilités, et qui se rattache étroitement aux légitimes préoccupations éveillées par la situation financière et industrielle de la seconde ville de la France. Lyon, comme Paris, est administrée par un conseil municipal nommé par l’empereur, sur la présentation du préfet chargé de toutes les fonctions qui incombent aux maires dans les autres communes de l’empire. Sans revenir sur la question déjà débattue de la représentation parisienne, si l’on recherche pour Lyon les causes de ce régime exceptionnel, on ne peut en trouver qu’une seule, la nécessité de maintenir la tranquillité des rues. Les événemens de 1831 et de 1834, les terreurs de 1848, la bataille sanglante de 1849, ont dicté sans aucun doute les considérans du décret de 1852, maintenu et sanctionné par la loi de 1855.

Il faut bien le reconnaître, la configuration de la ville et des faubourgs de Lyon, la concentration des ouvriers à la Croix-Rousse et à la Guillotière, la nature de la principale des industries lyonnaises, exposée aux chômages et aux brusques variations de prix, le manque de relations entre les ouvriers et les fabricans, ont, sous tous les régimes, paru rendre nécessaire à Lyon une concentration de pouvoirs plus énergique que partout ailleurs. C’est l’avis de tous les préfets du Rhône depuis 1830 jusqu’en 1852. Abandonner aux maires de Lyon et à ceux des communes annexes le soin de veiller, chacun de son côté, à la police et à l’administration municipale semblait la plus dangereuse des faiblesses et la plus coupable des imprévoyances. Lorsque la révolution de février eut remis aux mains des classes populaires l’exercice de la souveraineté, la ville de Lyon, dominée, opprimée en quelque sorte par les menaçantes populations de la Croix-Rousse, ne respira plus. Le nom de dévorans ou voraces, donné aux corps armés des ouvriers, explique cette terreur qui paralysait le commerce et l’industrie. La violence toutefois était plus dans les paroles que dans les actes ; mais on pouvait la considérer comme d’autant plus imminente que les élections locales avaient remis le pouvoir à des mains moins faites pour la réprimer. Pendant toute une année, les administrateurs furent réellement complices du désordre, et la ville de Lyon se sentit comme environnée d’une armée d’ennemis ardens et redoutables. Un simple fait montrera combien cette situation était critique. Sous le nom de Société des travailleurs unis, une association fraternelle s’était formée au capital de 100,000 francs, divisé en 100,000 parts, pour l’achat et la vente des denrées d’alimentation, pain, viande, charcuterie, épiceries. On avait ouvert partout, et principalement à la Croix-Rousse, des comptoirs d’échange, devenus de véritables clubs. Un article des statuts de la société enjoignait que tous les ans une réunion des 100,000 membres de l’association se tiendrait à Lyon. La grande revue de cette armée devait donc être passée en septembre 1849. Heureusement la lutte du 15 juin la prévint, et après la victoire la société fut dissoute. Au moment où le général Changarnier, sur les boulevards, à Paris, avec un si dédaigneux sang-froid, coupait par le milieu la colonne des prétendus pétitionnaires polonais, et faisait ainsi avorter la tentative dite des Arts-et-Métiers, les sections prenaient les armes à Lyon, et le danger paraissait d’autant plus grand que les régimens de la garnison avaient été depuis longtemps l’objet d’un embauchage activement pratiqué. Il fallut toute la vigueur des chefs de corps pour enlever les troupes ; les généraux d’Arbouville et Magnan jouèrent, comme ils le dirent, la partie au petit bonheur. La lutte heureusement fut courte, et après la victoire, le général Gémeau profita de la mise en état de siège pour fermer les magasins fraternels et les cafés et désarmer les ouvriers. L’ordre était rétabli ; mais pendant longtemps encore les craintes subsistèrent, les bruits les plus alarmans circulaient à intervalles périodiques. Lyon était signalée comme le centre d’une Vendée socialiste. On considéra, et avec raison, comme un acte d’énergie la démarche du préfet, M. Darcy, qui alla sans escorte, et à pied, à travers une foule menaçante, procéder à l’installation du nouveau conseil municipal de la Croix-Rousse. Néanmoins, si de tels événemens peuvent justifier la loi du 19 juin 1851 et le décret du 24 mars 1852, qui remirent entre les mains du préfet du Rhône les soins de la police et de l’administration et créèrent la nouvelle agglomération lyonnaise, faut-il reconnaître aussi à la loi du 5 mai 1855, qui a définitivement privé les habitans du droit de nommer leur conseil municipal, le même caractère de nécessité absolue ?

La situation d’une ville telle que Lyon exige que les pouvoirs y soient forts, pour maintenir la sécurité ; mais avec la constitution actuelle de l’autorité préfectorale, avec un grand commandement militaire et une concentration imposante de troupes, en quoi la nomination du conseil municipal par les contribuables mettrait-elle en péril la paix de la cité, alors surtout que le gouvernement est armé contre tous les conseils municipaux du droit de les suspendre et de les remplacer ? Cette exception, qui ne se justifie plus aujourd’hui, est d’ailleurs, aux yeux de beaucoup de juges compétens, souverainement impolitique. Depuis que, par la nouvelle agglomération, l’élément ouvrier se trouve mêlé à tous les autres, on peut être certain que les élections n’appelleraient pas au conseil de la cité des administrateurs d’une nuance trop exclusive. En tout cas, l’épreuve mérite d’être faite. On ne peut dire de Lyon ce qu’on objecte pour Paris : l’industrieuse cité du Rhône n’est pas une capitale ; elle appartient aux Lyonnais avant tout, et les Lyonnais y sont en majorité. Depuis longtemps donc, l’administration aurait dû se préoccuper plus qu’elle ne semble l’avoir fait de ramener un état de choses normal et de restituer Lyon au droit commun. Pour cette grande ville, c’eût été justice, pour la France entière du meilleur exemple, et les institutions actuelles en eussent été singulièrement affermies. Montrer l’ordre victorieux, les passions apaisées, la vie municipale fonctionnant avec régularité là même où l’anarchie semblait un mal chronique, quel plus beau succès à obtenir, quel meilleur argument à opposer aux contradicteurs ou aux malveillans ? Rien n’interdit d’espérer un tel résultat. Sur 156,100 individus que le suffrage universel appelle à voter, il ne faut pas oublier que 20,000 sont adonnés aux professions libérales, près de 22,000 forment la bourgeoisie, le clergé en compte un millier, et même dans les 90,000 hommes voués à l’industrie, si l’on s’arrête principalement aux industries textiles, on ne trouve que 15,000 ouvriers proprement dits contre 11,648 chefs de famille. Ce sont là des élémens rassurans pour l’ordre, dont une administration conciliante tirerait aisément parti.

Nous ne croyons pas nous abandonner à un optimisme excessif en affirmant que dans la classe ouvrière, à Lyon comme partout, plus à Lyon même qu’en d’autres centres industriels, les principes conservateurs, entendus, il est vrai, dans un sens de plus en plus large et libéral, sont appelés à trouver d’énergiques défenseurs. C’est affaire d’instruction, d’éducation économique surtout ; or bien des symptômes se sont produits qui peuvent donner à ce sujet de légitimes espérances. Les dix-sept années écoulées depuis la révolution de février n’ont pas été sans porter leurs fruits. Aux derniers rangs de la population ouvrière, — les malveillans, et ils sont trop nombreux mis à part, — aucun, même parmi les plus ignorans, n’attend aujourd’hui d’une formule tyrannique imposée d’en haut l’établissement parmi les hommes d’une égalité chimérique et la certitude d’un bien-être universel qui n’est pas de ce monde. C’est à leur initiative seule, au libre exercice de leurs facultés, que les travailleurs de tout rang, que les salariés eux-mêmes demandent l’amélioration dont ils sont avides. Parmi les moyens à leur portée, ils placent toujours en première ligne l’association, mais l’association volontaire, et ils commencent à croire aux bons effets de l’épargne et de la prévoyance. Aussi peut-on aborder aujourd’hui les problèmes sociaux avec une confiance plus grande et penser à l’avenir avec plus de sécurité ; mais, si l’heure est propice, il ne faut pas la laisser s’écouler en vain. L’administration supérieure, cette tutrice de tous les intérêts dans les départemens et les communes, n’a pas eu jusqu’à ce jour assez de souci des besoins intellectuels, de ce qu’on peut appeler le « droit à l’instruction, » appendice obligé du droit de suffrage. Le courageux rapport de M. le ministre de l’instruction publique, en nous révélant que, durant les seize dernières années, le progrès a été moins rapide que dans la période précédente, a par cela même appliqué un blâme mérité à tous ceux qui peuvent être responsables de ce ralentissement. 818 communes privées d’écoles, 884,887 enfans de sept à treize ans qui ne reçoivent pas l’instruction primaire, un tiers environ qui ne recueillent qu’une instruction insuffisante, passant sur trois ans, en moyenne, six mois à peine à l’école, ce sont là de tristes résultats à mettre en regard de ce qu’ils coûtent. De cet aveu fait avec une audacieuse franchise, il ressort une vérité évidente : c’est que, pour extirper l’ignorance de notre société française, le concours de tous, état, communes, associations religieuses, laïques, n’est pas de trop, et qu’il serait oiseux aujourd’hui de disputer sur des théories et des systèmes, mais qu’il importe d’appliquer tous les modes possibles sans perdre de temps, sans marchander les sacrifices, de courir enfin au plus pressé, en faisant cesser sous ce rapport l’infériorité de notre pays, qui est à la fois une honte et un danger. L’instruction primaire, c’est surtout le besoin des campagnes. L’instruction économique, c’est déjà le désir le plus ardent des ouvriers des villes, des grands centres manufacturiers, d’où elle se répandra très certainement à tous les groupes de travailleurs sur la surface du pays ; mais la connaissance des lois qui règlent la production et la répartition de la richesse ne s’acquiert pas seulement dans les livres : elle se propage plus sûrement encore par la pratique même des affaires. Or toutes les associations fondées sur de sages principes l’enseignent et la divulguent. Quoi de plus efficace à cet égard que le mouvement coopératif dont l’éclosion, si récente chez nous, présente cependant déjà de remarquables résultats ? Toutes ces sociétés de crédit mutuel dont la Belgique et surtout la Prusse offrent depuis longtemps les modèles, et sur lesquelles nous avons appelé, il y a plusieurs années déjà, l’attention des lecteurs de la Revue[7], nous paraissent destinées non-seulement à modifier heureusement la condition matérielle des classes laborieuses, mais à en élever au plus haut degré le niveau intellectuel et moral.

Pour revenir au sujet particulier de cette étude, constatons qu’aucune localité plus que Lyon n’est prête à seconder les efforts qui seraient tentés pour répandre l’instruction et populariser la science économique. Les cours de la société d’instruction et ceux de la nouvelle société d’enseignement professionnel sont suivis avec une assiduité croissante. Favorisé par cet élan si remarquable, le mouvement économique se développe dans le sens le plus libéral et par conséquent le plus digne d’encouragement. On sait avec quelle rapidité les sociétés de secours mutuels se sont multipliées à Lyon. Il se forme maintenant des sociétés de crédit, de consommation, de fabrication même. La société lyonnaise du crédit au travail est l’émule de celle qu’un homme persévérant a créée sous le même titre à Paris, et qui, partie des commencemens les plus modestes, a mérité, par ses progrès, d’être citée devant le sénat et louée par M. le ministre d’état. Une association de tisseurs réunit, à l’aide de versemens mensuels, le capital qui lui permettra d’entreprendre la fabrication pour le compte même de ses membres. De cette épreuve peut sortir la solution de la grave question de la fixation des tarifs entre le fabricant et le chef d’atelier. Par les résultats mêmes des entreprises de l’association, pour peu qu’elle dure, l’ouvrier se convaincra que ce n’est point le caprice qui hausse ou abaisse le prix de la main-d’œuvre, mais bien l’inflexible loi de l’offre et de la demande. Enfin une grande société mutuelle de consommation se forme en ce moment, qui pourrait rappeler les magasins fraternels de 1849, mais qui, à en juger par le nom de ses administrateurs, veut être une pure affaire commerciale, ce qui ne l’empêchera pas, tout au contraire, de servir à la démonstration de saines vérités économiques.

On le voit, presque toutes les questions qui avaient à Lyon plus qu’ailleurs si profondément troublé les esprits il y a seize ans n’ont pas cessé de les préoccuper ; mais elles ont dépouillé le caractère menaçant qu’on leur a connu. Le milieu où elles se produisent est plus calme, les idées justes ont prévalu et ce n’est pas trop s’avancer que d’espérer une prochaine et heureuse solution de ces questions redoutables qui semblaient toujours grosses de guerre civile. Sans donc nous arrêter aux critiques que méritent à coup sûr ceux qui n’ont pas su prévoir et par conséquent avancer l’heure du double mouvement intellectuel et économique dont le pays est agité, bornons-nous à souhaiter que d’injustes méfiances ne viennent point en arrêter la marche. Fasse en outre la Providence que des événemens imprévus n’en détournent pas la France elle-même !


BAILLEUX DE MARISY.

  1. Trois chiffres donneront l’idée du mouvement créé par ces nouvelles voies de communication. En 1863, le nombre des voyageurs transportés sur la partie exploitée des chemins de Lyon dépasse 11 millions 1/2, celui des tonnes de marchandises 6 millions. Les recettes se sont élevées à plus de 140 millions de francs. Dans les gares de Lyon, le nombre des voyageurs partis et arrivés montait à 2,953,000, et le trafic des marchandises, sans y comprendre le transit, à plus de 1,200,000 tonnes.
  2. La progression de la France sous le rapport de la consommation de la houille a été rapide ; il y a encore beaucoup à faire cependant pour atteindre celle de la Belgique et de l’Angleterre. La Belgique consomme 1,280 kilos par habitant, l’Angleterre 2,900, la France seulement 400, dont un tiers fourni par l’importation étrangère. Sur 150,000 hectares de terrains houillers, la Belgique extrait 10 millions de tonnes, autant que la France sur 350,000 hectares. Le bassin de la Loire n’en contient que 25,000, et donne le tiers de la production totale. L’Angleterre produit 86 millions de tonnes.
  3. Il suffit de citer la fabrique d’acide sulfurique de Perrache et les établissemens de la Buire à la Guillotière pour les machines, ainsi que celui d’Oullins, qui renferment chacun 1,200 ouvriers.
  4. Quelques productions alimentaires sont toutes spéciales à Lyon, par exemple la fabrication de la bière, qui s’écoule dans le midi de la France et en Algérie, celle des pâtes vendues comme pâtes d’Italie dans toute la France, en Suisse, même en Piémont, des fromages dits de Gruyère et du Mont-d’Or, celle aussi des liqueurs fines. On compte douze grandes maisons de commerce de liqueurs et quinze brasseries de premier ordre.
  5. Voyez la Revue du 15 octobre 1863.
  6. Rue Impériale 13,600,000 fr.
    Rectification des rues voisines et de la place des Terreaux 5,000,000
    Rue de l’Impératrice et rues adjacentes 12,400,000
    Rue Centrale (la partie exécutée en 1846 et 1847 avait coûté 2,760,000 fr.) 4,000,000
    Travaux sur la rive gauche du Rhône (la Guillotière et les Brotteaux) 5,000,000
    Quartier de Vaise (rive droite de la Saône) 1,100,000
    Quartier de l’Ouest (dito) 2,000,000
    Amélioration des côtes de la Croix-Rousse 900,000
    Transformation du pavé, égouts 3,000,000
    47,000,000 fr.
  7. Voyez la Revue du 15 février 1859, Du Crédit mutuel.