La Ville charnelle/les carènes coquettes

E. Sansot & Cie (p. 91-96).

I

LES CARÈNES COQUETTES

Or c’est depuis la vieillesse des âges,
que les rugueuses Forteresses du port
sont assises sur les quais noirs,
parmi des cargaisons pyramidales
de fruits juteux et de métaux et de bois odorants.
Elles ont leur échine colossale encastrée
dans les remparts et les pieds dans la mer,
coulant leur ombre et leurs vies monotones

parmi les huiles somptueuses de la houle
et ses longs soliloques de ventriloque.
Elles paressent en la douce intimité
de leurs enfants, les tout jeunes Navires
mi-vêtus de leurs voiles en loques
ainsi que des gavroches, qui jouent en liesse
avec la balle incandescente du soleil.

Et le parfum vermeil et fertile des Îles
berce leur sommeil d’aïeules vénérables…

Mais parfois, brusquement,
au sourire désenchanté des soirs d’automne,
les grands sacs pleins d’écorces d’oranges desséchées
leur lancent des bouffées de senteurs violettes
dont s’exaspèrent leurs grands dos pétrifiés.

Car les vieilles Forteresses du port
furent jadis de vivantes carènes

dont la quille éraflait élégamment
les reins souples des vagues, au hasard des voyages…
Elles s’en allaient nonchalamment,
en s’inclinant à droite, à gauche, au gré des brises,
roulant leur poupe comme des hanches,
gonflant leurs voiles blanches
comme des seins jaillis hors du corsage.
Elles voguaient soulevant au passage
leur jupe ébouriffée d’écume en éventail,
cambrant le gouvernail ainsi qu’une cheville
en un sillage froufroutant de dentelles.

Les carènes filaient sournoisement
sous la lanterne rouge des couchants maraudeurs,
serrant sur leur poitrine leurs voiles palpitantes,
éteignant sur la proue
leurs grands fanaux versicolores,
comme on cache des bijoux fascinateurs
dans les pans rabattus d’un ample manteau noir.

Au large de la mer, les carènes vécurent,
heureuses, de la pulpe mûre
et parfumante de l’aurore…

Dans la pâmoison des nuits printanières,
elles se lamentèrent, en panne,
avec un frais roulis de berceau qui s’endort,
désespérées d’attendre la brise favorable
sous le ricanement strident des lunes jaunes,
guettant le cuivre d’une étoile filante
qui tinte au creux des mers comme une aumône,
dans la sébile d’un misérable.

Dans les chantiers fuligineux qui ronflent
et bourdonnent comme des cloches sous la pluie,
tous les ans,
à la Saint-Jean,
des calfats empouacrés de suie
radoubaient le bas-ventre moussu des carènes

à grands coups de marteaux pour refondre
leur native beauté.
Et les pilons hissés dans les grasses buées
retombaient avec un bruit de mine,
en fracassant les enclumes qui fument
dans la sanguinolence échevelée des torches.

Et la beauté défaillante des belles,
refleurissait toute rajeunie au soleil.

Ils écrasaient l’étoupe goudronnée
aux craquelures fines de la peau,
en guise de fards et d’onguents miraculeux,
aplatissant la tête noire des grands clous protecteurs
que l’on dit tout-puissants sur l’orgueil des Orages
…On eut dit, çà et là, des mouches de coquette.

Mais un jour les marteaux retombèrent inutiles
pour radouber les vertèbres d’acier

et la coque mollasse des carènes…
Les clous, les maquillages et les mouches de fer
ne tenaient plus sur la peau ;
les cloisons n’étanchaient plus les fuites d’eau…
Les calfats ricanaient tendant leur mufle rogue
et boucané de dogue : « Oh ! les belles carènes
ont fini de jouir dans les bras des Orages
du moment qu’elles font
pipi au lit de leurs amants,
les belles de jadis !… »

Ce fut le soir de leur défaite…