La Ville charnelle/l’inutile sagesse

E. Sansot & Cie (p. 97-103).

II

L’INUTILE SAGESSE

Les illustres Carènes s’en vinrent échouer
sur les quais noirs ; et maintenant, assises,
leur dos large encastré dans les remparts,
et leurs vertes prunelles soûles de naufrages,
les belles agonisent…
en portant sur leurs genoux évasés
des terrasses désertes qui surplombent la mer.

Leurs jupes grises lampassées de coquillages
et fleuries d’émeraudes, retombent en plis roides
jusques aux flots, qui bercent mollement

leurs falbalas d’algues somnolentes,
avec des longs glouglous loquaces de goulot.
Elles sont devenues les gardiennes du port,
les mornes Forteresses,
avec sur la poitrine ridée par les batailles,
des étoiles-de-mer en guise de médailles.

Tout à coup elles se sentent frôler
par des mains innombrables et ce sont
leurs enfants, les tout jeunes Navires,
qui les embrassent violemment et les caressent,
et dont les mâts, les drisses et les cordages
leur font un lierre terrifiant d’allégresse.

Les Forteresses sourient frileusement
ouvrant leurs bouches lasses aux rares dents jaunies…
Ce sont de vieux balcons aux balustres que casse
le Vent, à coups de poings, ivrogne millénaire !…

À grands cris, d’un grand geste, les Navires implorent
le bonheur de partir en voguant sans effort
comme on prend un essor !… Les vieilles Forteresses
étreignent à deux mains leur vieux cœur en détresse,
et les voilà pareilles à nos vieilles grand-mères
qui connaissaient la mer sauvage de l’amour
et prévoyaient tous ses naufrages…

Ô chétives Grand-mères, j’évoque tout à coup
vos ombres affalées dans les fauteuils profonds,
dont le dossier monumental surgissait
sur votre échine courbe, tel un fantôme
s’évaporant dans le plafond crépusculaire !…
La chambre se fonçait de deuil et de tristesse
et tremblotait sous vos gestes d’ailes blessées…
L’air semblait grenu et rugueux de vieillesse,
et les voix s’efforçaient vainement de grimper
glissant comme des rats en un tuyau d’égout.

Un jour de beaux enfants crépitants de jeunesse
s’étaient rués à vos genoux,
s’agrippant à vos jupes, en un falot de joie :
— « Ô ma petite mère, faut nous laisser partir,
nous désirons jouer et danser au soleil… »
Car ils avaient senti palpiter au dehors
sur les volets fermés ainsi que des paupières
le blond soleil des Dimanches qu’on rêve,
et se gonfler comme un grand cœur heureux de vivre…
C’est ainsi, c’est ainsi que les jeunes Navires
implorent affolés leur délivrance,
en s’esclaffant de tous leurs linges bariolés
claquant au vent comme des lèvres brûlées de fièvre.
Leurs drisses et leurs haubans se raidissent
tels des nerfs trop tendus qui grincent de désir,
car ils veulent partir et s’en aller,
vers la tristesse affreuse (qu’importe ?), inconsolable
et (qu’importe ?) infinie,
d’avoir tout savouré et tout maudit (qu’importe ?).

Les Forteresses, aux yeux vitreux brouillés de larmes,
marmonnèrent : « Nous sommes revenues des voyages,
vaincues et dégrisées par l’horreur des mirages
et des plages où nos quilles agonisèrent
sous la dent des Rochers !…
Prenez garde ! Ils vous guettent,
sournois comme des bonzes que nourrit la Tempête
en leur offrant les voiles qui roucoulent
au large, déployées, ainsi que des colombes !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Garez-vous du sourire enjôleur des Sirènes

qui vivent invisibles et cachées sous la mer !…
Un soir, nous devinâmes leurs lèvres désirantes
aux suaves bouillonnements des flots…
Lentement nos antennes s’amollirent,
et nous flottions parmi nos toiles dégrafées,
le beaupré tâtonnant sur l’horizon
et les flancs assoiffés de plénitude immense.
Nos longs cheveux brûlaient sous la chaude torture

qui nous venait de l’infini silence…
La brise ne fut plus qu’une caresse éparse
sur la pure émeraude de la mer qui coulait
ainsi qu’une prunelle fondue par la tendresse ;
et ce fut tout autour, au long des bastingages,
la fauve et délirante apparition
des Tritons, sur la mer suffoquée de chaleur.
Ils allaient déchaînant leurs corps de caoutchouc
et de bronze verdâtre dont la musculature
est feutrée de varech et huilée de rayons,
entrelaçant leurs longs phallus, tels des ramures,
s’esclaffant de luxure et de rire insolent
dans le flic-flac empanaché des vagues…
Ce soir-là, nous faillîmes échouer sur la côte…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Prenez garde au sourire enjôleur des Sirènes !… »

Puis les aïeules granitiques se turent,
et, songeant à la vanité de leur sagesse,
au désir éphémère qui renaît dans nos cœurs

malgré le vieux savoir et l’antérieur dégoût,
voulurent allécher l’angoisse des gavroches
en leur offrant des vierges aux lèvres printanières.

Sur leurs vastes genoux élargis en terrasses,
dans le relent acide et mielleux des saumures,
elles firent asseoir les fillettes du port,
dont le teint est fardé d’embrun et de soleil
et le corps assoupli par l’audace du vent.
Des grappes de fillettes vêtues de rose et de lilas
s’inclinèrent nonchalamment aux parapets
d’où l’on voyait déjà, sur l’horizon grisâtre,
le soleil émergeant s’embrouiller aux mâtures
parmi la rousse chevelure des cordages.

Et les jeunes Navires tendaient vers les fillettes
leurs antennes crochues et leurs grands doigts rapaces
bagués et parfumés de cuivre et de goudron…