La Ville charnelle/LE SOIR ET LA VILLE

E. Sansot & Cie (p. 145-149).

Le Soir et la Ville
(Petit drame de lumières)


La Ville était murée d’orgueil et de soleil…

La Ville méprisant la nocturne épouvante
qui montait du lointain à l’assaut des clartés,
hérissa tout à coup d’une main rutilante
le faisceau résonnant des clochers vers le ciel.
Et les clochers brandis comme des lances noires
meurtrirent la chair lasse et auguste du Soir.

Et le Soir fut blessé ; et sa voix d’or se tut…
et sa chair pantelante et gorgée de douleur
s’affaissa sur la Ville, au chant flou des ramiers.

Les clochers ingénus eurent des larmes bleues
pour pleurer sur le crime éperdu de leurs pointes.
Et la Ville, grisée d’orgueil et de mépris,
toute angoissée d’entendre au loin pleurer le Soir
s’accouda sur la plaine pour attendre la nuit.
Et sa face fardée de sang et d’épouvante
s’abreuva dans le fleuve qui se mélancolise
à charrier les pierreries des grands nuages
et le reflet des lances que son onde amenuise.

Alors le Soir meurtri, haletant sous le poids
des ténèbres immenses, leva sa face triste
vers la Ville et pensa qu’au lendemain du crime
les pauvres, pris d’horreur, abaisseraient la voix
en voyant son sang rouge aux murailles sublimes.

Penché sur les torrents qui se décolorent,
le Soir remplit d’une eau plaintive sa gourde d’or,
et lava d’un grand geste les taches criminelles,

car le Soir pardonnait à la Ville cruelle.

Il s’en alla meurtri, avec au fond des yeux
une pitié suprême… et son pas s’alanguit
pour ne point écraser des astres dans les cieux.

Et les clochers mouraient avec des larmes bleues.