La Ville charnelle/LA MORT DE LA LUNE

E. Sansot & Cie (p. 151-157).

La mort de la Lune
(Petit drame de lumières)


À la nuit haute, les marins enveloppés,
dans leurs cabans de nostalgie amère,
dormaient sur le pont noir,
quand la Lune apparut, debout en équilibre,
sur l’ondulation des bastingages,
vibrant au vent de mer comme une lyre !…

Tout s’est transfiguré dans son éclat charnel…
Son svelte corps nacré de levantine
à demi-nu, reluit
sous l’envol de ses voiles,
tissés de perles et de béryls,
qui moulent avec grâce sa taille lasse et fine.


La Lune blanche ondoie ses hanches
sur la grande berceuse marine,
avec un nonchaloir de danseuse épuisée
par le picotement vaporeux des musiques.
Sa folle chevelure blonde
étincelant comme un ruisseau au sable d’or,
répand au loin ses chauds parfums
sur l’éblouissement des flots…

Puis la Lune est montée de cordage en cordage,
et dans la hune de misaine elle a chanté,
et tour à tour elle a dansé aux creux des voiles,
immenses tabliers, que ses jolis pieds nus
ont l’air de coudre encor par de vifs coups d’aiguille.
Elle a chanté, la jeune fille,
dans les voiles, dont la toile
avait parfois des applaudissements de joie.

Les Étoiles heureuses, accourues de partout

tremblaient d’angoisse en la voyant si frêle,
se coloraient d’amour en la voyant si belle,
sous les baisers sournois de la brise lascive.

Et cependant, elle dansait, en répandant
au loin sa voix d’azur mouillée par le silence
et la tendresse humaine de la nuit…
si bien qu’en les voltiges de la danse,
ses fraîches sandales de turquoise,
effleuraient de langueur et de délices
les joues halées des vieux marins,
en extase, assoupis dans la hune,
sous le rêve élargi des voiles désirantes.

Mais, tout à coup, la Lune, comme une enfant,
trébucha sur les drisses,
et tomba de très haut, la tête la première,
blessant et déchirant sa chair sur les cordages.
Son corps s’est écrasé sur la proue noire,

et son sang ruissela, rose, dans la pénombre
tout le long du beaupré, éclaboussant les vagues.

Les marins assoupis ronflaient dans le tangage
monotone, et les flots jasaient éperdument
contre la quille, en s’amusant
de mille enfantillages…
Et nul ne consolait la Lune
au pur visage exténué par la lenteur des larmes…
quand le vent déchaîna
les meutes affamées des nuages crochus
aux prunelles de lave
qui bavent des éclairs à l’infini.

Le vent noir, d’un grand geste, empoigna le voilier
par les cheveux, et le frappa
comme on frappe un esclave
en culbutant la Lune dans le gouffre des mers…

Et, depuis, tous les soirs, les voiles sanglotèrent
d’avoir vu autrefois
la Lune, divine danseuse levantine,
tomber du haut de la proue noire,
dans le gouffre des mers…