La Ville charnelle/à mon Pégase

E. Sansot & Cie (p. 169-172).

À MON PÉGASE

Dieu véhément d’une race d’acier,
Automobile ivre d’espace,
qui piétines d’angoisse, le mors aux dents stridentes !
Ô formidable monstre japonais aux yeux de forge,
nourri de flamme et d’huiles minérales,
affamé d’horizons et de proies sidérales,
je déchaîne ton cœur aux teuf-teufs diaboliques,
et tes géants pneumatiques, pour la danse
que tu mènes sur les blanches routes du monde.
Je lâche enfin tes brides métalliques… Tu t’élances,
avec ivresse, dans l’Infini libérateur !…

Au fracas des abois de ta voix…
voilà que le Soleil couchant emboîte
ton pas véloce, accélérant sa palpitation
sanguinolente au ras de l’horizon…
Il galope là-bas, au fond des bois… regarde !…

Qu’importe, beau démon ?…
Je suis à ta merci… Prends-moi !
Sur la terre assourdie malgré tous ses échos,
sous le ciel aveuglé malgré ses astres d’or,
je vais exaspérant ma fièvre et mon désir
à coups de glaive en pleins naseaux !…
Et d’instant en instant, je redresse ma taille
pour sentir sur mon cou qui tressaille
s’enrouler les bras frais et duvetés du vent.

Ce sont tes bras charmeurs et lointains qui m’attirent !
ce vent, c’est ton haleine engloutissante,
insondable Infini qui m’absorbes avec joie !…
Ah ! Ah !… des moulins noirs, dégingandés,

ont tout à coup l’air de courir
sur leurs ailes de toile baleinée
comme sur des jambes démesurées…

Voilà que les Montagnes s’apprêtent à lancer
sur ma fuite des manteaux de fraîcheur somnolente…
Là ! Là ! regardez ! à ce tournant sinistre !…
Montagnes, ô Bétail monstrueux, ô Mammouths
qui trottez lourdement, arquant vos dos immenses,
vous voilà dépassés… noyés…
dans l’écheveau des brumes !…
Et j’entends vaguement
le fracas ronronnant que plaquent sur les routes
vos jambes colossales aux bottes de sept lieues…

Montagnes aux frais manteaux d’azur !…
Beaux fleuves respirant au clair de lune !…
Plaines ténébreuses ! je vous dépasse au grand galop
de ce monstre affolé… Étoiles, mes Étoiles,
entendez-vous ses pas, le fracas des abois

et ses poumons d’airain croulant interminablement ?
J’accepte la gageure… avec Vous, mes Étoiles !…
Plus vite !… encore plus vite !…
Et sans répit, et sans repos !…
Lâchez les freins !… Vous ne pouvez ?…
Brisez-les donc !…
Que le pouls du moteur centuple ses élans !

Hurrah ! Plus de contact avec la terre immonde !…
Enfin, je me détache et je vole en souplesse
sur la grisante plénitude
des Astres ruisselants dans le grand lit du ciel !