La Ville charnelle/à madame Ada Negri

E. Sansot & Cie (p. 177-179).

À MADAME ADA NEGRI

Dans le sinistre accablement des soirs d’été,
sur cette platitude d’immenses marécages
où le Tessin va serpentant avec solennité,
parmi les verdoyants rideaux des peupliers,
s’élève un long fantôme de torse fumée jaune,
dont l’haleine fétide allume le sang pâle
aux miséreux qui voient leurs bras cadavéreux
se couvrir peu à peu de sombres tatouages.

Tels des cliquets de bois annonçant des lépreux,
le bruit sec de leurs dents grelottantes de fièvre
les précède tandis qu’ils s’en vont pataugeant,
les jambes lasses, dans la fange des rizières,

vers l’écume argentée de ce fleuve enivrant,
où le soir liquéfie ses nuages de miel.

C’est dans ces flots mués en breuvage immortel,
qu’ils sombrent à jamais pour étancher leur soif
et dénouer le nœud torturant de leur gorge.
— « Ô mort, c’est sur tes dents que nous allons goûter
l’assouvissant baiser de glace qui délivre !… »

Et toi qui enseignais la grammaire aux enfants
dans la cahute au toit croulant qui leur servait d’école,
tu suivais d’un regard vitreux de jeune folle
les nuages qui vont pavoiser l’occident.

Ta main rythmait la mélopée rauque des mioches
cependant que les pures étoiles reflétées
germaient au fond des chaudes flaques du purin,
et que des mouches vertes gonflées de pourriture
venaient baguer tes doigts de riches émeraudes !…

— « Oh ! quels éblouissants Paradis de bonheur
allez-vous donc me découvrir, ô draperies
de feuillages bruissants qui cachez le Tessin ?
Ô Lune convulsée d’un amour impossible,
tends-moi donc ton échelle extravagante et bleue
pour que je puisse m’évader de ce cachot !
Tu vois ! mon génie chante,
éperdument, comme on se noie
en culbutant son corps du haut d’un promontoire.

Liberté, ô condor, ton envergure immense
et noire a l’élastique ampleur des horizons !…
Je sais que ton essor est pareil à mon âme
qui s’enflamme en volant vers un azur plus vaste,
et plus pur, et toujours plus abreuvant encore !…

Tue-moi donc, Liberté, je chanterai ma mort ! »