Michel Lévy Frères (p. 206-216).

xiii

POGGIO A CAJANO.

Poggio a Cajano est situé à dix milles à peu près de Florence, sur le point culminant de la route qui conduit à Lucques, de sorte que ses trois façades offrent toutes trois une charmante vue, l’une sur Florence et les maisons de campagne qui l’entourent, l’autre sur les montagnes et les villages dont elles sont semées, la troisième enfin sur Prato-Pistoja-Sesto et tout le val d’Arno inférieur.

Poggio a Cajano fut bâtie par Laurent le Magnifique, dont, à propos de Careggi, nous avons déjà raconté les goûts classiques et l’étrange fin. Il en avait acheté le terrain de la maison Cancellieri de Pistoja, maison fameuse dans les troubles civils de l’Italie. Les ruines qu’il déblaya pour jeter les fondemens de la villa actuelle étaient, assure-t-on, les restes d’un château bâti par la famille romaine des Caïus. De là le nom de Rus Cajanum qu’il avait porté d’abord, de villa Cajana qu’il reçut ensuite, et de Poggio a Cajano que lui donna définitivement son dernier propriétaire.

Laurent le Magnifique, séduit par la position délicieuse du terrain, voulut faire de Poggio a Cajano sa résidence chérie ; il appela près de lui ce qu’il y avait de mieux alors en architectes et en peintres, et leur demanda à chacun un plan ; celui de Giuliano-Giamberti, appelé plus communément San-Gallo, prévalut : seulement Laurent voulut qu’il appropriât un escalier extérieur dont le dessin avait été fait par Etienne d’Ugolino, peintre suédois, et grâce auquel on pouvait monter à cheval jusqu’au haut du perron. Ce ne fut pas tout : Laurent désira que le plafond du salon, au lieu d’être plat, fût fait en cercle, ce que rendaient très difficile sa largeur et sa longueur ; mais comme San-Gallo bâtissait alors pour lui-même une maison à Florence, il essaya pour son propre compte une voûte pareille, et, ayant complètement réussi, il entreprit aussitôt celle du salon de Poggio a Cajano, qu’il mena à bien comme on peut voir. Plus tard, et après la mort de Laurent, Léon X fit exécuter dans ce salon les magnifiques fresques du Franciabigio, du Portormo, et d’André del Sarto, qu’on va y admirer encore aujourd’hui, et qui n’ont d’autre tort que de représenter des allégories ou des sujets d’un intérêt fort médiocre.

À peine Poggio a Cajano fut-il bâti que Laurent le Magnifique s’y rendit avec toute sa cour de poëtes, de docteurs et de philosophes, et se livra plus que jamais à ses réunions académiques et à ses discussions platoniciennes. Bientôt même un sujet se présenta à Laurent d’exercer toute sa verve poético-mythologique. Un de ces filets d’eau qu’on décore du nom de fleuves en Italie, et qui, après avoir été du gravier humide l’été, deviennent des torrens fangeux l’hiver, traversait les jardins de Poggio a Cajano. Au milieu de son cours s’élevait une charmante petite île, fort embellie par les soins de Laurent, dans laquelle, aux mois d’octobre, novembre et décembre, on se rendait en bateau, et qu’en juin, juillet et août on gagnait tranquillement à pied sec. Enfin, quels qu’ils fussent, le fleuve et l’île avaient reçu chacun un nom des plus harmonieux : le fleuve s’appelait Ombrone, l’île s’appellait Ambra.

Un matin, on ne retrouva plus l’île. Il avait beaucoup plu pendant la nuit, l’Ombrone avait grossi, et, en grossissant, il avait emporté on ne sait où la pauvre Ambra. On la chercha longtemps, on ne la retrouva jamais, et oncques depuis elle ne reparut.

C’était là, comme on le voit, un charmant sujet de bucolique ; aussi l’Arcadien Laurent ne le laissa-t-il point échapper. L’île fut transformée en nymphe bocagère, l’Ombrone en satyre lascif ; trente vers furent consacrés à l’exposition, cinquante vers à la lutte de la Pudeur contre la Luxure, dix vers à une invocation à Diane, vingt vers à la métamorphose de la pauvre Ambra en rocher, quatre vers aux remords du fleuve ravisseur ; et l’Italie, comme on dit en style de la Crusca, s’enorgueillit d’un poëme de plus.

Laurent mourut, nous avons dit comment : selon toute probabilité, du fait de son fils Pierre, qui était pressé de se faire chasser de Florence, comme un drôle qu’il était. Poggio a Cajano resta dans la famille Médicis ; mais la famille Médicis était exilée, c’est-à-dire que Poggio a Cajano resta vide.

Lorsque Charles-Quint vint, en 1536, de Naples à Florence pour y assurer de son mieux le pouvoir du duc Alexandre, qu’il venait de fiancer à sa fille naturelle Marguerite d’Autriche, il resta un jour à Poggio a Cajano. Pendant cette journée, on s’occupa à lui en faire voir toutes les beautés ; rien ne lui fut épargné : ni la voûte de San Gallo, ni les fresques du Portormo et d’Andrea del Sarto, ni les jardins, ni l’Ombrone, ni la place où était l’Ambra. Puis, au moment de son départ, comme il avait paru regarder toutes ces choses avec le plus grand intérêt, on lui demanda quelle chose l’avait le plus frappé entre toutes ces merveilles.

— Que les murailles de cette maison sont bien fortes pour un simple particulier, répondit l’empereur.

Trois ans après, les portes de Poggio a Cajano s’ouvrirent pour un autre homme, qui eût été un autre Charles-Quint s’il y eût deux empires. Cet homme était Cosme Ier, monté sur le trône à la mort de son cousin Alexandre ; il y faisait une halte de cinq jours avec sa jeune femme, Éléonore de Tolède, qu’il venait d’épouser à Pise. Ces cinq jours se passèrent en fêtes continuelles, dont la nouvelle mariée fut la reine ; puis elle entra à Florence par la Porta-al-Prato, la même par laquelle, vingt-trois ans plus tard, son cercueil devait rentrer entre le cercueil de ses deux fils.

On se rappelle ce que nous avons raconté du cardinal Jean, tué par son frère ; de don Garcia, tué par son père, et d’Éléonore de Tolède, se laissant mourir de faim entre les cadavres de ses deux enfans.

Puis mourut Cosme Ier, et Poggio a Cajano fut le témoin, sinon de nouvelles fêtes, du moins de nouveaux plaisirs. Le grand-duc François, d’amoureuse mémoire, y venait souvent avec Bianca Capello ; ce fut là que le 7 octobre le grand-duc et la grande-duchesse donnèrent au cardinal Ferdinand ce fameux dîner de réconciliation à la suite duquel moururent les deux époux. Nous avons encore raconté cette scène ailleurs ; or, comme on pourrait bien nous accuser de répétition, nous prendrons la liberté de renvoyer nos lecteurs à Une année à Florence, où ils trouveront le fait narré dans les plus grands détails.

Quelque temps auparavant, Poggio a Cajano avait été témoin d’un événement non moins tragique : Bianca Capello, qui était coutumière du fait, ayant empoisonné le seul fils que François eût eu de sa femme Jeanne d’Autriche, par l’entremise d’une juive qui était près de l’enfant, le grand-duc, après avoir fait avouer à la juive le crime qu’elle avait commis, la poignarda de sa propre main.

Ces deux événemens jetèrent, comme on le comprend bien, une certaine défaveur sur la villa de Laurent le Magnifique. Aussi près d’un demi-siècle se passe sans que le nom de Poggio a Cajano soit prononcé par l’histoire ; lorsqu’il y reparaît, les temps sont changés, l’époque tourne à la comédie : nous y avons vu s’accomplir un acte de Shakspeare ; nous allons voir s’y passer une scène de Molière.

Je vous ai raconté les aventures du malheureux Cosme III, et comment il fut tourmenté dans son ménage par cette extravagante Marguerite d’Orléans, qui ne se tenait tranquille que lorsque le prince Charles de Lorraine passait par hasard à Florence, mais qui, dès qu’il était parti, recommençait ses fredaines, courait les terres labourées pour se faire avorter, et s’engageait avec des Bohémiens plutôt que de rester près de son époux au palais Pitti. Enfin le scandale devint si grand que Louis XIV et le grand-duc Ferdinand II s’en mêlèrent, et qu’on envoya la princesse récalcitrante en exil à Poggio a Cajano, espérant que la solitude amènerait la réflexion.

Malheureusement Marguerite d’Orléans possédait un de ces charmans caractères d’autant plus curieux à étudier qu’ils sont, j’aime à le croire, assez rares chez les femmes, mais grâce auxquels celles qui le possèdent passent leur vie non seulement à se tourmenter, ce qui est leur droit individuel, mais à tourmenter les autres, ce qui dépasse les limites du droit commun. Or, comme la douceur n’avait pu rien sur la jeune duchesse, on comprend si la sévérité échoua. Marguerite d’Orléans n’était jusque-là que méchante, volontaire et capricieuse, elle devint presque folle ; et quand son mari et son beau-père vinrent la visiter pour s’assurer par eux-mêmes de l’effet produit, elle menaça le pauvre Cosme de lui jeter au visage ce qu’elle trouverait sous sa main s’il avait le malheur de se présenter jamais devant elle. Cosme, qui n’était pas brave, se sauva comme si le diable l’emportait, et revint au palais Pitti avec le grand-duc Ferdinand.

Trois ou quatre mois se passèrent pendant lesquels Marguerite resta ainsi à Poggio a Cajano, bouleversant tout, rayant les peintures, cassant les meubles, désorganisant les jardins, faisant damner ses serviteurs. Enfin un beau jour elle se calma tout à coup, son visage reprit un caractère d’affabilité et de bonne humeur qui faisait plaisir à voir. Elle demanda au duc Ferdinand une entrevue que celui-ci lui accorda aussitôt, et dans cette entrevue elle exprima à son beau-père un tel regret sur ses folies passées, elle lui fit de si belles promesses sur sa conduite à venir, elle s’engagea si formellement à faire oublier au pauvre Cosme cet avant-goût de l’enfer qu’elle lui avait donné en ce monde, que Ferdinand s’y laissa prendre et promit d’obtenir de son fils qu’il lui pardonnât. Cosme, qui était la bonté en personne, non seulement fit ce que lui demandait son père, mais encore il courut en personne chercher l’exilée a Poggio a Cajano, et la ramena tout joyeux à Florence.

Le surlendemain, le prince Eugène de Lorraine vint faire une visite à son cousin Cosme III et demeura trois mois logé au palais Pitti.

Pendant ces trois mois, Marguerite d’Orléans fut d’une humeur charmante, jamais on n’aurait pu comprendre que cet ange de douceur fût le démon qui, depuis trois ou quatre ans, mettait le trouble dans la famille ; tout le monde se félicitait de ce changement lorsque, les trois mois que Charles de Lorraine devait passer à Florence s’étant écoulés, le jeune prince prit congé de ses hôtes et partit.

Huit jours après, Marguerite d’Orléans était redevenue un diable et le palais Pitti un enfer.

Poggio a Cajano avait si bien réussi lors de la première crise, qu’on résolut de tâter du même remède à la seconde : Marguerite fut renvoyée sur les bords de l’Ombrone, et on l’invita à chercher au milieu du silence de ses rives les mes sages réflexions qui l’avaient déjà corrigée une première fois.

Malheureusement les choses étaient changées : le prince Charles de Lorraine était retourné en France ; Marguerite d’Orléans résolut de faire tant et si bien qu’on l’y envoyât le rejoindre.

Alors les extravagances recommencèrent ; mais comme le jeune grand-duc paraissait y faire une médiocre attention, Marguerite résolut de le forcer à s’occuper d’elle en lui écrivant : elle remit donc un beau jour à son chambellan la lettre suivante, et en le chargeant de la porter au palais Pitti et de la rendre au duc Cosme lui-même :

« J’ai fait ce que j’ai pu jusqu’à présent pour gagner votre amitié et je n’ai pu y réussir, quoique j’aie d’autant plus eu de complaisance envers vous que vous avez montré plus de mépris pour moi. Depuis longtemps je m’efforce, de toutes les façons possibles, à supporter ces mépris sans me plaindre, mais une plus longue patience me devient impossible, et voilà pourquoi je prends enfin une résolution qui ne devra point vous surprendre, si vous voulez bien réfléchir aux mauvais traitemens que vous me faites supporter depuis douze ans. Je vous déclare donc que je ne puis plus vivre avec vous ; vous faites mon malheur et je fais le vôtre. Je vous prie en conséquence de consentir à une séparation qui portera le calme dans votre conscience et dans la mienne. Je vous enverrai mon confesseur afin qu’il s’entende avec vous, et j’attendrai ici les ordres du roi, que j’ai supplié de me permettre d’entrer dans un couvent de France : grâce que je vous demande à vous-même, promettant, si vous voulez bien me l’accorder, d’oublier entièrement le passé. Ne vous inquiétez pas de ma conduite à venir ; mon cœur est ce qu’il doit être, c’est-à-dire assez haut pour qu’il ne vous donne pas la crainte de me voir faire des choses indignes de vous et de moi, attendu que j’aurai toujours devant les yeux l’amour de Dieu et l’honneur du monde. Je vous propose cela parce que je crois que c’est le moyen le plus sûr de nous rendre le calme et la tranquillité à tous deux pour tout le reste de notre vie.

Je vous recommande nos enfans. » Cette lettre bouleversa le duc Cosme : il était difficile de voir plus d’impudence présider à une détermination plus scandaleuse. Il essaya donc encore par tous les moyens de ramener la duchesse à lui ; mais voyant qu’il n’y pouvait réussir, il consentit à sa demande, la fit reconduire à Marseille, lui assura une rente viagère de quatre-vingt mille francs, et, sur sa demande, l’autorisa à entrer dans le couvent de Montmartre.

La princesse Marguerite avait cru que son engagement de demeurer dans un couvent ne serait plus, arrivée en France, qu’une obligation à laquelle elle échapperait facilement ; elle fut donc fort étonnée lorsqu’elle reçut à la fois de Florence et de Versailles, de Cosme III et de Louis XIV, l’injonction de se tenir loin de la cour et de vivre dans la retraite la plus absolue. Ce n’était pas là-dessus qu’avait compté la grande duchesse. Aussi, bien vite lassée qu’elle fut de la vie claustrale, demanda-t-elle à aller demeurer chez sa sœur, qui habitait le palais du Luxembourg : cette demande lui fut refusée.

Alors la princesse s’avisa d’un expédient tout simple et qu’elle s’étonna de ne point avoir trouvé plus tôt.

C’était de mettre le feu au couvent.

Les trois quarts de l’abbaye y passèrent ; mais cet accident rendit quelques jours de liberté à la pauvre recluse, laquelle en profita pour adresser à son mari la dépêche suivante. Les amateurs de romans par lettres nous sauront gré, nous l’espérons, de ces deux échantillons du style épistolaire de la fille de Gaston d’Orléans.

« Décidément, je ne puis plus supporter vos extravagances : vous faites tout ce que vous pouvez contre moi près du roi Louis XIV ; vous me défendez d’aller à la cour, et en me faisant cette défense, non-seulement vous empirez mes affaires et les vôtres, mais encore vous perdez l’avenir de vos fils. Vous me poussez à un tel état de désespoir qu’il n’y a pas de jour où je ne souhaite non-seulement vous voir mourir, mais encore vous voir mourir pendu. Vous m’avez réduite à un tel état de rage continuelle que je n’ose plus recevoir les sacremens, et qu’ainsi vous serez cause que je me damnerai, et que ma damnation entraînera la vôtre, attendu que qui perd une âme ne peut ni ne doit espérer de sauver la sienne. Mais au milieu de tout cela, ce qui fait mon plus grand chagrin, ce n’est pas précisément d’aller en enfer, mais d’y aller en votre compagnie ; ce qui fait qu’après avoir eu le tourment de vous voir en ce monde, j’aurai encore celui de vous voir dans l’autre. Si, au lieu de vous opposer à toutes mes demandes, vous m’aviez laissée me retirer tranquillement au Luxembourg près de ma sœur, qui est une sainte[1], je me serais laissée aller tout doucement à la dévotion, ce qui m’eût été facile, car je commençais à me faire instruire dans les obligations que nous avons envers Notre Seigneur Jésus-Christ, à telles enseignes que, pendant le voyage que je fis à Alençon avec ma sœur, j’avais presque pris déjà la résolution de me faire religieuse dans un hôpital ; car, quiconque vous interrogerez vous dira que pendant ce voyage, et tout le temps que je demeurai dans cette ville, je passai mes matinées à soigner les malades, et le reste de mes journées à visiter les religieuses de la Charité, faisant tout ce qu’elles faisaient sans dégoût et sans ennui. Mais aujourd’hui tout est changé ; je ne veux plus penser à faire le bien, mais à me jeter dans le mal, et vous me faites si désespérée que je sens que je n’aurai pas un instant de repos que je ne me sois vengée. Changez donc de manière d’être vis-à-vis de moi ; il est temps, je vous en préviens ; car, dussé-je signer un pacte avec le diable pour vous rendre fou, de rage, je le signerai. Toutes les extravagances qu’une femme peut faire et que, malgré tout son pouvoir, un mari ne peut empêcher, je les ferai. Ainsi, croyez-moi, écrivez purement et simplement au roi que vous ne voulez plus vous inquiéter ni de moi ni de ce que je ferai ; laissez-le me gouverner à sa manière sans tenter de me gouverner à la vôtre, et remettez-vous-en de tout ce que je ferai à Sa Majesté et à sa prudence : si vous faites cela, je vous promets d’essayer de me remettre bien avec Dieu : mais si vous ne le faites pas, attendez-vous à recevoir de promptes nouvelles de ma colère et de ma vengeance, attendu, voyez-vous, que de me soumettre jamais il n’y faut pas penser. Vous croyez, m’a-t-on dit, me ramener à Florence ; si vous avez eu jamais cet espoir, je vous invite à le perdre ; cela ne réussira point, et si cela réussissait, malheur à vous, car, je vous le jure, vous ne péririez que de ma main. Vous pouvez donc, dans ce cas, vous préparer à décamper de ce monde, et cela lestement. Ainsi, croyez-moi, ne changez rien à notre situation respective que pour améliorer la mienne de la manière que je vous dis, afin que lorsque vous serez mort, ce qui, au reste, ne peut tarder bien longtemps, je fasse au moins quelquefois une prière pour votre âme, et que je puisse soutenir près du roi l’avenir de vos fils que vous avez ruiné. Ainsi donc, assez comme cela ; car, en voulant m’empêcher de marcher de travers, c’est vous que je ferai marcher droit ; et vous serez pareil à ceux qui viennent pour donner un charivari et qui, au lieu de le donner, le reçoivent. Maintenant vous voilà averti, c’est votre affaire et non la mienne. Quant à moi, je n’ai plus rien à perdre désormais, ayant depuis longtemps désespéré de tout. »

Les espérances de la princesse Marguerite furent trompées, car Cosme III vécut encore quarante-deux ans après cette lettre, et ce fut sa femme qui le précéda de deux années dans la tombe.

Nous avons raconté plus haut comment, Dieu ayant étendu la main sur les Médicis pour leur faire signe qu’ils avaient assez régné, le désordre, le libertinage et la stérilité se mirent dans cette malheureuse race. Ferdinand, fils de Cosme III, épousa Violente de Bavière ; mais, comme au bout de quelques années il fut reconnu que la princesse ne pouvait devenir mère, son mari la prit en dégoût, et, pour se séparer d’elle, s’en vint habiter Poggio a Cajano. Là il rassembla des favoris et des maîtresses, et parmi ces favoris et ces maitresses étaient un soprano et une prima donna qu’il affectionnait particulièrement : le soprano se nommait Francesco de Castrès, et la prima donna, qui était une jeune et belle virtuose vénitienne, s’appelait Vittoria Bombagia.

Alors, au lieu d’être témoin des catastrophes qui terminèrent le règne de François Ier, ou des démêlés conjugaux qui désolèrent celui de Cosme III, Poggio a Cajano redevint, comme au temps de Laurent le Magnifique et de Cosme Ier, un lieu de plaisirs et de fêtes : c’étaient chaque jour bals, chants, spectacles ; malheureusement tous ces plaisirs éloignaient de plus en plus le jeune duc Ferdinand de sa femme. Aussi le grand-duc Ferdinand résolut-il de faire tout ce qu’il pourrait pour y mettre une fin, excité qu’il était chaque jour par les jalouses récriminations de Violente de Bavière.

Une idée vint alors au grand-duc ; elle lui fut suggérée on ne sait par qui ; c’était de mettre aux prises les deux favoris, et de les détruire, si la chose était possible, l’un par l’autre.

La chose n’était pas difficile ; il y a une pomme de discorde qui, jetée au milieu des artistes, ne manque jamais de produire son effet : c’est l’amour-propre blessé. Le grand-duc s’arrangea de manière à ce que, pendant trois ou quatre concerts et deux ou trois représentations théâtrales, la Bombagia fût applaudie et le Francesco de Castrès sifflé. Comme cela devait naturellement arriver, le soprano accusa la prima donna d’intrigue ; et un beau jour que ces deux importans personnages dînaient à la même table, s’étant pris de dispute à l’endroit de leur talent respectif, et la Bombagia ayant dit un mot piquant à de Castrès, celui-ci lui envoya au travers de la figure un pain de trois ou quatre livres qui se trouvait auprès de lui. À cette insulte, comme on le pense bien, la virtuose quitta la salle et courut, le visage tout couvert de larmes et de sang, se jeter aux pieds de Ferdinand, qui, la voyant dans ce déplorable état, lui promit une prompte vengeance. En conséquence il la pria de se retirer dans sa chambre ; et, feignant de tout ignorer, il fit, une heure après la scène que nous avons racontée, venir près de lui le coupable, et, sans lui rien laisser soupçonner de sa colère contre lui, il lui remit une lettre et lui ordonna de porter immédiatement cette lettre à son premier chambellan Torregiani, lequel était à Florence au palais Pitti. Le soprano, qui ignorait de quelle commission il était chargé, partit aussitôt sans avoir aucun soupçon, et aussitôt son arrivée à Florence s’empressa, pour obéir aux recommandations du prince, de porter cette lettre à son adresse. Torregiani la décacheta et vit, à son grand étonnement, qu’elle contenait l’ordre de lier les pieds et les mains au seigneur Francesco de Castrès, de le jeter dans une charrette, et de le faire conduire immédiatement hors des frontières de Toscane, avec défense, sous peine de la vie, d’y rentrer jamais. Le chambellan ne savait pas ce que c’était que de discuter un ordre du prince ; il fit entrer deux soldats, leur livra le chanteur, qui, convenablement ficelé des pieds à la tête, fut reconduit jusqu’aux limites des états pontificaux, avec permission d’aller en avant tant que bon lui semblerait, mais avec défense de jamais revenir en arrière. L’invitation était positive ; aussi produisit-elle un tel effet sur le pauvre soprano, dont le courage n’était pas la qualité essentielle, qu’il courut tout d’un trait jusqu’à Rome, où, quelques jours après, il mourut des suites de sa peur.

Là se termine l’histoire politique, pittoresque et scandaleuse de Poggio a Cajano, qui, à l’extinction de la branche des Médicis, passa, comme les autres biens de la couronne, entre les mains de la maison de Lorraine.

Aujourd’hui il appartient à Son Altesse le grand-duc Léopold, qui l’habite un ou deux mois de l’année, et qui, tout le reste du temps, l’abandonne avec sa bonté ordinaire à la curiosité des étrangers qui viennent y chercher la trace des différens événemens que nous avons racontés.

  1. Il est ici question de mademoiselle de Montpensier, dite la grande Mademoiselle, maîtresse de Lauzun. Nous l’indiquons à nos lecteurs, qui ne l’auraient peut-être pas reconnue sous l’épithète de sainte que lui donne sa sœur.