Spéculations/La vierge au manneken-pis

SpéculationsFasquelle éd. (p. 275-280).

LA VIERGE AU MANNEKEN-PIS

« Eh bien, eh bien, nous dit notre ex-précepteur et directeur de conscience l’abbé Prout, rencontré inopinément dans un bar ou quelque pire lieu ; eh bien, eh bien, mon cher élève, vous avez un peu déserté le tribunal de la pénitence, mais j’aurai la consolation de ramener une brebis égarée au bercail. Eh bien, eh bien, voilà qui est bien. À part ça, que faisiez-vous dans cet asile des voluptés déréglées ?

— Mais vous-même, mon cher abbé ?

— J’exerçais mon saint ministère. Je recrutais des néophytes, de jeunes vierges, encore parées de leur robe d’innocence, pour la bonne œuvre du Soulagement aux Tentations. Eh, eh, eh, ce sera là encore de longtemps, si le bon Dieu lui prête vie, la seule congrégation autorisée. Et vous sans doute, mon cher élève, vous faisiez des études de mœurs ?

— Je… cherchais des documents sur les pèlerinages de Lourdes et d’ailleurs pour Le Canard Sauvage. Si vous-même, mon bon abbé, pouviez me procurer quelques renseignements ?

— Eh, eh, eh, eh, dit l’abbé, je vous ai interwievé assez longtemps au saint tribunal de la pénitence, il n’est pas désagréable au Seigneur que les rôles changent et que les premiers soient les derniers. Oui, mon enfant, il y a des personnes pieuses qui se lavent dans l’eau de Lourdes les pieds et le reste et ainsi obtiennent la guérison de toutes les maladies les plus répugnantes. Il y a des personnes plus pieuses, ensuite, qui boivent de cette eau. Et de même que la gazelle altérée cherche une oasis dans le désert, ces bons chrétiens assiègent les chemins de fer pour parvenir à la source miraculeuse. Des trains de pèlerins transportent, à prix réduits, les personnes pieuses aussi, mais d’une fortune relativement modeste. Des personnes plus pauvres encore, à défaut d’eau de Lourdes, dégustent de l’eau de Saint-Galmier et de mille autres saints. Car l’eau de Lourdes ne supporte pas le voyage, il est bon que les hôteliers vivent, ainsi que les compagnies, de qui les voies de fer sont impénétrables, à l’instar de celles, plus douces, de Jésus. Et le bon Dieu n’a-t-il pas dit : si la montagne ne vient pas à vous, allez à la montagne, ou à la grotte ?

« Mon cher enfant, si vous voulez bien souscrire à cette bonne œuvre d’une petite somme, j’ai imaginé, pour le bien des fidèles, l’édifiante entreprise de « l’Eau de Lourdes à domicile », aseptisée, pour une modeste obole de supplément, par des filtres Chamberland, système Pasteur, et aromatisée, pour les personnes délicates, à leur parfum favori. On trouve au siège de l’œuvre en location, ou l’on reçoit contre remboursement en toute propriété, le collier-douche, le tub-piscine et, eh, eh, eh, eh, divers petits mécanismes intimes et hydrauliques assurant aux dames pieuses la naissance d’enfants mâles, ou à leur gré leur non-naissance, accompagnée du salut de ces bonnes petites âmes grâce à un baptême, si j’ose dire anticipé, avant qu’elles aient vu le jour.

— Vous buvez de cette eau, l’abbé ?

— Eh bien ! eh bien ! voilà qui est une excellente plaisanterie, sans outrepasser toutefois les bornes d’une honnête décence. Vous savez bien, mon cher élève, que, d’après les Saintes Écritures, les buveurs d’eau représentent ceux qui vivent dans les erreurs de l’ancienne loi, les infidèles, ou encore les hérétiques contemporains. Il n’y a plus guère à boire l’eau de Lourdes, hélas ! que les juifs et mahométans. Ce sont là, en les temps troublés où nous vivons, les derniers bons chrétiens. Un saint prêtre boit, comme le patriarche Noé, du vin, ce sang du Seigneur, dès son réveil. Le Canard Sauvage qui est le livre de chevet dans toutes les bonnes maisons religieuses non moins que laïques, et représente en quelque sorte la Semaine laïque, avait prédit l’extrême longévité du défunt Saint Père en raison des doses considérables d’alcool qu’il absorbait. Son vénérable successeur, Sa Sainteté Pie X, encore que sobre et végétarien, ne manque point d’engloutir, à chaque repas, son demi-litre au moins de vin de Frioul et, entre les repas, ses verres de vin amer quasi à tout moment.

— Mais la piscine de Lourdes, mon cher Prout ?

— À propos de la piscine, précisément, une autre bonne œuvre, pour laquelle je solliciterai votre obole. Il existe à Bruxelles, comme vous savez, la statue d’un petit enfant, le Manneken-Pis, représenté au moment où il se livre à la satisfaction d’un besoin innocent. Pour joindre l’utile au naturel, la municipalité en a fait une fontaine et en règle le cours par un robinet. Des auteurs profanes disent que c’est là la statue d’un petit enfant qui offensa le Seigneur en faisant pipi sur le passage d’une procession et fut condamné, Juif-Errant nouveau et chrétien, à continuer jusqu’au Jugement. Le sculpteur fut brûlé comme bougre. Les auteurs sacrés ont découvert que ce n’était rien moins que l’effigie miraculeuse de l’enfant Jésus, dispensant le fleuve de ses bénédictions sur le monde, et le symbole du baptême. C’est une croyance populaire et véridique qu’au temps de la vie humaine de notre Seigneur, partout où il épancha certaines nécessités, la végétation crût miraculeusement et réalisa une flore presque tropicale...

« Mon œuvre consiste, mon cher élève, à transformer, par une canalisation ingénieuse, toutes les statues de la vierge à l’Enfant en « vierges au Manneken-Pis ». On met le gaz dans les églises. Pourquoi pas l’eau ? Un bénitier recevra le trop-plein et un tronc les aumônes des fidèles. La statuaire moderne et perfectionnée de Saint-Sulpice donnera, si les ressources de l’œuvre prospèrent, au divin Enfant, une attitude plus propre à faire illusion : sa mère le tiendra accroupi loin du sol, comme font les bonnes nourrices.

« Je possède dans mes collections d’estampes pieuses une vieille gravure sur bois, éditée à Troyes et représentant un miracle de Notre-Dame de Chartres, où l’Enfant jette sur les pèlerins accourus des rayons — pas autre chose, car notre bonne œuvre n’était pas encore fondée… L’Enfant, si je puis ainsi dire, mon cher élève, semble sur l’image, pressé entre les mains de sa divine Mère comme un siphon d’eau de Seltz… « Eh bien, eh bien, voilà qui est le mieux du monde et d’un favorable augure pour notre chrétienne entreprise.

« On vend déjà, par les soins de l’œuvre, des petits modèles du nouvel enfant Jésus, montés en épingle de cravate, avec jet garanti jusqu’au milieu de la rue… »

Nous interrompîmes l’abbé en lui mettant dans la main la « modeste obole » que, selon sa coutume, il acceptait, pourvu que la modestie n’en fût point trop infime, et nous n’écoutâmes point l’alléchant programme d’une autre, magnifique, de ses inventions canoniques : la Vierge aux Suppositoires.