La Vieille France et la jeune Amérique - Campagne du vice-amiral d’Estaing

La vieille France et la jeune Amérique – Campagne du vice-amiral d’Estaing
G. Lacour-Gayet

Revue des Deux Mondes tome 25, 1905


LA VIEILLE FRANCE
ET
LA JEUNE AMÉRIQUE

CAMPAGNE DU VICE-AMIRAL D’ESTAING
EN 1778

Le souvenir des liens d’affection gui, depuis l’époque de Louis XVI et de Washington, unissent la France et les États-Unis vient d’être rappelé et consacré d’une manière originale. Un Comité franco-américain se fondait, il y a quatre ans environ, à l’intention de recueillir les noms de tous les combattans français, — simples marins, soldats obscurs, officiers célèbres, — qui avaient pris part à la guerre d’Amérique. De longues listes furent dressées, d’après les archives de nos ministères de la Guerre et de la Marine ; elles ont été publiées, il y a quelques mois, par les soins de notre ministère des Affaires étrangères[1]. Les Américains qui viendront chez nous pour leurs affaires, pour leurs études ou pour leur plaisir, pourront retrouver dans telle ou telle ville de France des descendans de ceux qui combattirent jadis pour la liberté de leurs pères. Des relations d’un caractère personnel, tout à l’avantage des deux pays, s’établiront ainsi entre les fils des miliciens de Washington et les fils des soldats de Rochambeau.

Washington, Rochambeau, La Fayette : cette trinité de noms glorieux se présente d’elle-même à l’esprit de tous ceux qui s’intéressent aux fastes de la vieille France monarchique et de la jeune Amérique républicaine. Mais l’histoire s’est peut-être trop exclusivement résumée pour la postérité dans les noms du président à la foi tenace, du vieux soldat qui fut le dernier maréchal de l’ancienne France, du jeune héros qui saluait la naissance de la liberté de tout l’enthousiasme de ses vingt ans. A côté de ces noms, que d’autres noms dignes d’être cités, qu’on verra revivre dans les listes du Comité franco-américain ! De même, Yorktown, ce double triomphe des armes françaises et américaines, a peut-être trop rejeté dans l’ombre les épisodes qui l’ont précédé et qui l’ont rendu possible. Que de pages, chères aux patriotes des deux pays, méritent d’être rappelées en marge de ce grand événement !

C’est le premier en date de ces épisodes militaires que l’on se propose de raconter ici, d’après les documens des archives du ministère de la Marine, et à l’occasion des deux ouvrages récens de M. Charlemagne Tower, ambassadeur des États-Unis d’Amérique à Berlin : le Marquis de La Fayette et la Révolution d’Amérique[2], et de M. le vicomte de Noailles : Marins et Soldats français en Amérique pendant la guerre de l’Indépendance des Etats-Unis[3]. Malgré une réussite incomplète, la campagne que l’armée navale du Roi Très Chrétien fit dans les eaux des Etats-Unis en 1778 demeure un juste sujet d’orgueil pour la marine du règne de Louis XVI et un service de premier ordre rendu à l’Amérique de Washington.


I

Le lundi 13 avril 1778, la population de Toulon vit un admirable spectacle. A la fin d’une belle journée de printemps, à la faveur d’un vent frais qui soufflait de la terre, douze vaisseaux de haut bord et cinq frégates, dans un ordre parfait, sortirent de la rade, le cap au sud-ouest ; au bout de quelques heures, ils furent hors de vue. Où allaient-ils ? A Brest, disait-on, où l’on faisait à la même époque un grand armement maritime. Les habitans de Toulon se rappelaient qu’ils avaient vu, il n’y avait pas vingt ans, l’escadre de M. de La Clue quitter leur port pour aller rejoindre à Brest l’escadre de M. de Conflans, et qu’elle avait été en entier dispersée ou détruite dans les eaux de Gibraltar et de Lagos. La fortune, qui avait tant de fois contrarié la jonction des escadres du Levant et du Ponant, se montrerait-elle plus clémente cette fois pour les armées navales du roi de France ?

Du moins, l’aspect de l’escadre était fait pour donner confiance ; car elle avait belle apparence. Le Languedoc, le Tonnant, de quatre-vingts canons, le César, le Zélé, l’Hector, le Guerrier, le Marseillais, le Protecteur, de soixante-quatorze, le Vaillant, la Provence, le Fantasque, de soixante-quatre, le Sagittaire, de cinquante, étaient des bâtimens de construction récente, que les ingénieurs avaient dotés des derniers perfectionnemens nautiques et qui paraissaient propres à de longues croisières.

Les officiers étaient, pour la plupart, d’une génération trop jeune pour avoir eu sa part dans les malheurs maritimes du dernier règne ; du moins, elle puisait dans ces tristes et récens souvenirs les leçons de l’expérience et un ardent désir de la revanche. Beaucoup appartenaient à cette noblesse de Provence qui fut, avec la noblesse de Bretagne, son émule de dévouement et de gloire, la grande pépinière de la marine militaire de l’ancien régime. Broves, Raymondis, Barras de Saint-Laurent, Moriès Castellet, Chabert Cogolin, Desmichels Champorcin, Suffren, d’Albert de Rions portaient des noms justement estimés dans la marine du Levant.

Le moins connu peut-être à Toulon parmi les officiers généraux de cette escadre, c’était le commandant en chef lui-même, le vice-amiral comte d’Estaing, âgé à cette époque de quarante-neuf ans.

Charles-Henri-Théodat d’Estaing du Saillans, dit le comte d’Estaing, ne fut un marin que dans la seconde partie de sa vie. Après avoir servi sous Maurice de Saxe, il était passé dans les Indes, comme brigadier, avec d’Aché et Lally ; il y avait vaillamment combattu, mais il avait été pris par les Anglais à Madras. Il avait pour les ennemis de la France une haine profonde, qui devait lui inspirer une de ses dernières paroles. « Quand vous aurez fait tomber ma tête, dit-il un jour à ses juges du tribunal révolutionnaire, envoyez-la aux Anglais : ils vous la paieront cher ! » Remis en liberté après l’affaire de Madras, il avait imaginé d’armer en guerre, à l’île de France, deux navires de la Compagnie des Indes ; dans une croisière de cinq mois, conduite avec beaucoup d’audace, il détruisit plusieurs établissemens anglais du golfe Persique et de la côte de Sumatra. Pris par un vaisseau anglais, lors de son retour en Europe, jeté pendant quelque temps dans les cachots de Plymouth, revenu enfin en France, il avait préparé une grande expédition au Brésil ; elle n’eut pas lieu, mais elle lui valut coup sur coup les provisions de lieutenant général des armées de terre et de chef d’escadre des armées navales (octobre 1762)[4].

Son ascension aux plus hauts grades avait été très rapide : gouverneur général des Iles sous le Vent, en résidence à Saint-Domingue, lieutenant général des armées navales, commandant de la marine et de la ville de Brest, il venait, le 6 février 1777, de faire créer pour lui, en pleine paix, à côté des deux anciennes dignités de vice-amiral du Ponant et de vice-amiral du Levant, la dignité et le titre nouveau de « vice-amiral es mers d’Asie et d’Amérique. » Sa qualité d’ « intrus » et cet avancement anormal, joints à l’art qu’il possédait à merveille de se pousser à la Cour et dans l’opinion, valurent au nouveau vice-amiral bien des inimitiés. Pour d’Estaing, il justifiait sa carrière par des exemples illustres, qu’il eût appartenu peut-être à d’autres qu’à lui-même de rappeler. « Je n’ai point passé par les premiers grades de la marine. J’ai cela de commun avec quatre des plus grands hommes qui l’ont commandée. Le grand Du Quesne en est un ; le maréchal de Tourville aussi y est entré par le grade qu’il avait dans le service de terre. M. Du Guay-Trouin et Jean-Bart n’ont pu y débuter à cause de leur naissance. Si jamais je parvenais à les imiter en quelque chose, il me serait glorieux d’avoir eu le même tort qu’eux. »

Parmi les reproches que la jalousie du corps de la Marine adressait à d’Estaing, il y avait celui de donner sa confiance à des « intrus, » dont l’origine lui rappelait sa propre carrière ; mais il fallut bientôt reconnaître que cette confiance était loin d’être toujours mal placée. Il avait donné le commandement du Guerrier à un officier qui avait été d’abord avocat, puis secrétaire d’ambassade, puis capitaine de dragons au Canada, aide de camp de Montcalm et brigadier ; ce capitaine de vaisseau à la carrière peu classique était le premier marin français qui eût fait le tour du monde : il s’appelait Bougainville. D’Estaing avait amené de Brest un géomètre et un inventeur d’instrumens nautiques, à qui il avait confié les fonctions délicates de major et intendant de l’armée navale ; cet homme de science allait faire preuve, au cours d’une campagne de vingt mois, des qualités complexes et multiples qui font le chef d’état-major accompli : il s’appelait le chevalier de Borda.

D’Estaing aimait beaucoup à écrire, et il l’a souvent fait avec talent. Ses papiers de toute nature, facilement reconnaissables à l’écriture menue et surchargée de ratures, — mémoires, rapports, projets, correspondances, etc., — forment la collection la plus étendue des papiers d’officiers généraux que possèdent les archives de la Marine. Mais l’homme de cabinet était aussi un homme d’action, d’allures énergiques, de décision rapide.

Appelé, le 8 février 1778, au commandement de l’escadre qu’on armait à Toulon, il avait pris à Paris, de concert avec le ministre, M. de Sartine, toutes les dispositions nécessaires. Le 27 mars, il était arrivé à Toulon. Le 13 avril, il prenait la mer avec toute son escadre. « La promptitude, disait-il en véritable homme de guerre, est la première des armes ; étonner, c’est presque avoir vaincu. » Plus tard, on lui fit un grief de la rapidité même de son départ. Il est certain que tout n’était pas entièrement prêt ; l’arsenal de Toulon, qu’il qualifiait lui-même de « cruellement avare, » n’avait pu lui fournir tout ce qu’il avait demandé et qui lui était nécessaire. Mais il voulait partir sans délai, parce qu’il le fallait : il était parti.


II

Ce n’était pas dans la direction de Brest que cinglait l’escadre de d’Estaing. Elle n’avait pas quitté les côtes de Provence pour retrouver la France sur les côtes de Bretagne. Elle était partie pour traverser tout l’Atlantique, pour aborder aux États-Unis. A cette date, la France n’avait point encore rompu officiellement avec l’Angleterre ; du moins, elle avait contracté alliance avec le nouvel État qui venait de naître à Philadelphie. C’était à la jeune république du Nouveau Monde que d’Estaing avait le grand honneur de conduire les vaisseaux de la plus vieille monarchie de l’Europe.

Considérée au point de vue de l’histoire proprement maritime, la décision qui venait d’être prise par le gouvernement de Louis XVI marquait une date capitale de notre stratégie navale. Jusqu’alors, même avec des hommes de mer de la trempe d’un Du Quesne ou d’un Tourville, la marine française avait toujours été un peu esclave des côtes ; elle n’avait guère eu d’autres champs de manœuvres que la Méditerranée, le golfe de Gascogne, la Manche. Quant aux flottes qui avaient quitté la France à destination du Canada, des Antilles ou des Indes, elles avaient eu au moins autant le caractère de convois de commerce que le caractère d’escadres de guerre ; loin de venir pour attaquer, elles étaient venues pour escorter ou pour défendre. A présent, c’était l’offensive la plus audacieuse, la grande guerre maritime, avec une entière liberté de mouvemens, que d’Estaing avait mission d’exécuter. Pour bien en comprendre l’importance capitale, il ne faut pas oublier que cette traversée de l’Atlantique, de Toulon à New-York, constituait le début même de la guerre d’Amérique. L’escadre de d’Orvilliers n’était point encore sortie de la rade de Brest ; le jour où elle en sortit, ce fut pour croiser dans la Manche, suivant le jeu classique, pour temporiser et attendre le combat. Ici, au contraire, les instructions de d’Estaing lui enjoignaient d’aller chercher directement l’ennemi jusqu’au-delà de l’Atlantique. En soumettant au conseil de Louis XVI et en faisant accepter l’idée de cette campagne à très grande distance, Sartine venait de donner à la guerre maritime une orientation toute nouvelle.

Dans l’offensive que d’Estaing inaugurait, il y avait une grande part d’inconnu. Les dangers d’une longue traversée, la difficulté de tenir ensemble les diverses unités de l’escadre, n’étaient rien à côté de l’ignorance des conditions dans lesquelles on allait combattre. A une pareille distance de la France, l’escadre française n’avait d’autres ressources à attendre que d’elle-même et du pays où elle devait aborder. Ce pays même était pour elle comme une terre inconnue ; sur les côtes, les conditions d’accès et de mouillage, elle ne savait à peu près rien, car jamais un navire français ne s’était montré dans ces parages uniquement réservés aux Anglais. Elle attendait des pilotes du pays, qui, seuls, pouvaient la lui fournir, la connaissance de ces conditions nautiques. À cet égard, elle devait éprouver plus d’un mécompte ; tous nos chefs d’escadre et capitaines, d’Estaing, Grasse, Suffren, sont unanimes sur ce point, l’ignorance ou l’insuffisance des pilotes américains. Pour les ressources matérielles que le pays pouvait fournir à une armée navale, il y eut aussi plus d’une déception. Dans cette république qui naissait à peine, il n’y avait rien alors qui rappelât la France avec son organisation savante et ses arsenaux bien outillés. En fait, nos escadres ne purent se procurer, pour ainsi dire, ni cordages, ni rechanges, pendant leur séjour aux États-Unis.

Du moins, ce qui ne manqua jamais, ce fut la cordialité de l’accueil qui fut fait partout à nos marins et à nos soldats. Le premier officier de la marine royale qui, à titre officiel, aborda à un port américain, le chevalier de Sainneville, lieutenant de vaisseau commandant la frégate la Nymphe, a laissé une intéressante relation de son séjour à Boston ; il séjourna dans la capitale du Massachusetts du 5 au 19 mai 1778 ; c’était à l’époque même où l’escadre de d’Estaing traversait les mers.

« Je fus, dit Sainneville, conduit en arrivant au bureau de la guerre, dont le président m’invita à dîner. Nous dînâmes au café. Un enthousiaste, après avoir bu, me sauta au col dans le ravissement de me voir parmi eux, me félicita d’être le premier vaisseau du roi de France que l’on eût vu dans Boston et m’obligea de convenir avec lui que la situation où je me trouvais faisait époque dans la vie d’un homme. » Dans la rade, les habitans « de tout rang et de tout âge s’empressaient autour de moi, venaient me toucher la main, m’écouter, m’accompagner, et ne me quittaient que pour jeter des regards satisfaits sur le pavillon du roi qui flottait pour la première fois au centre des villes américaines. Ce spectacle fut vraiment un des plus intéressans dont j’aie jamais joui. » Le surlendemain, la « Souveraineté » de Boston l’invita, avec tous ses officiers, à un grand dîner. On resta quatre heures à table. À la fin, le président porta neuf santés, dans un ordre qui aurait pu éveiller les susceptibilités du protocole. Mais il fit dire à Sainneville « que, s’il avait fait quelques fautes contre ce qui était dû à la France et à lui-même, il le priait de ne l’attribuer qu’à l’ignorance où un pauvre paysan, tel que lui, devait être des usages reçus en pareille cérémonie. »


III

Quand on avait décidé à Versailles le départ de l’escadre de d’Estaing, la situation militaire aux États-Unis était la suivante. Le général anglais Clinton s’était emparé de Philadelphie, qui avait été le berceau de la république ; l’escadre anglaise de Richard Howe, forte de neuf vaisseaux, croisait à l’embouchure de la baie de la Delaware, qui forme la rade de Philadelphie. Survenant à l’improviste, l’escadre française devait disperser l’escadre de Howe ; du coup, Clinton, enveloppé dans Philadelphie, était obligé de mettre bas les armes. Un nouveau Saratoga, plus grandiose que le premier, consacrait, d’une manière définitive, la liberté américaine. Cela se pouvait, à une condition : que d’Estaing apparût en Amérique avec la rapidité de l’éclair et qu’il dispersât Howe, avant que celui-ci ait eu le temps de reconnaître la main qui lançait la foudre. Les choses ne se passèrent pas ainsi.

Partie de Toulon avec un bon vent, notre escadre avait été presque tout de suite arrêtée par les calmes. Il lui fallut plus d’un mois, exactement trente-trois jours, pour atteindre le détroit de Gibraltar. La joie d’avoir enfin franchi avec tous ses vaisseaux ce goulet dangereux, surtout la joie de voguer à présent sur l’Atlantique, avec un bon vent d’est qui se décidait à gonfler les voiles, inspire à l’amiral cette dépêche (19 mai 1778) :

« Les détails d’humanité ne vous paraissent point être, monseigneur, au-dessous de vous. Les matelots ont des familles auxquelles ils sont chers et qu’ils aiment. Leur imagination est satisfaite en leur écrivant ; mais ils disent tous que leurs lettres n’arrivent jamais. J’ai ordonné, suivant la loi écrite, qu’elles fussent toutes renfermées sous votre enveloppe. Soyez assez bon pour ordonner bien positivement qu’on ne dédaigne point dans les bureaux de les faire exactement parvenir à leur adresse. Si elles arrivaient contresignées, cela ferait un effet prodigieux. Il n’y a point de femme de quartier-maître qui ne crût son mari en relations intimes avec vous. Toutes les filles des villages, attendu cet honneur et la liberté que laisse un époux qui s’absente, voudraient sans contredit un matelot pour mari, et les classes en augmenteraient. Pardonnez-moi mon extravagance, mais le vent est bon, et ce vin-là porte à la tête. »

Le 20 mai, quand on était à quarante lieues à l’ouest du cap Saint-Vincent, le but de l’expédition fut officiellement révélé ; les capitaines reçurent l’ordre d’ouvrir leurs plis cachetés, ils surent alors qu’ils allaient en Amérique. À bord du Languedoc, vaisseau amiral, les choses se passèrent avec un appareil solennel. À onze heures, l’aumônier célébra une messe en grande pompe ; d’Estaing et tout son état-major y assistaient, ainsi qu’un passager qui avait été embarqué à Toulon d’une manière mystérieuse et qui fut alors présenté sous son vrai nom : Gérard de Rayneval, ministre plénipotentiaire de Sa Majesté Très Chrétienne auprès du Congrès. Tout le Languedoc était pavoisé ; le pavillon de commandement et le grand pavillon de poupe flottaient au vent. Après la messe, l’amiral fit lire une déclaration devant tout l’équipage : ordre de courir sus aux vaisseaux anglais, chacun étant assuré d’une part dans les prises en rapport avec son grade. Cette lecture fut accueillie par des acclamations, maintes fois répétées, de : Vive le Roi !

La traversée de la Méditerranée avait demandé trente-trois jours ; il en fallut encore cinquante-deux pour aller de Gibraltar à la Delaware : soit, en tout, trois mois moins cinq jours. On ne manqua pas de reprochera d’Estaing la lenteur excessive de cette traversée, qui épuisa les équipages avant tout contact avec l’ennemi et qui les fit arriver à leur but quand l’ennemi s’était dérobé. L’amiral, qui souffrit plus que personne de toute cette perte de temps, savait bien qu’il fallait tout sacrifier à la célérité ; mais, sans parler des calmes, contre lesquels il n’y avait rien à faire, comment marcher, d’une marche régulière et uniforme, avec des bâtimens dont certains se comportaient avec une lenteur désespérante ? D’un tableau de classement de ses vaisseaux sous le rapport de la marche, il résulte que sur douze unités navales il comptait six catégories de vitesse. « Ce qui pourra, monseigneur, vous donner une idée de la lenteur à laquelle nous sommes condamnés par le Guerrier et le Vaillant, c’est que tous les bâtimens marchands qui se sont ralliés à nous ne se sont séparés de l’escadre que lorsqu’ils l’ont voulu. Ces deux vaisseaux souffrent et font courir des risques à leur mâture, en restant toujours couverts de toile, tandis que nous roulons et que la mer nous mange, parce qu’il faut sans cesse tout carguer pour les attendre. »

Le seul incident de ces longues et énervantes semaines de navigation, ce fut la rencontre de deux vaisseaux de commerce anglais ; ils furent pris, pour les empêcher de porter en Amérique la nouvelle de notre arrivée. En effet, le 7 juillet, sans que rien eût encore annoncé leur présence, les douze vaisseaux arrivaient dans la baie Delaware. Le mouillage, qui n’était pas sans danger, se fit avec un plein succès, malgré le manque de pilotes. Mais les Anglais étaient partis. Quinze jours environ de retard avaient empêché d’Estaing d’exécuter son plan.

Clinton, dont la position à Philadelphie risquait de devenir critique, avait évacué cette ville, le 22 juin, dans la direction de New-York. Il avait donné ordre à Howe de quitter la croisière de la Delaware, et de venir s’établir dans la baie de Sandy Hook. Ces deux mouvemens s’étaient effectués parallèlement par terre et par mer. Clinton et Howe s’étaient rejoints à Sandy Hook ; de cet endroit à New-York, l’armée anglaise avait passé sur l’escadre. Clinton était sauvé.

Qu’allait faire d’Estaing à présent que le nid était vide ? Ses instructions étaient peu précises ; ce qui se comprend à cause de la distance, du temps qui devait s’écouler, et surtout à cause de la connaissance imparfaite qu’on avait à Versailles du théâtre de la guerre américaine. Elles lui disaient de faire ce qu’il croirait « le plus convenable ; » il avait une latitude complète d’attaquer les ennemis « là où il pourrait leur nuire davantage et où il le jugerait le plus utile aux intérêts de Sa Majesté ou à la gloire de ses armes. » Si la supériorité des Anglais sur mer ne lui permettait pas de rien tenter, il devait se retirera Boston, s’y ravitailler, et de là passer aux Antilles, où diverses opérations contre les îles anglaises lui étaient indiquées. Toutefois il lui était instamment recommandé de ne pas gagner les Antilles avant d’avoir fait « une action avantageuse aux Américains, glorieuse pour les armes du Roi, propre à manifester immédiatement la protection que Sa Majesté accorde à ses alliés. »

Pour répondre à l’esprit de ses instructions, d’Estaing se décida à aller tenter tout de suite devant Sandy Hook ce qu’il n’avait pu faire devant la Delaware. Il détacha la frégate la Chimère pour conduire à Philadelphie Gérard de Rayneval, puis il reprit la mer dès le 8 juillet. Il arriva à la hauteur de Sandy Hook environ quarante-huit heures plus tard. Il allait y rester onze jours, du 11 au 22 juillet.

Sandy Hook fut, en cette campagne de 1778, la première étape de l’escadre française aux États-Unis ; la seconde s’appelle Newport ; la troisième, Boston.


IV

L’escadre de Howe, qui était au mouillage devant New-York, était sensiblement moins nombreuse que l’escadre française : neuf vaisseaux contre douze, dont six de soixante-quatre canons et trois de cinquante ; mais elle disposait de plusieurs avantages : plus d’homogénéité, des équipages en meilleur état, et surtout le bénéfice d’une position défensive dans un mouillage que son chef connaissait à merveille.

D’Estaing craignit de s’engager sans pilotes dans les passes de la baie de New-York ; quelques-uns de ses vaisseaux, comme le Languedoc et le César, avaient un grand tirant d’eau. Il commença par jeter l’ancre à la hauteur de la rivière de Shrewsbury, entre la pointe de Sandy Hook, au nord, et, au sud, la plage de bains de mer, très fréquentée aujourd’hui, de Long Branch. De là, il surveillait toute l’entrée de la rade de New-York. Howe était enfermé dans la souricière ; il s’agissait maintenant d’aller l’y saisir.

L’amiral avait envoyé à terre, auprès de Washington, un officier de confiance, M. de Choin, major d’infanterie, pour obtenir le ravitaillement de l’escadre en eau et l’envoi de pilotes bien au courant des passes de New-York. Tandis qu’il attendait une réponse, il reçut cette lettre d’un correspondant qui lui écrivait pour la première fois :


« Au camp, près de Paramus, ce 14 juillet 1778.

« C’est avec un bien vif plaisir, monsieur le comte, que j’apprends l’arrivée d’une flotte française sur les côtes d’Amérique. Je n’en ai pas moins à savoir que vous la commandez, et ce dernier m’en fournit un bien plus grand encore, celui d’apprendre la nouvelle d’une victoire plus intéressante, je crois, dans cette conjoncture que jamais victoire n’a pu l’être. J’aime à penser que vous porterez les premiers coups sur une insolente nation, parce que je sais que vous appréciez le plaisir de l’humilier et que vous la connaissez assez pour la haïr. J’ai l’honneur de vous appartenir par ce sentiment aussi bien que par les liens du sang et par notre titre commun d’Auvergnat, et il n’y a pas de motifs dans le monde qui ne se réunissent pour me faire désirer vos succès avec une ardeur impossible à exprimer. Ils sont bien importans dans ce moment pour plus d’une raison, et j’espère, monsieur le comte, voir bientôt justifier de nouveau les sentimens dont j’ai vu à Londres que messieurs les Anglais vous honorent. Puissiez-vous les battre, les couler à fond, les mettre aussi bas qu’ils ont été insolens ! Puissiez-vous commencer le grand œuvre de leur destruction, qui mettra leur nation sous les pieds de la nôtre ! Puissiez-vous leur prouver, à leurs dépens, ce que peut faire un Français et un Français auvergnat ! Puissiez-vous leur faire autant de mal qu’ils nous en souhaitent ! »

L’auteur de cette lettre vibrante était le jeune marquis de La Fayette.

D’Estaing reçut aussi une lettre très chaleureuse de Washington. « L’arrivée sur notre côte d’une flotte appartenant à Sa Majesté Très Chrétienne est un événement qui me rend extrêmement heureux. » Le général en chef le félicitait à l’avance de la victoire que tout le monde attendait, comme il se félicitait lui-même de l’affection qui allait l’unir à l’amiral.

Le moment semblait arrivé de porter aux Anglais le coup mortel. À cette heure même, Washington songeait à franchir l’Hudson en amont de New-York, à Kingsferry ; se réunissant sur la rive gauche à son lieutenant Gates, qui y était déjà avec 7 ou 8 000 hommes, il allait envelopper Clinton par derrière, tandis que d’Estaing attaquerait de face l’escadre de Howe.

Le plan était beau et bien combiné. Pour l’exécuter, il fallait que l’escadre française pénétrât dans la Baie Inférieure, la Lower Bay, qui forme la partie méridionale de la rade de New-York. Le 18 juillet seulement, de Choin annonça à d’Estaing l’arrivée de pilotes, entre autres d’un colonel de milice, « que l’on dit être très entendu dans la connaissance de la rivière ; » cet homme, qui se savait nécessaire et qui ne devait pas avoir un attachement bien ardent à la cause de l’indépendance, prenait son temps, il ne voulait pas aller autrement qu’en cabriolet. Le pilote le plus expérimenté du pays, celui qui, dans la guerre précédente, avait piloté les navires anglais, commença par refuser de se rendre à bord de nos vaisseaux : il avait la fièvre. Il fallut les supplications de La Fayette et des généraux américains pour couper son accès. On put encore trouver quelques capitaines marchands. De Choin n’avait que peu de confiance dans un personnel qui marchait avec aussi peu d’entrain ; il donnait à d’Estaing le conseil de les faire répondre de leurs manœuvres sur leur tête.

L’amiral était fort impatient d’agir ; il venait d’apprendre l’arrivée très prochaine de l’escadre de Byron, partie d’Angleterre vers le milieu de mai. Pour toutes raisons, il fallait agir sans retard. Or les pilotes déclarèrent à l’unanimité que ce qu’on leur demandait était impossible ; des vaisseaux de soixante-quatorze n’entraient pas à New-York avec leurs canons. D’Estaing en avait six dans ce cas, deux d’une artillerie plus puissante, quatre seulement d’une artillerie inférieure. Il insiste ; les pilotes répondent qu’il n’y a dans la passe que vingt-trois pieds anglais, soit vingt et un pieds et demi de France, alors que les vaisseaux français tirent de vingt-trois à vingt-cinq pieds d’eau. D’Estaing fait vérifier ces dires par des sondages, que des pilotes exécutent sous le contrôle d’un lieutenant de vaisseau, M. de Ribières : la vérification donna sur la barre vingt-deux pieds. D’Estaing essaie d’un dernier argument : il offre cent cinquante mille francs au pilote qui le fera passer ; aucun ne veut accepter.

Alors, le 20 juillet, un conseil de guerre est tenu à bord du Languedoc. L’amiral mit les chefs d’escadre et les commandans au courant de ce qui venait de se passer et constata, une fois de plus, le refus catégorique des pilotes. Il était donc impossible de rien tenter au mouillage de Sandy Hook. Washington avait exprimé le désir que, si l’opération de New-York ne pouvait pas être exécutée, l’escadre alliée se portât sur Rhode Island pour délivrer Newport. L’amiral communiqua à ses officiers les renseignemens qu’il avait sur cette ville et les informa qu’on allait mettre à la voile dans cette direction.

Le surlendemain, 22 juillet, l’escadre française appareillait de la côte de Sandy Hook.

Devant la Delaware, d’Estaing n’avait pas aperçu les Anglais. Devant Sandy Hook, il les avait aperçus, et il ne les avait pas attaqués.

Tout en rendant justice au bon vouloir de d’Estaing, à son désir très sincère de franchir les passes de New-York, on ne peut s’empêcher de dire que sa décision fut infiniment regrettable. New-York était alors la capitale militaire de l’Angleterre aux États-Unis ; y détruire l’escadre de Howe et l’armée de Clinton, c’était tout terminer d’un coup. L’amiral le savait mieux que personne. Aussi prit-il soin de mettre sous les yeux de Laurens, président du Congrès, comme plus tard sous les yeux du ministre, les raisons impérieuses qui lui avaient imposé sa détermination. Cependant, on peut se demander si un marin d’audace n’aurait pas risqué, sinon toute son escadre, du moins quelques bâtimens sur la barre réputée infranchissable. Admettons que d’Estaing eût perdu des vaisseaux sur la barre : il pouvait arriver ainsi à « mettre en bouteille » l’escadre ennemie. Mais, parmi ses vaisseaux, quatre au moins devaient passer, ceux qui étaient du même échantillon que les vaisseaux de Howe ancrés dans la baie. L’un d’eux, le Fantasque, avait pour commandant Suffren. Qui sait s’il n’aurait pas été donné au futur vainqueur de Praia d’inaugurer dans la Baie Inférieure son offensive irrésistible ? Rien ne se fit, ni blocus, ni obstruction des passes, ni pénétration dans la baie.


V

De Sandy Hook à Rhode Island, on mit sept jours, « sept jours inquiétans, » dit d’Estaing, car l’eau manquait en partie, et le nombre des scorbutiques augmentait rapidement. Le 29 juillet, l’escadre croisait en vue de Newport. Ici encore le concours des pilotes était nécessaire ; on ne pouvait accéder à Rhode Island que par des passes sinueuses et difficiles.

L’île de Rhode est une des îles de la baie très découpée des Narragansets ; à son extrémité méridionale, elle renferme la ville de Newport, qui est aujourd’hui la reine des villes américaines de bains de mer. Elle est entourée de bras de mer très étroits. Le chenal de l’Est la sépare de la terre ; à l’ouest, elle fait face aux îles Conanicut et Prudence, elles-mêmes séparées de la côte par la baie des Narragansets proprement dite. L’ensemble forme une position militaire de premier ordre. Pour d’Estaing, il s’agissait de garder ici les trois passages ; le major général américain Sullivan, venu de l’intérieur, devait attaquer Rhode Island du côté du nord et faire capituler dans Newport les six mille hommes qui s’y trouvaient. Le rôle de l’amiral français était d’empêcher cette armée de se soustraire par la fuite du côté de la mer.

D’Estaing et Sullivan ne purent agir tout de suite. En mouillant, le 29 juillet, vers Newport, l’amiral reçut une lettre du général : il n’était point prêt, ses miliciens étaient encore chez eux, il demandait qu’on l’attendît. La raison était vraie, on sait combien peu les milices américaines avaient le caractère de troupes régulières ; mais peut-être s’y mêlait-il un peu de cette jalousie dont La Fayette prévenait d’Estaing : « Je sens bien qu’il est fâcheux pour certaines gens de voir jouer les belles tirades de la pièce par des acteurs étrangers. Je sens que les Français éclipsent un peu leurs voisins et que les beaux coups de théâtre leur seraient peut-être réservés. L’attaque du général Sullivan, quoique fort importante, serait ce qu’on appelle à la comédie un peu « en robe de chambre, » en comparaison du spectacle que votre flotte et vos troupes pourraient donner. » L’amiral consentit à attendre ; mais, comme il le dit, « on perdit ainsi le précieux instant de l’arrivée, celui où l’on étonne et dans lequel le plus souvent rien ne résiste. »

L’opération commença par une sorte de blocus. Le gros de l’escadre resta à la hauteur de la passe centrale, entre Rhode Island et Conanicut. Deux frégates pénétrèrent dans la passe de l’Est, et y brûlèrent une corvette et deux galères. Dans la passe de l’Ouest ou des Narragansets furent envoyés le Sagittaire, de d’Albert de Rions, et le Fantasque, de Suffren. Les deux capitaines, qui furent souvent des frères d’armes, contournèrent l’île de Conanicut, en réduisant au silence deux batteries ; puis, se glissant entre cette île et l’île de Prudence, ils vinrent brûler quatre frégates et une corvette. Toutes les approches de Newport étaient occupées par nos vaisseaux. Sullivan n’avait plus qu’à apparaître pour cueillir les lauriers qui étaient tout préparés.

On arriva ainsi jusqu’au 8 août. À cette date, l’armée américaine avait fini par être prête ; le moment était venu d’une action vigoureuse. D’Estaing laisse en mer, pour prévenir toute arrivée de secours, le Protecteur et la Provence. Avec les huit vaisseaux qui lui restent, il force la passe centrale, après une vive canonnade avec les batteries de Newport, et il va directement mouiller en dehors de la portée du feu des Anglais. À ce mouillage, il fut rejoint par le Sagittaire et le Fantasque, tandis qu’une troisième frégate avait renforcé dans le chenal de l’Est les deux frégates qui s’y trouvaient déjà. Tous ces mouvemens du 8 avaient été accomplis avec précision et méthode. L’attaque générale avait été remise au surlendemain 10. Sullivan devait attaquer par le chenal de l’Est sous la protection des trois frégates ; d’Estaing, avec ses dix vaisseaux réunis, devait attaquer par la passe centrale, dont il était maître.

Le 9, d’Estaing avait fait descendre dans l’île de Conanicut des bataillons de débarquement qu’il comptait faire manœuvrer pendant quelques heures pour les préparer à l’assaut général du lendemain. Le temps était brumeux, comme cela arrive souvent en cette région, même en plein été. Avec le soleil montant, la brume se dissipa. L’amiral découvrit alors au large un spectacle inattendu. Le Protecteur et la Provence se réfugiaient à toute vitesse dans le chenal de l’Ouest, et une escadre de trente-six voiles, dont quatorze vaisseaux à deux batteries, s’approchait de la côte. On devine ce qui s’était passé. Howe, rendu à la liberté depuis le 22 juillet, avait quitté le mouillage de Sandy Hook ; renforcé de plusieurs bâtimens, il s’était mis à notre poursuite. C’était la position de Sandy Hook retournée : nous dans une impasse, les Anglais à la sortie.

Il convient de louer ici la fermeté et surtout la présence d’esprit de d’Estaing. Surpris tout à coup par ce contretemps si fâcheux, imputable avant tout aux retards de Sullivan, il ne perdit pas une minute pour faire face au danger ; sa décision, son énergie, sa rapidité auraient mérité une meilleure récompense.

Il employa la soirée du 9 à s’embosser très solidement dans le cas d’une attaque directe de l’ennemi ; il avait à présent onze vaisseaux : la Provence avait rejoint les autres ; pour le Protecteur, son tirant d’eau l’avait obligé de rester dans le chenal de l’Ouest. La nuit se passa sous les armes, mais sans alertes. Bien que les vents dominans dans la saison, c’est-à-dire les vents du sud, invitassent les Anglais à une attaque, Howe avait mouillé à une certaine distance de la terre. Le 10 au matin, le vent tourna peu à peu pour passer au nord. En un instant, d’Estaing prit son parti : à six heures et demie du matin, signal de se tenir prêt à appareiller ; à huit heures et demie, signal de couper les câbles et de filer au sud.

La sortie était une opération dangereuse. Il fallait d’abord franchir la passe de Newport, où de nouvelles et puissantes batteries avaient été élevées depuis l’avant-veille ; il fallait encore courir le risque de se présenter à l’ennemi les uns après les autres, car l’étroitesse du passage obligeait à sortir à la file ; mais, suivant le mot de d’Estaing, « le combat le plus désavantageux l’était réellement moins que notre mouillage. » Le mouvement s’effectue, par un vent assez faible ; pour montrer qu’il n’y a rien à craindre, d’Estaing ne fait passer le Languedoc que le cinquième. On échange quelques volées avec les batteries de Newport, et l’on passe. En mer, on est rejoint par le Protecteur, qui avait débouqué, de son côté, du chenal de l’Ouest. Toute l’escadre était réunie, à l’exception des trois frégates qui étaient restées dans le chenal de l’Est pour protéger Sullivan.

Howe ne s’attendait pas à cette manœuvre hardie, qui fut exécutée en deux heures à peine. A la sortie du quatrième vaisseau, il avait fait lever le mouillage. D’Estaing se mit aussitôt à sa poursuite, dans la même matinée, à onze heures et demie. Le vent était faible, Howe avait de l’avance, et nos vaisseaux, — on se le rappelle, — marchaient à des vitesses fort inégales. On chassa toute l’après-midi, puis toute la nuit. Les Anglais ne songeaient plus qu’à se dérober et à courir s’enfermer dans New-York. Dans la journée du 11, d’Estaing croyait toucher à la victoire. Ecoutons-le ; son rapport au ministre vaut par endroits les récits les plus dramatiques.

« Le vent ayant fraîchi, nous les approchions sensiblement. A une heure après midi, il n’existait plus de doute ; nous croyions être certains de les joindre. Les manœuvres du lord Howe, qui continuait à fuir vent arrière, mais serrant les distances, annonçaient qu’il ne se flattait plus lui-même d’éviter le combat. Le vent et la mer grossissaient… Notre avant-garde avait, à cinq heures trois quarts, prolongé l’arrière-garde anglaise ; en revenant au lof, elle était engagée. Le temps qui, depuis quatre heures, devenait plus mauvais et brumeux, manifesta le plus cruel des coups de vent. A six heures, je fus contraint de faire [mettre] et de mettre à la cape au petit foc et au foc d’artimon. Les deux escadres furent cachées l’une à l’autre, séparées, et l’espoir du plus beau des jours s’évanouit. » D’Estaing comptait reprendre la chasse le lendemain matin ; mais la nuit du 11 au 12 faillit être pour le Languedoc la nuit suprême.

« A trois heures et demie du matin, — pardonnez, monseigneur, cet excès de détail et de précision : l’homme à qui on coupe tout à la fois les deux bras et les deux jambes ne peut, dans sa triste narration, en omettre l’instant, — le mât de beaupré casse, puis le mât de misaine, puis le grand mât de hune, puis le mât d’artimon ; enfin, le grand mât tomba. Notre gouvernail rompit ensuite. Ce comble du malheur était le plus terrible de tous. Nous ne fûmes qu’une masse flottante, plus soutenue par rien, et sans moyens aucuns pour être dirigés. » Cette horrible tourmente dura toute la journée du 12 et toute la nuit suivante. Dans l’après-midi du 13, le vent devint plus maniable. Mais alors, ce fut un danger d’une autre nature. Un vaisseau anglais, la Renown, de cinquante canons, vint battre par la hanche le Languedoc, sans gouvernail et sans voiles, qui n’avait plus que six canons, bientôt même plus que cinq, capables de répondre. Les boulets anglais le balayaient d’un bout à l’autre ; entrés par l’arrière, ils traversaient les batteries dans toute leur longueur, et allaient se loger dans l’avant. Pour une raison inconnue, la Renown, après quelques volées, renonça à sa proie et disparut.

Sur le conseil d’un de ses officiers, d’Estaing prit le parti de mouiller. L’idée était heureuse ; le lendemain 14, au point du jour, on vit apparaître sept vaisseaux de l’escadre, et bientôt après deux encore. Pendant qu’on essayait, dans cette journée du 14, d’installer sur le Languedoc une mâture de fortune et de regréer les autres vaisseaux, qui avaient tous souffert, d’Estaing transporta son pavillon sur l’Hector. « Je cédai, dit-il, au désir de retrouver les Anglais. » Du moins, il put se saisir, le 15, d’une corvette de seize canons. Le 17, les réparations étaient à peu près terminées, comme on pouvait les faire en pleine mer, et toute l’escadre se trouvait réunie, à l’exception du César, dont on n’avait pas de nouvelles. D’Estaing, repassé sur le Languedoc, mais prêt, en cas de combat, à embarquer sur le Protecteur, fit lever le mouillage. S’il n’avait consulté que son besoin urgent de réparation et de repos, il aurait gagné la Delaware, qui était assez voisine, ou plutôt encore Boston, à cause des ressources de ce port. Mais il avait promis à Sullivan de revenir ; avant tout, il fallait « prouver aux nouveaux alliés de Sa Majesté que l’on savait tout sacrifier pour tenir ce qui avait été promis. » Le signal fut fait de marcher au nord. Le 20 août, après cette croisière de dix jours si accidentée, l’infatigable amiral mouillait de nouveau devant Rhode Island.

La situation à Newport était toujours la même. Sullivan s’était borné à élever contre la place des batteries, qui étaient inefficaces ; il avait besoin, disait-il, des Français pour donner l’escalade, et il demandait que l’escadre reprît sa position dans la passe centrale. La Fayette et le général Greene se rendirent à bord du Languedoc pour obtenir le concours de d’Estaing. Un conseil de guerre fut tenu dans la journée du 21 août. A la demande d’un secours de six cents hommes, faite par La Fayette au nom de Sullivan, l’amiral répondit qu’il était prêt à en fournir douze cents, à condition qu’on lui garantît que Newport tomberait en deux jours. La Fayette ne pouvait prendre cet engagement. Alors le conseil décida que l’escadre ne pouvait rester davantage au mouillage : deux de ses vaisseaux étaient entièrement démâtés ; elle manquait de tout. L’ordre du Roi était positif : se rendre à Boston en cas d’accident ou au cas où arriverait une flotte supérieure ; or, le Fantasque et le Sagittaire avaient reconnu un vaisseau à trois ponts, qui ne pouvait faire partie que de l’escadre de Byron, récemment arrivée. L’avis unanime du conseil fut d’aller à Boston tout de suite pour s’y regréer et s’y ravitailler. Cette décision fut mise aussitôt à exécution. Le 22 août, toute l’escadre appareilla. Son second mouillage devant Rhode Island n’avait duré que vingt-quatre heures.

Telle fut la troisième étape de l’escadre française. A la Delaware, elle n’avait pas vu l’ennemi ; à Sandy Hook, elle l’avait vu, sans pouvoir le poursuivre ; à Rhode Island, elle l’avait poursuivi, sans pouvoir l’atteindre.

Quand on vit que Newport, que les Franco-Américains avaient failli prendre, restait entre les mains des Anglais, le désappointement fut très vif dans le camp de Sullivan. Ce général alla même jusqu’à publier un ordre du jour injurieux pour les Français ; il oubliait que ses propres retards étaient la première et la seule cause de cette série de contretemps. D’Estaing, qui avait la conscience d’avoir fait son devoir, ne prit pas la peine de se disculper ; il se borna à dire que si ses hommes et ses vaisseaux, qui tenaient la mer depuis de longues semaines, pouvaient jouir enfin de quelques jours de repos, s’il trouvait à Boston les rafraîchissemens et le matériel dont il avait un besoin urgent, il serait prêt à sortir de nouveau et à combattre « pour la gloire du nom français et les intérêts de l’Amérique. »


VI

Parti de Rhode Island le 22 août avec toute l’escadre, y compris les trois frégates qui étaient restées dans le chenal de l’Est, d’Estaing arriva dans la rade de Boston le 28 août. Il y trouva le César, qui s’était séparé de l’armée lors du premier départ de Rhode Island. Ce vaisseau, que commandait le comte de Broves, chef d’escadre, avait soutenu, le 16 août, un très violent combat contre l’Isis, de cinquante canons ; il était sur le point de s’en emparer, lorsque la roue de son gouvernail fut mise en pièces par un boulet ; il dut renoncer à la poursuite. Suivant les instructions antérieures, il avait gagné Boston. L’escadre française se trouvait de nouveau au complet.

A peine arrivé dans les eaux de Boston, d’Estaing fit preuve d’une étonnante activité. Craignant avec raison d’être poursuivi, il ne voulut pas être surpris. Un des bons mouillages de la rade de Boston est la baie de Quincy ; mais elle est commandée par l’île et la baie de Nantasket, situées plus à l’est. Aussi trois vaisseaux seulement, dont les réparations étaient urgentes, le Languedoc, le Marseillais et le Protecteur, mouillèrent à Quincy Bay[5] ; les neuf autres restèrent dans les eaux de Nantasket. Les frégates, retirées dans le port même, furent désarmées presque en entier ; équipages et matériel furent employés, en quelques heures, à l’armement d’un vaste camp retranché. On occupa les trois positions qui commandent Quincy Bay : la presqu’île de Hull, très effilée, qui forme la pointe occidentale de Nantasket, — l’île Georges, qui est occupée aujourd’hui par un fort puissant ; — l’île Lovell ; en arrière de celle-ci, l’île Gallop fut mise encore en état de défense. Bougainville, Broves, Chabert, d’Albert de Rions occupèrent ces diverses positions, toutes hérissées de mortiers et formant un ensemble très solide. Appuyés sur ces batteries, les neuf vaisseaux qui avaient le moins souffert étaient embossés en demi-cercle dans la rade de Nantasket ; du large, dit d’Estaing, ils présentaient « l’ordre le plus imposant. » Monté sur le César, l’amiral était prêt à répondre à une attaque.

Trois jours seulement après l’arrivée à Boston, le 31 août, quand ces préparatifs de défense se poursuivaient avec une activité fiévreuse, on signala au large l’escadre anglaise. Pour les Américains, assez disposés à tenir peu de compte des dangers courus par nos vaisseaux, ce n’était qu’un mirage. On vit bien le lendemain, 1er septembre, que c’était l’escadre de Howe, forte à présent de seize à dix-huit voiles, car elle avait été renforcée d’une partie de l’escadre de Byron. Les dispositions pour la recevoir n’étaient pas terminées ; mais chacun était à son poste de combat. Les Anglais se montrèrent au large, sans s’approcher même à portée de canon ; ils jugèrent la position trop solide pour être forcée, trop dangereuse même pour être bloquée ; un de leurs vaisseaux, le Saint-Alban, perdit ses ancres sur le cap Cod, au sud-est de Nantasket. Ils ne firent donc que se montrer, puis ils disparurent. Après leur départ, on continua à travailler aux fortifications ; l’escadre fut bientôt à l’abri de toute surprise. Elle put goûter enfin quelques jours de sécurité.

Cependant ce séjour à Boston, qui se prolongea un peu plus de deux mois, fut loin d’être un temps d’oisiveté. Se procurer des mâts et des vivres dans un pays, qui était à peu près sans ressources ; traiter avec le gouvernement de Boston, qui était assez mal disposé pour nous à cause du prétendu abandon de Rhode Island : cette tâche si difficile ne demanda pas moins que la prodigieuse activité du chevalier de Borda, le dévouement sans limites de tous les officiers, et la très grande souplesse diplomatique de d’Estaing. Il est difficile de se faire une idée de l’effort accompli en quelques semaines pour remettre à peu près en état cette escadre, qui était partie de Toulon dans un état de préparation imparfait et qui n’avait jamais été ravitaillée depuis son départ.

Le 25 septembre, le Conseil de Boston offrit un grand banquet à l’amiral et aux officiers de l’escadre. Quatre tables de soixante-dix couverts chacune avaient été dressées. « Les Américains se sont entremêlés avec nous à chaque table pour faire les honneurs de la fête, qui a été de la plus grande gaieté. » L’heure des toasts venue, on porta des santés à je ne sais combien de personnes et de choses : « A l’Amérique ! Au roi de France ! Au Congrès ! A la flotte française ! Au général Washington et à l’armée américaine ! A l’indépendance de l’Amérique ! A l’alliance de la France et de l’Amérique, qui ne soit jamais interrompue ! Au ministre de France auprès du Congrès ! A M. Franklin, ministre d’Amérique à la Cour de France ! A l’amitié de la France et de la liberté ! Au commerce, arts et agriculture ! A M. d’Orvilliers et à toute son armée ! A M. le comte d’Estaing et tous les officiers de l’escadre française qui est dans le havre de Boston ! Sur la demande de M. le comte d’Estaing, au président du Conseil et à tous les Américains ici présens ! A Mgr le duc de Chartres ! A la reine de France ! A M. Du Chaffault ! A M. le marquis de La Fayette ! A la marine et vaisseaux américains ! A toutes les femmes et filles qui ont perdu leurs maris et amans dans la bonne cause I A M. le duc de Choiseul ! A M. de Sartine ! A M. de Maurepas ! »

D’Estaing se plaignait d’être très mal au courant de ce qui se passait chez les Anglais. « La partie des espions, dit-il, est absolument inconnue, négligée, même dédaignée par les Américains. » Les nouvelles que Washington lui faisait passer avaient « toujours été tardives ou fausses. » On disait que les Anglais préparaient une grande expédition contre Boston. D’Estaing y croyait peu, dans la conviction, d’ailleurs justifiée, qu’ils faisaient passer des renforts aux Antilles. L’amiral Byron avait appareillé de Sandy Hook avec seize vaisseaux de ligne et une grande flotte de transports. D’Estaing l’attendit douze jours, sans le voir apparaître. Il devenait difficile de prolonger notre mouillage. Nous avions épuisé tout ce que le pays pouvait fournir de vivres, « il ne nous restait que l’indispensable nécessaire pour faire route. » A la fin d’octobre, on se prépara à partir, à destination des Antilles ; en quarante-huit heures, on remit à bord toute l’artillerie qui avait été débarquée pour les travaux de fortification. Le 2 novembre, un coup de vent très violent favorisa notre sortie ; les vaisseaux ennemis durent se réfugier sur Rhode Island et sur New-York.

Le 3 novembre, d’Estaing commença l’appareillage ; le lendemain, toute l’escadre était au large de Nantasket. La sortie ne s’était pas faite sans accidens. Le Zélé avait fortement touché ; le Protecteur et le Languedoc'' avaient failli se perdre. Le vaisseau amiral, dont la mature n’avait pu être qu’imparfaitement réparée, gouvernait mal. On finit cependant par prendre le large. Au bout d’un mois de traversée, le 9 décembre, l’escadre de d’Estaing jetait l’ancre à Fort-Royal, aujourd’hui Fort-de-France, à la Martinique.

Les jours d’épreuve n’étaient point finis pour d’Estaing. Après une laborieuse campagne aux Antilles, qui fut du moins marquée par la victoire de la Grenade, il devait réapparaître aux Etats-Unis pour les opérations infructueuses du siège de Savannah. Il rentrait à Brest le 7 décembre 1779 ; il avait tenu la mer pendant vingt mois moins six jours depuis son départ de Toulon.


VII

En quittant Boston, le vice-amiral ès mers d’Asie et d’Amérique avait adressé au ministre un long rapport, pour lui raconter les incidens de son séjour sur les côtes des États-Unis. Ce document, en date du 5 novembre 1778, s’ouvre par les lignes suivantes :

« La lenteur de notre navigation qui nous a enlevé des succès certains, — le défaut de fond qui s’est trouvé une barrière insurmontable, — un coup de vent qui a fait échapper, après trente-six heures de chasse, une escadre anglaise venue pour nous attaquer, — le démâtement de deux des principaux vaisseaux, — et l’énorme supériorité que donne à l’ennemi la jonction de ses deux escadres, n’ont permis que des tentatives répétées, peu de mal fait aux Anglais, et enfin des précautions défensives, ainsi que l’appareillage qui a pour but d’exécuter la partie de mes instructions que la raison m’indique. »

Toute la campagne de 1778 n’avait pas cependant été infructueuse ; car la délivrance de Philadelphie avait été le résultat de l’arrivée de l’escadre. Mais notre impuissance à Sandy Hook, notre mauvaise fortune à Newport, notre inaction à Boston, avaient trop souvent donné à ces opérations, d’ailleurs intéressantes, un caractère négatif. Les Américains n’en furent pas moins très reconnaissans à l’armée navale de Sa Majesté Très Chrétienne de ce vigoureux effort, dont on pouvait dire qu’il avait paralysé les mouvemens des Anglais. Le Congrès des États-Unis rendit à l’amiral et à son escadre un hommage éclatant, par sa délibération du 17 octobre 1778 :

« Délibéré que Son Excellence M. le comte d’Estaing a constamment agi en brave et sage, officier ; que Son Excellence, les officiers, matelots et soldats ont rempli tout ce à quoi les États-Unis pouvaient s’attendre de l’expédition, autant que les circonstances et le genre de services l’ont pu admettre, et qu’ils ont tous de puissans titres à l’estime des amis de l’Amérique. »


G. LACOUR-GAYET.


  1. Les Combattans français de la guerre américaine, 1778-1783. Paris, 1903. Ancienne maison Quantin.
  2. Traduit de l’anglais par Mme Gaston Paris, 2 vol. in-8o, 1902-1903, Plon.
  3. Un vol., in-8o, 1902, Perrin.
  4. Pour cette partie de la carrière de d’Estaing, on nous permettra de renvoyer à notre ouvrage : la Marine militaire de la France sous le règne de Louis XV, Paris Champion, 1902.
  5. D’Estaing écrit King’s Road.