La Vie littéraire/4/La jeunesse de M. de Barante

La Vie littéraire/4
La Vie littéraireCalmann-Lévy4e série (p. 27-38).

LA JEUNESSE
DE M. DE BARANTE[1]

Je me rappelle, étant enfant, avoir vu plusieurs fois, dans la librairie de mon père, M. de Barante, alors plus qu’octogénaire. Nous lisions avidement au collège son Histoire des ducs de Bourgogne, et je regardais l’auteur de ces intéressants récits avec tout le trouble et toute la crainte des jeunes admirations. Mais M. de Barante parlait si affectueusement et d’une voix si douce, que j’étais un peu rassuré. C’était un homme excellent, qui aimait à faire le bien autour de lui. Il restait chaque année peu de jours à Paris, vivant retiré dans sa terre de Barante, en Auvergne, où il était né et où il voulait mourir. On me dit, et je le crois, qu’il y était entouré du respect et de la sympathie de tous.

On pensait en le voyant au vers du poète :

Rien ne trouble sa fin, c’est le soir d’un beau jour.

Je n’ai jamais rencontré plus agréable vieillard. Et je revois encore avec plaisir, parmi mes plus anciens souvenirs, son gracieux visage travaillé par les ans comme un vieil ivoire d’une finesse exquise.

Quant à l’Histoire des ducs de Bourgogne, je ne l’ai pas relue. Mais j’ai lu Froissart. M. de Barante a beaucoup écrit, et même fort bien, sans que ses œuvres historiques et littéraires soient beaucoup autre chose que les distractions d’un homme d’État et les plaisirs d’un sage. Personne ne lit plus aujourd’hui ces pages des Ducs de Bourgogne, pourtant si faciles à lire et calquées sur les chroniques avec une grâce un peu molle. On n’a jamais beaucoup feuilleté ses histoires de la Convention et du Directoire. M. de Barante est plus intéressant que ses écrits, et le meilleur de ses ouvrages pourrait bien être celui où il se peint lui-même, ce recueil de Souvenirs, dont M. Claude de Barante, son petit-fils, vient de publier le premier volume.

Comme le feu duc de Broglie, M. de Barante touchait au terme de sa vie quand il entreprit d’écrire ses mémoires, et la mort a interrompu ce dernier travail. Pour l’accomplir, M. de Barante n’avait guère qu’à mettre en ordre les notes abondantes déjà consignées par lui dans des exemplaires interfoliés de la biographie Michaud et de l’Europe sous le Consulat, l’Empire et la Restauration, par Capefigue. On s’étonnera peut-être que M. de Barante ait choisi pour l’annoter un livre de Capefigue. Mais, par l’ampleur de son cadre, l’ouvrage se prêtait à des gloses sur beaucoup d’hommes et de choses, et puis on ne se faisait pas alors de l’histoire l’idée que nous en avons aujourd’hui, et Capefigue suffisait. M. Claude de Barante a jugé avec raison qu’il pouvait continuer l’œuvre interrompue en faisant usage des matériaux tout préparés et des correspondances qu’il a pu réunir. Le premier volume, qui vient de paraître, va de 1782, date de la naissance de M. de Barante, au mois de février 1813. Il présente une rédaction complète et suivie.

On ne s’attendait pas, sans doute, à y trouver les lettres que madame Récamier écrivit à M. de Barante vers 1805, et qui ont été conservées. Certaines convenances s’opposaient sans doute à ce qu’elles fussent publiées tout de suite. Elles sont en mains sûres, mais non pas toutefois si fidèlement gardées qu’on n’en ait pu détourner quelques lignes à la dérobée. Je puis dire qu’elles sont d’un joli tour, et plus tendres et plus féminines qu’on ne devait s’y attendre. Sainte-Beuve disait que madame Récamier, manquant de style et d’esprit, avait la prudence de n’écrire que des billets. Cet habile homme, qui savait tout, pourtant ne connaissait pas les lettres dont je parle. Elles ont de la grâce, de la finesse et presque de la flamme. C’est auprès de madame de Staël, à Coppet et à Genève, où son père était préfet, que le jeune Barante vit pour la première fois madame Récamier. Il parle brièvement, dans ses Souvenirs, de ces visites à Corinne. « J’avais vingt et un ans, dit-il, j’étais très attiré par cette société de Coppet, où il me semblait qu’on avait quelque sympathie pour moL » Corinne était alors dans l’éclat de sa gloire, dans tout le feu de sa beauté, faite d’éloquence, de passion et de tempérament. On dit qu’elle eut du goût pour le jeune Barante, qui était aimable ; on dit aussi qu’elle collabora au Tableau de la Littérature au xviiie siècle, que l’auteur publia un peu plus tard. Les Souvenirs ne nous fournissent sur ce point aucun éclaircissement. Ils nous apprennent seulement que M. de Barante était de la petite troupe des acteurs de Coppet. Car on jouait la tragédie à Coppet, comme jadis à Femey. M. de Barante eut un rôle dans le Mahomet, de Voltaire, à côté de Benjamin Constant qui faisait Zopire. On ne dit pas si madame Réramier jouait ce jour-là. Nous savons par ailleurs qu’elle fit Aricie dans une représentation de Phèdre, où madame de Staël tenait le rôle principal. Madame Récamier n’est pas nommée une seule fois dans les Souvenirs de M. de Barante. Pourtant, après un de ces séjours de Coppet elle lui écrivait qu’elle avait longtemps suivi des yeux la voiture qui l’emportait et elle lui recommandait de ne pas dire trop de bien d’elle à madame de Staël, quand il lui écrirait. Mais ce sont les lettres qu’il faudrait lire tout entières ; M. de Barante les a gardées et elles étaient telles qu’il pouvait les garder. Il a même gardé le petit chiffon de papier que madame Récamier lui glissa dans la main un soir chez elle, à Paris, et où elle avait crayonné une phrase comme celle-ci : « Sortez, cachez-vous dans l’escalier et remontez quand Mole sera parti. » Sans doute cela ne veut rien dire et le billet peut s’expliquer de bien des manières. Mais aussi on nous avait trop parlé de la sainteté de madame Récamier, et cela nous amuse maintenant de surprendre son manège. Ces lettres, si on les publie, et on les publiera, ne livreront pas le secret de Julie. Un doute subsistera. Mais on saura du moins que la divine Julie était plus sensible qu’on ne l’a dit. On saura qu’elle avouait sa faiblesse réelle ou feinte à un très jeune homme, plus jeune qu’elle de cinq ans. Et elle ne sera plus tout à fait celle que Jules de Concourt appelait si joliment la Madone de la conversation.

Tous les témoignages s’accordent à reconnaître que M. de Barante était dans sa jeunesse très séduisant. On dit que le charme d’un homme est toujours le don de sa mère et qu’on reconnaît à leur grâce les fils des femmes supérieures. Je n’en jurerais pas ; mais il semble bien que la mère de Prosper de Barante ait été une créature d’élite. Telle que son fils nous la montre, elle est admirable d’esprit et de cœur. Elle écrivait pour ses enfants des extraits d’histoires, des géographies en dialogue et des contes. Quand, sous la Terreur, son mari, ancien lieutenant criminel à Riom, fut arrêté et conduit à Thiers, elle alla le rejoindre, à cheval, bien qu’elle fût à la fin d’une grossesse, et elle accoucha le lendemain. À peine relevée de couches, elle courut à Paris et sollicita du Comité de salut public la liberté de son mari et l’obtint contre toute probabilité. Elle était jeune encore lorsqu’en 1801 un mal mortel la frappa. « Ma mère, dit M. de Barante, sentit la mort s’approcher sans illusion et avec courage, dans toute la force de sa raison. Son âme se montra à découvert, soutenue par les souvenirs de la vie la plus noble et la plus pure. Elle fit entendre à tous un langage à la fois si élevé et si naturel, que les personnes qui l’entouraient étaient pénétrées de respect et d’admiration. »

Prosper de Barante entrait dans la vie publique quand il perdit sa mère. Cet incomparable malheur laissa dans son esprit une empreinte profonde et durable.

« Il me semble, dit-il, que les pensées morales et religieuses, que les sentiments élevés que je puis avoir datent de ce moment. J’appris à valoir mieux qu’auparavant ; ma conscience devint plus éclairée et plus sévère. »

C’est là un état d’âme que comprennent tous ceux qui ont passé par une semblable épreuve. M. de Barante ajoute qu’il lut et relut alors un livre que son père aimait par-dessus tous les autres, les Pensées de Pascal, et que ce livre laissa « beaucoup de substance » dans son esprit. Je veux le croire ; mais il n’y paraît guère et l’on ne se douterait pas, s’il ne l’avait dit, que M. Barante s’est nourri de Pascal. Que le lieutenant criminel de Riom, un peu janséniste, ait beaucoup lu le livre de son grand compatriote, qui était peut-être un peu son parent, car ils sont tous parents en Auvergne, rien de plus naturel. Mais que Prosper de Barante doive quelque chose au plus fougueux, au plus sombre, au plus ardent, au plus impitoyable des catholiques, c’est ce qui ne saute pas aux yeux, et j’ai beau chercher je ne découvre rien dans la modération de cet homme politique qui rappelle l’inhumanité de l’auteur des Provinciales.

Sage, perspicace, appliqué, tel se montre dès le début Prosper de Barante, qui, sorti de l’École polytechnique, fut nommé auditeur au conseil d’État en 1806, à vingt-trois ans. Tout de suite il sentit qu’il était dans sa voie :

Je me réjouis beaucoup de cette faveur. J’allais avoir une position dans le monde politique, une occupation régulière et l’espoir d’y réussir. Mais ce qui me donna bientôt le plus de satisfaction, ce fut d’être placé de manière à voir et à entendre l’empereur.

Je ne partageais certes pas le fétichisme de son entourage, mais connaître et apprécier un si grand esprit, un si puissant caractère, savoir ce qu’il était et ce qu’il n’était pas absorbait mon attention. Je considérais les séances du conseil comme une sorte de drame, et j’écoutais curieusement les interlocuteurs et surtout l’empereur.

Et il recueille toutes les paroles de l’empereur, qui s’exprime avec verve, vivement, impatiemment, passant de la raillerie à la colère, et jurant quand M. Beugnot n’est point de son avis. Ce n’est pas que Napoléon soit incapable de supporter la contradiction, mais il ne la souffre que de ceux qu’il sait n’être pas trop opiniâtres.

C’est surtout dans la préparation des lois scolaires qu’il parle abondamment. Sa pensée est vaste comme le sujet qu’elle traite. Mais il trouve que l’instruction publique n’est jamais assez dans la main du gouvernement.

Les séances étaient intéressantes. Par malheur, le jeune auditeur ne put y assister longtemps. L’empereur le chargea de dépêches pour l’Espagne. Charles IV (le texte dit Charles II) était alors à Saint-Ildefonse, le Versailles des rois catholiques. M. de Barante fut reçu par ce Godoy à qui Marie-Louise de Parme avait donné, avec son amour, le titre de prince de la Paix et le pouvoir royal. Quand il parlait à la reine « le ton de sa voix n’avait rien de respectueux, remarque M. de Barante, et je m’aperçus qu’il voulait me prouver à quel point il était le maître ».

Peu de temps après, l’armée française étant entrée à Berlin, il eut l’ordre de s’y rendre. Il rencontra M. Daru au sortir du Jardin botanique.

— Je viens de faire un acte de vandalisme, lui dit l’intendant des armées ; j’ai été voir s’il y avait moyen d’arranger en écuries les orangeries et les serres. Savez-vous quelle idée me poursuivait ? Je songeais que les armées de l’Europe pourraient bien aussi envahir la France et entrer à Paris, qu’alors l’intendant militaire, voyant la galerie du Musée, aviserait d’en faire un magnifique hôpital et irait y calculer combien de lits on y installerait.

M. de Barante entendit ces paroles comme l’écho de sa propre pensée. Il ne croyait pas à la durée de l’empire et il le servait comme un maître qui passe.

Nommé en 1807 sous-préfet à Bressuire, il trouva une petite ville à demi ensevelie sous le lierre et les orties ; un vrai nid de chouans. Mais ces anciens brigands étaient de très braves gens, qui oubliaient la guerre pour la chasse, et après dîner chantaient des chansons et dansaient en rond entre hommes. Population assez facile à administrer surtout par un fonctionnaire modéré et religieux comme M. de Barante. Les seules difficultés sérieuses venaient de la conscription. Cette cérémonie n’était nullement agréable aux gars du Bocage. Aussi Napoléon, qui craignait une nouvelle chouannerie, n’exigeait des départements de l’Ouest qu’un contingent réduit. Et encore donnait-il de grandes facilités pour le remplacement. Il recommandait à ses fonctionnaires de prendre tous les ménagements possibles, et M. de Barante était d’un caractère à bien suivre de telles instructions. Le directeur général de la conscription était alors un M. de Gessac, qui, méthodique et classificateur, avait dressé un tableau des préfets divisé en quatre catégories : 1o  efforts et succès ; 2o  efforts sans succès ; 3o  succès sans efforts ; 4o  ni succès ni efforts. M. de Barante ne dit pas dans quelle catégorie il fut rangé par M. de Gessac.

M. de la Rochejaquelein et sa femme, la veuve de l’héroïque Lescure, habitaient le château de Clisson, proche Bressuire. Le jeune sous-préfet les voyait souvent et passait parfois quelques jours de suite chez eux. Il y trouvait madame de Donissan, qui avait été dame de madame Victoire. C’était pour un fonctionnaire de l’empire, une société bien royaliste. Mais le sous-préfet était lui-même assez peu attaché au régime qu’il servait honnêtement et sans goût. On ne se gênait pas d’en annoncer devant lui la chute prochaine.

Un soir, il répondit :

— Je crois, comme vous, que l’empereur est destiné à se perdre ; il est enivré par ses victoires et la continuité de ses succès. Un jour viendra où il tentera l’impossible. Alors vous reverrez les Bourbons. Mais ils feront tant de fautes, ils connaissent si peu la France, qu’ils amèneront une nouvelle révolution.

C’était prévoir de loin les trois journées de Juillet.

En 1807, madame de la Rochejaquelein venait de commencer ses Mémoires, elle lut à M. de Barante ce qu’elle avait déjà écrit, jusqu’au passage de la Loire, et lui proposa « d’achever et même de rédiger avec plus de style les premiers chapitres ».

Il se mit aussitôt à l’œuvre : madame de la Rochejaquelein dicta ce qu’elle n’avait pas encore rédigé. Le livre, publié en 1815, est admirable de vie et de vérité. M. Claude de Barante insiste dans une longue note pour en faire honneur à son grand-père.

S’il est de M. de Barante, c’est son meilleur livre. Mais on ne peut en déposséder la veuve de M. de Lescure. L’édition de 1889 établit qu’il lui appartient en propre ? Et avait-on besoin même de preuves tirées de l’examen des manuscrits ? Ce livre est fait des deuils, des souffrances, des périls, des misères de cette femme de cœur. Ce livre c’est elle-même, ce qu’elle a vu, ce qu’elle a souffert. Je sais bien que M. de Barante l’a retouché, rédigé, si l’on veut, comme disent d’anciennes éditions, et qu’il y a ajouté des chapitres topographiques. Cela n’est ni contesté ni contestable.

Oui, il a beaucoup corrigé, mais toutes ses corrections ne sont pas heureuses et les éditeurs de 1889 ont montré que dans plus d’un endroit M. de Barante avait gâté le texte original.

Il est regrettable que M. Claude de Barante ait rouvert un débat qu’on croyait clos. Il me semble bien que la question a été jugée en faveur de madame de la Rochejaquelein, il y a une dizaine d’années, par des savants des départements de l’Ouest formés en comité sous la présidence de M. Pie, évêque de Poitiers.

À vingt-six ans, M. de Barante était nommé préfet de la Vendée. Il montra dans ces nouvelles fonctions le même esprit de bienveillance et la bonne grâce qu’il avait déployés à Bressuire, mais il croyait de moins en moins à la durée de l’empire. Il assista comme préfet au mariage de l’empereur :

Ce fut vraiment une belle cérémonie. Rien n’était plus magnifique que ce long défilé de la cour impériale, de ces rois, de ces reines formant le cortège de l’impératrice, de ces grands personnages, de ces maréchaux couverts d’or, de plaques et de cordons, suivant, pour se rendre au grand salon carré du Louvre disposé en chapelle, la galerie du musée, entre deux haies de spectateurs, hommes ou femmes, parés, brodés, revêtus de leur uniforme.

Quand l’empereur, l’impératrice et le cortège furent passés, M. Mounier dit à l’oreille de M. de Barante :

— Tout cela ne nous empêchera pas d’aller un de ces Jours mourir en Bessarabie.

M. Mounier savait à qui il parlait.

Ce premier volume nous montre en M. de Barante un homme de beaucoup de tact, de sens et finesse, un homme de second plan, mais qui a bien son originalité : c’est un janséniste aimable.

  1. Souvenirs du baron de Barante, de l’Académie française, 1782-1866, publiés par son petit-fils, Claude de Barante, in-8o, tome Ier.