La Vie littéraire/1/M. Thiers historien

La Vie littéraire/1
La Vie littéraireCalmann-Lévy1re série (p. 239-255).

M. THIERS HISTORIEN[1]

Samedi dernier, le monument funèbre élevé dans le cimetière du Père-Lachaise à la mémoire de M. Thiers a été inauguré en présence de la famille et de quelques amis. Cette cérémonie intime marque le dixième anniversaire de la mort de M. Thiers, survenue à Saint-Germain en Laye le 3 septembre 1877. Dix ans ! c’est déjà la postérité. Il est intéressant de rechercher comment les livres de cet homme illustre se soutiennent devant elle.

L’Histoire de la Révolution et l’Histoire du consulat et de l’Empire, par M. Thiers, furent, pendant plus de trente ans, les livres qu’on lut le plus en France, si l’on excepte les Trois mousquetaires, qui, l’on en conviendra, n’appartiennent pas au même genre. On dit que les lecteurs de ces ouvrages ont diminué depuis dix ans ; je suis disposé à le croire ; mais il est certain qu’ils sont très nombreux encore.

Quant aux jugements qu’on en porte aujourd’hui, — je parle des jugements qui font loi, — ils sont très divers. Convenons que la nouvelle école historique ne leur est pas très favorable. Mais il faut se garder des jugements trop généraux et entrer un peu dans le détail des choses.

C’est en 1823 que M. Thiers commença son Histoire de la Révolution. On n’avait alors sur cette grande époque que le témoignage des contemporains. MM. Berville et Barrière publiaient la volumineuse collection de Mémoires à laquelle leur nom est attaché. Tous les lecteurs un peu généreux se sentaient remués jusqu’au fond de l’âme par ces pages brûlantes, écrites dans la prison ou l’exil, sous le coup de la proscription et de la mort, par ces testaments publics de madame Roland et de tant d’autres victimes héroïques. Déjà naissait la légende des Girondins. Le livre de M. Thiers fut conçu dans le feu de cet enthousiasme.

Il n’était préparé ni par de longues études, ni par de graves méditations. M. Thiers, fort jeune encore, montrait plus de spirituelle pétulance que de profondeur méditative. Ce petit homme, grisé par la capiteuse nouveauté de la vie, demandait au monde le plaisir avant la puissance. Il faisait, dit-on, des soupers qui ne convenaient pas à son tempérament délicat et se promenait, non sans péril, sur Ibrahim, son cheval pie. Cependant il n’inspirait pas de confiance aux éditeurs. Quand il proposa aux libraires Lecointe et Durey une histoire de la Révolution dont il avait le plan dans la tête, ces messieurs restèrent indécis. Ils avaient besoin d’un ouvrage de ce genre pour continuer Anquetil ; mais ils n’osaient en confier l’exécution à un inconnu. Enfin, après y avoir suffisamment réfléchi, ils acceptèrent l’offre de M. Thiers, à la condition qu’il signât le livre avec Félix Bodin. Ce Félix Bodin, qui servit de caution à M. Thiers, n’était guère moins jeune que lui, mais il était connu comme historien. Il faisait des résumés historiques et il en faisait faire. Son industrie prospérait. C’est un grand hasard si, en bouquinant aujourd’hui sur les quais, on ne trouve pas dans la boîte à quatre sous quelques-uns de ces résumés. Ceux de l’histoire de France et de l’histoire d’Angleterre sont de Félix Bodin lui-même. Armand Carrel et Amédée Thierry ont débuté tous deux dans le magasin de cet entrepreneur d’histoire.

Les deux premiers volumes de l’Histoire de la Révolution parurent avec la signature de Félix Bodin et A. Thiers. Il ne semble pas que Bodin y ait mis autre chose que son nom. Ces deux volumes furent accueillis avec faveur par le public. Ils embrassent toute la Constituante et une grande partie de la Législative. Leur succès s’explique sans peine ; ils représentaient le premier essai d’une histoire générale de ces évènements qui changèrent la France et remuèrent le monde ; les auteurs ou, pour mieux dire, l’auteur y jugeait avant tout autre la Révolution au nom de la jeune génération qui en sortait. Aujourd’hui, ces deux volumes paraissent un peu faibles. Les neufs autres, signés par M. Thiers seul, furent publiés de 1824 à 1827. Ils sont bien supérieurs. M. Thiers avait appris beaucoup de choses en peu de mois. Il avait vu, chez Manuel et chez M. Laffitte, d’anciens constituants, des montagnards échappés à la Convention, des survivants des Cinq-Cents, du Corps législatif et du Tribunal, des vieux généraux de la République, des fournisseurs des armées ; il avait mesuré tous ces débris, interrogé toutes ces ombres ; il avait même travaillé la guerre avec Jomini et les finances avec le baron Louis.

Ces témoins du passé, il les écoutait autant qu’il pouvait écouter, n’étant pas grand écouteur de son naturel ; il les devinait surtout ; c’est à cela qu’il excella toujours. Le troisième volume porte déjà le témoignage de ce commerce avec les hommes et de cette pratique des choses si indispensables à l’historien. Il est informé, vivant, lumineux. Qui donc a dit si bien de Thiers qu’il arrive dans la Révolution avec les Marseillais eux-mêmes, à la veille du 10 Août ? Mais la source de son inspiration n’était pas tout entière dans l’étude du passé. Il ne vivait point enfermé dans son œuvre. Les affaires présentes l’occupaient autant pour le moins que les souvenirs de la Convention. En 1824, le chef de la fraction ultraroyaliste était monté sur le trône. Ce qui animait M. Thiers d’un souffle dont l’ardeur passait dans son livre, c’était le ministère Villèle, la loi du sacrilège, le milliard des émigrés, la censure, c’était l’effort du gouvernement pour revenir à l’ancien régime. Son histoire se ressent des temps où elle a été écrite. Bien que purement narrative, elle respire l’amour des institutions qu’on menace et un zèle obstiné pour la garde des conquêtes encore disputées. M. Thiers laissa à Mignet, son ami, dont le Précis parut en 1824, le soin de composer une histoire dogmatique ; il conta seulement et il exposa. Mais avec quelle vivacité ! Cet esprit si agissant semble activer les événements qu’il raconte.

Je viens de rouvrir ce livre de jeunesse. J’avoue que j’ai été entraîné et qu’il m’a fallu aller jusqu’au bout. On est emporté comme sur un fleuve dont le cours est égal, dont les bords sont unis. On ne s’aperçoit par aucune secousse des changements de théâtre et de personnages ; car l’historien, toujours rapide, n’est jamais brusque. Et quels excellents chapitres sur les finances : assignats, maximum, emprunt forcé, institution du Grand-Livre ! Quelles expositions lucides des faits de guerre ! Comme il fait bien comprendre le point de départ, le nœud, les péripéties, le dénouement d’une campagne.

On l’a chicané sur sa philosophie ; on y a perdu son temps, il n’en a pas. Il n’est ni fataliste comme on le lui a reproché, ni providentiel. Il a dit lui-même, dans un de ses articles du National, avec la fermeté des convictions sincères : «  Il n’y a que des hommes et des passions d’hommes. » Il a dit encore : « Nous sommes tous hommes, et cette condition est dure. » Il veut que la Révolution réussisse ; il le veut à tout prix. C’est dans ce sens qu’après avoir plaint les Girondins, qui moururent pour elle, il ajoute : « On ne pourrait mettre au-dessus d’eux que celui des montagnards qui se serait décidé pour les moyens révolutionnaires par politique seule et non par l’entraînement de la haine. » Cela n’est point philosophique du tout et n’est guère moral. Que nous sommes loin ici de M. Quinet, qui se lamente dès qu’il voit la Révolution s’écarter des règles de la philosophie humanitaire ! Mais la philosophie et la morale ne sont point les parties essentielles de l’art de l’historien.

On a contesté à M. Thiers sa parfaite exactitude. On lui a reproché de confondre, à certains moments, sur la foi du Moniteur, Maximilien Robespierre et Robespierre jeune ; on lui a fait un grief de dire que Couthon, qui était cul-de-jatte, « s’élançait » à la tribune. On a relevé plusieurs erreurs dans son livre ; mais, en somme, point d’erreurs graves. Ses plus grosses fautes à cet égard ne seraient chez Michelet que des peccadilles. D’ailleurs, on ne peut écrire une histoire générale sans laisser échapper un très grand nombre d’inexactitudes. La question est de savoir si l’on doit écrire des histoires générales. La mode en semble passée aujourd’hui.

Les érudits de la nouvelle école, qui se vouent à cette heure à l’étude de la Révolution, sont plus enclins à publier des documents qu’à les mettre en œuvre. Ils proscrivent toutes les histoires générales, hors celles de Michelet, qui leur apparaît comme une sorte d’épopée dans laquelle toute licence est licence poétique. Ils nous donnent à entendre qu’il est imprudent de rien écrire sur la grande époque avant que tous les papiers des dépôts publics soient imprimés, ce qui sera l’affaire de deux ou trois cents ans au plus. C’est à peine s’ils permettent à M. Sorel et à M. Chuquet de traiter en attendant des relations extérieures et des campagnes. Le conseil municipal de Paris a ordonné des publications considérables de documents inédits qui sont poussées avec une grande activité. M. Maurice Tourneux est chargé pour sa part d’un travail devant lequel un bénédictin eût reculé.

Cela est fort bien. Mais, si l’on considère que les témoignages imprimés vont à cinquante mille volumes environ, et que les témoignages inédits sont beaucoup plus considérables, on désespérera de savoir jamais l’histoire de la Révolution. Permettez-moi de vous faire à ce sujet un conte que l’abbé Blanchet a fait avant moi, bien mieux que je ne saurais le faire. Mais, n’ayant pas son livre sous la main, je me vois forcé de le dire comme je le sais. Je le dédie à M. F.-A. Aulard, qui recueille avec un zèle infatigable les documents pour servir à l’histoire de l’époque à laquelle il a attaché son nom et sa fortune.

Quand le jeune prince disciple du docteur Zeb succéda à son père sur le trône de Perse, il fit appeler tous les savants de son royaume et, les ayant réunis, il leur dit :

— Le docteur Zeb, mon maître, m’a enseigné que les souverains s’exposeraient à moins d’erreurs s’ils étaient éclairés par l’exemple du passé. C’est pourquoi je veux étudier les annales des peuples. Je vous ordonne de composer une histoire universelle et de ne rien négliger pour la rendre complète.

Les savants promirent de satisfaire le désir du prince et, s’étant retirés, ils se mirent aussitôt à l’œuvre. Au bout de trente ans, ils se présentèrent devant le roi, suivis d’une caravane composée de douze chameaux, portant chacun cinq cents volumes.

Le doyen, s’étant prosterné sur les degrés du trône, parla en ces termes :

— Sire, les académiciens de votre royaume ont l’honneur de déposer à vos pieds l’histoire universelle qu’ils ont composée à l’intention de Votre Majesté. Elle comprend six mille tomes et renferme tout ce qu’il nous a été possible de réunir touchant les mœurs des peuples et les vicissitudes des empires. Nous y avons inséré les anciennes chroniques qui ont été heureusement conservées, et nous les avons illustrées de notes abondantes sur la géographie, la chronologie et la diplomatique. Les prolégomènes forment à eux seuls la charge d’un chameau et les paralipomènes sont portés à grand’peine par un autre chameau.

Le roi répondit :

— Messieurs, je vous suis fort obligé de la peine que vous vous êtes donnée. Mais je suis fort occupé des soins du gouvernement. D’ailleurs, j’ai vieilli pendant que vous travailliez. J’ai passé de dix ans ce qu’un poète appelle le milieu du chemin de la vie et, à supposer que je meure plein de jours, je ne puis raisonnablement espérer d’avoir encore le temps de lire une si longue histoire. Elle sera déposée dans les archives du royaume. Veuillez m’en faire un abrégé mieux proportionné à la brièveté de l’existence humaine.

Les académiciens de Perse travaillèrent vingt ans encore ; puis ils apportèrent au roi quinze cents volumes sur trois chameaux.

— Sire, dit le doyen d’une voix affaiblie par le travail et par l’âge, voici notre nouvel ouvrage. Nous croyons n’y avoir rien omis d’essentiel.

— Il se peut, répondit le roi, mais je ne le lirai point. Je suis vieux : les longues entreprises ne conviennent point à mon âge ; abrégez encore et ne tardez point.

Ils tardèrent si peu qu’au bout de dix ans ils revinrent suivis d’un seul chameau porteur de cinq cents volumes.

— Je me flatte, dit le doyen, d’avoir été compendieux.

— Vous ne l’avez pas encore été suffisamment, répondit le roi. Je suis au bout de ma vie. Abrégez, si vous voulez que je sache, avant de mourir, l’histoire des hommes.

On revit le doyen devant le palais au bout de cinq ans. Marchant avec des béquilles, il tenait par la bride un petit âne qui portait un gros livre sur son dos.

— Hâtez-vous, lui dit un officier, le roi se meurt.

En effet, le roi était sur son lit de mort. Il tourna vers le doyen et son gros livre un regard presque éteint, et il dit en soupirant :

— Je mourrai donc sans savoir l’histoire des hommes !

— Sire, répondit le doyen, presque aussi mourant que lui, je vais vous la résumer en trois mots : Ils naquirent, ils souffrirent, ils moururent.

C’est ainsi que le roi de Perse apprit l’histoire universelle au moment de passer, comme on dit, de ce monde à l’autre.

M. Thiers, en lançant tout fougueux son livre en 1823, fut mieux avisé, il faut en convenir, que le doyen des académiciens de Perse. Il nous reste à dire un mot de la façon dont le livre est écrit, puisque enfin notre métier est de parler littérature. Convenons-en tout de suite, M. Thiers est incorrect et négligé. Carrel, qui pourtant l’estimait, a dit : « Lorsqu’il écrit, on pourrait croire qu’il improvise. » Sa phrase, souvent molle et fluide, manque de nerf. Cela est vrai. Pour faire toucher du doigt le défaut de l’écrivain, il suffit de citer un fragment du portrait de Danton par Garat, en le faisant suivre du passage de l’Histoire de la Révolution qui en est une imitation avérée. Je ne demande pas mieux que de faire ici l’expérience. Voici le morceau de Garat :


Jamais Danton n’a écrit ni imprimé un discours. Il disait : « Je n’écris point… » Son imagination et l’espèce d’éloquence qu’elle lui donnait, singulièrement appropriée à sa figure, à sa stature, était celle d’un démagogue ; son coup d’œil sur les hommes et sur les choses subit, net, impartial et vrai, avait cette prudence solide et pratique que donne la seule expérience. Il ne savait presque rien, et il n’avait l’orgueil de rien deviner ; à la tribune, il prononçait quelques paroles qui retentissaient longtemps ; dans la conversation il se taisait, écoutait avec intérêt lorsqu’on parlait peu, avec étonnement lorsqu’on parlait beaucoup ; il faisait parler Camille et laissait parler Fabre d’Églantine.


C’est là sans doute un assez fin morceau de rhétorique. Voici comment M. Thiers l’a imité dans son Histoire de la Révolution :


Danton avait un esprit inculte, mais grand, profond et surtout simple et solide. Il ne savait s’en servir que pour ses besoins et jamais pour briller ; aussi parlait-il peu et dédaignait d’écrire. Suivant un contemporain, il n’avait aucune prétention, pas même de deviner ce qu’il ignorait, prétention si commune aux hommes de sa trempe. Il écoutait Fabre d’Églantine et faisait parler sans cesse son jeune et intéressant ami Camille Desmoulins, dont l’esprit faisait ses délices.


On voit du premier coup d’œil que, dans cette copie, tous les contours sont amollis, tous les traits émoussés. Je n’ai pas besoin de montrer combien la dernière phrase est languissante. M. Thiers n’a pas, le plus souvent, de relief dans l’expression. On remarque aussi que le style de sa première histoire a vieilli par endroits. On ne dit plus, comme lui, le temple des lois pour désigner la Convention ; on n’appelle plus André Chénier et Roucher deux enfants des Muses. Bien que ces façons de dire me choquent médiocrement, puisqu’elles étaient dans le goût du temps, je veux bien les condamner avec tous les autres défauts du style de M. Thiers. Mais que les adversaires de l’écrivain ne se hâtent pas de triompher ; toutes ces taches paraissent peu dans l’ensemble et c’est l’ensemble qu’il faut considérer. Il faut bien aussi louer les qualités de ce style, et c’est ce qu’on ne fait pas assez. Il faut en reconnaître la clarté, la chaleur et le mouvement. Ce ne sont pas là de minces mérites. M. Thiers a la phrase vraie, large, animée. Je m’arrête ; peut-être serons-nous plus à l’aise, tout à l’heure, en parlant du Consulat, pour défendre, avec succès et dans la plus large mesure, la manière de l’historien.

M. Thiers entreprit en 1845 d’écrire l’histoire du grand homme dont il avait ramené les cendres. Ce dessein n’était pas tout à fait désintéressé. Quand il le forma, M. Thiers était dans l’opposition, et l’on peut le soupçonner véhémentement d’avoir consenti sans déplaisir à éclipser la monarchie de Juillet sous la gloire du Consulat et l’éclat de l’Empire. Il ne faut pas perdre de vue que, si M. Guizot est un historien qui fait de la politique, M. Thiers est un politique qui fait de l’histoire. On ne pourrait dire pourtant sans injustice que c’est une œuvre de circonstance. Son modèle, qu’il mit vingt ans à peindre, l’enthousiasmait. On l’a entendu qui s’écriait : « Quelle bonne fortune ! On m’a été prendre Alexandre du fond de l’antiquité et on me l’a mis là, de nos jours, en uniforme de petit capitaine et avec tout le génie de la science moderne. » Et, pour peindre le nouvel Alexandre, M. Thiers employa toutes les ressources d’un esprit inépuisable. On ne sait ce qu’il faut admirer le plus dans cet ouvrage, de la grandeur du dessein, de la noblesse aisée de la distribution, ou de la clarté des tableaux. Vaste et magnifique composition dont les chapitres portent, non les noms des Muses comme les livres d’Hérodote, mais des noms de victoires ! Ensemble harmonieux d’une beauté vraiment classique ! Œuvre immense, œuvre unique d’un esprit rompu aux affaires et sensible à la gloire ! M. Thiers était, lors de son entreprise, un vieil homme d’État. Des minutieux l’ont chicané sur les variations de ses jugements, comme si vingt années de révolutions n’apportaient pas de changements dans un esprit politique. Ils lui ont reproché la longueur de ses batailles ; il est vrai qu’elles sont longues, et qu’il les allonge encore en les résumant. Il est vrai aussi qu’après les avoir racontées telles qu’elles ont été livrées, il les raconte telles qu’elles devaient l’être et que, de la sorte, il les gagne toutes, après coup. Il est vrai qu’il emploie les documents un peu trop à sa guise et que, — parfois, — comme on dit, il tire à lui la couverture.

On a pu relever, dans cet admirable Consulat comme dans la Révolution, des inexactitudes et des inadvertances. M. de Martel n’y manque point, après Charras, Lanfrey, Barni et tant d’autres. Mais qui oserait soutenir que le Napoléon de Lanfrey est aussi vrai que celui de M. Thiers ? De bonne foi, lequel des deux est le plus vivant ? N’est-ce point M. Brunetière qui disait de l’histoire de M. Thiers : « C’est encore la plus ressemblante » ? M. Thiers n’a parlé, a-t-on dit, dans ces vingt volumes, que « des grandeurs de chair », et il n’a rien dit de celles de l’esprit et des lettres. Il a fait l’histoire des affaires. Le mot est, je crois, de M. Nisard. Soit ! Ce n’est pas la plus aisée à faire. Nous voudrions bien qu’un contemporain de Tacite eût fait l’histoire des affaires de son temps.

L’espace me manque pour un si grand sujet. Nous voilà ramenés à la question d’écrire. Le style du Consulat et de l’Empire est bien celui des derniers volumes de la Révolution, aussi simple, aussi alerte, mais plus pur et plus plein. Il est parfaitement approprié, dans sa large simplicité, à la nature et à l’étendue de l’œuvre. M. Thiers avait des théories sur l’art d’écrire. Dès 1830, il les exposait très simplement dans le National, à propos des dictées de Napoléon. « Nous ne pouvons plus, disait-il, avoir cette grandeur tout à la fois sublime et naïve qui appartenait à Bossuet et à Pascal, et qui appartenait autant à leur siècle qu’à eux ; nous ne pouvons plus même avoir cette finesse, cette grâce, ce naturel exquis de Voltaire. Les temps sont passés ; mais un style simple, vrai, calculé, un style savant, travaillé, voilà ce qu’il nous est permis de produire. C’est encore un beau lot, quand avec cela on a d’importantes vérités à dire. Le style de Laplace dans l’Exposition du système du monde, de Napoléon dans ses Mémoires, voilà les modèles du langage simple et réfléchi propre à notre âge. »

Il y aurait beaucoup à dire là-dessus ; car enfin je ne sais pas comment Bossuet, Pascal et Voltaire eussent écrit en 1830, mais je sais bien qu’ils n’eussent pas écrit comme M. Thiers. Napoléon écrivait autrement que Laplace, et ni l’un ni l’autre n’écrivaient comme M. Thiers. Il n’y a pas qu’un langage propre à une époque. Il y a un langage propre à chaque écrivain de génie.

Vingt-cinq ans après, M. Thiers, revenant sur ces idées, exposait les principes de l’art d’écrire l’histoire dans la préface du 12e volume du Consulat ; il y comparait le bon style de l’historien à une grande glace sans défaut dont le mérite est de laisser tout voir sans paraître elle-même. Il reprit peu de temps après les mêmes maximes dans une lettre à Sainte-Beuve. « Je regarde, dit-il, à l’histoire des littératures, et je vois que les chercheurs d’effet ont eu la durée non pas d’une génération, mais d’une mode ; et vraiment ce n’est pas la peine de se tant tourmenter pour une telle immortalité. De plus, je les mets au défi de faire lire non pas vingt volumes, mais un seul. C’est une immense impertinence que de prétendre occuper si longtemps les autres de soi, c’est-à-dire de son style. Il n’y a que les choses humaines exposées dans leur vérité, c’est-à-dire avec leur grandeur, leur variété, leur inépuisable fécondité, qui aient le droit de retenir le lecteur et qui le retiennent en effet. »

Il était d’autant plus fidèle à son système, qu’il lui était imposé par son tempérament. Il disait : « J’écris l’histoire comme elle doit être écrite ; » en réalité, il l’écrivait comme il pouvait l’écrire. Sa façon était bonne, mais il se trompait en croyant qu’elle était la seule bonne. Plus d’un style convient à l’histoire. Celui d’Augustin Thierry y est parfaitement approprié. On en peut dire autant de celui de Guizot, qui est tout autre. Tacite et Michelet ne sont simples ni l’un ni l’autre, et ce sont tous deux de grands écrivains.

Pourtant, M. Thiers avait raison de penser que sa manière se supporte très longtemps sans fatigue et qu’elle est excellente pour des livres très longs.

D’ailleurs, la majesté riante de sa composition soutient son style, qui paraît moins nu dans le lumineux effet de l’ensemble. Au contraire que serait Michelet sans l’éclat de sa phrase lui qui ignore les belles ordonnances et le noble arrangement des idées ? Cette phrase sensuelle de Michelet donne un plaisir bien vif, mais qui ne peut se prolonger sans se changer en malaise et devenir enfin une véritable souffrance. Tout se paye en ce monde, et surtout la volupté.

  1. À propos de l’inauguration du monument de M. Thiers au Père-Lachaise.