La Vie littéraire/1/La Terre

La Vie littéraire/1
La Vie littéraireCalmann-Lévy1re série (p. 225-238).

LA TERRE

Vous savez que M. Zola vient d’éprouver le même traitement que le patriarche Noé. Cinq de ses fils spirituels ont commis à son égard, pendant qu’il dormait, le péché de Cham. Ces enfants maudits sont MM. Paul Bonnetain, J.-H. Rosny, Lucien Descaves, Paul Margueritte et Gustave Guiches. Ils ont raillé publiquement la nudité du père. M. Fernand Xau, imitant la piété de Sem, a étendu son manteau sur le vieillard endormi. C’est pourquoi il sera béni dans les siècles des siècles. Ainsi l’ancienne loi est l’image de la nouvelle et M. Émile Zola est véritablement Celui qui avait été annoncé par les prophéties.

Tous les journaux ont publié le manifeste littéraire de MM. Gustave Guiches, Paul Margueritte, Lucien Descaves, J.-H. Rosny et Paul Bonnetain. Voici comment le nouveau roman du maître, la Terre, y est apprécié : « Non seulement l’observation est superficielle, les trucs démodés, la narration commune et dépourvue de caractéristiques, mais la note ordurière est exacerbée encore, descendue à des saletés si basses que, par instants, on se croirait devant un recueil de scatologie. Le Maître est descendu au fond de l’immondice. »

Ainsi parlent les Cinq. Leur déclaration a causé quelque surprise. Il y en a pour le moins deux d’entre eux qui ne sont pas tels qu’il faut être pour jeter la première pierre. M. Bonnetain, pour sa part, est l’auteur d’un roman qui ne passe pas pour chaste. Il est vrai qu’il répond qu’ayant commencé comme finit M. Zola, il compte bien finir comme M. Zola a commencé. Mais le manifeste, en lui-même, n’est pas irréprochable. Il contient des appréciations sur l’état physiologique de l’auteur de la Terre qui passent les bornes de la critique permise. Expliquer l’œuvre par l’homme est un procédé excellent quand il s’agit du Misanthrope ou de l’Esprit des Lois, mais qui ne saurait être appliqué sans inconvénients aux ouvrages des contemporains. Les romans de M. Zola appartiennent à la critique, et l’on verra tout à l’heure si je crains de dire ce que j’en pense. Quant à la vie privée de M. Zola, elle doit être absolument respectée ; il n’y faut point rechercher la raison des obscénités qu’il étale dans ses livres. On ne veut pas savoir si c’est par goût ou si c’est par intérêt que M. Zola accorde tant à la lubricité. Enfin le manifeste se termine par un avis aux lecteurs qui, venant de jeunes romanciers, n’a pas paru tout à fait désintéressé. « Il faut, ont dit les Cinq, il faut que le jugement public fasse balle sur la Terre et ne s’éparpille pas en décharge de petit plomb sur les livres sincères de demain. » Évidemment ces messieurs ont quelques volumes sous presse. Je ne sais ce qu’il faut le plus admirer dans ce conseil, ou de son astuce ou de son ingénuité.

Les Cinq n’ont point attendu, pour juger la Terre, d’en connaître la fin. M. Zola s’en est plaint. Il est vrai qu’ordinairement, pour juger une œuvre, il faut attendre qu’elle soit terminée. Mais ce n’est pas ici une œuvre ordinaire. La Terre n’a ni commencement ni milieu. M. Zola, quoi qu’il fasse, n’y saurait mettre une fin. C’est pourquoi je me permettrai, à l’exemple de ces messieurs, d’en dire tout de suite mon avis. J’en suis resté au moment où la Grande, paysanne de quatre-vingt-neuf ans, est violée par son petit-fils, ainsi qu’il est dit au quatre-vingt-sixième feuilleton. On est donc averti que ce que je vais dire ne s’applique pas aux faits postérieurs à ce trait de mœurs champêtres.

Le sujet du livre, est, comme le titre l’indique, la terre. Au dire de M. Zola, la terre est une femme ou une femelle. Pour lui, c’est tout un. Il nous montre « les anciens mâles usés à l’engrosser ». Il nous décrit les paysans qui veulent « la pénétrer, la féconder jusqu’au ventre », qui l’aiment « pendant cette intimité chaude de chaque heure » et qui respirent « avec une jouissance de bon mâle l’odeur de sa fécondation ».

C’est là de la rhétorique brutale, mais de la rhétorique encore. D’ailleurs, tout le livre est plein de vieux épisodes mal rajeunis, la veillée, la fenaison, la noce champêtre, la moisson, les vendanges, la grêle, l’orage, déjà chanté par Chênedollé avec un sentiment plus juste de la nature et du paysan ; le semeur, dont Victor Hugo avait montré « le geste auguste » ; la vache au taureau, dont M. Maurice Rollinat a fait un poème assez vigoureux. Avez-vous lu, par hasard, le Prœdium rusticum ? C’est un poème en vers latins qu’un jésuite du xviiie siècle, composa à l’imitation de Virgile, pour les écoliers. Eh bien, le livre de M. Zola m’a fait songer à celui du P. Vanière, par je ne sais quel fond poncif qui leur est commun. Rien, dans ces pages d’un pseudo-naturaliste, ne révèle l’observation directe. On n’y sent vivre ni l’homme ni la nature. Les figures y sont peintes par des procédés d’école qui semblent aujourd’hui bien vieux. Que dire de ce notaire « assoupi par la digestion du fin déjeuner qu’il venait de faire ? », de ce curé apparu « dans l’envolement noir de sa soutane ? », de cette maison qui « était comme ces très vieilles femmes dont les reins se cassent ? », de ce « bruit doux et rythmique des bouses étalées ? », de cette « douceur berçante qui montait des grandes pièces vertes » ? Voyons-nous mieux les paysans attablés quand on nous a dit qu’ « un attendrissement noyait leurs faces » ? M. Zola n’a guère mis dans ce nouveau livre que ses défauts. Le plus singulier est l’effet de cet œil de mouche, de cet œil à facettes qui lui fait voir les objets multipliés comme à travers une topaze taillée. C’est ainsi qu’il termine la description, assez exacte et assez vive d’ailleurs, d’un marché dans un chef-lieu de canton, par ce trait inconcevable : « De grands barbets jaunes se sauvaient en hurlant, une patte écrasée. » C’est ainsi qu’une hallucination lui fait voir des myriades de semeurs à la fois. « Ils se multipliaient, dit il, pullulaient comme de noires fourmis laborieuses, mises en l’air par quelques gros travail, s’acharnant sur une besogne démesurée, géante à côté de leur petitesse ; et l’on distinguait pourtant, même chez les plus lointains, le geste obstiné, toujours le même, cet entêtement d’insectes en lutte avec l’immensité du sol, victorieux à la fin de l’étendue et de la vie. »

M. Zola ne nous montre pas distinctement les paysans. Ce qui est plus grave encore, c’est qu’il ne les fait pas bien parler. Il leur prête la loquacité violente des ouvriers des villes.

Les paysans parlent peu ; ils sont volontiers sentencieux et expriment souvent des idées très générales. Ceux des régions où l’on ne parle pas patois ont pourtant des mots savoureux qui gardent le goût de la terre. Rien de cela dans les propos que M. Zola met dans leur bouche. M. Zola[1] prête aux campagnards des propos d’une obscénité prolixe et d’une lubricité pittoresque qu’ils

ne tinrent jamais. J’ai causé quelquefois avec des

paysans normands, surtout avec des vieillards. Leur

parole est lente et sentencieuse. Elle abonde en préceptes. Je ne dis pas qu’ils parlent aussi bien qu’

Alcinoüs et les vieillards d’Homère ; tant s’en faut ! mais ils en rappellent quelque peu le ton grave et la façon didactique. Quant aux jeunes, ils ont la verve rude et la langue lourde quand ils causent ensemble au cabaret. Leur imagination est courte, simple, point grivoise. Leurs plus longues histoires sont héroïques et non pas amoureuses : elles ont trait à de grands coups donnés ou reçus, à des exemples de force et d’audace, à des hauts faits de batteries ou de buveries.

J’ai le regret d’ajouter que, quand M. Zola parle pour son propre compte, il est bien lourd et bien mou. Il fatigue par l’accablante monotonie de ses formules : « Sa chair tendre de colosse, — son agilité de brune maigre, — sa gaieté de grasse commère, — la nudité de son corps de fille solide. »

Il y a une beauté chez le paysan. Les frères Lenain, Millet, Bastien-Lepage l’ont vue. M. Zola ne la voit pas. La gravité morne des visages, la raideur solennelle qu’un incessant labeur donne au corps, les harmonies de l’homme et de la terre, la grandeur de la misère, la sainteté du travail, du travail par excellence, celui de la charrue, rien de cela ne touche M. Zola. La grâce des choses lui échappe, la beauté, la majesté, la simplicité le fuient à l’envi. Quand il nomme un village, une rivière, un homme, il choisira le plus vilain nom ; l’homme s’appellera Macqueron, le village Rognes, la rivière l’Aigre. Il y a pourtant beaucoup de jolis noms de villes et de rivières. Les eaux surtout gardent, en souvenir des nymphes qui s’y baignaient autrefois, des vocables charmants, qui coulent en chantant sur les lèvres. Mais M. Zola ignore la beauté des mots comme il ignore la beauté des choses.

Il n’a pas de goût, et je finis par croire que le manque de goût est ce péché mystérieux dont parle l’Écriture, le plus grand des péchés, le seul qui ne sera pas pardonné. Voulez-vous un exemple de cette irrémédiable infirmité ? M. Zola nous montre dans la Terre un paysan crapuleux, un ivrogne, un braconnier que sa barbe en pointe, ses longs cheveux, ses yeux noyés ont fait surnommer Jésus-Christ. M. Zola ne manque jamais de l’appeler par ce surnom. Il obtient par ce moyen des phrases comme celles-ci : « C’était Jésus-Christ qui s’empoignait avec Flore, à qui il demandait un litre de rhum. — Ce qu’il rigolait, Jésus-Christ, de la petite fête de famille !… — Jésus-Christ était très venteux. » Il n’y a pas besoin d’être catholique ni chrétien pour sentir l’inconvenance de ce procédé.

Mais le pire défaut de la Terre, c’est l’obscénité gratuite. Les paysans de M. Zola sont atteints de satyriasis. Tous les démons de la nuit, que redoutent les moines et qu’ils conjurent en chantant à vêpres les hymnes du bréviaire, assiègent jusqu’à l’aube le chevet des cultivateurs de Rognes. Ce malheureux village est plein d’incestes. Le travail des champs, loin d’y assoupir les sens, les exaspère. Dans tous les buissons un garçon de ferme presse « une fille odorante ainsi qu’une bête en folie ».

Les aïeules y sont violées, comme j’ai déjà eu le regret de vous le dire, par leurs petits-enfants. M. Zola, qui est un philosophe comme il est un savant, explique que la faute en est au foin, au fumier.

Il a plu à M. Zola de loger dans ce village de Rognes deux époux, M. et madame Georges, lesquels ont gagné une honnête aisance en tenant à Chartres une « maison Tellier » qu’ils ont cédée à leur gendre et qu’ils surveillent encore avec sollicitude.

C’est le conte bien connu de M. Guy de Maupassant, mais amplifié, grossi d’une manière absurde, étalé jusqu’à l’écœurement. Madame Georges a amené, à Rognes un vieux chat, qu’elle avait à Chartres. Ce chat, « caressé, dit M. Zola, par les mains grasses de cinq ou six générations de femmes,… familier des chambres closes… muet… rêveur… voyait tout de ses prunelles amincies dans leur cercle d’or ». Et M. Zola ne s’arrête pas là ; il transforme ce chat en je ne sais quelle figure monstrueuse et mystique de génie oriental, en une sorte de vieillard noyé et confit, comme l’Hérode de Gustave Moreau, dans la volupté comme dans du miel. Puis, quand on en a fini avec le chat, c’est une bague, une simple alliance d’or, usée au doigt de madame Charles, qui est fée et qui raconte des choses sans nom.

M. Zola a comblé cette fois la mesure de l’indécence et de la grossièreté. Par une invention qui outrage la femme dans ce qu’elle a de plus sacré, M. Zola a imaginé une paysanne accouchant pendant que sa vache vêle. « Ça crève ! » dit un des témoins, qui ne parle pas de la vache. La crudité des détails passe toute idée.

Il n’a pas moins offensé la nature dans la bête que dans la femme, et je lui en veux encore d’avoir sali l’innocente vache en étalant sans pitié les misères de sa souffrance et de sa maternité. Permettez-moi de vous donner la raison de mon indignation. Il m’est arrivé, il y a quelques années, de voir naître un veau dans une étable. La mère souffrait cruellement en silence. Quand il naquit, elle tourna vers lui ses beaux yeux pleins de larmes et, allongeant le cou, elle lécha longuement le petit être qui lui avait causé tant de douleurs. Cela était touchant, beau à voir, je vous assure, et c’est une honte que de profaner ces mystères augustes. M. Zola dit d’un de ses paysans qu’il avait « l’affolement de l’ordure ». C’est un affolement qu’aujourd’hui M. Zola prêta indistinctement à tous ses personnages. En écrivant la Terre, il a donné les Géorgiques de la crapule.

Que M. Émile Zola ait eu jadis, je ne dis pas un grand talent, mais un gros talent, il se peut. Qu’il lui en reste encore quelques lambeaux, cela est croyable, mais j’avoue que j’ai toutes les peines du monde à en convenir. Son œuvre est mauvaise et il est un de ces malheureux dont on peut dire qu’il vaudrait mieux qu’ils ne fussent pas nés.

Certes, je ne lui nierai point sa détestable gloire. Personne avant lui n’avait élevé un si haut tas d’immondices. C’est là son monument, dont on ne peut contester la grandeur. Jamais homme n’avait fait un pareil effort pour avilir l’humanité, insulter à toutes les images de la beauté et de l’amour, nier tout ce qui est bon et tout ce qui est bien. Jamais homme n’avait à ce point méconnu l’idéal des hommes. Il y a en nous tous, dans les petits comme dans les grands, chez les humbles comme chez les superbes, un instinct de la beauté, un désir de ce qui orne et de ce qui décore qui, répandus dans le monde, font le charme de la vie. M. Zola ne le sait pas. Il y a dans l’homme un besoin infini d’aimer qui le divinise. M. Zola ne le sait pas. Le désir et la pudeur se mêlent parfois en nuances délicieuses dans les âmes. M. Zola ne le sait pas. Il est sur la terre des formes magnifiques et de nobles pensées ; il est des âmes pures et des cœurs héroïques. M. Zola ne le sait pas. Bien des faiblesses même, bien des erreurs et des fautes ont leur beauté touchante. La douleur est sacrée. La sainteté des larmes est au fond de toutes les religions. Le malheur suffirait à rendre l’homme auguste à l’homme. M. Zola ne le sait pas. Il ne sait pas que les grâces sont décentes, que l’ironie philosophique est indulgente et douce, et que les choses humaines n’inspirent que deux sentiments aux esprits bien faits :[2] l’admiration ou la pitié. M. Zola est digne d’une profonde pitié.

  1. Je suis heureux d’apporter à l’appui de ce que j’avance une pièce justificative dont l’autorité n’est pas contestable. C’est une lettre datée de Rambervillers et signée d’un médecin de campagne qui donne depuis vingt ans ses soins aux paysans vosgiens. La voici :
    « 28 août 1887.
     » Monsieur,

     » Je viens de lire votre Vie littéraire dans le Temps du 28 août. Voulez-vous permettre à un médecin de campagne, qui, depuis vingt années, vit avec les paysans, de vous donner son appréciation sur leurs mœurs ?

     » Il y a un fait qui ressort éclatant : c’est que le paysan n’est jamais sale en paroles. Toujours, quand il est amené à dire quelque chose de risqué, il emploie la formule « sauf votre respect ». Jamais il ne racontera crûment, comme le veut M. Zola, une histoire un peu grasse. C’est toujours avec réticences, avec des précautions oratoires, des périphrases qu’il le fera. Cela, parce que le fait qu’il conte est sûrement une personnalité et que toujours, sur cet article, le paysan est d’une prudence extraordinaire. Ce n’est pas le paysan que l’on peut accuser d’appeler les choses par leur nom. Bien au contraire, on peut dire de lui que la parole a été donnée pour déguiser la pensée.

     » Comme vous le dites fort bien, il parle par sentences, par axiomes ; et si, au cabaret, la langue déliée par le vin ou l’alcool, — hélas ! — il conte une histoire gauloise, il gaze son récit. Jamais, comme vous le dites également, il n’emploiera le parler des faubourgs.

     » Ce n’est pas à dire que je veuille présenter mes paysans comme des modèles de chasteté ou de vertu. Il y aurait sur ce chapitre bien des choses à dire. Mais ce que j’ai lu de la Terre me prouve, à moi qui vis depuis vingt ans avec les paysans, que M. Zola n’a jamais fréquenté les gens de la campagne.

     » Chez ceux-ci, on trouve un sentiment de pudeur excessive, que le médecin, plus que qui que ce soit, est à même de constater tous les jours ; sentiment qui va jusqu’à dissimuler, au risque de perdre la santé et la vie, des choses que l’habitant de la ville ou du faubourg n’hésite pas un moment à révéler.

     » Parce que le paysan vit avec les animaux de ses écuries, ce n’est pas une raison pour qu’il soit malpropre de sa personne et dans ses paroles. Si M. Zola avait jamais visité une écurie, une étable, il aurait constaté que le paysan met toute sa gloire à avoir des bêtes propres, des écuries bien nettoyées ; et je ne vois pas ce que le fumier peut avoir de sale… ou d’excitant. Certes, les soins de propreté, le paysan pourra les négliger dans le coup de feu d’une rentrée de récoltes, pendant la fenaison, la moisson… mais qui pourrait le lui reprocher ? Je m’arrête, car sur ce sujet je n’en finirais pas.

     » Le paysan a souci de sa dignité ; il a de la pudeur. Il n’emploie pas les mots crus… Peu importent les raisons qui le font agir ainsi. Le fait est là. Et ce fait prouve combien M. Zola connaît peu les gens qu’il a la pensée de décrire.

     » Veuillez agréer, etc.

     » P.-S. — Excusez le décousus de ma lettre, écrite au courant de la plume.

     » Dr. A. Fournier. »

    Cette lettre me rappelle ce que me dit un jour une jeune paysanne des environs de Saint-Lô. C’était un dimanche ; elle sortait de la messe et paraissait fort mécontente. On lui demanda ce qui la fâchait, et elle répondit : « Monsieur le curé n’a point bien parlé. Il a dit : « Vous écurez vos chaudrons et vous n’écurez point vos âmes ». C’est mal dit : une âme n’est pas comparable à un chaudron, et ce n’est point ainsi qu’on parle à des chrétiens. » Le curé du village avait employé là une expression proverbiale consacrée par un long usage et que les dictionnaires mentionnent comme un très vieux dicton. Pourtant son ouaille était blessée. Ma jeune paysanne avait

    souffert d’entendre une vulgarité tomber de la chaire sacrée. La pauvre enfant n’avait pas assurément le goût fin, mais elle avait de la délicatesse. Nous voilà loin avec elle des abominables paysans de M. Zola.
  2. J’apprends en ce moment même que la traduction de la Terre est interdite en Russie. M. Louis Ulbach, qui reproduit cette nouvelle, ajoute : « Soyons convaincus que cette œuvre, injurieuse pour la France, sera traduite et commentée en Allemagne. » Et M. Ulbach proteste avec une énergie dont je voudrais pouvoir m’inspirer.

    « Non, dit-il, non. Ce roman est une calomnie, une insulte envers la majorité des Français.

     » Avec sa théorie de l’hérédité, M. Zola aurait de la peine à expliquer comment ces paysans sont les pères de ce qu’il y a de plus honnête, de plus intelligent, de plus brave en France. Qui de nous n’a pas dans les veines du sang d’homme de la terre, et qui de nous n’admire ces travailleurs obstinés comme un exemple, comme une tradition à suivre ?

     » Nier la finesse du paysan, c’est nier l’évidence ; nier son courage, c’est nier la France.

     » Des livres pareils, après la guerre, après les francs-tireurs, après l’héroïsme, sont des livres bons pour nos ennemis et insultants pour notre patriotisme.

     » Je racontais, il y a quelques jours, le beau spectacle auquel j’avais assisté, d’une brigade manœuvrant avec une discipline admirable et un entrain superbe. C’était la manifestation des paysans français.

     » Je sais que l’article naïf que j’ai écrit à ce sujet a été lu dans les casernes de la brigade ; je sais que le numéro du Petit Marseillais a été affiché, et j’ajouterai même, pour me vanter, non de ce que j’ai écrit, mais de ce que j’ai pensé, que le général a fait lire ce témoignage d’un spectateur au ministre de la guerre et que celui-ci a dit :

     » — Voilà la note qu’il faut faire entendre et que nos soldats savent apprécier.

     » Allez donc à ces soldats, tout prêts à se faire tuer pour la France, qui ont appris à lire au village ou à la caserne, qui ont des notions grandissantes de l’honneur national, à ces héros en herbe, allez donc lire un livre où l’on prétendra qu’ils sont

    les victimes d’une inégalité sociale ; qu’ils sont fils de coquins par leurs pères, de femmes sans mœurs et sans pudeur par leurs mères ; qu’ils ont l’appétit du fumier ; qu’ils n’ont aucun sentiment idéal ; qu’ils sont le produit de l’inceste, en tout cas de la débauche, l’excrément de la France, déposé sur un tas

    d’excréments !

     » Vous verrez alors avec quel mépris ils vous accueilleront, ces Français échauffés de la pure sève française. »