La Vie littéraire/1/L’Amour exotique. Madame Chrysanthème

La Vie littéraire/1
La Vie littéraireCalmann-Lévy1re série (p. 356-363).

L’AMOUR EXOTIQUE
MADAME CHRYSANTHÈME[1]

Il y a aujourd’hui quatre-vingt-seize ans, un jeune gentilhomme breton, qui visitait les tribus des Creeks et des Natchez, amusait ses désirs et ses ennuis en dénouant la chevelure de deux jeunes Floridiennes dont le teint de cuivre, les longs yeux et la grâce sauvage restèrent fixés depuis dans ses rêves. Ce Breton était Chateaubriand ; de ses deux Floridiennes, il fit Atala et Céluta. C’est ainsi que l’amour exotique entra dans la littérature. Il est vrai que le dix-huitième siècle avait déjà montré des Américaines au théâtre et dans les romans. On avait eu Alzire et les Incas. Les écrivains philosophes n’avaient pas caché leur goût pour les sauvages. Mais ils ne les connaissaient guère et ne se flattaient pas de les peindre exactement. Ils n’étaient soucieux, en fait, que de montrer l’innocence dans la nature. Chateaubriand vit ce qu’on n’avait pas vu jusqu’à lui. Quand il porta sur ses deux Floridiennes son regard enchanté d’amant et de poète, il découvrit la beauté étrange. Le premier, il infusa, il fit fermenter l’exotisme dans la poésie, et il composa un poison nouveau que la jeunesse du siècle but avec délices. Pourtant il s’en faut que les deux filles de son souvenir et de sa rêverie, Atala et Céluta, soient de véritables sauvages. Ces figures ont encore des proportions classiques ; leur sein est moulé sur l’antique et le souffle de leur poitrine emprunte son rythme aux vers de Racine. Atala, les mains jointes sur son crucifix, suit sans peine la longue théorie des amantes tragiques de l’Occident chrétien. Elle a du sang espagnol dans les veines. Et ce noble sang a mangé celui qu’elle tient de « Simaghan aux bracelets d’or ». Certes, elle a trahi « les vieux génies de la cabane ». Telle qu’elle est, elle est adorable, mais ce n’est point un être primitif, ce n’est point une créature simple.

Il était réservé à Pierre Loti de nous faire goûter jusqu’à l’ivresse, jusqu’au délire, jusqu’à la stupeur l’âcre saveur des amours exotiques.

Il est heureux pour lui et pour nous que M. Pierre Loti soit entré dans la marine et qu’il ait beaucoup voyagé ; car la nature lui avait donné une âme avide et légère à laquelle il fallait beaucoup d’images. Elle lui avait donné, de plus, des sens exquis pour goûter la beauté de l’amoureux univers, une intelligence naïve et libre, et cette rare faculté de l’artiste qui se voit, s’écoute, s’observe, cristallise ses souvenirs. Il était comme fait exprès pour nous apporter la beauté bizarre et la volupté étrange. Et, certes, il n’a point manqué à sa destinée.

Les femmes de Pierre Loti, Azyadé, Rarahu, Fatou-Gaye sont, celles-là, de vraies sauvages, et qui sentent la bête. On y mord comme dans un fruit inconnu. Loti les aime, il les aime d’un amour enfantin et pervers, infiniment doux et infiniment cruel.

Les unions des filles des hommes avec les fils de Dieu, qu’ensevelirent les eaux du déluge, n’étaient ni si impies, ni si douloureuses. Marier Loti à Rarahu, le spahi à Fatou-Gaye, unir des hommes blancs à de petites bêtes jaunes ou noires, voilà ce que Chateaubriand n’imaginait pas complètement quand il déroulait, avec une coquetterie mélancolique, les tresses sombres de ses deux Floridiennes, aux trois quarts Espagnoles.

Oh ! c’est que Fatou-Gaye est une véritable négresse ! Elle reproduit le type khassonké dans toute son horrible pureté : la peau lisse et noire, les dents d’une blancheur éclatante, deux larges prunelles de jais sans cesse en mouvement. Et la coiffure est aussi étrange que le type. La tête est rasée, sauf cinq toutes petites mèches, cordées et gommées, plantées à intervalles réguliers depuis le front jusqu’au bas de la nuque, et terminées chacune par une perle de corail. Et son âme est à l’avenant : une pauvre petite âme sombre de ouistiti voleur et amoureux. Si Fatou-Gaye est bien sauvage, Rarahu est tout à fait primitive. Son île fleurie de Tahiti est, telle que la décrit Loti, une nouvelle Arcadie. Le commandant Rivière goûtait moins cette Nouvelle-Cythère, ses fontaines ses bois et ses femmes. Il disait que tout cela était laid. C’est peut-être qu’il n’était pas, comme Loti, un poète toujours en éveil. Je me garderai bien de voir par les yeux du voyageur désenchanté, tandis qu’un poète me prête sa lorgnette magique. Oui, je veux croire que Tahiti, c’est l’Arcadie encore, et je veux croire à la beauté mahorie. Je me persuade que Rarahu était belle quand elle se baignait en chantant dans la fontaine d’Apiré. Et je vois bien qu’elle était charmante quand, le dimanche, pour aller au temple des missionnaires protestants à Papeete, elle piquait dans ses cheveux noirs, au-dessus de l’oreille, une large fleur d’hibiscus, « dont le rouge ardent donnait une pâleur transparente à sa joue cuivrée. » Et Loti l’épousa, sur le conseil de la reine Pomaré, à la mode du pays. Et c’est une douloureuse histoire d’amour que celle-là. Ils ne se comprenaient pas. Quel moyen a un blanc de lire dans les douces ténèbres d’une pensée mahorie ? On raconte qu’au commencement de ce siècle, il y eut, dans ces îles charmantes, une Didon océanienne, mais une Didon résignée, qui mourut sans se plaindre. Cette Didon n’eut point de Virgile. Un inconnu lui fit les vers que voici :


Cependant qu’à travers l’océan Pacifique
Un Anglais naviguait, morose et magnifique,
Dans une île odorante où son brick aborda
Une reine, une enfant qui se nommait Ti-Da,
Lui jeta ses colliers de brillants coquillages,
Prête à le suivre, esclave, en ses lointains voyages.
Et, pendant trente nuits, son jeune sein cuivré
Battit d’amour joyeux près de l’hôte adoré,
Dans des murs de bambou, sur la natte légère.
Mais, avant que finît cette lune si chère,
Pour l’abandon prévu, douce, d’un cœur égal,
Elle avait fait dresser un bûcher de sandal,
Et du brick qui lofait, lui, pâle, sans surprise,
Vit la flamme, et sentit le parfum dans la brise.


Hélas ! Rarahu n’était point reine ; elle ne finit point avec cette simplicité tragique ; elle survécut par malheur à son mariage avec Loti. Mourant de la maladie qui emporte sa race, elle mettait des couronnes de fleurs fraîches sur sa tête de petite morte. Elle n’avait plus de gîte à la fin et traînait avec elle son vieux chat infirme qui portait des boucles d’oreilles et qu’elle aimait tendrement. Tous les matelots l’aimaient beaucoup, bien qu’elle fût devenue décharnée, et elle les voulait tous. Elle se mourait de la poitrine, et, comme elle s’était mise à boire de l’eau-de-vie, son mal alla très vite.

Ainsi finit la petite créature jaune qui avait donné à Loti la chose la plus précieuse du monde, la seule chose qui attache à cette malheureuse vie assez de prix pour qu’elle vaille d’être vécue, un moment d’idéal. Livre charmant et douloureux que celui-là ! et voluptueux et bizarre ! il n’y a pas d’amour sans dissonances. Deux cœurs ont beau battre l’un contre l’autre, ils ne battent pas toujours de même. Mais, dans les mariages exotiques de Loti, les cœurs ne battent jamais, jamais à l’unisson. Rarahu et Loti ne sentent, ne comprennent rien de la même manière. De là une mélancolie infinie.

Je ne parle ici que de Loti et de ses femmes noires ou jaunes ; je ne dis rien de ses deux grands chefs-d’œuvre, Mon frère Yves et Pêcheur d’Islande qui nous entraîneraient dans un tout autre monde de sentiments et de sensations. Et même il n’est que temps d’en venir au nouveau mariage de l’époux fugitif de Rarahu. On sait que M. Pierre Loti a épousé, à Nagasaki, devant les autorités, pour un printemps, mademoiselle Chrysanthème, et qu’il a fait incontinent de ce mariage un beau volume qui paraît cette semaine à la librairie Calmann Lévy. Ni la jalousie ni l’amour ne troublèrent cette paisible union. Après avoir partagé pendant trois mois une maison de papier et un moustiquaire de gaze verte avec madame Chrysanthème, M. Pierre Loti semble obstinément persuadé qu’une âme nippone, dans un petit corps jaune de mousmé, est la chose la plus insignifiante du monde. Une mousmé, c’est une jeune personne du pays des lanternes peintes et des arbres nains. Madame Chrysanthème est une mousmé accomplie. M. Pierre Loti la trouve aussi mystérieuse que la pauvre Rarahu, mais infiniment moins intéressante. Comme il n’aime point celle-là, il n’est pas curieux de la bien connaître. Une seule fois, en la voyant, le soir, en prière devant une idole dorée, il se demanda ce que peut bien penser cette jeune bouddhiste, si tant est qu’elle pense quelque chose.

« Qui pourrait démêler, se dit-il, ses idées sur les dieux et sur la mort ? A-t-elle une âme ? Pense-t-elle en avoir une ? Sa religion est un ténébreux chaos de théogonies vieilles comme le monde, conservées par respect pour les choses très anciennes, et d’idées plus récentes sur le bienheureux néant final, apportées de l’Inde à l’époque de notre moyen âge par de saints missionnaires chinois. Les bonzes eux-mêmes s’y perdent ; — et alors que peut devenir tout cela, greffé d’enfantillage et de légèreté d’oiseau, dans la tête d’une mousmé qui s’endort ? »

Ce qui donne au nouveau livre de M. Pierre Loti sa physionomie et son charme, ce sont les descriptions vives, courtes, émues ; c’est le tableau animé de la vie japonaise, si petite, si mièvre, si artificielle. Enfin, ce sont les paysages. Ils sont divins, les paysages que dessine Pierre Loti en quelques traits mystérieux. Comme cet homme sent la nature ! comme il la goûte en amoureux, et comme il la comprend avec tristesse ! Il sait voir mille et mille images des arbres et des fleurs, des eaux vives et des nuées. Il connaît les diverses figures que l’univers nous montre, et il sait que ces figures, en apparence innombrables, se réduisent réellement à deux, la figure de l’amour et celle de la mort.

Cette vue simple est d’un poète et d’un philosophe. Pour ceux qui la comprennent bien, la nature n’a que ces deux faces. Cherchez par le monde les bois mystérieux, les rivières qui chantent dans la vapeur blanche du matin, autour de leurs îles fleuries ; voyez, du haut des montagnes neigeuses bondir de cime en cime la rose aurore, attendez dans un vallon ombreux la paix du soir ; contemplez la terre et le ciel : partout, torride ou glacée, la nature ne vous montrera rien que l’amour et la mort. C’est pour cela qu’elle sourit aux hommes et que son sourire est parfois si triste.



FIN



  1. Par Pierre Loti, 1 vol. in-8o.