La Vie littéraire/1/Correspondance de Marie-Louise

La Vie littéraire/1
La Vie littéraireCalmann-Lévy1re série (p. 256-266).

CORRESPONDANCE
DE MARIE-LOUISE[1]

La vie littéraire se nourrit parfois de souvenirs et cherche l’entretien des ombres. Nous allons commercer aujourd’hui avec une princesse dont la correspondance, récemment publiée, a soulevé une certaine curiosité. Vous savez déjà qu’on vient d’imprimer à Vienne, sous les auspices secrets du comte Falkenhayn, ministre de l’agriculture, un choix des lettres que Marie-Louise écrivit de 1799 à 1847, à la comtesse Colloredo, qui avait dirigé son éducation pendant dix ans, et à la fille de celle-ci, Victoire de Pontet, comtesse de Crenneville.

« Nous avons mis tous nos soins à trier ses lettres, dit l’éditeur allemand, pour être sûr d’appeler sur elles l’intérêt du public, trop heureux s’il était excité au point d’attirer son attention sur la tombe de la duchesse de Parme. Puissions-nous, le jour des Morts, où le monde afflue dans le caveau impérial, entendre dire : « Voici le cercueil de l’archiduchesse Marie-Louise, qui, l’année 1810, s’est sacrifiée pour la monarchie et son père ! » M. le comte de Falkenhayn sera déçu dans ses pieuses espérances. Les lettres qu’il publie ne changeront point le sentiment de ceux qui les liront. Après comme avant leur publication, le souvenir de la fille de l’empereur François Ier n’obtiendra pas, même dans sa patrie, le culte qu’on doit aux augustes mémoires. Partout où battent des cœurs honnêtes, on refusera de donner le nom sacré de victime à celle qui fut infidèle au malheur.

Les lettres de Marie-Louise à la comtesse de Colloredo et à mademoiselle de Pontet sont écrites en français, sans éclat, sans correction et sans grâce, mais clairement. Dès l’âge de sept ans, la princesse savait s’exprimer d’une façon intelligible en français comme en allemand. Elle s’habitua plus tard à penser dans la langue de sa nouvelle patrie. À vingt et un ans, elle savait mieux le français que l’allemand. « Dans sa correspondance avec son père, dit le baron Menneval, elle était souvent obligée de recourir à des expressions françaises, parce qu’elle avait oublié les mots équivalents de sa langue maternelle. »

Les premières lettres, il faut le dire, sont assez aimables. Elles nous mettent dans l’intimité de la cour de Vienne et témoignent des mœurs simples et familiales qui y règnent. « Maman, dit la petit Louise en parlant de sa jeune belle-mère, cause et lit toute la soirée avec moi. L’empereur fait des excursions dans la campagne avec ses filles. » Ces petits voyages amusent Louise extrêmement, « parce que, dit-elle, mon cher papa a la bonté de m’enseigner une quantité de choses ». Une des lettres de sa dixième année commence ainsi : « J’ai lu avec grand plaisir que les tourterelles font un nid. » Louise fait des ouvrages à l’aiguille : des habits pour des bébés, des fichus brodés.

À quatorze ans, elle écrit qu’elle a lu les voyages de Zimmermann, et elle ajoute :


J’ai aussi brodé un portefeuille pour papa, dont c’était le jour de naissance hier ; puis j’ai commencé un autre ouvrage dont je t’écrirai plus tard, car c’est une surprise pour maman ; le soir, je tricote un jupon.


La future impératrice des Français était alors une enfant timide, paisible, obéissante, lente, dont le rire et les pleurs ne finissaient point. Son caractère était déjà formé. Elle s’acquittait envers le malheur d’un seul coup, par une crise de nerfs. Au reste, bienveillante à tout et à tous, docile aux hommes, docile aux choses, caressant ses parents, ses amis et les bêtes du bon Dieu. Elle nourrissait des grenouilles et apprivoisait un petit lièvre. C’était la bonne Louise. Mais ceux qui la connaissaient bien lui découvraient un fond de ruse instinctive et des ressources inattendues pour se tirer d’affaire dans les situations difficiles. (Voir sur ce point la lettre du 23 décembre 1809, page 132.)

Elle n’est pas habituée à penser par elle-même ; pourtant, à dix-sept ans, elle se permet d’avoir son avis sur ses lectures. Elle ose trouver fades les romans d’Auguste Lafontaine, qui faisaient les délices de sa belle-mère. La Pluralité des mondes lui inspire une réflexion juste.


Il faut, dit-elle après avoir lu ce livre, il faut pourtant laisser aux Français l’avantage que les Allemands n’ont pas, c’est de donner à toutes les sciences les plus abstraites et sérieuses une tournure si agréable, qu’elles plaisent même aux femmes, ce qui est le cas pour Fontenelle.


Elle a du goût pour la peinture et fait de jolies aquarelles. Elle ne s’en tient pas là.


Mes oncles, qui sont d’excellents peintres, et mon maître m’ont tellement tourmentée, que j’ai dû prendre la résolution de peindre à l’huile. J’y ai tout de suite pris du goût. Je peins un paysage bien triste qui me plaît pour cette raison.


Puis elle s’attaque à « un énorme tableau, qui représente sainte Barbe debout » et elle essaye le portrait du comte Edling. « Le comte Edling n’est pas beau, mais c’est justement dans le laid qu’on peut étudier l’art de la peinture. »

Elle chante, elle joue du clavecin, elle a même composé six valses, « mais elle ne peut les produire ». Elle aime la danse et elle danse beaucoup. Valses, écossaises et quadrilles la ravissent également. Elle est désolée quand il lui faut tenir le piano pour faire danser les invités.

Chassée de Vienne en 1809 par les Français victorieux, elle se retire à Erlau avec l’impératrice. Elle habite une masure démeublée et couche dans un lit plein de vermine. Pourtant elle est contente, parce que « c’est comme une maison de campagne ». — « À trois heures on est réveillé par les cochons qu’on mène au pâturage. » Son grand plaisir est d’acheter des cerises aux paysannes.

De là, Napoléon lui apparaît comme un monstre. N’est-il pas le persécuteur de sa famille et de son peuple ? N’a-t-il pas mis la maison de Hapsbourg à deux doigts de sa perte ? N’est-ce pas devant lui qu’elle fuit avec les siens de ville en ville ? Aussi comme elle accueille tous les contes qu’on fait sur le tyran, avec quelle bonne foi elle raconte qu’il s’est fait Turc et a renié le Christ en Égypte, et que, dans une grande défaite, le 22 mai 1809, il a tué de sa main deux de ses généraux. En réalité, le 22 mai 1809, l’empereur gagnait la bataille d’Essling et pleurait en embrassant le maréchal Lannes mortellement frappé. Pour elle, Napoléon, c’est l’Antechrist. (Lettre du 8 juillet 1809.) Elle tremble à son nom.


Je vous assure que de voir cette personne me serait un supplice pire que tous les martyres, et je ne sais si cela ne lui viendrait pas en tête.


Bientôt, elle apprend de toutes parts que le monstre quitte sa femme pour en prendre une autre dans une des cours de l’Europe. « Je plains, dit-elle, la pauvre princesse qu’il choisira. » Mais, quand, enfin, elle soupçonne que cette pauvre princesse, c’est elle-même, elle se résigne. Marie-Louise était née pour la résignation.


Depuis le divorce de Napoléon, j’ouvre chaque gazette de Francfort dans l’idée d’y trouver la nomination de la nouvelle épouse, et j’avoue que ce retard me cause des inquiétudes involontaires ; je remets mon sort entre les mains de la Providence, elle seule sait ce qui peut nous rendre heureux. Mais, si le malheur voulait, je suis prête à sacrifier mon bonheur particulier au bien de l’État, persuadée que l’on ne trouve la vraie félicité que dans l’accomplissement de ses devoirs, même au préjudice de ses inclinations. Je ne veux plus y penser ; mais, s’il le faut, ma résolution est prise, quoique ce serait un double et bien pénible sacrifice. Priez pour que cela ne soit pas. (22-23 janvier 1810.)


Vous connaissez le conte de la Belle et la Bête. La Belle avait grand’peur de la Bête ; mais, quand elle la vit, elle l’aima. Napoléon, flatté d’épouser une archiduchesse, accueillit sa fiancée avec un empressement dont la violence même ne déplut pas à la jeune Allemande, qui venait à lui, blanche, blonde et grasse. « Il était si enthousiasmé, dit une des femmes de chambre de l’impératrice, qu’à peine voulut-il s’arrêter quelques instants à Soissons, où il avait été décidé qu’on coucherait, et l’on se rendit tout de suite à Compiègne. Il paraît que les prières de Napoléon, unies aux instances de la reine de Naples, décidèrent Marie-Louise à ne rien refuser à son trop heureux mari. » Les lettres écrites de France à la comtesse Colloredo et à la comtesse de Crenneville sont remplies des témoignages d’une joie sans nuage. « Je sens dit-elle, combien il est doux de parler de son bonheur. »

Elle étale l’innocent orgueil de sa maternité : « Mon fils profite à vue d’œil, il devient charmant, je crois même lui avoir déjà entendu dire papa ; mon amour maternel veut au moins s’en flatter. » (2 septembre 1811.)

Mais nous savons par un témoin qu’elle était gauche et maladroite avec son fils, et qu’elle n’osait ni le prendre ni le caresser. L’empereur, au contraire, le prenait dans ses bras toutes les fois qu’il le voyait, le caressait, le taquinait, le portait devant une glace et lui faisait des grimaces. Lorsqu’il déjeunait, il le mettait sur ses genoux, trempait un doigt dans la sauce, le lui faisait sucer et lui en barbouillait le visage. La gouvernante grondait, l’empereur riait et l’enfant paraissait recevoir avec plaisir les caresses bruyantes de son père.

Marie-Louise ne cesse pendant trois ans de vanter son bonheur conjugal : « Les moments que je passe le plus agréablement sont ceux où je suis avec l’empereur et où je m’occupe toute seule. Le carnaval sera assez triste ce qui m’est fort égal, ayant entièrement perdu le goût de la danse, qui a été remplacé par celui de l’exercice à cheval. » (1er janvier 1811.)

Séparée de son mari, la sentimentale Germaine languit et se lamente. Ni son père ni son fils ne peuvent la distraire du chagrin que lui cause l’absence de l’empereur.


Vous pouvez vous figurer le bonheur que je ressens d’être au milieu de ma famille, car vous savez comme je l’aime ; cependant il est troublé par le chagrin de me trouver séparée de l’empereur. Je ne puis être heureuse qu’auprès de lui. (Prague, 11 juin 1812.) Je ne serai contente et tranquille que lorsque je le reverrai : que Dieu vous préserve jamais d’une telle séparation ; elle est trop cruelle pour un cœur aimant et, si elle dure longtemps, je n’y résisterai pas. (Prague, 28 juin 1812.) J’ai retrouvé mon fils embelli et grandi ; il est si intelligent, que je ne me lasse pas de l’avoir près de moi. Mais, malgré toutes ses grâces, il ne peut pas parvenir à me faire oublier, fût-ce pour quelques instants, l’absence de son père. (Saint-Cloud, 2 octobre 1812.)


Que deviendra cet amour au jour de l’épreuve ? Impératrice régente, épouse et mère, Marie-Louise quitte la capitale le 29 mars 1814, alors que les alliés en étaient encore à plusieurs journées. Abandon lamentable et désastreux que nous ne lui reprocherons pas, car elle ne partit que sur l’ordre réitéré de Napoléon. Il est puissant encore : elle lui obéit ; mais bientôt, déchu, il part pour l’île d’Elbe. Cette tendre épouse ne le suivra pas. À peine fait-elle mine de le rejoindre. Elle se laisse arrêter en route dès les premiers pas et ramener à Vienne.

Le héros malheureux l’appelle et l’attend. Elle ne va pas à lui. Elle lui écrit tant qu’on le lui permet. Mais elle ne répond plus dès que son père le défend. C’est une fille obéissante.

On raconte qu’à Vienne elle rencontra sa grand’-mère la reine Caroline, ennemie de Bonaparte, et que la fille de Marie-Thérèse demanda à Marie-Louise pourquoi elle avait ainsi abandonné son mari. Celle-ci s’excusa timidement sur les obstacles qu’on avait mis à leur réunion.

— Ma fille, répondit la vieille reine, on saute par la fenêtre !

Mais la bonne Marie-Louise ne songeait pas à sauter par la fenêtre. Elle était trop bien élevée pour cela. Pendant ce temps, elle jouait paisiblement de la guitare. C’est elle-même qui nous l’apprend :


Cette vie tranquille me réussit très bien. Vous savez, ma chère Victoire, que je n’ai jamais aimé le grand monde. Et je le hais à présent plus que jamais. Je suis heureuse dans mon petit coin, voyant beaucoup mon fils, qui embellit journellement et devient de plus en plus aimable…

Ma santé est très bonne…

On a bien tort de vous dire que je néglige la musique, j’en fais encore souvent. Je commence même à jouer de la guitare, il est vrai très mal. (Schœnbrunn, 3 mars 1815.)

Le retour de l’île d’Elbe l’inquiéta. Et il ne fallut pas moins que Waterloo et Sainte-Hélène pour la rassurer. Elle avait assez bien conduit ses petites affaires et pourvu à sa tranquillité : elle s’était fait attribuer le duché de Parme, à la condition de ne plus revoir son fils. Là, pendant la longue agonie de l’empereur, cette tendre et vertueuse Allemande donnait des petits frères germaniques au roi de Rome. Son nouveau maître était un gentilhomme wurtembergeois au service de l’Autriche. Homme sûr : elle le tenait de M. de Metternich. Il avait quarante ans passés, était blond et portait un large bandeau noir sur un œil qu’il avait perdu. Le comte Neipperg donna trois enfants à la bonne Marie-Louise, dont il administrait le duché. Mais Marie-Louise était pieuse. Elle s’empressa de consacrer, dès qu’elle le put, cette union, par un mariage religieux et secret. Si elle remit jusqu’en 1821, c’est la faute de Napoléon, qui tardait à mourir.

Il mourut pourtant. Marie-Louise l’apprit par une gazette, et cette nouvelle, dont le monde entier s’émut, contraria la duchesse de Parme. Elle écrivit, à la date du 19 juillet 1821, à la comtesse de Crenneville :


Je suis à présent dans une grande incertitude. La Gazette de Piémont a annoncé d’une manière si positive la mort de Napoléon, qu’il n’est presque plus possible d’en douter. J’avoue que j’en ai été extrêmement frappée. Quoique je n’aie jamais eu de sentiment vif d’aucun genre pour lui, je ne puis oublier qu’il est le père de mon fils, et que, loin de me maltraiter comme tout le monde le croit, il m’a toujours témoigné tous les égards, seule chose que l’on puisse désirer dans un mariage politique. J’en ai donc été très affligée, et, quoiqu’on doive être heureux qu’il ait fini son existence malheureuse d’une manière chrétienne, je lui aurais cependant désiré encore des années de bonheur et de vie, — pourvu que ce fût loin de moi.


Elle ajoute que son estomac s’est tellement remis qu’elle peut manger de tout, « même du melon », et qu’ayant été piquée par les cousins au visage, elle est contente de ne pas devoir se montrer.

Enfin elle pouvait épouser le comte de Neipperg.


Veuve d’Hector, hélas ! et femme d’Hélénus !


Neipperg eut le tort de mourir à son tour ; il fut remplacé par M. de Bombelles.

Elle-même enfin quitta cette terre où elle n’avait cherché que son repos. On fut surpris d’apprendre, en décembre 1847, la fin de Marie-Louise, qu’on croyait morte depuis longtemps.

Médiocre dans une haute fortune, elle ne fut ni bonne ni méchante ; elle appartient à l’innombrable troupeau de ces âmes tièdes que le ciel rejette et que l’enfer lui-même, dit le poète, vomit avec dégoût.



  1. Publiée à Vienne, 1 vol. in-8o.