La Vie extravagante de Balthazar/Chapitre II


II

Seuls les faits de la vie quotidienne sont à la taille de notre destin


Aux rares minutes où Balthazar, faisant trêve à ses multiples travaux de professeur, s’oubliait en ruminations et songeries rétrospectives, il distinguait, sur la route de son passé, un petit vagabond, chétif et peureux, exposé à tous les vents et à toutes les misères, et qui n’avait d’autre souci que de ne pas mourir de faim. C’était lui.

Sans gîte ni pâture, il éprouvait la détresse du chien qui se donnerait au premier maître venu pour la joie d’aimer et la satisfaction de manger. Mais toutes ses haltes au bord de la route, toutes ses tentatives de dévouement, et tous les élans de son cœur ivre de tendresse, aboutissaient toujours à des drames où son derrière d’enfant jouait le grand premier rôle.

Ainsi avait-il aimé une grosse fermière qui faisait de lui le souffre-douleur de ses onze enfants. Ainsi s’était-il attaché à un savetier ambulant dont il traînait la lourde charrette. Fermière, forain, l’avaient rejeté loin d’eux, lui laissant un désespoir fou, et l’impression affreuse que jamais il ne compterait pour personne. Il était le paria, la victime désignée, le vagabond voué à la solitude.

Comment par la suite, au milieu de quelles péripéties et de quelles catastrophes, grâce à quelles circonstances, avait-il pu se redresser et s’affermir, il ne le savait pas trop. Entre les années mauvaises et sa jeunesse actuelle, ce ne fut que la révolte patiente et l’effort acharné de l’être qui veut échapper au malheur et se donner des règles d’existence adaptées à ses moyens, médiocres, hélas ! Peu de santé, une apparence chétive, une âme sensible aux moindres chocs, un déséquilibre nerveux qui l’inclinait toujours à souffrir et à trembler.

Toutes ces causes de défaillance, il s’en rendit maître. Sa sensibilité, il la disciplina. Il se fit la somme de volonté, de courage et de résignation dont il avait besoin pour se tenir droit, et il sortit de cette longue bataille silencieuse, avec une bonne culture, une vision personnelle de la vie, et une peur affreuse de tout ce qui est aventure, risque, coups du sort, poussées de l’instinct, gestes spontanés, une peur si profonde qu’il s’était fabriqué, sous le nom de philosophie quotidienne, un système d’idées et de théories propres à le garantir contre les embûches de son cœur inassouvi. Dénué d’ambition, content de tout, d’une ingéniosité nonchalante, il avait vingt métiers et s’occupait de mille petites choses. Il cultivait son jardin sans chercher à l’embellir, et ne regardait que discrètement vers le ciel ou vers l’horizon.

Pour l’instant tout son destin se ralliait autour de la villa des Danaïdes, simple tonneau, évidemment, suivant le terme de l’agence X. Y. Z., mais de si vastes dimensions, si bien aménagé et disloqué, pourrait-on dire, par le précédent propriétaire, que le logis, avec ses deux lucarnes, ses fondations de briques et ses annexes, ne manquait ni de commodité ni d’agrément.

Qu’on ajoute à cela le plaisir d’être servi par une femme de ménage à qui ses qualités d’ordre et de dévouement avaient valu le titre de secrétaire-dactylographe, quoiqu’elle ignorât à peu près ce que signifiait une machine à écrire, et l’on comprendra la paisible félicité dont jouissait jusqu’ici le professeur Balthazar.


Ce matin-là, Coloquinte qui, elle, ne possédait qu’un hamac à l’abri d’une soupente dressée contre la cahute de M.  Vaillant du Four, traversa le clos des Danaïdes à l’heure où Balthazar, suivant son habitude aux lendemains de « dégustation », répandait sur son crâne l’eau d’un arrosoir.

Sans mot dire, elle lui prépara une tasse de café, puis, dépliant son énorme serviette de secrétaire-dactylographe, en tira un jeu de brosses et de chiffons à l’aide de quoi elle se mit à faire vigoureusement la toilette intérieure et extérieure du tonneau, à nettoyer les vêtements du professeur, à cirer les bottines, et à balayer le « jardin ».

Dans l’ardeur du travail, ses deux nattes lui cinglaient la figure. Son teint de pâle adolescente s’animait. Un demi-sourire de contentement découvrait ses dents blanches. Elle avait de doux yeux qui se posaient parfois sur M.  Balthazar avec une admiration candide et une tendresse sans limites. Il était visible que pour elle, et bien qu’elle ne le sût point, l’univers se bornait à ce personnage considérable, résumé de toutes les perfections, divinité qui méritait tous les sacrifices.

— Fini, dit-elle. Monsieur Balthazar, est-ce que je vous accompagne à votre cours de philosophie ?

— Parbleu !

Il l’avait toujours connue. Le jour même où, six ans auparavant, il prenait possession des Danaïdes, elle était là, venue on ne sait d’où, elle aussi enfant trouvée, sans autre nom que ce sobriquet de Coloquinte, et poussée sur ce sol ingrat comme une de ces graines auxquelles il suffit, pour germer, d’un peu de poussière. La similitude de leurs destins les avait rapprochés. Pour ceux qui viennent ils ne savent d’où, c’est un tel miracle que de prendre racine au même endroit !…

Balthazar n’aurait su se passer de Coloquinte. Il la voyait toujours telle qu’au début, comme une enfant, mais une enfant qui lui était devenue indispensable, ainsi qu’auraient pu l’être à la fois une gouvernante, une secrétaire, une habilleuse, un domestique, un bon chien fidèle, enfin tout ce qui est susceptible de rendre service et de se dévouer. Elle n’en demandait pas davantage.

— Allons, dit Balthazar, qui se mit en route.

L’institution de demoiselles où il tenait la chaire de philosophie occupait un petit hôtel du quartier Monceau. Trente jeunes personnes de la bourgeoisie moyenne cernaient l’estrade et jacassaient tandis que Balthazar exposait ses idées et théories. Jamais il n’avait pu obtenir de ces trente personnes qu’elles voulussent bien garder toutes à la fois le silence. Elles l’avaient, dès le début, jugé comme un de ces individus de second plan à qui l’on ne doit ni respect ni attention.

« La philosophie quotidienne, disait-il, envisage l’existence sous un angle pratique. Le bonheur n’est pas dans les grandes joies et les grands sentiments, mais dans les petites choses et les petits attachements. Ne s’intéresser qu’à ce qu’on voit et à ce qu’on touche. Borner son ambition à ce que la main peut atteindre. Ne pas rêver. Ne pas s’exalter. Découvrir le charme des actes les plus vulgaires. La poésie, les romans, les beaux spectacles, tout ce qui est héroïque et sublime, autant de périls contre lesquels je ne saurais trop vous mettre en garde. »

Ces considérations généreuses, qu’il présentait avec adresse et rehaussait d’aperçus piquants, eussent choqué vivement un jeune public féminin, si elles n’avaient été bredouillées d’une voix si basse que personne ne se fût risqué à tendre l’oreille. Seule, Coloquinte, assise près du maître, recueillait son enseignement, de sorte que les leçons se passaient comme si Balthazar eût fait un cours confidentiel à sa dactylographe. Dans le brouhaha des conversations, elle écoutait, les yeux agrandis par l’admiration, la bouche ouverte, et le visage flanqué de ses nattes comme de deux baguettes en paille tressée.

« Surtout, mesdemoiselles, méfiez-vous de l’esprit d’aventure. Il ne se passe rien dans la vie. La vie est faite de réalités. Les aventures sont réservées à ceux qui les cherchent et qui, en quelque manière, les bâtissent de toutes pièces, comme des drames factices et dangereux. Il n’y a pas d’aventures, mesdemoiselles. Il n’y a que les faits de la vie quotidienne, qui sont toujours simples, modérés, logiques, naturels, à la taille de notre destin. Que si, parfois, devant notre imagination complaisante, ils prennent proportion d’aventure tragique ou romanesque, conservons notre sang-froid. Ne nous laissons pas entraîner dans le remous de péripéties où l’on ne trouve que déceptions, chagrins, amertumes et tristesses. Réagissons vigoureusement. Attendons. Et ce qui nous paraît un torrent déchaîné redevient tout bonnement la modeste et tranquille source où nous apaisons notre soif de chaque jour.

Le professeur se leva, content de sa période finale dont il voyait l’effet sur le visage extasié de Coloquinte.

Quant aux trente jeunes personnes, elles s’étaient envolées dès le premier coup de midi, et il était midi cinq. Le long des rues, il continua son enseignement, et vingt minutes plus tard, ils arrivaient au parc Monceau où Balthazar, à califourchon sur un banc, favorisé d’un rayon de soleil qui perçait les ombrages naissants, se chauffa le dos, tandis que Coloquinte s’empressait de le servir.

— Jambon, camembert et pain, dit-elle en extrayant les aliments annoncés de sa serviette de maroquin.

Ils déjeunèrent silencieusement. Balthazar aimait ces repas en tête-à-tête, qui, pour Coloquinte, représentaient tout le bonheur du monde. Elle bourra la pipe du professeur, lui tendit une allumette, lui offrit une tasse de café fabriqué dans une bouteille thermique. Puis ce fut la douceur d’une sieste que protégeait la jeune fille. Après quoi, Balthazar, bien d’aplomb, montra les deux lettres reçues la veille, celle de son père et celle du notaire qui le convoquait.

— Lis cela, Coloquinte, et donne-moi ton avis.

Elle lut les lettres avec quelque stupeur et prononça d’un ton convaincu, mêlé d’appréhension :

— Oh ! monsieur Balthazar, en voilà des aventures ! Que d’ennuis et de chagrins pour vous !

Le professeur lui avait communiqué sa terreur de l’imprévu, et elle redoutait ce qui pouvait l’atteindre et le meurtrir.

Il fut vexé.

— Où trouves-tu des aventures ? N’ai-je pas affirmé devant toi, tout à l’heure, qu’il n’y avait pas d’aventures dans la réalité, ou du moins qu’il n’y en avait que pour les déséquilibrés et les fous ?

— Cependant… insinua timidement Coloquinte, cet héritage ?… ce portefeuille caché ?… Votre père que vous retrouvez à l’heure voulue ?…

— Et après ! s’écria Balthazar de plus en plus froissé. Ce sont des faits de la vie quotidienne. Un père reconnaît son fils et lui lègue sa fortune… qu’y a-t-il d’extraordinaire ?…

Elle dit, confuse de son erreur :

— Évidemment… vous avez raison, monsieur Balthazar… Toutefois en ce qui concerne Mlle  Yolande, n’est-ce point une chose qui n’est pas un fait quotidien ?

— Illusion ! dit Balthazar, qui ne voulait rien concéder. Feu de paille ! Bulle de savon ! Un jour les bans seront publiés, le jeune homme et la jeune fille échangeront les anneaux, ils auront des enfants… autant d’épisodes de la vie courante, comme toutes les aventures qu’on ramène à leurs justes proportions.

Coloquinte murmura :

— En effet… en effet… mais je croyais que vous l’aimiez…

Balthazar aimait-il ? À quoi répondait la crise d’excitation qu’avait déchaînée en lui le baiser de la magnifique Yolande ? Et surtout pourquoi la demande en mariage ? Était-ce un réveil sournois de son cœur ? Était-ce, de la part d’un homme aussi prudent, le besoin de se lancer à son tour dans cet inconnu dont il avait si grande peur ? Ou bien avait-il tout bonnement subi l’influence de Yolande Rondot ? Il n’en savait rien. Un professeur de philosophie quotidienne ne s’analyse jamais, de crainte de se mettre en contradiction avec ses théories. Si on lui pose une question embarrassante, il tranche au hasard, sans souci de logique banale. Ou bien il se tait. Balthazar se tut.

Par le quartier de l’Europe, ils descendirent, taciturnes comme d’ordinaire. Balthazar choisissait les trottoirs ensoleillés. Coloquinte se redressait vaillamment sous son fardeau de dactylographe-femme de ménage.


Rue Saint-Honoré, au deuxième étage d’une maison vénérable, Me La Bordette siégeait en face des portraits à l’huile de son père et de son grand-père auxquels il ressemblait si fort que les trois figures encadrées de favoris, semblaient celles d’un seul et même notaire.

Ce même notaire avait étudié tant d’affaires depuis un siècle, et vu en ce même bureau tant de drames et de niaiseries, que rien ne l’intéressait plus.

— Asseyez-vous, monsieur, dit-il, sans s’occuper de Coloquinte. Vous êtes bien la personne qui se fait appeler le professeur Balthazar ?

— Je ne me fais pas appeler ainsi, monsieur, c’est mon nom.

— Pouvez-vous le prouver ?

Comme le professeur demeurait coi, Me La Bordette reprit d’une voix absente, en usant d’un pluriel qui laissait croire qu’il parlait également au nom de son père et de son grand-père :

— Ayant une communication importante à vous faire, monsieur, et ne sachant où vous découvrir, nous nous sommes adressé à l’agence X. Y. Z. qui nous a remis cette note :

« Le sieur Balthazar…

— Inutile, monsieur, interrompit Balthazar, je la connais.

Me La Bordette consulta son père et son grand-père, et, approuvé par eux, continua la lecture du rapport jusqu’à la dernière syllabe.

— Comme vous le voyez, monsieur, il n’y a là que des indications, et aucun renseignement précis sur votre identité. Vous est-il possible de nous procurer les pièces nécessaires, acte de naissance, livret militaire ?

Balthazar fit signe que, sous ce rapport, il était assez mal pourvu.

— Enfin quoi, monsieur, vous avez bien une carte d’électeur, un permis de chasse, votre quittance de loyer ?

Hélas ! Balthazar eut beau tâter ses poches, c’étaient encore là de ces documents respectables qu’il n’avait pas l’honneur de posséder. Tout au plus put-il offrir un diplôme de « fin dégustateur » que lui avait délivré M.  Vaillant du Four.

Me La Bordette repoussa dédaigneusement ce chiffon.

— En somme, dit-il, pas de pièces probantes. Cela nous met dans l’obligation de procéder nous-même à cette enquête et de vous prier, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, d’ouvrir le col de votre chemise.

Cette formalité saugrenue ne parut pas surprendre Balthazar outre mesure. Il défit sa cravate et enleva son col. Au haut de la poitrine, il y avait les vestiges d’un tatouage où se distinguaient encore trois lettres à demi effacées.

Le notaire se pencha, une loupe à la main, et déclara :

— M. T. P. Les trois lettres y sont. Nous sommes d’accord. Il ne nous reste plus qu’une épreuve pour que toutes vérifications soit dûment accomplies.

Il présenta un tampon enduit d’encre et ordonna :

— Veuillez imprimer là-dessus la face interne de votre pouce gauche. Non, monsieur, celui-ci est votre pouce de la main droite. Nous avons besoin de la gauche et de l’extrémité du pouce…

Assez troublé, Balthazar obéit. Le notaire appliqua sur une feuille de papier l’empreinte ainsi obtenue, la confronta avec une empreinte dessinée sur une autre feuille de papier, et conclut nettement :

— Cette fois, la cause est entendue.

— La cause est entendue ?… C’est-à-dire ?…

— C’est-à-dire que vous êtes bien le sieur Balthazar, et que le sieur Balthazar est, en l’espèce…

— En l’espèce ?…

— Godefroi, fils du comte de Coucy-Vendôme, baron des Audraies, duc de Jaca, et grand d’Espagne…