La Vie et l’Œuvre de Maupassant/2.1

I

Pour vivre à Paris, Maupassant avait accepté au Ministère de la Marine[1] une place de quinze cents francs, qu’il devait échanger plus tard contre une situation plus lucrative au Ministère de l’Instruction publique. À coup sûr, il ne dut pas être un employé fort zélé : il partageait fort équitablement son temps entre les parties de canotage qui, pour lui, étaient l’essentiel, et les essais poétiques qu’il écrivait, aux heures de bureau, sur le papier de l’administration, et qu’il soumettait le dimanche à son maître Flaubert.

Et cependant ce séjour dans les Ministères devait marquer dans la carrière de Maupassant et laisser de curieux souvenirs jusque dans son œuvre. Dès cette époque, la vie du bureau, le spectacle des mystères administratifs, la fréquentation de ses chefs et de ses collègues étaient pour lui la source de jouissances sincères et l’occasion de farces inépuisables. Il satisfaisait là ce penchant à la mystification qui ne l’abandonna jamais, ce besoin de charge à outrance qui égaya toute sa jeunesse. Ceux qui le rencontraient aux dîners de Catulle Mendès, artistes et écrivains, préoccupés surtout de graves problèmes d’esthétique, épris de discussions littéraires, s’étonnaient de lui voir apporter dans la conversation des anecdotes documentées et des invectives énergiques contre le personnel du ministère. Sur ce point, il ne tarissait pas[2]. Il poursuivait dans un milieu nouveau ces observations scrupuleuses, cette enquête attentive sur la simplicité humaine, qu’il avait entreprises naguère avec les pêcheurs et les paysans d’Étretat, ses premiers compagnons. Et plus tard, dans ses nouvelles, il se souviendra de la chronique des bureaux et des types d’employés qu’il a connus, comme il se rappelle les aventures de son enfance et toutes ses impressions de la terre normande. Sur cette existence humble et monotone des petits bureaucrates, fertile en incidents comiques et en situations divertissantes, il a composé de charmants récits, qui sont parmi les plus expressifs et les plus vrais qu’il ait contés : l’Héritage, la Parure, À cheval, mettent en scène des personnages que l’auteur avait dû rencontrer, et si le héros de la nouvelle En famille[3] est employé au Ministère de la Marine, ce n’est certainement point par une simple coïncidence.

J’étais un employé sans le sou… J’avais au cœur mille désirs modestes et irréalisables qui me doraient l’existence de toutes les attentes imaginaires… Comme c’était simple, et bon, et difficile de vivre ainsi, entre le bureau à Paris et la rivière à Argenteuil ! Ma grande, ma seule, mon absorbante passion, pendant dix ans, ce fut la Seine. Ah ! la belle, calme, variée et puante rivière, pleine de mirages et d’immondices ! Je l’ai tant aimée, je crois, parce qu’elle m’a donné, me semble-t-il, le sens de la vie[4] !…

Ces lignes, qu’il écrivait, quinze ans après, songeant avec un mélancolique regret aux joies simples de son insouciante jeunesse, expriment très exactement ce qui fut, entre 1872 et 1880, la plus chère préoccupation de Maupassant ; la rivière, la Seine entre Asnières et Maisons-Laffitte, les parties de yole, les levers du soleil dans les brumes matinales Page:Maynial - La Vie et l’Œuvre de Maupassant, 1907.djvu/65 Page:Maynial - La Vie et l’Œuvre de Maupassant, 1907.djvu/66 Page:Maynial - La Vie et l’Œuvre de Maupassant, 1907.djvu/67 de canotier ; il en a conté une anecdote puérile et touchante, il a mis en scène, sous les surnoms qu’ils s’étaient donnés, de joyeux amis qui n’ont eu aucune peine à se reconnaître et qui ont confirmé son récit par leurs propres souvenirs[5]. Nous ne rappellerons pas le sujet de la nouvelle ; nous n’en évoquons le souvenir ici que pour y chercher l’expression la plus exacte de la vie de Maupassant à cette époque. Lui-même nous présente cette bande de cinq chenapans, — l’expression est de lui, — devenus plus tard des hommes graves ; il nous introduit dans cette « affreuse gargote d’Argenteuil, dans cette colonie inexprimable qui ne possédait qu’une chambre-dortoir », et où il avouait avoir passé les plus folles soirées de son existence[6].

Nous n’avions souci de rien, dit-il, que de nous amuser, et de ramer, car l’aviron pour nous, sauf pour un, était un culte. Je me rappelle de si singulières aventures, de si invraisemblables farces… que personne aujourd’hui ne les pourrait croire. On ne vit plus ainsi aujourd’hui, même sur la Seine, car la fantaisie enragée qui nous tenait en haleine est morte dans les âmes actuelles. À nous cinq nous possédions un seul bateau, acheté à grand’peine et sur lequel nous avons ri comme nous ne rirons plus jamais.

Et voici les « cinq chenapans », avec leurs surnoms pittoresques : la Toque, spirituel et paresseux, « le seul qui ne touchât jamais une rame, sous prétexte qu’il ferait chavirer le bateau », et la Toque c’est M. Robert Pinchon, plus tard bibliothécaire de la ville de Rouen ; — N’a qu’un œil mince, élégant, très soigné, arborant le monocle auquel il devait son surnom, et N’a qu’un œil c’est tel inspecteur à la Compagnie de l’Est qu’il serait facile de désigner plus clairement ; — le « très malin » Petit-Bleu, qui n’est autre que M. Léon Fontaine, — et Tomahawk et Joseph Prunier enfin, lequel était Maupassant lui-même[7]. — Leur yole, qu’ils avaient baptisée la Feuille à l’envers, naviguait tous les dimanches entre Asnières et Maisons-Laffitte.

Une aimable personne, Mlle  Mouche, tenait la barre : elle égayait par son babil les matelots de l’équipage et s’efforçait de les rendre tous heureux. Le soir venu, on s’installait dans une auberge riveraine. La chère était médiocre, les lits détestables, mais, à vingt ans, la gaieté et le plaisir remplacent toutes choses et il n’est pas un dîner qui paraisse maussade avec de tels assaisonnements[8].

L’ « affreuse gargote d’Argenteuil » n’était pas l’unique campement de la bande joyeuse. Parfois Maupassant fuyait les endroits trop civilisés pour une retraite plus discrète. Il allait s’installer dans un cabaret isolé de Bezons ou de Sartrouville ; et là il écrivait des vers qu’il soumettait au jugement de Flaubert, et dont quelques-uns figurent dans le recueil qu’il devait faire paraître en 1880 ; certaines pièces, qu’il jugea sans doute moins heureuses, n’ont pas été publiées avec les autres ; mais sa mère ou ses amis les ont conservées pour lui, et quelques-unes ont été imprimées après sa mort[9] : l’une de ces pièces raconte une partie de canotage et la rencontre que fit le poète d’une compagne aimable et peu farouche ; le dénouement alerte ne manque pas de grâce :

Poète au cœur naïf, il cherchait une perle ;
Trouvant un bijou faux, il le prit, — et fît bien ;
J’approuve, quant à moi, ce dicton très ancien :
« Quand on n’a pas de grive il faut manger un merle. »

C’est également dans la modeste maisonnette du bord de l’eau que Maupassant élabora plus d’un scénario pour des comédies et des drames qui ne devaient jamais être écrits. Il communiquait ses essais, ses brouillons et ses notes à Petit-Bleu, confident attitré de ces tentatives littéraires. M. Léon Fontaine a recueilli quelques-unes de ces œuvres fugitives, notamment une comédie en un acte, la Demande, et un drame en trois actes, la Comtesse de Béthune.

Le canotage n’était pas, en effet, la seule préoccupation de Maupassant, même aux plus beaux jours de la Feuille à l’envers, La poésie et le théâtre, qui passionnaient déjà son enfance, semblent le tenter ou tout au moins l’intéresser encore : entre deux dimanches de grand air et de pleine eau, il continue son apprentissage littéraire, sous la discipline exigeante et affectueuse de Flaubert. On dirait même que les vers qu’il écrit à cette époque ne sont pour lui qu’une sorte d’exercice de virtuosité ou d’assouplissement, et qu’ayant pressenti sa véritable vocation il se prépare, par un jeu difficile, à cette langue aisée, claire et précise qu’il allait mettre au service d’une observation très clairvoyante et longuement exercée. Malgré la rareté de ses confidences, ses amis devinaient sans doute ce qu’il voulait faire. Mais quand ils l’interrogeaient ou cherchaient à hâter son inspiration, il répondait simplement ; « Rien ne presse ; j’apprends mon métier[10]. »

  1. Exactement : Ministère de la Marine et des Colonies, à cette époque-là.
  2. Cf. H. Roujon, loc. cit.
  3. En famille parut pour la première fois dans la Nouvelle Revue du 15 février 1881.
  4. Début de la nouvelle intitulée Mouche, dans l’Inutile Beauté (1890).
  5. Voir surtout les souvenirs de M. Léon Fontaine, rapportés par A. Brisson (Temps du 7 décembre 1897), ceux d’Henry Céard, la Toque et Prunier (dans l’Événement du 22 août 1896), ceux de M. Robert Pinchon (dans une lettre publiée par A. Lumbroso, op. cit., p. 132), ceux de M. Charles Lapierre, ibid., p. 608.
  6. Mouche, édit. ill. Ollendorff, pp. 117-118.
  7. C’est sous le pseudonyme de Joseph Prunier que Maupassant publia en 1870 sa première nouvelle.
  8. Souvenirs de M. Léon Fontaine, recueillis par A. Brisson (loc. cit.).
  9. Notamment dans l’étude déjà citée d’A. Brisson.
  10. Rapporté par H. Roujon, loc. cit.