J.-A. Lelong (p. 3-30).


LA VIE DE BOHÊME,

PIÈCE EN CINQ ACTES.

ACTE I.

CHEZ DURANDIN.
Une maison de campagne aux environs de Paris. — Un jardin. — Au fond, une balustrade donnant sur la campagne. — À gauche, un pavillon avec une fenêtre ouverte en face du public. — À droite, un banc de jardin — Chaises. — Indications prises du spectateur.

Scène première

.
BAPTISTE, seul ; il est au fond près du mur, et regarde dans la campagne.

Quel est ce nuage de poussière ? Serait-ce déjà la voiture de Mme Césarine de Rouvre ? On m’en verrait surpris, car il n’est pas midi, et M. Durandin n’attend cette dame qu’à deux heures. Mais ce n’est point une voiture… (Regardant avec plus d’attention.) Des jeunes gens avec de grandes pipes, des jeunes filles avec de grands chapeaux !… Je sais ce que c’est, c’est une caravane. Heureuse jeunesse ! riez, riez ; vous qui n’avez pas lu M. de Voltaire… Mais j’y songe !… quelle imprudence ! (Prenant un livre qu’il avait oublié sur le banc.) Si M. Durandin, l’homme chiffre, M. Million, enfin, comme dit M. Rodolphe, avait trouvé cet in-octavo, mon extraction était imminente. Voyons, M. Durandin m’a prévenu que l’on prendrait le café dans ce pavillon que l’on n’a pas ouvert depuis trois mois, mettons tout en ordre. (Il entre dans le pavillon et ouvre les persiennes. — Après réflexion et en sortant.) Ou plutôt non, tout est bien comme il est, a dit M. de Voltaire ; grâce à la poussière, ces meubles Louis XV ont un aspect plus vénérable, je n’y porterai donc point un plumeau profane. Quant à ces populations d’araignées, elles donnent à ce lieu un caractère de vétusté tout-à-fait artistique. Je n’ôterai donc point ces araignées ; je regrette même qu’il n’y en ait pas davantage. (Fermant la porte.) Tout est prêt, et maintenant Mme de Rouvre peut arriver.


Scène II.

BAPTISTE, DURANDIN, il a un carnet à la main ; il entre par le fond.
Durandin, lisant.

« Paris à Rouen de 575 à 555 reste à 560. » Quinze francs de baisse, bravo !… c’est le moment d’acheter… (À Baptiste sans se retourner.) Baptiste, où est mon neveu ?…

Baptiste.

Dans sa chambre, monsieur.

Durandin, calculant toujours.

200 à 560, 112 000 ; 200 à 580, hausse probable, 116 000, 4000 francs de bénéfice net… (Se frottant les mains.) Où est mon neveu ?… (Il reprend son journal.)

Baptiste.

Dans sa chambre, monsieur.

Durandin, s’éveillant.

Hein ? quoi ? ce n’est pas vrai, j’en viens. À propos, elle est dans un joli état, sa chambre. Vous n’en prenez donc pas soin ?

Baptiste.

Pardonnez-moi, monsieur, j’en prends, au contraire, un soin méticuleux, j’ouvre la fenêtre le matin et je la referme le soir.

Durandin.

Et voilà tout ?

Baptiste.

Et voilà tout, monsieur. Je suis à la lettre les instructions qui m’ont été données par M. Rodolphe. M. votre neveu m’a dit en venant habiter ce logement : Baptiste, tu me plais infiniment ; mais si tu tiens à conserver mon estime, tu ne toucheras jamais à rien chez moi. Si tu avais l’imprudence de remettre mes affaires à leur place, il me serait impossible de les retrouver.

Durandin.

C’est donc pour cela que j’ai aperçu une paire de bottes sur la cheminée et la pendule dans un placard ?

Baptiste.

Je ne me rends pas bien compte du motif qui a fait assigner cette place à la paire de bottes. Mais quant à la pendule, c’est différent et cela s’explique… (À Durandin qui prend des notes.) Vous ne m’écoutez pas, monsieur,

Durandin.

Eh ! si, imbécile.

Baptiste.

Je continue : la première fois que M. Rodolphe a vu la pendule en question, il voulait la jeter par la fenêtre.

Durandin, stupéfait.

Par la… une pendule de quatre cents francs, en cuivre doré avec un bronze représentant Malek-Adel…

Baptiste.

Oui, monsieur, je le sais bien, Malek-Adel par Mme Cottin. Mais la pendule avait un défaut.

Durandin.

Lequel ?

Baptiste.

Elle marquait l’heure.

Durandin.

Eh bien ?

Baptiste.

Mon Dieu ! je sais qu’elle ne faisait que son devoir ; mais M. Rodolphe en juge autrement. Il ne veut pas, dit-il, de ce tyran domestique qui lui compte son existence minute par minute, dont les aiguilles s’allongent jusqu’à son lit et viennent le piquer le matin, de cet instrument de torture enfin dans le voisinage duquel la nonchalance et la rêverie sont impossibles.

Durandin.

Qu’est-ce que c’est que toutes ces divagations-là ?… (Il passe à droite.) Oh !… ça ne peut durer plus longtemps ; M. mon neveu me rendrait fou comme lui… heureusement Mme de Rouvre arrive aujourd’hui ; elle est veuve, riche, elle est femme…

Baptiste.

C’est son plus beau titre.

Durandin, passant à gauche.

Je ne te parle pas… elle est femme, et ce que femme veut… il faudra bien que M. Rodolphe redescende sur la terre pour signer au contrat. Il doit être dans le jardin à rêvasser à ses niaiseries ; va me le chercher.

Baptiste.

J’y cours, monsieur…

Il s’éloigne par le fond à gauche, et au moment de sortir, il ouvre son Voltaire et continue sa lecture.

Scène III.

DURANDIN, seul.

M. mon neveu est bien le fils de mon frère. C’est le même désordre d’esprit. La vocation ! l’art ! le génie… et le père est mort en laissant des dettes que le fils s’apprête à doubler. Les arts ! les arts ! voilà-t-il pas une belle histoire et un joli métier ?… Mais je suis là… et bientôt j’aurai notre charmante auxiliaire flanquée de ses quarante mille livres de rente, et j’espère bien… mais si, au contraire, M. le poète, le rêveur résiste, s’il refuse son bonheur, tant pis pour lui ! qu’il aille au diable !…


Scène IV.

DURANDIN, RODOLPHE, entrant par le fond à gauche ; mise négligée, excentrique.
Rodolphe, du fond.

Est-ce que c’est pour cela que vous me faites venir, mon oncle ?

Durandin.

Ah ! te voilà, cerveau brûlé ?

Rodolphe, avec gaîté.

Bonjour, mon oncle Million ; vous êtes de mauvaise humeur, je vais vous dire un sonnet…gaillard, ça vous déri… dera…

Durandin.

Veux-tu parler raison une minute ?

Rodolphe.

Une minute ? volontiers, mon oncle, mais pas davantage, entendez-vous bien ? La minute est écoulée, parlons d’autre chose.

Durandin.

C’est un parti pris, n’est-ce pas ? tu ne veux rien entendre.

Rodolphe.

Mon oncle, je n’entends rien aux affaires ; faites-en, vous, faites-en beaucoup… je ne vous en empêche pas.

Durandin.

En vérité ? et tu feras, toi, des odes à la lune, n’est-ce pas ? et tu maudiras le siècle égoïste qui refusera de te nourrir à ne rien faire.

Rodolphe.

Erreur, mon oncle, grave erreur ! Je ne m’asseois pas au banquet de la vie avec l’intention de maudire les convives au dessert ; au dessert je roule sous la table, et ma muse, une bonne grosse fille à l’œil insolent, au nez retroussé, me ramasse, me reconduit au logis en trébuchant, et nous passons la nuit à rire ensemble de ceux qui nous ont payé à dîner. C’est de l’ingratitude si vous voulez, mais c’est amusant.

Durandin.

Et qu’est-ce que ça te rapporte, ça ?

Rodolphe.

Ce que ça me rapporte ?… absolument rien, pour le moment ; mais ça me rapportera plus tard. Vous avez étudié les hommes et vous spéculez sur les télégraphes ; vous vivez de votre expérience, moi je veux vivre de mon imagination, je ferai tout ce qu’on voudra : du triste, du gai, du plaisant, du sévère ! je ferai du sentiment à jeun et de la gaudriole après le dîner… (Se frappant le front.) Mes capitaux sont là. Une entreprise superbe sous la raison Piochage et compagnie. Capital social, courage, esprit et gaieté.

Durandin.

Mais en vérité je suis bien bon de l’écouter. Mme de Rouvre arrive aujourd’hui dans une heure.

Rodolphe.

Vous faites bien de me prévenir, mon oncle. Je m’en vais tout de suite… (Il remonte.)

Durandin.

Un pas de plus, et je te déshérite.

Rodolphe, s’arrêtant.

Fichtre, je demande à m’asseoir.

Durandin, s’asseyant sur le banc avec son neveu.

Écoute, mon garçon… autrefois tu as fait la cour à Mme de Rouvre, tu as été empressé, assidu auprès d’elle tout un hiver…

Rodolphe.

Je ne puis le nier, mon oncle.

Durandin.

Au printemps nous avons passé un mois à sa campagne, et entre nous ces promenades dans les allées solitaires du parc…

Rodolphe.

Chut !… soyez aussi discret que moi, mon oncle.

Durandin.

Je ne te fais pas de reproches, au contraire, tu as bien fait, c’était un coup de maître, car elle est très-riche et elle t’aime.

Rodolphe.

Elle m’aime ?

Durandin.

J’en suis sûr.

Rodolphe.

C’est une femme d’esprit, elle comprendra que je ne veuille pas l’épouser.

Durandin.

Tu ne veux pas l’épouser ?

Rodolphe.

Je ne le lui ai pas promis.

Durandin.

Promis… ce garçon-là est d’une outrecuidance…

Rodolphe.

Mais, non, mon oncle, je veux rester garçon, voilà tout.

Durandin.

Mais, malheureux, Mme de Rouvre est jolie.

Rodolphe.

Je le sais, mon oncle.

Durandin.

Eh bien ?

Rodolphe.

Eh bien ! tant pis pour les autres.

Durandin.

En l’épousant, tu aurais du côté de ta femme seulement quarante mille livres de rentes… Tu aurais une position calme, tranquille, tu aurais des enfans.

Rodolphe.

Oui, c’est ça, beaucoup d’enfans et des lapins ; merci, ça ne peut pas m’aller. Il me faut de l’air, de la liberté, une vie accidentée, orageuse si vous voulez… quitte à ne pas dîner tous les jours, ça m’est égal. Les jours de bombance, je mangerai pour un mois.

Durandin.

Tu ne feras jamais rien de ta vie, tu suivras les traces de ton père.

Rodolphe.

Ah ! mon oncle, ne parlons pas de ça, ne remuons pas les cendres.

Durandin.

C’est très-bien, mais il n’en est pas moins vrai que mon frère aussi n’a voulu en faire qu’à sa tête, et que lorsqu’il est mort, il devait à tout le monde.

Rodolphe, sérieux.

Excepté à vous, mon oncle.

Durandin.

Il fallait peut-être me saigner aux quatre veines pour soutenir un fou…

Rodolphe.

Non, mon oncle, vous avez bien fait. Après tout, mon père m’a laissé un nom honorable, un nom que l’on répète, et des tableaux que l’on admire ; mais, encore une fois, ne parlons pas de ça.

Durandin.

Soit ! d’ailleurs, il faut que je te quitte pour aller au-devant de Mme de Rouvre ; j’espère qu’à mon retour je te trouverai dans de meilleures idées.

Rodolphe.

Il ne faut jurer de rien, mon oncle. Il n’y a rien d’immuable sous le soleil.

Durandin.

Réfléchis, et si tu deviens raisonnable, tu ne t’en repentiras pas.

ENSEMBLE.
Air : Polka de la Vivandière.
Durandin.
Rodolphe.

Le vrai bonheur
Est pour le cœur
Dans le mariage.
Il n’est pour nous
Rien de si doux
Que cet esclavage.

Non, pour mon cœur
Point de bonheur
Dans le mariage,
Car entre nous,
Rien ne m’est doux
En fait d’esclavage.

(Durandin sort par le fond à droite.)

Scène V.

RODOLPHE, seul.

Ils sont étonnant les oncles : s’il fallait épouser toutes les femmes auxquelles on a juré un amour éternel au clair de la lune, mais on aurait un sérail de femmes légitimes. Moi épouser Mme Césarine de Rouvre, la femme la plus coquette et la plus impérieuse de la terre, qui vous ordonne de l’aimer pour ainsi dire ! pas si fou !… Dès demain je prends mon vol, je fuis cette villa insipide et monotone que ne visita jamais le hasard, ni l’imprévu.

CHŒUR, en dehors.
Air nouveau de M. J. Nargeot.

Notre avenir doit éclore

Au soleil de nos vingt ans !
Aimons et chantons encore :
La jeunesse n’a qu’un temps !

Qu’est-ce que c’est que ça ? Serait-ce l’imprévu demandé ?… (Il va au fond.) Des artistes et des grisettes sans doute… Ils se disposent à déjeuner sur l’herbe… bon appétit. Voilà le bonheur comme je le comprends. Des promenades sans gants et des dîners sans fourchettes. Tiens, ils me saluent… (Il salue, redescendant un peu.) J’ai presque envie de m’élancer au milieu de leur pâté et de m’inviter moi-même. Au fait, pourquoi pas ?


Scène VI.

RODOLPHE, MARCEL, paraissant au-dessus de la balustrade.
Marcel.

Monsieur… monsieur…

Rodolphe.

Qu’est-ce qui m’appelle ?

Marcel.

Je vous demande pardon, monsieur, vous ne pourriez pas, par hasard, nous prêter des assiettes et quelques couverts également en argent ?

Rodolphe.

Monsieur, si vous voulez attendre que je sonne, j’irai chercher une sonnette… vous êtes artiste monsieur ?

Marcel.

Oui, monsieur.

Rodolphe.

Peintre ?

Marcel.

C’est vous qui l’avez dit.

Rodolphe.

De quelle école ?

Marcel.

De la mienne.

Rodolphe.

Je vous en félicite.

Marcel.

Et moi aussi, monsieur.

Rodolphe.

Vous vous nommez ?…

Marcel.

Marcel, pour vous servir…

Rodolphe.

Et moi, Rodolphe, pour vous être agréable !

Marcel.

Ce nid vous appartient ?

Rodolphe.

Pas le moins du monde… Je ne suis que le neveu du nid… Donnez-vous donc la peine de tomber par ici…

Marcel.

Cela ne vous dérange pas ?

Rodolphe.

Aucunement…

Marcel, sautant.

Permettez-moi de vous offrir la main, c’est tout ce que j’ai sur moi…

Rodolphe.

Volontiers ; mais à la condition que vous la tendrez aussi à ces jolies personnes qui chantent si bien…

Marcel.

Je n’ai rien à vous refuser, monsieur… (Appelant.) Eh ! Musette, tu es invitée à entrer avec escalade…

Musique à l’orchestre.
Musette, apparaissant sur la balustrade.

Me voilà !…

En relevant sa robe elle montre un peu sa jambe.
Rodolphe, courant l’aider à descendre.

Parbleu, voilà une jolie jambe, il faut que je lui offre mon bras.

Musette, descendue.

Monsieur vend des madrigaux ?

Rodolphe.

Oui, madame.

Musette.

Et on vous les paie…

Rodolphe, lui prenant la main.

Comptant.

Marcel, prenant la main de Musette.

Permettez-moi de vous la présenter plus officiellement : Mlle Musette, vingt-deux ans…

Musette.

Moins six semaines…

Marcel.

Une fille charmante, qui n’a que le défaut de laisser trop souvent la clef sur la porte de son cœur… Au reste, je ne m’en plains pas… c’est comme ça que j’y suis entré un jour qu’il pleuvait…

Musette, bas à Marcel, montrant Rodolphe.

Il est gentil !

Marcel, à Rodolphe.

Elle vous trouve gentil ; c’est le commencement, on ne peut pas savoir où ça s’arrêtera !…

Rodolphe offre une chaise à Musette. Schaunard paraît sur l’appui de la balustrade.

Schaunard.

Hé ! Marcel, je ne retrouve plus Musette, je crois qu’elle est tombée dans son verre…

Marcel.

Rassure-toi, ami fidèle, et enjambe… (Schaunard entre.) M. Schaunard, orphelin par vocation, peintre par goût, musicien pour faire quelque chose… et poète pour ne rien faire… Passant une moitié de sa vie à chercher de l’argent pour payer ses créanciers et l’autre moitié à fuir ses créanciers quand il a trouvé de l’argent…

Schaunard, saluant.

Le programme est fidèle comme un caniche… Mais vous ne voyez qu’une moitié de moi-même ; permettez-moi de vous présenter l’autre… Phémie !…

Phémie paraît, il l’aide à descendre.
Marcel.

Mlle Phémie, femme de dévouement quand elle a dîné…

Rodolphe, offrant une chaise à Phémie.

Mademoiselle…

Phémie.

Bien reconnaissante, monsieur, je ne suis pas encore éreintée… (Elle s’assied près de Musette.)

Schaunard, avec sévérité.

Phémie !… Veuillez l’excuser, monsieur, elle arrive d’Amérique… Je l’ai rencontrée dans une forêt…

Rodolphe.

Vierge ?… (Schaunard éternue.)

Marcel, indiquant Colline qui paraît à son tour. À Rodolphe.

Ne vous effrayez pas, monsieur ; nous sommes complets… M. Gustave Colline, philosophe… le trésorier de la société : une sinécure… (Ils redescendent tous.)


Scène VII.

RODOLPHE, MARCEL, MUSETTE, SCHAUNARD, COLLINE, PHÉMIE.
Rodolphe.

Mesdames et messieurs…

Tous.

Écoutons.

Rodolphe.

Veuillez croire à mes sympathies…

Marcel.

Et…

Rodolphe.

Le discours est clos.

Phémie, se levant.

Bravo !

Musette, idem.

C’est de très-bon goût, ça n’est pas long…

Schaunard, à Rodolphe.

Pardon, monsieur, j’ai un renseignement à vous demander…

Rodolphe.

Parlez, monsieur…

Schaunard.

Pourriez-vous me dire où on met le tabac dans cette maison ?

Rodolphe.

Ici, monsieur… (Il montre sa poche et offre du tabac à Schaunard qui bourre sa pipe). Vous avez une jolie pipe, M. Schaunard !

Schaunard, négligemment.

J’en ai une plus belle pour aller dans le monde.

Musette, à Rodolphe.

Monsieur, serait-ce indiscret de vous demander la permission de visiter ce jardin et de cueillir quelques fleurs ?…

Phémie.

Et quelques abricots ?

Rodolphe.

Comment donc… (Les dames remontent.)

Colline, à Rodolphe.

Si vous le permettez, monsieur, j’accompagnerai ces dames pour faire un peu de botanique…

Les dames redescendent et mettent toutes leurs affaires sur les bras de Colline.

Musette, riant.

Ça va peut-être vous embarrasser !…

Colline.

Oh ! non, je vous assure… (Il va près d’un banc et dépose gravement tout ce qu’il tient au pied d’un arbre.) Voyons un peu… (Il fouille dans ses poches, tire des livres de sa poche et en prend un après avoir mis les autres sur le banc.) Botanique… voilà mon affaire…

Musette.

Nous y sommes…

Phémie.

Allons-y gaiement !

ENSEMBLE.
Air : Gentille Moscovite.
Glanons les pâquerettes
Glanez
Parmi les gazons verts.
Aux doux chants des fauvettes,
Mêlons nos gais concerts !
Mêlez vos
(Les Dames sortent par la gauche, Colline par la droite.)

Scène VIII.

SCHAUNARD, RODOLPHE, MARCEL.
Rodolphe, prenant un à un les livres que Colline a déposés sur un banc.

Chimie… mécanique… physique… Ah ! ça, mais c’est une bibliothèque vivante que votre ami…

Marcel.

Ah ! c’est que, voyez-vous, Colline c’est l’enfant studieux et rêveur de la Bohême !

Rodolphe.

La Bohême ?

Marcel.

La Bohême, bornée au Nord par l’espérance, le travail et la gaieté ; au sud, par la nécessité et le courage ; à l’ouest et à l’est, par la calomnie et l’Hôtel-Dieu…

Rodolphe.

Je vous remercie beaucoup ; mais je comprends peu.

Marcel.

Vous désirez une seconde leçon de géographie relativement à la Bohême ?… C’est très-facile, monsieur, car vous voyez devant vous deux naturels de ce pays…

Schaunard

La Bohême, c’est nous…

Rodolphe.

Vous ?

Marcel.

C’est-à-dire tous ceux qui, poussés par une vocation obstinée, entrent dans l’art sans autres moyens d’existence que l’art lui-même ; l’esprit toujours tenu en éveil par leur ambition, qui bat la charge devant eux, et les pousse à l’assaut de l’avenir… Leur existence de chaque jour est une œuvre de génie, un problème quotidien… Mais qu’il leur tombe un peu de fortune entre les mains, on les voit aussitôt calvacader sur les plus ruineuses fantaisies, aimant les plus jeunes et les plus belles, buvant des meilleurs et des plus vieux, et ne trouvant jamais assez de fenêtres par où jeter leur argent…

Schaunard

Puis, quand leur dernier écu est mort est enterré, ils recommencent à dîner à la table d’hôte du hasard, où leur couvert est toujours mis, et à chasser du matin au soir cet animal féroce qu’on appelle la pièce de cent sous… gens intelligens, qui auraient trouvé des truffes sur le radeau de la Méduse !…

Marcel.

Ils ne sauraient faire dix pas sur le boulevard sans rencontrer un ami.

Schaunard.

Et trente pas n’importe où, sans rencontrer un créancier.

Marcel.

Et quand arrive janvier, les poches pleines de rhumes et les mains pleines d’engelures, ils se chauffent philosophiquement avec leurs meubles.

Schaunard.

C’est ce que les modernes appellent déménager par la cheminée.

Rodolphe.

En vérité, messieurs, votre courageuse insouciance, votre joyeuse philosophie m’entraînent ; je voudrais ne jamais vous quitter.

Schaunard.

Nous resterons ici autant que vous le désirerez, monsieur.

Les dames, en dehors.

Nous voici !


Scène IX.

les mêmes, MUSETTE, PHÉMIE, rentrant les mains pleines de fleurs ; Phémie tient une pomme.
Reprise du Chœur.
Glanons les pâquerettes, etc.
Glanez
Musette.

Voilà notre récolte.

Phémie, mangeant sa pomme.

Le pays est excellent.

Marcel, à Rodolphe.

Du reste, monsieur, nous avons de douces compensations dans notre vie d’épreuves. Ces jeunes filles sont nos joies vivantes. Nous les aimons comme des fous et elles nous aimeraient peut-être toujours…

Phémie passe près de Schaunard qui s’est assis.
Rodolphe.

Si toujours n’était pas si long.

Marcel.

Et si les rubans ne coûtaient pas si cher. Elles restent avec nous tant qu’elles ont du cœur, et elles nous quittent dès qu’elles ont de l’esprit !

Musette.

C’est-à-dire que je suis bête.

Marcel.

Hélas ! non, ma mie.

Musette.

Moi qui ai refusé un commis de banquier et des meubles en acajou.

Marcel.

Oui, mais si c’eût été le banquier lui-même, et qu’il eût poussé l’audace jusqu’au palissandre.

Musette.

Vrai, j’aurais refusé. J’ai le temps ; d’ailleurs, toi aussi tu seras riche.

Marcel.

Certainement, encore quelques kilomètres de patience ; d’ailleurs, j’ai une idée : à compter de lundi prochain, nous ferons des économies, et j’achèterai un oncle d’occasion pour en hériter un jour.

Musette.

Oui, mon petit Marcel. Je t’aime bien, va ; pour toi je me jetterais du haut des tours de Notre-Dame.

Schaunard.

Musette, cette imprudence vous coûterait quatre sous ! c’est le tarif… (À Phémie.) Et toi ! aimerais-tu mourir pour moi ?

Phémie.

Oui, mais pas de faim.

Schaunard, à Rodolphe.

Elle est étonnante, monsieur ! Dire qu’elle trouve ces mots-là toute seule, sans balencier. Elle est étonnante. J’en suis ivre !…

En tirant un fruit de sa poche, Phémie laisse tomber un papier ; Schaunard se lève et le ramasse.
Phémie, à part.

Ces fruits, c’est extraordinaire comme ça creuse !…

Elle remonte.
Schaunard, lisant, à part.

Que vois-je ! une déclaration avec un emblème représentant un cœur traversé d’une baïonnette et signé : un sapeur du vingt-neuvième. Il y a quinze jours, j’avais déjà surpris la présence d’un autre papier, signé : un chasseur au vingt-quatrième. Son cœur est une caserne… (Haut, à Phémie.) Ma petite chérie !

Phémie, venant à lui.

Hein !

Schaunard.

Vous connaissez trop de monde sous les drapeaux… (Montrant le billet.) Quel est ce prospectus d’amour, signé par un membre de l’infanterie française ?

Phémie, troublée.

Ça, c’est un petit homme rouge qui me l’a distribué sur le Pont-Neuf.

Schaunard.

Très-bien… (Montrant sa canne.) Vous aurez ce soir une explication avec bambou.


Scène X.

les mêmes, COLLINE, BAPTISTE.

Bras dessus bras dessous, ils causent tous les deux ; Colline a un panier sous le bras ; ils entrent par le fond à droite.

Colline.

Vous êtes sceptique, M. Baptiste.

Baptiste.

Monsieur, j’ai lu Voltaire.

Colline.

Moi, je suis panthéiste ; tout est dans tout ! Avez-vous lu Spinosa ?

Baptiste.

Mal !

Colline.

Relisez-le ! voyez aussi Descartes, les tourbillons !… (Musette et Phémie viennent prendre le panier. — À Rodolphe.) Monsieur, vous avez un domestique très-savant. Je l’ai pris pour un article de la Revue des deux Mondes… (Il passe près de Marcel.)

Marcel.

D’où viens-tu ?

Colline.

Parbleu ! vous êtes de fiers étourneaux. Vous aviez laissé nos provisions au milieu de la campagne, où elles auraient pu devenir la proie des intrigans. J’ai été les chercher avec M. Baptiste.

Musette, regardant dans le panier.

Mais les bouteilles sont vides.

Colline.

Au milieu d’une grave discussion avec monsieur sur l’immortalité de l’âme, comme nous étions très-altérés, nous avons bu les bouteilles, mais voilà les bouchons.

Musette.

Eh bien ! avec quoi ferons-nous passer le canard qui est dans le pâté ?

Phémie, regardant dans le panier.

Le canard est envolé, il ne reste plus que la croûte !

Elles jettent le tout par-dessus la balustrade, aidées de Marcel.

Baptiste.

Au milieu d’une grave discussion avec monsieur sur l’objectif et le subjectif… (À Musette.) le moi et le non moi, si vous aimez mieux, comme nous étions très-altérés, nous avons mangé le canard.

Musette, à Rodolphe.

Il est gentil votre domestique ; est-ce que vous le payez cher ?

Rodolphe.

Ne vous mettez point en peine, nous allons réparer tout cela. Baptiste, tu comprends… (Baptiste sort par le fond à droite.) Maintenant, permettez-moi de vous offrir à déjeuner.

Schaunard.

En effet, il est l’heure où les honnêtes gens passent dans la salle à manger. Allons.

Rodolphe.

La salle à manger, c’est ici ; dans un instant nous serons servis, et nous boirons à la Bohême, ma future patrie !

Tous.

Comment !

Rodolphe.

Écoutez-moi ; je cours ici les plus grands dangers.

Marcel.

Vous ?

Rodolphe.

On veut me marier…

Marcel.

C’est horrible !

Rodolphe.

C’est mon oncle Million qui a eu cette idée-là !

Musette.

Votre oncle Million ?

Phémie.

Quel joli nom !

Schaunard.

Je voudrais bien avoir la monnaie de votre oncle.

Rodolphe.

Me marier, comprenez-vous ça ? emprisonner ma liberté dans un contrat, jeter mon cœur dans le pot-au-feu du ménage, couper les ailes de ma jeunesse ; tout cela uniquement pour procurer à mon oncle le plaisir d’avoir des petits-neveux !

Schaunard.

Parbleu ! s’il en veut qu’il en fasse lui-même.

Rodolphe.

Il y a longtemps déjà que je méditais une fuite ; mais tout seul je ne saurais où aller. Maintenant, c’est bien décidé, je veux mener comme vous, la belle vie de travail et de plaisir. J’ai bon cœur et grand courage, vous me verrez à l’œuvre ! Ainsi donc, si vous le permettez je serai d’abord votre compagnon, jusqu’au jour où vous voudrez bien m’appeler votre ami !

Marcel.

Mais vous l’êtes déjà !

Les deux dames.

Oui, monsieur, vous l’êtes !

Pendant la fin de ce monologue, Baptiste a apporté une nappe et disposé le déjeuner à terre.
Baptiste, au milieu.

Vous êtes servis.

Rodolphe.

Baptiste, tu pars avec nous… Tu es un garçon érudit, tu feras ton chemin.

Baptiste.

Quel honneur !

Phémie, à part.

Il est fort bien ce Baptiste… s’il avait des épaulettes.

Rodolphe.

Et maintenant à table !…

Tous.

À table !…

Ils s’asseyent sur le banc et les chaises renversées, et attaquent le déjeuner.
Chœur.
Air : Tin, tin, c’est le refrain.

À table, mes amis !
Par le hasard gaîment réunis,
Sur ces gazons fleuris,
Déjà notre couvert est mis !

Marcel, tenant une bouteille.

Royal champenois… je le reconnais à son casque d’argent… Passez au large, ce n’est pas du vin !

Rodolphe, étonné.

Qu’est-ce que c’est donc ?

Marcel.

Du cidre élégant.

Schaunard.

Du coco épileptique.

Marcel, jetant la bouteille à Baptiste.

Offrez à ces dames. Le premier devoir du vin est d’être rouge. Baptiste, mon ami, passez-nous du bourgogne…

Il prend une bouteille dans la manne, et verse.
Baptiste.

Désirez-vous de l’eau ?…

Il verse du Champagne aux dames.
Marcel.

De l’eau dans du vin ? Allons donc, c’est du platonisme dans l’amour.

Phémie.

Qu’est-ce que c’est que ça du platonisme ?

Musette.

Des bêtises, la maladie des hommes qui n’osent pas embrasser les femmes.

Phémie.

Fi l’horreur.

Musette, embrassant Marcel.

Buvons notre vin pur.

Marcel.

Et vive la jeunesse !

Tous, en trinquant.

Vive la jeunesse !

Chœur.
Air nouveau de M. J. Nargeot.

Notre avenir doit éclore
Au soleil de nos vingt ans !
Aimons et chantons encore ;
La jeunesse n’a qu’un temps.

Schaunard.

Cuirassés de patience
Contre le mauvais destin,
De courage et d’espérance
Nous pétrissons notre pain.
Notre humeur insoucieuse,
Aux fanfares de nos chants,
Rend la misère joyeuse,
La jeunesse n’a qu’un temps.

Chœur.

Notre avenir, etc.

Marcel.

Si la maîtresse choisie,
Qui nous aime par hasard,
Fait fleurir la poésie
Aux flammes de son regard,
Lui sachant gré d’être belle,
Sans nous faire de tourmens,
Aimons-la même — infidèle…
La jeunesse n’a qu’un temps.

Chœur.

Notre avenir, etc.

Musette.

Puisque les plus belles choses,
Les amours et la beauté,
Comme le lis et les roses,
N’ont qu’une saison d’été,
Quand mai tout en fleurs arbore
Le drapeau vert du printemps,
Aimons et chantons encore :
La jeunesse n’a qu’un temps !

Chœur.

Notre avenir, etc.

Baptiste, au fond, poussant un cri. Ah !

Tous

Qu’y a-t-il ?

Baptiste

M. Durandin… M. Durandin !… j’aperçois sa voiture… et vite, et vite !

Marcel.

Diable !…

Schaunard

Aidons ce garçon.

Il met une bouteille dans sa poche, Phémie met les gâteaux et les fruits dans la sienne.
Rodolphe.

Messieurs, je suis désolé ! mais…

Tous remplissent la manne qu’on emporte derrière le pavillon.
Marcel.

Nous comprenons parfaitement.

Rodolphe.

Nous nous reverrons bientôt… le temps de faire ma malle et de ne pas embrasser mon oncle.

Colline

La voiture approche !

Rodolphe.

Attendez-moi dans le petit bois qui touche au jardin.

Phémie.

Mais par où sortir ?

Baptiste.

Pas par la porte toujours.

Musette.

Par-dessus le mur…

Marcel.

Sans doute…

Baptiste.

La voiture entre dans la cour !

Musette et Phémie.

Sauve qui peut !…

Elles descendent par dessus la balustrade — Marcel donne une poignée de main à Rodolphe et saute à son tour. — Colline, qui était déjà à moitié chemin, descendu se dispose à remonter.
Colline.

Ah ! mon Dieu ! mes livres que j’ai oubliés.

Schaunard.

Tu les prendras une autre fois… (Colline disparaît.)

Schaunard, descendant à son tour.

Dites donc, M. Rodolphe, j’ai laissé une cuisse !…

Rodolphe.

Ça ne fait rien !… (Schaunard disparaît.)


Scène XI.

RODOLPHE, BAPTISTE.
Baptiste, regardant à droite.

Il était temps.

Rodolphe.

Ils sont déjà loin. Maintenant il s’agit de trouver un moyen honnête pour sortir d’ici.

Baptiste.

Ah ! mon Dieu ! comme M. Million a l’air agité !

Rodolphe.

Tiens, il est seul.

Baptiste.
C’est vrai !… Le voilà.

Scène XII.

les mêmes, DURANDIN, entrant par la droite.
Durandin, très-agité.

Ah ! mon ami ! mon cher neveu !

Rodolphe.

Qu’avez-vous, mon oncle ?

Durandin.

Quelle aventure ! Mme de Rouvre…

Rodolphe.

Vous m’effrayez !…

Durandin.

En descendant de voiture elle s’est foulé le pied !

Rodolphe.

Où est-elle ?

Durandin.

À l’auberge du Lion… une affreuse auberge !

Rodolphe, à part.

Ah ! voilà mon moyen ?… (Haut, avec inquiétude.) Quoi ! Mme de Rouvre serait privée de ces mille petits riens auxquels elle est habituée ! Mon oncle, je prends votre voiture !… (Il passe près de Baptiste.)

Durandin, à part.

Il y vient !

Rodolphe, à Baptiste.

Ah ! Baptiste, une malle, du linge, de la vaisselle… mes livres pour la distraire… n’oublie rien… (Bas.) N’oublie pas mes pipes…

Baptiste, bas.

Où allons-nous ?

Rodolphe, bas.

En Bohême !… (Haut.) Va, cours. (Baptiste sort par la droite. À Durandin.) Adieu, mon oncle !

Durandin.

Adieu, mon garçon !…

Rodolphe sort vivement par la droite.

Scène XIII.

DURANDIN, seul. Il se frotte les mains.

La ruse a réussi ; nous savons maintenant à quoi nous en tenir… il l’aime comme un fou… On a bien raison de dire que : Ce que femme veut, Dieu le veut… (On entend une voiture s’éloigner.) Le voilà parti !… (Alors on entend en dehors le chœur : Notre avenir doit éclore, etc.) Qu’est-ce que c’est que ça ?… (Il court au fond et regarde par-dessus la balustrade.) Ah ! mon Dieu ! il m’a joué !…

FIN DU PREMIER ACTE.