La Vie de Mr de Molière/Lettre critique sur le livre intitulé La Vie de M. de Moliere

LETTRE CRITIQUE À Mr DE ***

SUR LE LIVRE INTITULÉ

LA VIE DE Mr DE MOLIERE


A PARIS

Chez CLAUDE CELLIER, rue S. Jacques

à la Toison d’or, vis-à-vis S. Yves

M DCC VI

Avec priviiege du Roy

Le privilège est au nom de Claude Cellier, et l’approbation de Saurin, du 18 Novembre 1705.


LETTRE CRITIQUE ÉCRITE À M DE ***

Sur le livre intitulé

LA VIE DE Mr DE MOLIÈRE


Je ne fais point de façon, Monsieur, de vous dire ce que je pense de la Vie de Molière ; vostre discrétion m’a accoutumé à vous dire mes sentimens sans réserve : et des que vous 1e souhaites, je ne puis me dispenser de vous satisfaire sur cet article. Peut-estre ne serez-vous point content de mon jugement ; car le Livre sur lequel vous voulez que je le porte à ses Partisans, les Journaux en ont dit du bien ; mais tout cela ne m’impose point, et je juge selon l’effet qu’un Ouvrage fait sur mon esprit. Voicy donc, de vous à moy, ce que je trouve de bon et de mauvais dans celuy-cy.

Apparemment que l’Auteur n’a eu intention de faire son livre que pour des gens d’Antichambre, et pour le menu peuple. Il n’y a que ces sortes de personnes qui puissent appeler Molière, Monsieur ; c’estoit un Comédien, c’est-à-dire, un homme d’une profession ignoble, à qui la qualité de Monsieur ne convient nullement. Le Secrétaire du Roy qui a dressé le Privilége de l’Auteur, sçait mieux le cérémonial que luy ; que ne suivoit-il son exemple ? En vérité, il répugne en ouvrant ce Livre, de lire : La Vie de Monsieur de Molière. Si l’Auteur n’avoit pas chargé sur les Comédiens, j’aurois cru qu’il seroit tombé dans cette faute pour leur faire plaisir, mais je vois bien que le pauvre homme l’a fait par ignorance, puisqu’il a assez maltraité ces Messieurs-là.

Quant à son stile, c’est un Auteur qui s’emporte, mais qui paroist assez le maistre de son expression, qu’il hazarde aussi effrontément que s’il estoit le Directeur de la Langue : tout terme, toute expression l’accommode pour se faire entendre. Est-il de l’Académie pour parler si hardiment ? Il écrit presque sur le même ton que l’Auteur du Système du Cœur. Ce n’est point à ces Messieurs-là à défigurer nostre Langue de cette force-là, c’est à eux à suivre ce qui est établi. C’est dommage que l’Auteur en question se soit si fort écarté de la voye commune dans le choix de ses termes ; car il construit bien, et il exprime beaucoup en peu de paroles. Ce seroit faire un Volume, que de vous faire remarquer toutes les expressions hardies qui sont dans ce Livre ; il en est tout remply, et je crois, Monsieur, que vous vous en estes aussi bien apperçu que moy, mais n’avez-vous point laissé passer le verbe, représenter, que l’Auteur fait neutre, pour signifier remontrer ? Voilà la première fois que je le vois employé sans régime en cette signification : Ceux, dit-il, qui représentèrent au Roy, le firent avec de bonnes raisons, etc. Je doute aussi que l’on ait encore écrit, cette pièce a pris tout d’un coup ; pour dire qu’elle a eu applaudissement général dès la première fois qu’on l’a jouée. Faites-y attention, Monsieur, vous en trouverez beaucoup de cette force-là.

Il me paroist que ce Livre n’a point d’autre ordre que celuy des temps ; mais l’Auteur a mal fait, selon moy, d’y assujettir les avantures dont son Ouvrage est remply ; cela fait oublier la suite des Pièces de Molière, qui occupent plus les gens de Lettres, que des faits peu intéressans.

Dans une espèce de Préface qui sert de commencement à ce Livre, l’Auteur s’étonne qu’on n’ait point encore donné la Vie de Molière. Pour moy, je ne m’en étonne point du tout, et je ne vois pas même qu’il y ait lieu de s’en étonner : nous avons de Molière tout ce qui doit nous toucher, ce sont ses Ouvrages ; et je me mets fort peu en peine de ce qu’il a fait dans son domestique, ou dans son commerce avec ses amis ; nous nous passons de la Vie de bien d’autres personnes illustres dans les Lettres ; nous nous serions aussi bien passes de la sienne. Et content de l’admirer dans ses Ouvrages, je m’embarrassois peu ny qui il estoit, ny d’où il estoit ; l’Estat n’est nullement intéressé dans sa naissance ny dans ses actions.

Mais à le prendre dans le sens de l’Auteur, je ne vois pas qu’il ait trop bien remply son grand dessein. La Vie de cet Auteur inimitable, qui nous occupe si souvent, n’est presque rien ; ce sont de petites Avantures qui luy sont arrivées avec quelques personnes, que l’Auteur ne daigne seulement pas nous nommer. Il y en a quelques-unes qui peuvent faire rire les gens qui s’amusent de peu de chose. Mais dans tout le corps du Livre, il n'y a rien qui fasse paraistre Molière aussi grand Homme que l’Auteur nous le promet, indépendamment de ses Pièces. De bonne foy, à le prendre sérieusement, est-ce là Molière ? Car bien que je ne sois pas de son temps, je sçais néanmoins qu’il a eu des Scènes à la Cour, et ailleurs, qui auraient fait plaisir à un Lecteur de goût. Pourquoy l’Auteur ne nous les a-t-il pas données? Nous aurions un Ouvrage intéressant. Mais entrons dans le détail de celuy-cy.

L’Auteur nous promet la vérité des faits, et il veut nous faire croire qu’elle luy a coûté cher. Pour moy, je n’en crois rien ; et je penserais plutost que secouru de quelqu’un contemporain de Molière, il a broché son Ouvrage, qui est négligé en quelques endroits ; et je jurerois que ce quelqu’un est Baron : car ce Livre est autant sa Vie que celle de Molière : et ce qui me le ferait croire davantage, ce sont les louanges outrées que l’Auteur luy donne un peu trop légèrement, sur tout lorsqu’il dit hardiment : Qui depuis Molière a mieux soutenu le Théâtre Comique que Baron ? C’est—là insulter fortement Dancourt pour le nombre, et plusieurs autres Auteurs pour la bonté des Pièces. Après cela, je ne puis douter que Baron n’ait donné la matière de cet Ouvrage, et que l’Auteur n’y est de part que pour l’expression.

« Plust à Dieu, dit le grand-père de Molière à son fils, que ce petit garçon fût aussi bon Comédien que Bellerose ! » Ou ce bon homme radotoit, ou comme habitant des pilliers des Halles, il avoit peu de christianisme. L’Auteur auroit pu se passer de rapporter cette extravagance ; mais il nous a promis vérité ; il faut luy pardonner cette étourderie.

À la sixième page, il nous prépare adroitement au mariage de Molière : c’étoit un endroit délicat à toucher ; car le Public a de fâcheuses préventions sur cet article : et il n’aurait pas esté mauvais de produire des Pièces justificatives de ce qu’avance l’Auteur pour anéantir le préjugé général. Je ne luy sçais pourtant pas mauvais gré d’avoir essayé de détruire l’opinion commune ; et je croirais pieusement, et avec plaisir, tout ce qu’il nous dit, s’il nous avoit donné le reste avec sincérité.

Car je ne puis m’imaginer que M. le Prince de Conty ait voulu faire son Secrétaire du Héros de notre Auteur. Mais si la chose est vraye, les amis de ce pauvre Comédien avoient bien raison de le blâmer de n’avoir point accepté cet emploi. Il est vray qu’il en donne d’assez bonnes raisons, mais je crois qu’elles sont plutôt de la façon de l’Auteur, que de celle de Molière, qui alors ne connoissoit point assez la Cour pour parler aussi sensément qu’il le fait à ses amis ; et l’honneur et l’agrément d’une telle place devoient au contraire l’éblouir, et il devoit tout quitter pour la prendre, et tout employer pour s’en rendre digne.

Je rencontre une contradiction dans notre Auteur. Il fait dire à Molière en Languedoc, qu’il est passable Auteur : il luy fait souhaiter de venir à Paris, parce qu’il se sentoit assez de forces pour y soutenir un Théâtre Comique ; et lorsqu’il y est arrivé, il se défie de luy, mal-à-propos ; puisque c’est après avoir plu au Roy ; après que Sa Majesté luy eut accordé le Petit-Bourbon pour jouer la Comédie. Franchement ces deux sentimens ne s’accordent pas bien ; je veux croire aussi qu’ils sont échappez à l’Auteur ; et à l’insu de la vérité, qui a oublié de le guider en cet endroit.

Les Auteurs Comiques, et les Comédiens ne sont point amis de l’Auteur ; il ne perd point l’occasion de les attaquer. Ceux-là, avant et depuis Molière, n’ont donné que de mauvais Ouvrages : ceux-ci ne savent point leur métier, et ne représentent pas bien les Pièces de Molière. L’Auteur me permettra que je ne sois point de son sentiment. Nous avons eu pour le goût du temps des Pièces excellentes avant Molière. Boisrobert, Douvville, Scaron, Rotrou, Tristan, nous en ont donné. Et depuis Molière, nous avons eu celles de Messieurs de Brueys, Boursault, Menard, etc., sans parler de Dancourt qui a fait un Théâtre Comique complet. Les bons Auteurs Modernes ne se réduisent donc pas à Baron ; et j’en appelle au succès de ses deux dernières Pièces. C’est connoistre bien légèrement le Théâtre d’aujourd’huy que de porter un jugement aussi faux que celuy de l’Auteur: mais aux dépens de son honneur, il a voulu faire plaisir à Baron. Ne serait-il point pour quelque chose dans ses Ouvrages, qu’il les élève si fortement?

Quant aux Comédiens, la proposition de l’Auteur n’est pas plus juste : Molière, dit-il, ne reconnoîtroit pas ses Ouvrages, s’il les voyoit représenter aujourd’huy. Voilà un sentiment qui me paraît outré ; car je ne vois pas même que Molière ait jamais mieux représenté le Bourgeois Gentilhomme et Pourceaugnac, que Poisson les représente ; qu’il ait mieux soutenu le caractère du Misantrope, que Beaubourg et Dancourt le font valoir ; plus délicatement grimacé que la Torellière, et ainsi des autres. Il me suflit que le public soit content de leur Jeu, pour que je sois persuadé que j’ay raison ; surtout aujourd’huy, que le bon goût est plus général qu’il ne l’estoit du temps de Molière.

L’Auteur, à cette occasion, nous étale fastueusement dans deux ou trois endroits de grands mots, pour nous faire entendre que le métier de Comédien a de trop grands principes, pour que des gens si mal élevez puissent les sçavoir. Si on le pressoit de les donner, il seroit fort embarrassé, sur ma parole ; car je n’en connais point d’autre que le bon sens, une belle voix, et de beaux gestes. Il semble, a l’entendre parler, que le Jeu de la Comédie soit aussi dificile a acquérir que l’art de précher. Mais quand cela seroit, est-ce l’éducation qui donne la déclamation? Si ce principe est vrai, les Comédiens doivent tous estre de bons acteurs, puisqu’ils n’épargnent rien pour bien élever leurs enfans. Mais nous voyons, malgré le Système de notre Auteur, que ceux de leur Troupe, qui ont le plus étudié, sont presque les plus faibles Acteurs. C’est un don de la Nature, que l’expérience façonne, sans aucunes règles, que de s’accommoder au goût du Public.

Ou Molière avoit bien peu de raison de demander à M. Racine un Acte d’une Tragédie par semaine ; ou celui-ci étoit un terrible Poête alors, de se charger de fournir ce pénible ouvrage. Ce fait n’est absolument point dans la Nature ; et ii faut que l’Auteur ait pris les semaines pour les mois. Trouvez-vous, Monsieur, que l’histoire de la petite Epinette convienne à la vie d’un homme grave? Elle est entièrement épisodique, et je n’y vois pas le mot pour rire. L’Auteur auroit pu faire entrer Baron plus nobiement sur la Scène, que de le mettre avec les Bateleurs de la Foire ; et je m’étonne que ce grand Homme ait souffert que son ami (car je n’en veux rien rabattre, ils se connaissent de longue main) l’ait fait passer à la postérité par une si vilaine porte.

D’ailleurs, tout ce fatras de petites circonstances, qui regardent les commencemens de Baron, m’ennuie à la mort. Je m’embarrasse fort peu qu’il ait eu du bien et des Tuteurs, et qu’il ait été petit Farceur à la Foire Saint-Germain, ni que Molière l’ait pris tout nud, et qu’il l’ait fait habiller. En habile homme, l’Auteur devoit même supprimer ces petites circonstances, par rapport à Molière. Mais n’en parlons plus, aussi bien cela n’en vaut pas la peine, et ne mérite d’être relevé que pour accuser l’Auteur d’imprudence, d’être entré dans des choses si communes, qu’il nous avoit pourtant promis d’écarter. Molière est le plus petit homme du monde quand l’Auteur le met avec Baron, excepté néanmoins dans l’aventure de Mignot. Cette action de Molière est belle, et je doute qu’il y ait beaucoup de personnes capables d’en ménager si bien une pareille. Mais je trouve toujours en mon chemin Baron, comme un indigne pupille, et Molière comme un fade gouverneur. L’Auteur a fait tout ce qu’il a pu pour couvrir le mauvais de la Vie de Molière ; mais comme il aime la vérité, il nous fait pourtant entendre par tout, mais surtout par la conversation de Molière avec Rohaut, que celui-là avoit une femme qui se conduisait en Comédienne peu scrupuleuse sur le chapitre de la vertu. Cette vérité n’était point trop bonne à dire si clairement, sur tout pour un Auteur qui nous avait promis d’éviter les choses communes.

L’avanture de ces quatre personnes qui se vont noyer est extravagante, et hors du vraisemblable ; et je m’étonne qu’un homme de bon sens nous la donne bien sérieusement pour une vérité. Je conviens que si la chose est vraie, Molière y fait le personnage d’homme d’esprit. Mais qu’est-ce que Chapelle a fait à l’Auteur, pour le mettre toujours pris de vin sur la Scène, ou dans la disposition de s’enyvrer ? Ne pouvoit-il le prendre de son beau côté ? C’est de gayeté de cœur insulter à la mémoire d’un galand homme.

L’Auteur détaille assez la Comédie du Tartuffe pour ceux qui ne sçavent pas ce qui se passa à l’occasion de cette Pièce. Mais j’entends tous les jours bien des gens de ce temps-là qui se plaignent que l'Auteur n’ait pas développé tous Ies mouvemens que l’on se donna pour faire supprimer cette Pièce, et pour en faire punir l’Auteur. Il falloit aussi nous dire sur quel modèle Molière l’avoit fait, et ce qu’on luy fit changer, pour lui permettre de la jouer la seconde fois. Mais l’Auteur nous cache jusqu’au nom de celui qui en fit défendre la représentation. Le mystère est répandu dans son Livre depuis le commencement jusques à la fin : c’est une énigme continuelle. Les égards de cet Auteur vont jusqu’à ménager le Valet qui chaussoit Matière à l’envers ; et tout Paris sçait qu’il se nommoit Provençal, et on le connoit sous un autre nom. Cette personne dont Molière fait un si indigne jugement, s’est rendu fort recommandable par son mérite dans les affaires et dans les Méchaniques. Il n’étoit pas né pour être un habile Domestique ; mais il avoit toutes les dispositions pour devenir ce qu’il est. L’Auteur auroit dû luy rendre cette justice, et en faisant connoitre le malheur de son premier âge, relever le mérite de celuy qui l’a suivi. Il ne dépend pas de nous de naitre avec du bien ; mais c’est un grand talent d’en acquérir, comme il a fait par son assiduité, et par son intelligence. Je le nommerois, si je ne voulois épargner a l’Auteur la confusion publique de l’avoir maltraité si mal-a-propos. Je suis assez content de l’Histoire du Misantrope : mais je n’approuve nullement que l’Auteur nomme rapsodie, une Dissertation qu’une personne de Littérature fit dans le temps pour le défendre contre les Critiques. Voilà comme sont tous les Auteurs, qui s’imaginent être du premier ordre ; tout ce qu’ils n’ont pas fait, est, selon eux, détestable ; cependant, cet Ouvrage dont Molière, ou notre Auteur fait tant de bruit, est le meilleur que cette personne ait fait en sa vie ; et il n’y a guère eu d’Auteur qui ait plus travaillé que luy, ni dont le nom soit plus connu. Il étoit inutile que notre Auteur mystérieux voulut nous cacher sa médisance ; tout le monde sçait que la défense du Misantrope est de l’Auteur qui nous apprend si galamment tous les mois ce qui se passe dans toute l’Europe. Et le jugement que l’on en fait dans ce Livre-ci, ne cause aucune altération à sa réputation : elle n’a qu’une voix.

La conversation de Molière avec Bernier me paroit fort plate ; et Baron, qui est le cheval de bataille de l’Auteur, m’y semble fort mal amené, et y faire un personnage impertinent. Mais l’on commence à s’appercevoir en cet endroit, que l’Auteur manque de matière, et que le donneur de Mémoires ne s’est pas oublié.

Cependant l’aventure du Minime m’a réjoui ; elle est d’esprit, et l’Auteur l’a assez bien rendue : car je fais justice sans prévention, et je ne prètens point, quand il verroit cette Lettre, m’attirer son mépris. Je suis sûr que s’il voulait être de bonne foy, il avoueroit que j’ai raison de le reprendre en bien des endroits. Je ne l’estime pas moins pour avoir fait des fautes que la matière exigeait de luy. Il a fait voir par l’Ouvrage qu’il a donné après celui-ci, qu’il est capable de faire mieux ; et qu’il est le maître de se donner de la réputation quand il choisira de bons sujets.

Je doute que la conversation de Chapelle avec Molière sur les Ouvrages de celui-ci soit véritable. Est-il naturel que celui-là rompe en visière à un ancien amy, aussi fortement qu’il le fait dans cette conversation ? Ces deux Amis se querellent sans cesse dans ce Livre ; Molière mésestime toujours Chapelle ; et cependant il ne sçauroit se défaire de l’amitié qu’il a pour luy. Par quel endroit Chapelle faisoit-il donc plaisir à Molière, puisqu’il ne pouvoit s’accommoder de son caractère? Un homme de bon esprit se seroit défait honnêtement du commerce d’un Amy si incommode : mais l’Auteur n’aurait eu moyen de faire donner par Molière une belle éducation à Baron, sans Chapelle. C’est son lieu commun pour lui faire éviter le vin et ménager ses amis : il pouvoit avoir soin de son Élève, sans intéresser la réputation de personne.

La Scène du Courtisan Extravagant n’est point un morceau à mettre dans un Livre ; elle n’est bonne que pour une Comédie ; elle est toute écrite, il n’y aurait qu’a la placer. Elle est assez dans la nature ; mais le nom du Courtisan me la ferait trouver encore plus agréable.

L’aventure du jeune homme qui veut se faire Comédien est moderne, ou elle est double : car je sçai qu’une personne qui a assez bonne réputation parmi les Gens de Lettres, fut un jour demander à Roselis un semblable conseil, à quelques circonstances près ; car il donna a ce Comédien l’alternative entre la profession de Jésuite, ou celle de comédien. Roselis, très-honnête homme, lui conseilla sans balancer de se faire Jésuite. Mais ce jeune homme qui croyoit que ses talens pour la Comédie détermineroient son conseil de ce côté-là, fut fort étonné de le trouver opposé à sa passion. De sorte que, trouvant des obstacles des deux côtez, il n’a pris ni l’un ni l’autre parti ; et il a choisi la profession de bel Esprit, dont il s’acquitte avec assez d’applaudissement.

C’est en cet endroit de la Vie de Molière, que les pauvres Comédiens sont accommodez de toute façon. L’Auteur fait faire ici un personnage à Molière d’homme désintéressé et juste ; mais il me semble qu’il pouvoit dissuader le jeune étourdi de prendre sa profession, sans lui en faire voir le ridicule et l’indignité : C’est dit-il, la dernière ressource de ceux qui ne sçauroient mieux faire, ou des libertins qui veulent se soustraire au travail; c’est enfoncer le poignard dans le cœur de vos parens, de monter sur le Théâtre. Je me suis toujours reproché d’avoir donné ce déplaisir à ma famille : c’est la plus triste situation que d’être l’Esclave des fantaisies des Grands Seigneurs ; le reste du monde nous regarde comme des gens perdus, et nous méprise. Molière avait raison de penser tout cela comme homme de bon esprit et de probité : mais il avoit grand tort de le dire, comme Comédien. Et suposé qu’il ait jamais parlé aussi étourdiment, l’Auteur devoit sauver cette peinture mortifiante à une troupe de gens qui ne luy ont rien fait que de le divertir, quand il a voulu aller à la Comédie. Il a épargné tant d’autres véritez à des personnes qui ne les valent pas, tout Comédiens qu’ils sont ; il pouvoit bien encore épargner à la Troupe le chagrin que de tels sentimens partissent d’un homme qu’ils reconnoissent pour leur Maître, et qui a été si long-temps à leur teste. Car à regarder les Comédiens du côté des mœurs, ils en ont de bonnes comme les autres ; et s’il y en a quelques-uns qui n’édifient pas, il y en a d’autres qui cultivent la vertu. Je vous avoue, Monsieur, que ce discours de Molière m’a révolté ; il n’y a personne qui ne parlât contr’eux avec plus de modération.

Mais, Monsieur, pourquoy l’Auteur introduit-il Chapelle pris de vin dans cette occasion ? Molière pouvait bien, sans lui, faire entendre raison à ce jeune fils d’Avocat. Quelle impertinence Chapelle ne vient-il pas dire ? C’est, dit-il, un vol que ce jeune homme fera au Public s’il ne se fait Prédicateur ou Comédien. Comme si les principes de la déclamation étoient les mêmes dans ces deux professions si oposées ! L’Auteur fait bien connoitre par cette proposition, qu’il n’entend ni l’action de la Chaire, ni l’action du Théâtre, car je ne puis m’imaginer que cela soit sorti de la bouche de Chapelle, qui étoit un homme d’esprit et de goût. L’Auteur s’est imaginé qu’il n’étoit bon qu’a dire des plaisanteries, puisqu’il le fait encore parler sur le même ton dans les pages suivantes, dans des avantures, qui sont même épisodiques à son sujet. Mais je remarque à cette occasion, que l’Auteur a eu une attention extraordinaire à répandre du plaisant dans la vie d’un homme sérieux. À quel dessein ? Ses actions nuement rapportées, avoient assez de quoy satisfaire ceux qui s’intéressent à le connoitre, sans les faire servir de divertissement au Public. Il fait beau voir cet homme grave envoyer chercher le chapeau de Rohaut son ami, pour représenter le Philosophe dans le Bourgeois Gentilhomme ; cela est plat et d’un mauvais caractère. Oh mais, me diroit l’Auteur, cela est vray. Eh bien, quand on n’en pourroit douter, qu’importe à la postérité d’avoir cette ridicule vérité dans la vie d’un homme dont elle ne cherchera jamais la bassesse? Je ne suis pas mécontent de l’histoire du succez du Bourgeois Gentilhomme et des Femmes Sçavantes à la Cour. Ce sont ces endroits-là que l’Auteur auroit dû détailler davantage, parce que ce sont les seuls qui nous touchent. Nous voyons représenter tous les jours les Pièces de Molière, et nous aurions été ravis de connaître les modèles de ses caractères, les motifs qui l’ont fait travailler, et le succès de ses pièces dans le temps. Et même, en homme avisé, l’Auteur auroit dû nous donner une Dissertation sur chacune. Ç’auroit été là un Ouvrage excellent ; mais cette suite d’aventures communes n’est bonne que pour ces Lecteurs qui s’amusent de rien. Il est vrai que l’Auteur, qui a senti par avance cette objection, y répond modestement à la fin de son Livre. Un tel Ouvrage, dit-il, est au-dessus de ma portée ; et quand je l’aurois fait, c’eût été donner l’histoire du Théâtre de Molière, et non pas sa vie. Eh bien soit, celle-là m’auroit fait beaucoup de plaisir ; celle-ci ne m’intéresse point. On donne la vie d’un homme, quand ses actions inspirent de la sainteté dans les mœurs, et de l’élévation dans les sentimens, ou qu’elle fournit des moyens de gouverner, et de se conduire dans les grands emplois.

La querelle de Baron avec ce Courtisan inconnu, à l’occasion d’une Pièce de Théâtre, me paraît impertinente. Molière y fait le personnage d’un présomptueux ; Baron, celuy d’un homme qui ne se connoît pas ; le courtisan, celuy d’un mal-avisé, de se commettre avec luy : et tout cela est soutenu par de si mauvaises raisons, que je ne daigne pas vous en parler davantage ; d’autant plus que je ne devine pas sûrement les personnes que l’Auteur a cachées. Nous voici à la fin du Livre où l’Auteur nous dit qu’il a assez fait connoître que Molière ne vivoit pas en bonne intelligence avec sa femme. Il a raison, puisque par tout ce qu’il nous a dit, j’ai compris aisément que la Molière étoit une coquette outrée ; qu’elle causait continuellement du chagrin à Molière, et qu’il ne pouvoit la ranger à son devoir à cause de son humeur volontaire. Cependant l’Auteur se plaint que l’on ait fait de mauvaises histoires sur son compte ; et il attaque effrontément sur cela l’Auteur du Dictionnaire critique, pour donner plus de poids à son ressentiment. Mais qu’a-t-on tant dit contre Molière et sa femme ? Rien autre chose que ce que l’Auteur nous en a débité ; à la vérité, avec beaucoup plus de politesse et de précaution. Il ne falloit point tant se récrier pour si peu de chose. Si Molière, selon notre Auteur, n’était lent à travailler, que parce que les visites des Grands Seigneurs et de ses Amis, qui étaient fréquentes, l’interrompoient dans son travail, pourquoi cet Auteur ne nous a-t-il pas donné ce qui se passoit entre ces Grands Seigneurs, ces Amis et Molière? Nous aurions sa vie, puisqu’il a plu à l’Auteur d’essayer de nous la donner. Ces Messieurs-là n’alloient chez Molière, que pour faire valoir son esprit ; et ce que disent de Grands Seigneurs et des Amis choisis, doit être agréable. Mais l’Auteur ne l’a pas sçu apparemment, et il a mieux aimé faire un Livre plus court et ne point mentir : et moi je serois fort aise qu’il eût inventé de bonnes choses, pour me dédommager de ses plates véritez.

Il nous fait un long narré de la mort de Molière, comme si nous étions ses petits parens, qui voulussions en sçavoir jusqu’aux plus basses circonstances. Les bouillons de la Molière, son oreiller, le fromage de Parmesan, relèvent beaucoup le mérite de ce grand Homme. Oh! je ne dis tout cela, dit l’Auteur, que pour ôter au Public le préjugé qu’il a sur la mort de Molière. Et bien, il n’y avoit qu’à dire qu’il ne mourut point sur le Théâtre, c’en étoit assez ; on l’aurait cru sans ces particularitez ridicules. Il faut bien qu’on le croye sur le reste, dont il ne dit pas la moitié de ce qu’il faut dire ; par exemple, sur son enterrement dont il auroit eu de quoi faire un volume aussi gros que son Livre, et qui auroit été rempli de faits fort curieux, qu’il sçait sans doute. Car pour être mystérieux avec esprit, comme l’Auteur, il faut sçavoir toutes les circonstances des faits que l’on rapporte. Pour moy, je n’en juge que par le bruit public ; on accuse l’Auteur de n’avoir pas dit tout ce qu’il devoit, ou du moins tout ce qu’il pouvoit dire : et dès que je suis prévenu sur cela, je ne sçaurois être content de l’Auteur, qui devoit tout dire, ou se taire. Il a manqué à ce qu’il devait à la vérité, comme Historien, dès qu’il a supprimé des faits ou des circonstances.

Voilà, Monsieur, mon sentiment sur la Vie de Molière. Je ne suis point entré dans une Critique exacte du Livre ; je vous ai dit seulement ma pensée. D’autres Critiques plus chagrins que moy, y auroient peut-être plus trouvé à redire que je ne l’ay fait : mais persuadé que je suis, que les sentimens ne sont jamais généraux sur le bon ou le mauvais d’un Ouvrage, je ne voudrois pas répondre que ce Livre n’eût son mérite pour le plus grand nombre ; il est amusant pour les gens qui se contentent de lire sans réflexion. Il y a des noms en blanc ; on s’occupe à les deviner ; cela suffit pour faire dire : Voilà un Livre excellent, pour exciter la curiosité, pour faire admirer l’ordre et le stile. En ce cas, l’Auteur aura eu raison, et moy, j’auray eu tort de le reprendre. Cependant, débarrassé de tout préjugé, j’ay cherché la Vie de Molière telle que l’Auteur nous la promet au commencement de son Livre, je ne l’ai point trouvée, le Livre ne m’a point plu. Je me suis rabatu sur l’expression au défaut de la matière ; celle-la m’a paru trop hardie pour un Auteur qui n’est point en droit de s’écarter de la voye commune. J’ay vu de plus que les avantures qui offusquent la Vie de Molière, en défiguroient quelques traits sérieux assez passablement touchez. Je crois néanmoins que le tout ensemble a coûté à l’Auteur ; il a travaillé son Ouvrage avec autant de soin que si c’étoit la Vie d’un Héros, à quelques endroits près, qui sont un peu négligez.

Mais, Monsieur, comme je ne veux point m’attirer les traits d’un Auteur en colère, je vous prie que cette Lettre soit de vous à moy ; car s’il en a connaissance, il ne se tiendra jamais de me commettre dans le public pour son honneur, et je serois très fâche que lui ou moi nous eussions tort publiquement. Ainsi soyez fidelle à notre amitié ; car j’aurois peut—être bien de la peine à me retenir, si l’Auteur me maltraitoit par une Réponse ; et nous pourrions donner aux Gens de Lettres des Scènes qui tourneroient à notre confusion. Je suis, etc.

FIN DE LA LETTRE CRITIQUE