La Vie de M. Descartes/Livre 4/Chapitre 7

Daniel Horthemels (p. 322-327).


L’imprimeur de Leyde avoit procuré par ses longueurs de l’éxercice à la patience, je ne dis pas de M Descartes, mais des mathématiciens de Paris, à qui le P Mersenne avoit donné avis de l’impression de ses essais dés le commencement de l’an 1636. La seule dioptrique avoit gémi plus d’un an sous la presse. M De Beaugrand l’un des plus curieux et des plus impatiens, avoit aposté quelqu’un à Leyde pour luy en envoyer les feuilles à mesure qu’on les imprimoit. Par ce moyen il se trouva pourvû d’un éxemplaire avant que M Descartes eût eu la commodité d’en faire tenir à ses amis du prémier ordre. M De Beaugrand l’ayant parcouru se hâta de l’envoyer à Toulouse par la voye de Bourdeaux, pour le faire lire à M De Fermat conseiller au parlement de Languedoc, qui avoit témoigné une passion plus qu’ordinaire pour voir ce qui viendroit de la plume de M Descartes. Le P Mersenne ayant sçû ce qu’avoit fait M De Beaugrand écrivit à M De Fermat, pour luy faire connoître les intentions de M Descartes à l’égard de ceux qui liroient ses ouvrages, et qui seroient capables d’y former des difficultez et des objections pour éclaircir les véritez. Il ajoûta qu’on ne le dispenseroit point de rendre ce service à M Descartes, puis qu’il en étoit trés-capable ; et il luy demanda en particulier son sentiment sur sa dioptrique ; en récompense de quoi il luy promit les autres traitez de M Descartes qui devoient paroître incessamment.

Ce pére connoissoit le mérite de M De Fermat depuis quelques années, et aprés les preuves diverses qu’il en avoit déja reçûës il n’étoit presque plus en état de se tromper dans le jugement qu’il faisoit de son habileté.

M De Fermat étoit un de ces heureux sujets que la nature rend propres à tout. Il n’étoit pas seulement l’un des beaux esprits de son têms pour la délicatesse et le goût de la véritable beauté des choses. Il avoit encore le génie d’une si vaste étenduë, qu’ayant embrassé la connoissance de plusieurs sciences tres-éloignées les unes des autres, il les possédoit aussi parfaitement que s’il ne se fût appliqué qu’à une en particulier. Il étoit grand humaniste, poëte délicat et heureux dans les langues mortes et vulgaires, trés-versé dans toute l’antiquité ; adroit et seur à tirer le sens et la pensée des endroits les plus impénétrables des auteurs difficiles et obscurs. Il étoit de plus trés-habile dans la jurisprudence, et il remplissoit les devoirs de sa charge avec une application et une suffisance, qui l’a fait passer pour un des grands jurisconsultes de son têms. Mais ce qui fait voir que son esprit étoit d’une force et d’une profondeur égale à son étenduë, c’est qu’il étoit devenu si grand mathématicien, qu’aprés M Descartes, et le fils du président Pascal son ami, le public n’a trouvé personne à luy préférer parmi les prémiers hommes de cette profession. Il excelloit dans toutes les parties des mathématiques, mais particuliérement dans la science des nombres, dans la belle géométrie, et dans l’optique. C’est ce qui a paru non seulement par les beaux ouvrages qu’il a donnez au public, mais sur tout par les occasions qu’il a euës de mesurer ses forces avec M Descartes, qui auroit peut-être connu son mérite moins parfaitement, si le P Mersenne ne s’étoit avisé de les commettre ensemble. Ce pére avoit déja envoyé des questions de M De Fermat à M Descartes avant la publication de ses essais : mais il ne s’étoit point soucié de luy déclarer même le nom de ce magistrat, et il s’étoit contenté de ne le luy faire connoître que par le terme appellatif de conseiller de Toulouse . Ce ne fut pourtant pas un obstacle à la pénétration et au discernement de M Descartes, qui ne laissa pas d’en récrire au P Mersenne dés le mois de may de l’an 1637 en ces termes. Vous m’envoyez une proposition d’un géométre conseiller de Toulouse, qui est fort belle, et qui m’a fort réjoüy. Comme elle se résoudra fort facilement par ce que j’ay écrit dans ma géométrie, et comme j’y donne généralement la façon, non seulement de trouver tous les lieux plans, mais aussi tous les solides : j’espére que si ce conseiller est homme franc et ingénu, il sera l’un de ceux qui en feront le plus d’état, et qu’il sera des plus capables de l’entendre. Car je vous diray que j’appréhende fort qu’il ne se trouve que trés-peu de personnes qui puissent l’entendre.

M De Fermat assuré par le P Mersenne des dispositions favorables de M Descartes à l’égard de ceux qui se donneroient la peine d’éxaminer ses écrits, se mit à la lecture de sa dioptrique ; et il envoya à ce pére dés le mois de novembre de la même année, autant de remarques ou d’objections qu’une lettre de quatre ou cinq pages en pouvoit contenir. Il s’excusa de n’en avoir pû envoyer d’avantage sur le peu de têms que M De Beaugrand luy avoit donné pour parcourir le traité. La nécessité de renvoyer promtement l’éxemplaire à Paris n’en fut pas le seul prétexte : il en rejetta encore la cause sur ce que la matiére étoit d’elle-même trés-subtile, et trés-épineuse. De sorte que le têms luy manqua pour digérer ses réfléxions, et pour rendre ses pensées moins obscures et moins embarrassées. Le P Mersenne envoya à M Descartes la lettre de M De Fermat telle qu’il l’avoit reçûë, sans toucher même aux endroits trop librement exprimez, pour être vûs par d’autres que celuy à qui elle étoit écrite. M Descartes récrivit à ce pére pour l’en remercier dés le X ou Xii de décembre, et fit une réponse à part pour M De Fermat, mais addressée néanmoins à ce pére, à qui il laissoit la liberté de l’envoyer ou de ne la pas envoyer à M De Fermat. Il le pria en même têms de continuer toûjours à luy mander tout ce qui se diroit et s’écriroit contre luy, et même de convier ceux qu’il y verroit disposez à luy envoyer des objections, leur promettant de leur en envoyer les réponses sans y manquer, et de faire imprimer leurs objections mêmes dés qu’il en auroit reçû suffisamment pour en faire un juste volume, pourvû qu’ils y donnassent leur consentement.

M De F ermat persuadé qu’il manquoit quelque chose à ses objections sur la dioptrique de M Descartes pour les mettre hors d’atteinte, ne doutoit nullement qu’il ne se servît de son avantage pour y répondre. C’est ce qui luy fit mettre dés-lors sa ressource dans l’espérance d’une replique, où ce qu’il auroit à dire fût mieux digéré que la prémiére fois. Mais dans l’intervale du têms qu’il avoit fallu à ses objections pour aller de Toulouse à Paris et de Paris à Egmond en Nord-Hollande, il reçût la géométrie de M Descartes par les soins du P Mersenne : et ayant lu ce traité, il luy envoya en diligence par le même pére son écrit de maximis et minimis sous le nom de M De Carcavi, qui étoit alors son confrére au parlement de Toulouse, qui avoit été jusques-là le confident de ses études, qui fut aprés sa mort le dépositaire de ses écrits, et qui a été depuis conseiller au grand conseil et garde de la bibliothéque du roy jusqu’à la mort de M Colbert. Ce présent que M De Fermat faisoit à M Descartes n’étoit pas seulement une marque de son estime et de sa reconnoissance, mais encore un avertissement de ce qu’il croyoit que M Descartes avoit oublié sans y penser, ou omis mal à propos dans sa géométrie. M Descartes fut prié de la part de l’auteur de l’examiner avec autant de liberté que M De Fermat en avoit pris touchant sa dioptrique. Cela fit un nouvel incident dans la querelle que M De Fermat avoit innocemment excitée, et qu’il croyoit être en état de terminer dans peu de jours. Mais il ne luy fut pas aisé d’étindre ces prémiéres étincelles.

Le feu de la dispute prit de grands accroissemens par le zéle de ceux qui voulurent y entrer ; et elle roula toute dans la suite sur deux points importans, dont l’un regardoit la dioptrique, et l’autre la géométrie.

Voila le sujet de cette fameuse querelle, qui a duré même au delà de la mort de M Descartes. Voila ce que M De Fermat appelloit sa petite guerre contre M Descartes

et ce que M Descartes appelloit

son petit procez de mathématique contre M De Fermat .

L’ecrit latin de M De Fermat, intitulé de maximis et minimis, et de tangentibus, avoit été fait pour servir non seulement à la détermination des problêmes plans et solides ; mais encore à l’invention des tangentes ou touchantes et des lignes courbes, des centres de gravité des solides ; et même aux questions numériques. Il attendoit les remarques de M Descartes sur toutes ces choses, et il n’avoit pas même encore reçû sa réponse aux objections qu’il avoit faites à sa dioptrique, lors qu’il apprit qu’il s’étoit présenté un nouveau combatant contre la dioptrique de M Descartes. Ce brave étoit M Petit, qui portoit pour lors la qualité de commissaire provincial de l’artillerie et d’ingénieur du roy, et qui fut depuis intendant des fortifications. C’étoit un jeune homme pourvû de beaucoup de génie pour les mathématiques, qui excelloit particuliérement dans l’astronomie, et qui avoit une passion particuliére pour les choses dont la connoissance dépend des expériences. Il avoit fait imprimer l’année précédente ses discours chronologiques pour la défense de Scaliger, de Temporarius, et du P Petau contre le Sieur De La Peyre ; et il étoit nouvellement revenu d’un voyage d’Italie, où le Cardinal De Richelieu l’avoit envoyé pour le service du roy, lors qu’il entendit parler de la dioptrique de M Descartes à Paris. Il la lût, et y fit des objections dans le même têms que le P Mersenne reçût celles de M De Fermat. M Petit, qui avoit dés-lors une grande correspondance avec ce pére pour les expériences et les recherches, fut curieux de voir les objections de M De Fermat avant que ce pére les envoyât à M Descartes. Il en écrivit ensuite à ce pére, tant pour le remercier, que pour luy marquer le jugement qu’il faisoit des objections de M De Fermat auprés des siennes. Le P Mersenne envoya la lettre de M Petit à M De Fermat, qui la trouva trés-excellente , soit pour la matiére, soit pour le stile. Elle luy laissa un desir trés-ardent de faire connoissance avec son auteur, et il pria le P Mersenne que ce fût par son moyen. Il le sollicita aussi de luy procurer la lecture d’un discours que M Petit promettoit touchant la réfraction dans sa belle lettre ; et il luy demanda (comme par un privilége présomptif de leur amitié future) la communication des expériences qu’il avoit faites, ajoûtant qu’il pourroit bien y mêler de la géométrie, s’il les trouvoit conformes à son sentiment. Il tira une copie de la lettre et des objections de M Petit sur la dioptrique de M Descartes ; et il renvoya l’original au P Mersenne, ayant pris la liberté d’y effacer sur la fin quelques paroles qui marquoient que les objections de M Petit contre la dioptrique de M Descartes étoient plus fortes et moins sujétes à replique que les siennes. Ce n’étoit point parcequ’il en voulût douter, disoit-il, puisqu’il avoit conçû une trés-grande opinion de l’esprit de M Petit, mais parcequ’il souhaitoit d’être mis à l’écart, et de voir toutes ces belles disputes plûtôt comme témoin que comme partie .

Mais cette disposition ne dura au plus que jusqu’à ce qu’il eut reçû des nouvelles de M Descartes : aprés quoy il ne fut plus le maître de son cœur. Quoiqu’il crut être alors dans une parfaite indifférence, il ne laissoit pas de témoigner grande impatience pour voir la réponse de M Descartes à ses objections de dioptrique, et les remarques qu’il devoit faire sur son traité de maximis et minimis . Il craignit que le Pére Mersenne fist difficulté de les luy envoyer au cas qu’il s’y trouvât quelques termes peu obligeans pour luy. C’est sur quoy il voulut le prévenir, afin de lever tous les obstacles qui pourroient le priver de cette satisfaction. S’il y a, dit-il à ce pére, quelque petite aigreur dans ces réponses ou dans ces remarques, comme il est difficile qu’il n’y en ait, vû la contrariété qui se trouve entre nos sentimens, cela ne doit point vous détourner de me les faire voir. Car je vous proteste que cela ne fera aucun effet dans mon esprit, qui est si éloigné de vanité, que M Descartes ne sçauroit m’estimer si peu que je ne m’estime encore moins. Ce n’est pas que la complaisance me puisse obliger de me dédire d’une vérité que j’auray connuë : mais je vous fais par là connoître mon humeur.

Obligez-moy, s’il vous plaît, de ne différer plus à m’envoyer ses écrits, ausquels par avance je vous promets de ne faire point de replique.