La Vie de M. Descartes/Livre 4/Chapitre 1

Daniel Horthemels (p. 273-280).

Apres la résolution que M Descartes avoit faite de ne point laisser imprimer ses ouvrages de son vivant, il semble qu’il ne s’agissoit plus que de le tuer pour mettre le public en possession d’un bien qui devoit lui appartenir. Ses amis lui firent faire réfléxion sur l’injustice de sa conduite, et le tirérent du danger de se voir immoler à la colére publique en le relevant de sa protestation.

Il y avoit huit ans achevez qu’il vivoit retiré en Hollande, où il s’étoit trouvé autant seul et dégagé au milieu des peuples du plus grand commerce, que s’il avoit été dans les deserts les plus écartez. La longueur de ce terme sembloit fournir de justes prétextes aux reproches que luy faisoient ceux qui n’avoient consenti à son éloignement de Paris que pour récuëillir les fruits de sa solitude. D’ailleurs le nombre de quarante années de vie luy avoit acquis une maturité d’esprit capable de le mettre à couvert de tout ce qu’on a coûtume d’alléguer contre la précipitation des jeunes gens qui veulent paroître auteurs avant l’ âge. Ces considérations le portérent à mettre en ordre ce qu’il trouvoit parmi ses papiers qui lui paroissoit le plus en état de voir le jour : et dés qu’il fut arrivé de Frise à Amsterdam, il fit sçavoir au Pére Mersenne que c’étoit tout de bon qu’il alloit se faire auteur, et qu’il n’étoit venu en cette ville que dans le dessein d’imprimer. Il y avoit long-têms que les Elzeviers soit par compliment soit par un sérieux empressement lui faisoient témoigner qu’ils s’estimeroient fort honorez de pouvoir être ses libraires. Appuyez sur ce qu’il leur avoit toujours fait répondre avec civilité, et qu’il ne leur avoit point paru rejetter leurs propositions, ils le virent tranquillement à Amsterdam sans se soucier de le prévenir : et présumant qu’il ne leur échapperoit pas, ils voulurent le laisser venir, et parurent avoir envie de se faire prier. M Descartes crut avoir pénétré d’abord dans leur esprit ; et il se résolut sur l’heure de se passer d’eux. Il pouvoit choisir d’autres libraires dans Amsterdam, à Leyde, où dans telle autre ville de Hollande qu’il luy auroit plû : mais avant que de rien déterminer, il voulut en délibérer avec le P Mersenne qui tenoit son conseil à Paris. Il manda à ce pére qu’il étoit prêt de luy envoyer ses écrits, s’il jugeoit qu’ils pussent être imprimez à Paris plus commodément qu’en Hollande, et s’il vouloit bien prendre soin de l’impression selon les offres obligeantes qu’il luy en avoit faites autrefois. Dans cette supposition il le prévint sur les fautes nombreuses d’ortographe et de ponctuation qu’il auroit à corriger, et sur les figures tracées de sa main, c’est-à-dire assez mal, qu’il auroit à rectifier, et à faire comprendre au graveur de Paris.

Il lui permit même de choisir un libraire, et de traiter avec luy pour la stipulation de deux cens exemplaires, et la qualité du papier et des caractéres, sans achever néanmoins de conclure le traité, avant qu’il lui eût donné avis de ce qu’il auroit fait. Il lui envoya par avance le titre des quatre traitez qu’il s’agissoit d’imprimer, et qui, selon son calcul, ne devoient faire ensemble qu’un volume de cinquante ou soixante feüilles, de la forme qui s’appelle in quarto . Ce titre étoit alors conçû en ces termes, le projet d’une science universelle qui puisse élever nôtre nature à son plus haut degré de perfection. Plus la dioptrique, les météores, et la géometrie ; où les plus curieuses matiéres que l’auteur ait pû choisir pour rendre preuve de la science universelle qu’il propose sont expliquées, en telle sorte que ceux même qui n’ont point étudié les peuvent entendre .

Le P Mersenne qui n’ignoroit point l’art d’accommoder le service de ses amis avec la pratique de la régle de son couvent, n’auroit pas manqué de conduire heureusement cette affaire jusqu’à la fin. Mais l’appréhension que M Descartes eut des embarras qu’elle auroit causez à ce pére, jointe à la considération de la netteté des caractéres, de l’excellence du papier, et des autres commoditez qu’il pourroit recevoir d’une impression de Hollande, à laquelle sa présence ne seroit pas inutile, le fit résoudre à choisir Jean Maire imprimeur de Leyde. Il pouvoit se contenter du privilége que ce libraire obtint des etats le Xxii de Décembre de l’an 1636.

Mais son cœur n’auroit pas été content, si pour marquer son amour et sa parfaite soumission à son roy, et pour procurer à son livre les avantages de ceux qui s’impriment en France par autorité publique, il ne s’étoit mis en devoir d’obtenir un privilége du roy trés-chrétien. Il lui fut accordé avec de grandes marques d’estime et de distinction le quatriéme de May de l’an 1637, pour faire imprimer non seulement les quatre traitez dont il étoit question, mais encore tout ce qu’il avoit écrit jusques-là, et tout ce qu’il pourroit écrire dans la suitte de sa vie, en telle part que bon luy sembleroit, dedans et dehors le royaume de France, etc. Quoique le roy fût déja informé du mérite de M Descartes, il paroît que la faveur qu’on luy faisoit, regardoit moins sa personne que l’intérêt du bien public.

Il ne laissa point de la considérer comme si elle eût été pour luy seul. Il le pouvoit, sur la maniére des termes du privilége, qui portoient que sa majesté desiroit le gratifier, et faire connoître que c’etoit à lui que le public avoit l’obligation des inventions qu’il avoit à publier ; et que l’invention des sciences et des arts accompagnez de leurs démonstrations et des moiens de les mettre en exécution, etant une production des esprits qui sont plus excellens que le commun, a été cause que les princes et les etats en ont toujours reçû les inventeurs avec toutes sortes de gratifications, afin que les lieux de leur obéissance où ces choses s’introduisent en deviennent plus florissans .

Un privilége conçû en des termes si honorables auroit été un grand sujet de vanité à bien des auteurs : et quelqu’un de ceux qui se picquoient d’en connoître la valeur avoit déja dit hautement, qu’il l’estimoit plus qu’il n’auroit fait des lettres de chevalerie .

Mais ce qui pouvoit causer de la jalousie aux autres ne servit qu’à donner de la confusion et de l’embarras à M Descartes. Pour se décharger de l’envie, il tâcha de rejetter l’affaire sur le P Mersenne : et voulant trouver à redire au zéle que ce pére avoit fait paroître pour son service en cette rencontre, il luy fit des reproches sur l’affectation qu’il avoit montrée à le vouloir faire distinguer des autres auteurs en ce point ; sur la facilité qu’il avoit euë à faire voir sa copie à quelques curieux contre sa volonté ; et sur le peu de discrétion qu’il avoit eu pour rompre le secret, et déclarer son nom, aprés ce qu’il lui avoit mandé sur la résolution qu’il avoit prise de demeurer anonyme.

Il lui récrivit dans le mouvement du chagrin que lui causoit le retardement de ses affaires, qu’il auroit beaucoup mieux aimé un privilége dans la forme la plus simple, comme il l’en avoit expressément prié ; et il le fit souvenir qu’il avoit rejetté ce qui paroissoit trop en sa faveur dans le projet qu’il lui en avoit envoyé. Il le pressa de l’envoyer de telle forme qu’il pût être, ou de lui mander qu’on l’avoit refusé plûtôt que de différer davantage. Il trouvoit mauvais que ce pére eût demandé un privilége général pour tous ses ouvrages faits ou a faire, parce que c’étoit donner un juste sujet à m. Le chancelier de le refuser même pour la copie dont il étoit question. Car outre qu’il le faisoit parler dans ce privilége d’une maniére assez immodeste, et toute contraire à ses intentions, en lui faisant demander octroy pour des livres qu’il avoit témoigné n’avoir pas dessein d’imprimer : il sembloit vouloir le rendre malgré luy faiseur et vendeur de livres, ce qui étoit fort opposé à son humeur et trés indigne de sa profession. Tout ce qui pouvoit le regarder en cela étoit seulement la permission d’imprimer : car pour le privilége il n’est que pour les libraires ; qui craignent que d’autres ne contrefassent l’impression, en quoi les auteurs n’ont point d’intérêt.

Le P Mersenne se trouva un peu mortifié de la réprimende que lui faisoit son amy. M Descartes s’en apperçût par la réponse que luy fit ce pére : et craignant d’avoir traité avec trop de dureté une personne qui n’avoit manqué que par excez de bienveillance, il luy en fit excuse, et luy protesta qu’il n’avoit eu dessein de se plaindre que du trop de soin qu’il faisoit paroître pour l’obliger. C’étoit un effet de l’appréhension qu’il avoit de ce qui étoit effectivement arrivé depuis, que ce pére ne mît la copie (qu’il ne lui avoit envoyée uniquement que pour la faire voir à m. Le chancelier) entre les mains de gens qui la retinssent pour la lire, sans se soucier de presser le privilége, nonobstant l’impatience du libraire de Leide, qui étoit déja à la fin de son impression. Sur ce que M Descartes avoit ajouté dans sa lettre de réprimende, qu’il n’osoit écrire tout ce qu’il en pensoit, le P Mersenne s’étoit imaginé qu’il le soupçonnoit d’avoir voulu retenir son ouvrage pour le transcrire, et le convertir à son usage au préjudice de son auteur. Cette pensée l’avoit véritablement affligé, croyant que sa fidélité étoit devenuë suspecte. M Descartes plus vivement touché de cét endroit que du reste, luy récrivit en ces termes. Je craignois que ceux à qui vous aviez laissé voir ma copie, afin d’avoir d’autant plus de têms pour la lire et en faire ce qu’ils jugeroient à propos, ne vous eussent persuadé de demander un privilége général, qui ne manqueroit pas d’étre refusé à ces conditions ; et qu’ainsi il ne s’écoulât beaucoup de têms dans tous ces mouvemens. C’est pour cela seul que je vous mandois que je n’osois écrire ce que j’en pensois .

Car je vous jure qu’il ne m’est jamais entré dans la pensée que vous eussiez envie de vous prévaloir de ce qui est dans ce livre ; et que je suis trés-éloigné d’avoir de telles opinions d’une personne, de l’amitié et de la sincérité de qui je suis trés-assuré : vû que je ne l’ay pas même pû avoir de ceux que j’ay sçû ne m’aimer pas, et être gens d’ailleurs qui tachent d’acquerir de la réputation à fausses enseignes, comme de B H F et leurs semblables. Si je me suis plaint de la forme du privilége, ce n’a été qu’afin que ceux à qui vous en pourriez parler ne crussent point que ce fût moy qui l’eusses fait demander en cette sorte : parce qu’on auroit eu ce me semble trés-juste raison de se mocquer de moy, si j’avois osé le prétendre si avantageux, et qu’il m’eût été refusé. Mais l’ayant obtenu, je ne laisse pas de l’estimer extrémement, et de vous en avoir une trés-grande obligation… quant à ce que vous avez dit mon nom à quelques-uns, et que vous leur avez fait voir ce livre, je suis trés-persuadé que vous ne l’avez fait que pour m’obliger ; et il faudroit que je fusses bien de mauvaise humeur si je m’offensois d’une chose que je sçay qu’on n’a faite que pour me servir : mais je me sens particuliérement redevable à cette dame qui vous a écrit, de ce qu’il luy plaît de juger de moy si favorablement.

Le P Mersenne content de la satisfaction que lui faisoit M Descartes, et des éclaircissemens qu’il en avoit reçûs, redoubla ses soins pour faire expédier le privilége, auquel il ne se trouva aucun obstacle ni delay de la part de m. Le chancelier. Aprés l’avoir retiré du sçeau il en retint une copie collationnée pour s’en servir aux occasions, et envoia l’original à Jean Maire à Leyde par le prémier ordinaire de la poste, comme M Descartes l’en avoit prié. Le libraire, à qui cette attente avoit fait suspendre son impression et diffrer de tirer la derniére feüille, fit lire le privilége à M Descartes qui se trouvoit à Leyde depuis quelque têms. Il parut frappé lors qu’il vid son nom exprimé dans le privilége, contre ce qu’il avoit expressément mandé au P Mersenne. Il se mit dans la meilleure contenance qu’il put pour ne point laisser paroître son mécontentement ; et se servant du reméde qui luy restoit en main, il retira son privilége, et se contenta d’en donner un extrait au libraire, où il supprima le nom de l’auteur.

Le reméde fut presque sans effet : et lors qu’il fut question de distribuer les présens de son livre, il s’apperçût au moins qu’il étoit inutile de dissimuler le nom de la personne, de la part de qui on devoit les recevoir. Il faut avoüer (dit-il à un gentil-homme de la cour du Prince D’Orange) que n’ayant pas voulu mettre mon nom à mes ecrits, je ne m’étois point attendu qu’ils me dussent donner occasion de le faire dire à des personnes aussi hautes que celles à qui il s’agit de les presenter. Mais ayant reçû ces jours derniers un privilége du roy dans lequel il a été mis, quelque soin que j’aye eu de le celer, je crois devoir faire maintenant comme si j’avois eu dessein de le publier ; et je ne puis presque plus supposer qu’il soit inconnu.

Mais parce qu’on a ajoûté quelques clauses dans ce privilége que je n’ay jamais vuës en d’autres livres, et qui sont beaucoup plus avantageuses pour moy que je ne mérite, bien que je ne les aye point desirées, et que je n’aye demandé qu’à être reçû au nombre des ecrivains les plus vulgaires : j’en suis tellement obligé au roy que je ne sçay quels moiens je dois chercher pour lui faire paroître ma reconnoissance. Car je ne crois pas que nous soyons seulement redevables aux grands des faveurs que nous recevons immédiatement de leurs mains, mais aussi de toutes celles qui nous viennent de leurs ministres, tant parce qu’ils leur en donnent le pouvoir, que parce qu’ayant fait choix de telles personnes plûtôt que d’autres, nous devons croire que leurs inclinations à nous obliger sont les mêmes que nous remarquons en ceux ausquels ils donnent pouvoir de nous faire du bien. Ainsi quoique je n’aye pas la vanité de croire que les pensées du roy se soient abbaissées jusqu’à moy, et qu’il sçache rien du privilége que m. Le chancelier a eu la bonté de me scéeller, je ne laisse pas d’en avoir la prémiére et la principale obligation à sa majesté. Je reconnois en cela que la France est bien autrement et beaucoup mieux gouvernée que n’étoit autrefois la ville d’Ephése, où il étoit deffendu d’exceller : vû qu’on y gratifie non seulement ceux qui excellent, au rang desquels je n’ose aspirer, mais même ceux qui font quelque effort pour bien faire, encore que ce soit par des voies extraordinaires, qui est une chose de laquelle j’avouë qu’on auroit eu droit de m’accuser, si j’avois vécu parmi les ephésiens.