La Vie de M. Descartes/Livre 3/Chapitre 3

Daniel Horthemels (p. 182-187).

Mr Descartes n’abondonnoit pas tellement son têms à la métaphysique, qu’il n’en réservât quelque portion pour les expériences naturelles, et particuliérement pour celles de la dioptrique, ausquelles il s’étoit déja beaucoup appliqué en France. à peine se vid-il établi en Frise qu’il se souvint d’avoir laissé à Paris le Sieur Ferrier, ce célébre ouvrier d’instrumens de mathématiques qu’il avoit employé pour la taille des verres. Il ne se crût pas déchargé du soin qu’il avoit pris autrefois de sa fortune pour le rendre aisé, et de son instruction pour le perfectionner dans son art. L’affection qu’il avoit conçûë pour cét homme, depuis que M Mydorge le luy eût recommandé luy fit naître l’envie de l’attirer auprés de luy. Il n’oublia rien pour rendre trés-avantageuses les conditions qu’il luy proposoit tant pour les commoditez de la vie que pour la satisfaction de l’esprit. Il luy écrivit le dix-huitiéme de juin, d’une maniére également honnête et pressante, et data sa lettre d’Amsterdam où il luy donna son addresse pour n’être pas obligé de découvrir le lieu de sa demeure. Il luy marqua pour l’inviter à venir encore plus volontiers, que depuis qu’il l’avoit quitté il avoit appris beaucoup de choses nouvelles touchant leurs verres : et qu’il espéroit le faire aller au delà de tout ce qui s’étoit jamais vû. Tout ce qu’il avoit dans l’esprit là-dessus luy paroissoit si facile à éxécuter, et en même têms si certain, qu’il ne doutoit presque plus de ce qui pouvoit dépendre de la main, comme il avoit fait auparavant. Mais parce que ces choses ne pouvoient se mander par lettres, à cause de mille rencontres qui ne se prévoient pas sur le papier, et que l’on corrige souvent d’une parole lors qu’on est présent, il étoit nécessaire qu’ils fussent ensemble.

Il luy promit que s’il étoit assez brave homme

pour faire le voyage et venir passer quelque têms avec luy dans le desert , il luy laisseroit tout le loisir de s’éxercer sans que personne le pût divertir ; qu’il éloigneroit de luy tous les objets capables de luy donner de l’inquiétude ; en un mot qu’il ne seroit en quoi que ce fût plus mal que luy, et qu’ils vivroient ensemble comme fréres . Il s’obligea de le défraier de toutes choses aussi long-têms qu’il luy plairoit de demeurer avec luy, et de le remettre dans Paris lors qu’il auroit envie d’y retourner. Ne pouvant luy faire donner d’argent à Paris sans faire connoître le lieu de sa demeure qu’il vouloit tenir caché, il lui fournit d’autres expédiens tant pour la dépense de sa personne que pour l’achât des outils et des meubles utiles à leur ménage. Il luy marqua sa route par Calais jusqu’à Rotterdam ou à Dort, où il l’addressa à M Beeckman recteur du collége, qui devoit luy fournir de sa part de l’argent, et tout ce dont il pourroit avoir besoin pour achever son voyage. Il luy conseilla d’apporter du sien tout ce qu’il auroit de la peine à quitter : et en cas d’embarras, de venir plûtôt tout nud que d’y manquer.

Il lui témoigna pourtant que s’il avoit actuellement quelque bonne fortune, il seroit faché de le débaucher ; mais que s’il n’étoit pas mieux que lors qu’il l’avoit quitté, il ne devoit point mettre en délibération le voyage qu’il luy proposoit. Enfin il luy manda qu’en l’attendant il prendroit un logis entier pour eux seuls, où ils pourroient vivre tous deux à leur mode et à leur aise .

La réponse que fit le Sieur Ferrier à des offres si avantageuses luy fit connoître qu’il manquoit de résolution pour ce voyage, et qu’il ne devoit point s’attendre à luy, soit à cause de l’honneur qu’il avoit d’être actuellement employé pour Gaston De France frére du roy, soit par l’espérance de rendre sa fortune meilleure à Paris qu’ailleurs.

M Descartes avoit déja fait provision d’un garçon qui sçeût faire la cuisine à la mode de France. Il songeoit à acheter des meubles, et vouloit prendre pour trois ans une partie du petit château de Franeker, où il s’étoit contenté jusques-là d’un simple appartement. Mais voyant que le Sieur Ferrier ne venoit pas, il disposa ses affaires d’une autre maniére : de sorte qu’il quitta la Frise pour venir demeurer dans Amsterdam vers le commençement d’octobre.

Il ne laissa point de servir le Sieur Ferrier avec son affection ordinaire, et il luy en donna de nouvelles marques dés la prémiére semaine de son établissement à Amsterdam. Ferrier luy avoit écrit vers la fin de juillet ou le commençement d’août, pour luy faire sçavoir l’espérance qu’on luy avoit donnée de pouvoir travailler pour le roy. M Descartes pour luy faciliter les moyens d’avancer cette affaire, l’avoit recommandé aux péres de l’oratoire, dont la plûpart étoient ses amis particuliers. La chose réussissoit déja au gré de l’un et de l’autre, lors que la mort du Cardinal De Bérulle, vint à rompre les mesures qui s’étoient prises sous sa protection.

Ferrier ne manqua pas d’en récrire sur l’heure à M Descartes, et il tacha de luy faire sentir combien cét accident faisoit de tort à ses intérets particuliérs. M Descartes n’y fut pas insensible, et il luy fit connoître par la lettre qu’il luy écrivit d’Amsterdam le huitiéme d’octobre combien il auroit souhaité que la fortune luy eût été plus favorable. Il luy manda qu’il ne devoit pas encore desespérer de pouvoir se loger au Louvre, nonobstant l’absence du Pére De Gondren qui devoit succeder au Cardinal De Bérulle dans la supériorité générale de sa congrégation. Il luy donna même avis d’aller trouver le Pére Gibieuf ou le Pére De Sancy, s’il venoit quelque place à vacquer avant le retour du Pére De Gondren, et de les engager par ses importunitez à luy garantir ce que l’un de leurs péres, luy avoit fait obtenir. Ferrier qui à la recommandation de M Descartes et de M Mydorge s’étoit donné de l’accez chez les sçavans, et chez les grands même, étoit tombé insensiblement dans la négligence par un peu trop de complaisance pour luy même. M Descartes s’en apperçût, et sans vouloir aller jusqu’à la cause, il luy conseilla d’emploier le têms présent, sans trop se fier sur l’avenir : et il luy dit nettement qu’il n’avanceroit jamais, s’il différoit toujours de trois mois en trois mois jusqu’à ce que ses affaires domestiques fussent en meilleur état. Il luy donna encore d’autres avis particuliérs sur divers instrumens qu’il avoit à faire, et principalement sur les verres qu’il devoit tailler. Il voulut même luy envoyer les modéles de ce qu’il avoit pensé la dessus, et il luy promit qu’il ne luy manqueroit aucune chose de ce qui pourroit dépendre de luy, non plus que s’il étoit à Paris.

Le Sieur Ferrier eut pour toutes ces bontez de M Descartes tous les sentimens de reconnoissance dont il étoit alors capable : et il luy récrivit le 26 du même mois pour le remercier, et luy demander l’éclaircissement de quelques difficultez sur ce qu’il luy avoit envoyé. Il luy témoigna vouloir incessamment se mettre en état de travailler sur ses instructions, tant pour les modéles et les machines qu’il luy avoit décrites, que pour la taille des verres dont il luy avoit prescrit la maniére. Mais sa mauvaise fortune forma divers obstacles à ces beaux desseins à mesure qu’il faisoit paroître quelque bonne résolution. Le refroidissement qu’il trouvoit dans l’affection dont M Mydorge comme ami de M Descartes l’avoit honoré jusqu’alors contribuoit aussi à l’abatre : et il sembloit l’assujettir tellement à suivre ses ordres et ses lumiéres dans son travail, qu’il ne luy laissoit point la liberté de suivre celles de M Descartes.

C’est au moins ce que le Sieur Ferrier voulut insinuer dans sa lettre à M Descartes, qu’il n’auroit peut être pas été fâché de broüiller avec M Mydorge, et de le prévenir, dans la pensée de tirer quelque avantage des soupçons mutuels de ces deux anciens amis.

M Descartes fit semblant d’écouter ses plaintes, et insistant sur toutes choses à luy faire employer sans delay le téms présent à quelque prix que ce fût , il lui conseilla de changer de demeure, et de souffrir plûtôt ailleurs toutes sortes d’incommoditez, pourvû qu’il pût avoir du têms pour travailler à ce qu’il luy marquoit. Au cas qu’il ne pût déloger, il luy persuada de dire ouvertement son dessein à M Mydorge plûtôt que de différer à travailler ; de luy faire connoître, même de sa part s’il en étoit besoin, qu’il étoit impossible de réussir sur la maniére qu’il luy avoit prescrite.

Ferrier ne souffrit qu’avec peine, sur tout depuis le départ de M Descartes, l’assiduité avec laquelle Monsieur Mydorge pressoit et éxaminoit son travail.

Il trouvoit un peu étrange qu’il le taxât si souvent d’ignorance, de lenteur, et de mal-adresse sans lui rien apprendre : au lieu que M Descartes non content de le traiter toûjours avec douceur et beaucoup d’honnêteté, avoit encore eu la bonté de l’instruire de toutes choses, et de luy gouverner la main. Ferrier prétendoit devoir tout à M Descartes, et rien à M Mydorge. Il eut même l’indiscrétion de publier que M Mydorge se faisoit passer pour le prémier auteur de divers secrets, dont il ne tenoit la connoissance que de M Descartes. Mais M Descartes sans s’arrêter à ses petits ressentimens voulut luy donner un exemple de son desintéressement, en luy marquant en général que la vanité des gens qui s’attribuent la gloire d’une chose à laquelle ils n’ont rien contribué, ne fait point d’impression sur ceux qui ne sont attentifs qu’à leurs devoirs. Il paroît que le Sieur Ferrier ne trouvoit ses affaires domestiques en mauvais état, que pour avoir voulu trop se distinguer des artisans de sa profession, et pour s’être enfonçé dans la théorie de la méchanique au préjudice de son travail. Il avoit été seur de sa subsistance tant que M Descartes avoit été à Paris. Sa retraite devoit luy ouvrir les yeux sur la nécessité de travailler pour vivre, aprés avoir perdu un patron dont le semblable ne se trouvoit plus parmi les sçavans de Paris à son égard. Mais la douceur qu’il avoit trouvée dans la méditation, et dans les entretiens des mathématiciens, avoit beaucoup diminué en luy l’habitude du travail. De sorte que M Descartes se crût obligé de l’exhorter fortement à réprendre la fabrique des instrumens communs, et des autres choses qui donnoient du profit présent selon sa profession. Que s’il avoit du têms de reste pour travailler dans l’espérance d’un plus grand profit à l’avenir, il luy conseilloit de l’employer aux verres.

Que pour réussir surement dans cette derniére occupation, il falloit préparer toutes les machines à loisir, parce que ce seroit le moyen de pouvoir tailler ensuite chaque verre en un quart d’heure. Mais qu’au reste, il ne devoit pas espérer faire des merveilles du prémier coup avec ces machines. C’est un avis qu’il luy donnoit pour ne le pas laisser repaître de fausses espérances, et ne le pas engager à y travailler qu’il ne fût résolu d’y employer beaucoup de têms. Mais il luy faisoit espérer que s’il avoit un an ou deux pour pouvoir disposer tout ce qui étoit nécessaire, on viendroit à bout de voir par son moyen s’il y a des animaux dans la lune.

M Descartes ne se contenta pas de luy relever le courage par ses exhortations, il luy donna encore tous les éclaircissemens qu’il luy avoit demandez, avec de nouvelles instructions dans une longue lettre qu’il luy envoya peu de têms aprés. Comme il ne songeoit plus à l’attirer en Hollande, il eut soin de le recommander particuliérement au P Mersenne, à qui il en écrivit, pour le prier de luy chercher quelque lieu plus commode que celuy où il étoit, tant pour vivre que pour travailler. Je suis assuré, dit-il à ce pére, de l’éxécution des verres du Sieur Ferrier, pourvû qu’il y travaille seul, et qu’il soit en repos. C’est assurément quelque chose de plus grande importance que l’on ne s’imagine. Il y a tant de gens à Paris qui perdent de l’argent à faire soufler des charlatans : n’y en auroit-il point quelqu’un, qui voulût tenir le Sieur Ferrier six mois ou un an à ne faire autre chose du monde que cela ? Car il luy faudroit du têms pour préparer ses outils ; et il en est de même qu’à l’imprimerie où la prémiére feuille coûte plus de têms à faire que plusieurs autres.

Cette inquiétude et cette ardeur que M Descartes faisoit paroître dans l’empressement avec lequel il embrassoit les intérêts de Ferrier, méritoit bien que cét homme fit de son côté quelques démarches pour s’aider et correspondre à tant de soins. Néanmoins M Descartes ne reçut point de réponse à la lettre qu’il avoit pris la peine de luy écrire le tréziéme de novembre, et il n’entendit plus parler de luy du reste de l’année.