La Vie de M. Descartes/Livre 2/Chapitre 3

Daniel Horthemels (p. 92-98).

Mr Descartes se trouvoit toûjours embarrassé dans ses irrésolutions, ne sçachant encore à quoy se déterminer sur le choix d’un genre de vie qui fût propre pour l’éxécution de ses desseins. Il en remit la décision à une autre fois : et pour tâcher de faire quelque diversion à ses inquiétudes, il reprit le mousquet dans la résolution de faire encore une campagne. Le bruit que les troubles de Hongrie avoient fait au camp des bavarois l’année précédente, et ce qu’il en avoit pû apprendre des hongrois même, qui s’étoient trouvez à la bataille de Prague parmi les troupes impériales, luy fit naître l’envie de passer en Hongrie, et de prendre parti dans l’armée de l’empereur qui marchoit contre les rebelles. Il quitta le service du Duc De Baviére pour aller en Moravie, où le Comte De Bucquoy incontinent aprés le rétablissement de sa santé, s’étoit mis en devoir de réduire les villes qui restoient de la faction de l’electeur palatin. Il l’alla trouver à Hradisch ville sur la Morave que ce comte venoit de prendre, aprés un siége de peu de jours, et qui avoit servi jusques-là de lieu de communication entre les rebelles de Hongrie, et ceux de Bohéme pour se secourir mutuellement contre l’Empereur Ferdinand. Il s’engagea aux conditions des volontaires vers la fin de mars de l’an 1621 dans les troupes de ce général, qui attendoit l’issuë de la conférence de Hainbourg, procurée le 25 de janvier par les ambassadeurs de France, entre Betlen Gabor et les etats de Hongrie d’une part, et l’empereur qui étoit roy légitime de Hongrie de l’autre.

Pour mieux entrer dans l’intelligence des affaires des uns et des autres, il faut sçavoir quelque chose des troubles survenus en Hongie peu de têms aprés la naissance de ceux de Bohéme. Betlen Gabor ou Gabriel Bethlem, hongrois d’origine, grec de religion, s’étoit emparé de la principauté de Transilvanie, dont il avoit dépouillé Batori par l’assistance des turcs. Pour pouvoir jouïr de son usurpation avec plus d’assurance et de repos, il avoit fait avec l’Empereur Mathias en 1615 un traitté de paix, où lui et les etats de Transilvanie reconnoissoient cét empereur pour légitime roy de Hongrie, et promettoient de l’assister en toutes choses, lui et ses successeurs au royaume de Hongrie. Il avoit passé un autre traitté tout semblable l’an 1619 avec Ferdinand légitime successeur de Mathias. Mais ayant oublié tous ses sermens quelques mois aprés, il ne fit pas difficulté de prendre sous sa protection les séditieux et les mécontens de Hongrie. Il fit plus, car s’étant assuré de la faveur du grand seigneur, dont il étoit vassal, et ayant fait une ligue offensive et défensive avec les directeurs de Bohéme, c’est-à-dire, avec les rebelles qui avoient élû le palatin pour leur roy, il entra sur la fin du mois d’août 1619 dans la haute Hongrie avec une grosse armée : et prit la ville de Cassovie le cinquiéme de septembre. L’épouvante y fut si grande que la plûpart des villes lui apportérent les clefs : et les etats de la haute Hongrie se mirent sous sa puissance, à condition qu’il les maintiendroit dans leurs priviléges. Au mois d’octobre il fit avancer son armée vers Presbourg, et envoya dix mille transilvains au Comte De La Tour général des troupes rebelles de Bohéme. Il obligea la ville de Presbourg de se rendre par une capitulation signée le 20 d’octobre ; se fit déclarer Prince De Hongrie par les grands du royaume ; et permit la liberté de religion par tout. Au commençement de l’année 1620, furent dressez les articles d’une confédération entre luy, les etats de Hongrie et de Transilvanie d’une part, et l’electeur palatin, les etats de Bohéme et des provinces incorporées, de l’autre. Ils furent arrêtez le troisiéme janvier au château de Prague, signez à Presbourg le 15 du même mois ; et ratifiez à Prague le 15 d’avril suivant. Dans le même têms l’empereur qui tachoit d’épargner le sang des hongrois qui lui étoient demeurez fidéles, et qui craignoit que le turc ne voulût profiter de ces desordres, fit une tréve avec Betlen Gabor pour faire cesser tout acte d’hostilité jusqu’au jour de Saint Michel. Pendant la tréve, les etats de Hongrie, sous prétexte d’aviser aux moyens de remettre tout le royaume sous l’obéissance de l’empereur, tinrent une diéte générale à Neuhausel au commençement de juillet. La délibération fut qu’on commençeroit la guerre à la fin de la tréve, et que le Prince Betlen seroit couronné Roy De Hongrie au mois d’octobre. La tréve finie, Betlen porta la guerre sur les confins de l’Autriche, et mit le siége devant Hainbourg, qu’il prit aprés la mort du Comte De Dampierre général des troupes impériales tué devant Presbourg ; où il étoit allé mettre le siége pour faire diversion à celui de Hainbourg. Ayant appris que les ambassadeurs de France étoient partis le 16 d’octobre pour traitter un accommodement entre l’empereur et lui, il envoya au devant d’eux 400 cavaliers, puis 200 gentilshommes ; les recût magnifiquement, et leur donna deux audiences dont on n’a jamais sçû le résultat. Mais étant retournez à Vienne, ils firent arrêter entre cinq députez de l’empereur et six du Prince Betlen une conférence à Hainbourg où ils devoient se trouver aussi, et la firent assigner au 25 De Janvier 1621.

Pendant la tenuë de cette conférence, les deux armées ne laissoient pas d’agir l’une contre l’autre, et se battoient souvent avec beaucoup de perte de part et d’autre, lorsqu’elles se rencontroient en corps détachez. Mais Betlen voyant les grands de son parti ébranlez par les tristes nouvelles de la défaite du prince palatin et des confédérez de Bohéme, et ne contant pas trop sur l’issuë favorable de la conférence de Hainbourg, sortit de Presbourg, et emporta la couronne avec lui. Il se retira d’abord à Tirnaw, et delà à Altesol sur la riviere de Gran.

Le 7 d’avril, l’empereur envoia ses conditions de paix à la conférence pour être offertes au Prince Betlen. Elles portoient qu’on lui laisseroit le titre de Prince De Hongrie, avec un revenu de 100000 florins et 100 marcs d’argent par an. Betlen témoigna qu’il étoit content d’accepter ces conditions, pourvû qu’on lui donnât Cassovie, avec certain nombre de villes de sureté. Il demandoit outre cela que l’empereur pardonnât généralement à tous les confédérez de quelque province qu’ils fussent, et ne fit aucune recherche du passé.

L’empereur rejetta cette proposition : sur son refus la conférence de Haimbourg fut rompuë avec la tréve qu’on avoit renoüée et prolongée jusqu’alors, de sorte que rien n’empêcha plus le Comte De Bucquoy d’entrer en Hongrie.

M Descartes le suivit au passage de la Morave, qu’il fit au mois d’avril pour aller investir Presbourg avec une armée de 22000 hommes. Le Prince Betlen qui avoit laissé une forte garnison dans le château de la ville, ayant pourvû aux munitions de Tirnaw, de Neuhausel, et des autres places principales, se retira à Cassovie, et y emporta la couronne de Hongrie. La ville de Presbourg se rendit le 2 de may, et le château huit jours aprés.

Le Comte De Bucquoy aprés avoir fait conduire les hongrois qui étoient dans la citadelle à Neuhausel, et les allemans en Moravie, mit une garnison impériale dans Presbourg, et fit marcher son armée devant Tirnaw, qui ne résista point longtêms, non plus que les villes et places de S Georges, de Moder, de Pesing, de Rosendorf, d’Altembourg, et quelques autres sur les deux rives du Danube, qui furent réduites en peu de têms avec toute l’isle de Schut.

On prétend que M Descartes se signala dans ces expéditions, et qu’il y acquit de la réputation. La chose n’est pas tout-à-fait hors d’apparence, mais il auroit été bon que nous l’eussions apprise de lui même, ou de quelque auteur attaché uniquement à la vérité de l’histoire, plûtôt que de ses panégyristes qui peuvent l’avoir devinée dans la pensée de lui faire honneur. Je crois qu’il faut s’en tenir à ses intentions, qui n’étoient de chercher ni la gloire ni la fortune dans la profession des armes, mais de parvenir de plus en plus à la connoissance des hommes, et du reste de la nature.

Le Comte De Bucquoy, n’eut pas si bon marché du siége de Neuhausel, qui pensa ruïner le parti de l’empereur en Hongrie. Les impériaux eurent d’abord quelques avantages dans leurs approches : et les assiégez reçurent au commençement beaucoup de dommage des batteries qui étoient parfaitement bien disposées. Mais outre que ces derniers ne manquoient de rien dans la place, ayant la porte libre du côté de la riviére, pour faire entrer autant d’hommes et de munitions qu’ils en pouvoient souhaitter : ils avoient encore hors de la ville 10000 hommes, venus à leur secours ; sçavoir, 4000 envoyez de Cassovie par le Prince Betlen, et 6000 amenez de Bohéme et de Moravie par le Comte De La Tour, et campez avantageusement au delà de la riviére. Les assiégez firent de fréquentes sorties, et l’armée des troupes auxiliaires traversoit tellement les passages et les avenuës de l’armée impériale, que le Comte De Bucquoy étoit obligé de faire une escorte de plusieurs compagnies de cavalerie et d’infanterie pour envoyer au fourrage.

Nonobstant ces inconvéniens, le siége avançoit en fort bon ordre, lors que le 10 de juillet un corps de 1500 chevaux hongrois, détaché du camp de delà la riviére et passé à la faveur du canon des assiégez, vint attaquer 1500 cavaliers des impériaux revenans du fourrage. à la prémiére alarme qui s’en donna, le Comte de Bucquoy accompagné de quelques officiers courut se mettre à la tête de ses gens.

Ayant considéré l’ordre des assaillans, il forma sur le champ divers escadrons, et fit avancer le Comte Torquati qui enfonça vaillamment l’avantgarde ennemie, et se trouva pêle mêle au milieu des hongrois avec ses soldats. L’escadron qui suivoit ne fit pas bien son devoir, et sa fuite entraîna les autres qui venoient aprés. De sorte que Torquati et les siens furent enveloppez et faits prisonniers, et que le Comte De Bucquoy se trouva seul devant l’ennemi.

Il eut beau courir d’escadron en escadron l’épée d’une main et le pistolet de l’autre pour rassurer les fuiards et les faire retourner. Ils n’eurent point d’oreilles pour lui : et ils l’abandonnérent si généralement qu’il fut coupé et investi seul par quinze hongrois des mieux montez, qui l’attaquérent de toutes parts. Il se défendit tres longtêms contre-eux avec son courage ordinaire, jusqu’à ce qu’il reçut un coup de pistolet au travers du corps, puis un autre coup de lance qui le fit tomber de son cheval. Le Marquis De Gonzague qui l’apperçût de loin, accourut avec quelques-uns de ses gens pour le secourir. Il se jetta au milieu des hongrois, en tua deux, et donna le loisir au Comte De Bucquoy de se relever, et de marcher à pied environ cinquante pas vers l’armée malgré la perte de son sang. Les hongrois survenus en plus grand nombre firent retirer le Marquis De Gonzague, jettérent le Comte De Bucquoy par terre de deux autres coups de lance, et ayant fait une décharge de tous leurs pistolets sur lui, il mourut sous la grêle de tant de coups, dont il s’en trouva treize qui étoient mortels. La honte et le courage reprirent le Marquis De Gonzague, qui revint à la charge avec le Sieur De Camargues, et quelques soldats ralliez des fuiards. Ils percérent bravement jusqu’au lieu où étoit leur général, qu’ils trouvérent mort. Le marquis descendit de son cheval, sur lequel il chargea lui même le corps pour le transporter au camp.

Les impériaux consternez de la perte de leur général, ne songérent plus qu’aux moiens de lever le siége de Neuhausel. Mais pour sauver les apparences, ils demeurérent encore quelques jours, pendant lesquels ils prirent des mesures pour se retirer en bon ordre. C’est ce qu’ils firent durant la nuit du 27 de juillet, et M Descartes revint à Presbourg avec les françois et les wallons, qui étoient en grand nombre dans l’armée du Comte Du Bucquoy.

Une avanture aussi funeste que celle dont il venoit d’être le témoin, acheva de le dégoûter de la profession des armes. Nous serions trop faciles si nous nous laissions aller à l’opinion de ceux qui ont publié qu’il a encore servi contre les turcs. Quand M Descartes auroit eu envie de le faire, il seroit difficile de trouver une occasion qui se fût présentée en ce têms-la pour favoriser ce dessein.

Les impériaux n’avoient rien à démêler pour lors avec les turcs ; et il auroit fallu que M Descartes pour se satisfaire, eût passé en Pologne ou en Moldavie, qui étoit le théatre ordinaire de la guerre entre les polonois et les turcs. Dés l’an 1620, le jeune Sultan Osman avoit fait la paix avec la Perse pour déclarer la guerre à la Pologne. Les turcs et les polonois s’étoient battus mutuellement en diverses rencontres sur la fin de la même année, et au commençement de la suivante. La guerre dura jusqu’au mois de novembre : et les cosaques, tantôt seuls, tantôt avec les polonois, y firent périr par le fer plus de cent mille turcs, jusqu’à ce qu’Osman se vid obligé de demander la paix, qui termina la campagne de cette année. M Descartes partant du camp devant Neuhausel sur la fin de juillet, seroit peut-être arrivé assez-tôt en Moldavie, pour voir les derniers combats. Mais les passages occupez par les hongrois et transilvains du parti de Betlen Gabor, ne pouvoient lui permettre ce voyage. Aussi voyons nous que ceux qui l’ont fait aller contre les turcs, n’ont supposé la chose que sur l’erreur qui leur avoit fait croire que l’armée impériale de Hongrie étoit emploiée contre les turcs.