La Vie de M. Descartes/Livre 2/Chapitre 14

Daniel Horthemels (p. 160-166).

Peu de jours aprés que M Descartes fut arrivé à Paris, il se tint une assemblée de personnes sçavantes et curieuses chez le nonce du pape, qui avoit voulu procurer des auditeurs d’importance au Sieur De Chandoux, qui devoit debiter des sentimens nouveaux sur la philosophie. Chandoux étoit un homme d’esprit, qui faisoit profession de la médecine, et qui éxerçoit particuliérement la chymie. Il étoit l’un de ces génies libres, qui parurent en assez grand nombre du têms du Cardinal De Richelieu, et qui entreprirent de secoüer le joug de la scholastique.

Il n’avoit pas moins d’éloignement pour la philosophie d’Aristote ou des péripatéticiens qu’un Bacon, un Mersenne, un Gassendi, un Hobbes. Les autres pouvoient avoir plus de capacité, plus de force, et plus d’étenduë d’esprit : mais il n’avoit pas moins de courage et de résolution qu’eux pour se fraier un chemin nouveau, et se passer de guide dans la recherche des principes d’une philosophie nouvelle. Il avoit prévenu l’esprit de plusieurs personnes de considération en sa faveur : et le talent qu’il avoit de s’expliquer avec beaucoup de hardiesse et beaucoup de grace, luy avoit procuré un tres-grand accés auprés des grands, qu’il avoit coûtume d’ébloüir par l’apparence pompeuse de ses raisonnemens.

Il y avoit long-têms qu’il entretenoit les curieux de l’espérance d’une nouvelle philosophie, dont il vantoit les principes, comme s’ils eussent été posez sur des fondemens inébranlables : et il en avoit promis le plan à m. Le nonce en particulier. L’un des auteurs à qui nous sommes redevables de cette particularité a crû trop légérement que ce nonce étoit le Cardinal Barberin, qui avoit quitté la France depuis plus de trois ans, et qui n’y avoit jamais éxercé de nonciature, mais une légation de cinq ou six mois seulement. Ce nonce étoit M De Bagné qui fut depuis cardinal, et qui étoit frére aîné de celuy que M Descartes avoit eû l’honneur de connoître en son voiage d’Italie lors qu’il passa par la Valteline, où étant encore laïc il commandoit les troupes du s. Siége sous le nom de Marquis De Bagné. Pour faire plus d’honneur au Sieur De Chandoux il avoit fait avertir non seulement un grand nombre de sçavans et de beaux esprits, mais encore plusieurs personnes qualifiées, parmi lesquelles on remarqua M Le Cardinal De Bérulle. M Descartes dont il avoit appris le retour de La Rochelle fut convié de s’y trouver, et il mena avec luy le Pére Mersenne et le Sieur de Ville-Bressieux, qui faisoit profession de chymie aussi bien que de méchanique. Le Sieur De Chandoux parla dans l’assemblée comme un homme parfaitement bien préparé.

Il fit un grand discours pour réfuter la maniére d’enseigner la philosophie qui est ordinaire dans l’ecole. Il proposa même un systéme assez suivi de la philosophie qu’il prétendoit établir, et qu’il vouloit faire passer pour nouvelle.

L’agrément dont il accompagna son discours imposa tellement à la compagnie qu’il en reçût des applaudissemens presque universels. Il n’y eut que M Descartes qui affecta de ne point faire éclater au dehors les signes d’une satisfaction qu’il n’avoit pas effectivement reçûë du discours du Sieur De Chandoux. Le Cardinal De Bérulle qui l’observoit particuliérement s’apperçut de son silence. Ce fut ce qui l’obligea à luy demander son sentiment sur un discours qui avoit paru si beau à la compagnie. M Descartes fit ce qu’il put pour s’en excuser, témoignant qu’il n’avoit rien à dire aprés les approbations de tant de sçavans hommes qu’il estimoit plus capables que luy de juger du discours qu’on venoit d’entendre.

Cette défaite accompagnée d’un accent qui marquoit quelque chose de suspect, fit conjecturer au cardinal qu’il n’en jugeoit pas entiérement comme les autres.

Cela l’excita encore davantage à luy faire déclarer ce qu’il en pensoit. M. Le nonce et les autres personnes les plus remarquables de l’assemblée joignirent leurs instances à celles du cardinal pour le presser de parler. De sorte que M Descartes ne pouvant plus reculer sans incivilité, dit à la compagnie qu’il n’avoit certainement encore entendu personne qui dût se vanter de parler mieux que venoit de faire le Sieur De Chandoux. Il loüa d’abord l’éloquence de son discours, et les beaux talens qu’il avoit de la parole. Il approuva même cette généreuse liberté que le Sieur De Chandoux avoit fait paroître, pour tâcher de tirer la philosophie de la véxation des scholastiques et des péripatéticiens, qui sembloient vouloir régner sur tous ceux des autres sectes. Mais il prit occasion de ce discours pour faire remarquer la force de la vray-semblance qui occupe la place de la vérité, et qui dans cette rencontre paroissoit avoir triomphé du jugement de tant de personnes graves et judicieuses. Il ajoûta que lors qu’on a affaire à des gens assez faciles pour vouloir bien se contenter du vray-semblable, comme venoit de faire l’illustre compagnie devant laquelle il avoit l’honneur de parler, il n’étoit pas difficile de debiter le faux pour le vray, et de faire réciproquement passer le vray pour le faux à la faveur de l’apparent. Pour en faire l’épreuve sur le champ, il demanda à l’assemblée que quelqu’un de la compagnie voulût prendre la peine de luy proposer telle vérité qu’il luy plairoit, et qui fût du nombre de celles qui paroissent les plus incontestables. On le fit, et avec douze argumens tous plus vray-semblables l’un que l’autre, il vint à bout de prouver à la compagnie qu’elle étoit fausse.

Il se fit ensuite proposer une fausseté de celles que l’on a coûtume de prendre pour les plus évidentes, et par le moien d’une douzaine d’autres argumens vray-semblables il porta ses auditeurs à la reconnoître pour une vérité plausible. L’assemblée fut surprise de la force et de l’étenduë de génie que M Descartes faisoit paroître dans ses raisonnemens : mais elle fut encore plus étonnée de se voir si clairement convaincuë de la facilité avec laquelle nôtre esprit devient la duppe de la vray-semblance. On luy demanda ensuite s’il ne connoissoit pas quelque moien infaillible pour éviter les sophismes. Il répondit qu’il n’en connoissoit point de plus infaillible que celuy dont il avoit coûtume de se servir, ajoûtant qu’il l’avoit tiré du fonds des mathématiques, et qu’il ne croioit pas qu’il y eût de vérité qu’il ne pût démontrer clairement avec ce moien suivant ses propres principes. Ce moien n’étoit autre que sa regle universelle, qu’il appelloit autrement sa méthode naturelle, sur laquelle il mettoit à l’épreuve toutes sortes de propositions de quelque nature et de quelque espéce qu’elles pussent être. Le premier fruit de cette méthode étoit de faire voir d’abord si la proposition étoit possible ou non, parce qu’elle l’éxaminoit et qu’elle l’assuroit (pour me servir de ses termes) avec une connoissance et une certitude égale à celle que peuvent produire les régles de l’arithmétique.

L’autre fruit consistoit à lui faire soudre infailliblement la difficulté de la même proposition.

Il n’eut jamais d’occasion plus éclatante que celle qui se présentoit dans cette assemblée pour faire valoir ce moien infaillible qu’il avoit trouvé d’éviter les sophismes. C’est ce qu’il reconnut luy-même quelques années depuis dans une lettre qu’il écrivit d’Amsterdam à M De Ville-Bressieux à qui il fit revenir la mémoire de ce qui s’étoit passé en cette rencontre. Vous avez vû, dit-il, ces deux fruits de ma belle régle ou méthode naturelle au sujet de ce que je fus obligé de faire dans l’entretien que j’eus avec le nonce du pape, le Cardinal De Bérulle, le Pére Mersenne, et toute cette grande et sçavante compagnie qui s’étoit assemblée chez ledit nonce pour entendre le discours de Monsieur De Chandoux touchant sa nouvelle philosophie. Ce fut là que je fis confesser à toute la troupe ce que l’art de bien raisonner peut sur l’esprit de ceux qui sont médiocrement sçavans, et combien mes principes sont mieux établis, plus véritables, et plus naturels qu’aucuns des autres qui sont déja reçus parmi les gens d’étude. Vous en restâtes convaincu comme tous ceux qui prirent la peine de me conjurer de les écrire et de les enseigner au public.

Ceux qui ne voudront pas juger de M Descartes sur la régle qui doit nous servir à distinguer le philosophe d’avec le charlatan, et qui ne sçauront pas ce que luy étoit M De Ville-Bressieux, à qui il étoit en droit de parler comme un maître à un disciple, prendront peut être la bonne opinion qu’il témoignoit avoir de sa régle et de ses principes pour un trait de vanité, et se porteront à croire qu’il auroit voulu prévenir ou arrêter la présomption du Sieur De Chandoux par une autre présomption. Mais il suffira d’avoir une fois passé à M Descartes la prémiére résolution qu’il avoit prise d’abord de ne s’attacher à suivre personne, et de chercher quelque chose de meilleur que ce qu’on avoit trouvé jusqu’alors, pour en avoir des pensées plus favorables. La sienne n’étoit pas de faire passer le Sieur De Chandoux pour un charlatan devant l’assemblée.

Il ne trouvoit pas mauvais qu’il fit profession d’abandonner la philosophie qui s’enseigne communément dans les écoles, parce qu’il étoit persuadé des raisons qu’il avoit de ne la pas suivre : mais il auroit souhaité qu’il eût été en état de pouvoir luy en substituer une autre qui fût meilleure et d’un plus grand usage. Il convenoit que ce que le Sieur De Chandoux avoit avancé étoit beaucoup plus vray-semblable que ce qui se debite suivant la méthode de la scholastique, mais qu’à son avis ce qu’il avoit proposé ne valoit pas mieux dans le fonds. Il prétendoit que c’étoit revenir au même but par un autre chemin, et que sa nouvelle philosophie étoit presque la même chose que celle de l’ecole, déguisée en d’autres termes. Elle avoit selon luy les mêmes inconvéniens, et elle péchoit comme elle dans les principes, en ce qu’ils étoient obscurs, et qu’ils ne pouvoient servir à éclaircir aucune difficulté. Il ne se contenta point de faire ces observations générales : mais pour la satisfaction de la compagnie il descendit dans le détail de quelques-uns de ses défauts qu’il rendit tres-sensibles, ayant toujours l’honnêteté de n’en pas attribuer la faute au Sieur De Chandoux, à l’industrie duquel il avoit toujours soin de rendre témoignage. Il ajoûta ensuite qu’il ne croyoit pas qu’il fût impossible d’établir dans la philosophie des principes plus clairs et plus certains, par lesquels il seroit plus aisé de rendre raison de tous les effets de la nature.

Il n’y eut personne dans la compagnie qui ne parût touché de ses raisonnemen s : et quelques-uns de ceux qui s’étoient déclarez contre la méthode des ecoles pour suivre le Sieur De Chandoux ne firent point difficulté de changer d’opinion, et de suspendre leur esprit pour le déterminer comme ils firent dans la suite à la philosophie que M Descartes devoit établir sur les principes dont il venoit de les entretenir. Le Cardinal De Bérulle sur tous les autres goûta merveilleusement tout ce qu’il en avoit entendu, et pria M Descartes qu’il pût l’entendre encore une autre fois sur le même sujet en particulier. M Descartes sensible à l’honneur qu’il recevoit d’une proposition si obligeante luy rendit visite peu de jours aprés, et l’entretint des prémiéres pensées qui luy étoient venuës sur la philosophie, aprés qu’il se fût appercû de l’inutilité des moiens qu’on emploie communément pour la traitter.

Il luy fit entrevoir les suites que ces pensées pourroient avoir si elles étoient bien conduites, et l’utilité que le public en retireroit si l’on appliquoit sa maniére de philosopher à la médecine et à la méchanique, dont l’une produiroit le rétablissement et la conservation de la santé, l’autre la diminution et le soulagement des travaux des hommes. Le cardinal n’eût pas de peine à comprendre l’importance du dessein : et le jugeant tres-propre pour l’éxécuter, il employa l’autorité qu’il avoit sur son esprit pour le porter à entreprendre ce grand ouvrage. Il luy en fit même une obligation de conscience, sur ce qu’ayant reçû de Dieu une force et une pénétration d’esprit avec des lumiéres sur cela qu’il n’avoit point accordées à d’autres, il luy rendroit un compte exact de l’employ de ses talens, et seroit responsable devant ce juge souverain des hommes du tort qu’il feroit au genre humain en le privant du fruit de ses méditations. Il alla même jusqu’à l’assurer qu’avec des intentions aussi pures et une capacité d’esprit aussi vaste que celle qu’il luy connoissoit, Dieu ne manqueroit pas de benir son travail et de le combler de tout le succez qu’il en pourroit attendre.

L’impression que les exhortations de ce pieux cardinal firent sur luy se trouvant jointe à ce que son naturel et sa raison luy dictoient depuis long têms acheva de le déterminer. Jusques là il n’avoit encore embrassé aucun parti dans la philosophie, et n’avoit point pris de secte, comme nous l’apprenons de luy même. Il se confirma dans la résolution de conserver sa liberté, et de travailler sur la nature même sans s’arrêter à voir en quoi il s’approcheroit ou s’éloigneroit de ceux qui avoient traitté la philosophie avant luy. Les instances que ses amis redoublérent pour le presser de communiquer ses lumiéres au public, ne luy permirent pas de reculer plus loin. Il ne délibéra plus que sur les moyens d’éxécuter son dessein plus commodément : et ayant remarqué deux principaux obstacles qui pourroient l’empêcher de réussir, sçavoir la chaleur du climat et la foule du grand monde, il résolut de se retirer pour toujours du lieu de ses habitudes, et de se procurer une solitude parfaite dans un pays médiocrement froid, où il ne seroit pas connu.