La Vie de M. Descartes/Livre 2/Chapitre 10

Daniel Horthemels (p. 135-142).

Quoyque M Descartes se fût procuré une espéce d’établissement à Paris, il ne s’assujettit pourtant pas tellement à la résidence pendant les trois ans qu’il y demeura, qu’il ne se donnât la liberté d’entreprendre de têms en têms des promenades à la campagne, et des voyages même en province. Quelques semaines aprés son retour d’Italie, le desir de revoir la cour de France le fit aller à Fontainebleau, où il eut occasion de salüer de nouveau le légat du pape, qui eut la dévotion de vouloir dire sa prémiére messe à la cour le jour de l’assomption de nôtre-dame, et de donner la communion au roy, aux deux reines, à monsieur, aux princesses, aux dames, et à plusieurs personnes de toute qualité qui avoient été averties de s’y préparer. M Descartes ne put joüir long-têms des avantages qu’il pouvoit recevoir de la présence du légat, qui partit de Fontainebleau dés le Xviii du mois d’août, et s’en retourna à Rome peu de jours aprés. Sa légation n’avoit pas été fort agréable à la cour. Il étoit venu avec des facultez que le parlement l’avoit obligé de réformer. Ses propositions avoient été trouvées préjudiciables aux intérêts de la France, et on avoit reconnu qu’elles ne tendoient qu’à favoriser les espagnols. C’est pourquoy on s’étoit contenté de luy rendre des honneurs extraordinaires, et de le traiter par tout avec beaucoup de magnificence.

Le départ du légat fut suivi des heureux succez qu’eurent les armées du roy contre les huguenots et les rebelles du royaume, qui étoient conduits par Messieurs De Rohan et de Soubize. Le Maréchal De Thémines avoit remporté divers avantages sur le Duc De Rohan en Languedoc pendant tout le mois de juillet, et avoit fait rentrer plusieurs villes dans le devoir.

L’amiral de Montmorency avec Messieurs De La Rochefoucaut, De Saint-Luc, et De Toiras battirent le Prince De Soubize en diverses rencontres, et le poussérent jusqu’à l’isle de Ré, prés de laquelle ils remportérent au mois de septembre une victoire signalée sur luy dans un combat naval qui fut suivi de la reddition de l’isle.

M Descartes étoit retourné dés le mois d’août à Paris, où il passa l’automne et l’hiver dans les éxercices que nous avons marquez. Mais l’année suivante il fit un voyage en Bretagne et en Poictou accompagné de M Le Vasseur D’Etioles. Il n’avoit point dans ces provinces d’affaire plus pressante que celle de rendre ses devoirs à m. Son pére, qu’il n’avoit vû depuis prés de trois ans, de revoir sa famille à Rennes, et les parens de feu madame sa mére à Châtelleraut et à Poitiers. Pendant qu’il étoit en cette derniére ville, on vint prier M Le Vasseur de vouloir honorer une thése de sa présence dans le collége des jésuites. M Le Vasseur convia M Descartes de vouloir l’y accompagner : ce qu’il fit avec plaisir, quoy qu’il fût déja en réputation de ne pas estimer la scholastique, ou la maniére dont les péripatéticiens traitent la philosophie. Il voulut disputer même à la thése, et les jésuites se tinrent tellement honorez de la maniére dont il en usa dans un discours latin qu’il fit d’abord, et dans ses argumens, que le pére recteur députa le lendemain deux péres de la compagnie pour l’aller remercier.

Etant revenu à Paris vers le mois de juin, il se logea au fauxbourg Saint-Germain, dans la ruë Du Four Aux Trois Chappelets. Mais il ne luy fut plus aussi facile qu’auparavant de joüir de son loisir. Ses anciens amis, et particuliérement M Mydorge, et le P Mersenne avoient tellement étendu sa réputation, qu’il se trouva en peu de têms accablé de visites, et que le lieu de sa retraite se vit changé en un rendez-vous de conférences. Il ne put empêcher que le nombre de ses amis ne multipliât, mais au moins fut-il le maître de son discernement dans le choix qu’il en fit.

L’un des prémiers et des plus parfaits de ces amis fut M Hardy conseiller au Châtelet qu’il vit chez M Mydorge, et que M Mydorge luy amena pour les unir ensemble, s’étant rendu la caution de son cœur.

Monsieur Hardy avoit joint une grande connoissance des mathématiques et des langues orientales à une insigne probité. Il s’appelloit Claude, et étoit fils de Sebastien Hardy receveur des tailles au Mans. Il n’étoit encore alors que simple avocat au parlement, et il n’y avoit pas un an qu’il avoit fait imprimer les questions d’Euclide avec les commentaires du philosophe Marin, que quelques-uns ont crû être le même que Marin disciple de Proclus.

C’étoit la prémiére fois qu’on avoit vû paroître au jour le grec original de ce traité d’Euclide et du commentaire de Marin. M Hardy y avoit fait une traduction latine incomparablement meilleure que n’étoit celle de Barthélemy Zambert : et il y avoit ajoûté d’excellentes notes de sa façon, outre celles que Zambert avoit traduites d’un vieux scholiaste.

M Descartes fit toûjours depuis beaucoup de cas de l’amitié de M Hardy. C’est ce qu’il luy fit connoître en toutes les rencontres où il se présenta quelque occasion de le servir, sur tout depuis qu’il se fût retiré en Hollande, d’où il se faisoit un plaisir particulier de luy envoyer les livres qui ne se trouvoient pas à Paris.

Un autre ami de conséquence que M Descartes acquit dans le même têms, fut Monsieur De Beaune Seigneur De Gouliou, conseiller au présidial de Blois.

C’étoit l’un des plus grands génies de son têms, au moins en ce qui concernoit les mathématiques : et M Descartes a laissé en plusieurs endroits de ses lettres des témoignages de l’estime toute extraordinaire qu’il faisoit de sa capacité et de son mérite. M De Beaune ne se contenta pas de cultiver l’amitié de M Descartes par des visites, lorsqu’ils se trouvoient tous deux à Paris, ou par des lettres durant leur absence. Il se fit encore depuis l’interpréte et le commentateur de sa géométrie, et il prit hautement sa défense contre l’ignorance ou la malignité des envieux, que sa réputation luy avoit suscitez en France depuis l’impression de ses livres. M Descartes n’eut point la satisfaction de revoir cét excellent ami plus d’une fois depuis sa retraite en Hollande. Mais on peut dire que rarement il étoit absent de sa mémoire : et l’on doit juger de l’inquiétude où il étoit pour sa conservation, sur une fausse nouvelle qu’on avoit répanduë de sa mort vers la fin de l’an 1640. Il fit connoître par avance combien la perte d’un tel ami luy seroit sensible, parce, dit-il au Pére Mersenne, qu’il le tenoit pour un des meilleurs esprits qui fussent au monde.

M Descartes fit encore amitié avec le Sieur Jean Baptiste Morin docteur en médecine, et professeur royal des mathématiques à Paris. Il étoit natif de Ville-Franche dans le beaujolois, et plus âgé que M Descartes : mais il luy survêquit de six ans et quelques mois. Il y avoit déja plusieurs années que M Morin s’étoit mis au rang des auteurs, lorsqu’il commença à connoître M Descartes : et dés l’an 1619 il avoit publié à Paris un livre latin sous le titre de nouvelle anatomie du monde sublunaire. M Descartes qui avoit un discernement fort grand des esprits, ne l’estima jamais au de-là de son prix. Mais quoy qu’il sçût précisément ce qu’il pouvoit valoir, il ne laissa point de le considérer au moins dans les prémiéres années de leur connoissance, avec tous les égards et toutes les honnêtetez qu’il auroit pû avoir pour un ami qui auroit eu le cœur plus droit, et l’esprit plus solide. Il y avoit certainement de la justice à traiter ainsi M Morin.

Car on peut dire que M Descartes avoit peu d’amis plus ardens et plus engagez que luy dans ses intérêts, si l’on s’en rapporte aux termes d’une longue lettre qu’il luy en écrivit douze ans depuis. Le R P Mersenne, dit M Morin, vous peut assurer que j’ay toûjours été l’un de vos partisans : et de mon naturel je haïs et je déteste cette racaille d’esprits malins , qui voyant paroître quelque esprit relevé comme un astre nouveau, au lieu de luy sçavoir bon gré de ses labeurs, et nouvelles inventions, s’enflent d’envie contre luy, et n’ont autre but que d’offusquer ou éteindre son nom, sa gloire et ses mérites : bien qu’ils soient par luy tirez de l’ignorance des choses, dont libéralement il leur donne la connoissance. J’ay passé par ces piques, et je sçay ce qu’en vaut l’aune.

La postérité plaindra mon malheur : et parlant de ce siécle de fer, elle dira avec vérité que la fortune n’étoit pas pour les hommes sçavans. Je souhaite néanmoins qu’elle vous soit plus favorable qu’à moy, afin que nous puissions voir vôtre nouvelle physique. Je vous prie de croire qu’entre tous les hommes de lettres de ma connoissance, vous étes celuy que j’honore le plus pour vôtre vertu et vos généreux desseins.

L’amitié de M Morin ne fut pas au reste inutile à M Descartes pendant qu’il demeura à Paris. Elle luy fut d’un secours trés-sensible dans l’appareil des instrumens nécessaires pour faire ses nouvelles expériences : en quoy il secondoit l’industrie du Pére Mersenne qui travailloit aussi de la même maniére pour le service de M Descartes.

Le Pére Guillaume Gibieuf docteur de Sorbonne prêtre de la congrégation de l’oratoire, fut aussi l’un des principaux amis que fit M Descartes durant les trois années de sa demeure à Paris. Ce pére étoit également habile dans la philosophie et dans la théologie. Mais il ne fut pas le seul de sa congrégation avec lequel M Descartes contracta des habitudes. Celuy-ci eut encore des liaisons assez particuliéres avec le Pére De La Barde, le P De Sancy, et le P De Gondren qui fut depuis le second général de la congrégation : pour ne rien dire du Cardinal De Berulle qui conçut une affection et une estime toute particuliére pour nôtre philosophe. Aprés cette considération, il ne sera plus besoin de précaution contre la double erreur du Sieur Borel, qui n’a point fait difficulté de dire que le P Gibieuf, et le P De La Barde étoient les principaux ennemis de M Descartes, et que ces deux péres étoient jésuites. Ces deux erreurs sont venuës apparemment du peu d’application avec laquelle le Sieur Borel avoit lû la lettre que M Descartes écrivit au Pére Mersenne le Xix De Janvier 1642.

à dire vray, il y est parlé d’une réponse de M Descartes aux Péres Gibieuf et De La Barde, mais cette réponse n’étoit autre chose que des éclaircissemens à des difficultez que ces péres luy avoient proposées pour s’instruire plûtôt, que pour disputer. De l’article qui regarde ces deux péres, M Descartes passe à un autre concernant les jésuites, c’est ce qui a causé de la confusion dans les idées du Sieur Borel.

Cet auteur a mieux rencontré, lorsqu’il a conté M De Balzac parmi les amis de M Descartes. Il ajoûte que M De Balzac avoit reçu en 1625 un trés bon office de M Descartes, qui le servit fort à propos auprés du Cardinal Barberin légat en France contre le Pére Goulu, appellé dans son couvent Dom Jean De Saint François, Général Des Feüillans, qui publia contre luy deux ans aprés deux volumes de lettres sous le nom de phyllarque. Ce qu’il y a de certain, c’est que M Descartes et M De Balzac étoient dés lors dans le commerce de l’amitié la plus étroite et la plus sincére. Ce philosophe qui estimoit encore plus le bon cœur de M De Balzac que son bel esprit, ne laissoit pas de vanter aux occasions son éloquence et son érudition : mais sur tout il faisoit cas de la délicatesse de ses pensées, et du tour de ses expressions. Comme il sçavoit autant qu’homme du monde se conformer au goût du siécle et du pays où il avoit à vivre, il ne faisoit point difficulté de comparer la pureté de l’élocution qui regne dans les écrits de M De Balzac, à la santé du corps qui n’est jamais plus parfaite que lorsqu’elle se fait le moins sentir. Il comparoit aussi les graces et la politesse que tout le monde admiroit pour lors dans M De Balzac, à la beauté d’une femme parfaitement belle, qui ne consiste pas dans l’éclat, ou la perfection de quelque partie en particulier, mais dans un accord et un tempérament si juste de toutes les parties ensemble, qu’il n’y en doit avoir aucune qui l’emporte au dessus des autres, de peur que la proportion n’étant pas bien gardée dans le reste, on ne s’apperçoive de l’imperfection de tout le corps. C’étoit juger de la grammaire, et de l’éloquence de M De Balzac en philosophe et en géométre : et l’on peut assurer que dés ce têms-là les complimens et les discours les moins sérieux de M Descartes sentoient sa philosophie et sa géométrie. Mais il est à remarquer d’ailleurs que les grands sentimens qu’il faisoit paroître pour M De Balzac avoient pour principal fondement leur amitié réciproque. Il se divertissoit quelquefois de l’amitié de M De Balzac avec leurs amis communs : mais le mépris, ni l’indifférence n’entroient point dans ses plaisanteries. C’est ce qui paroît assez par la maniére dont il s’en expliqua un jour avec M De Zuytlichem gentilhomme hollandois, à qui M De Balzac avoit écrit une lettre de compliment sur la perte qu’il avoit faite d’une personne qui luy étoit chére. M De Balzac, dit-il, étant si amateur de la liberté, que ses jarretiéres même et ses aiguillettes luy pésent, n’aura pû sans doute se persuader qu’il y ait des liens au monde qui soient si doux qu’on ne sçauroit en être délivré sans les regretter. Mais je puis d’ailleurs vous répondre qu’il est des plus constans en ses amitiez etc. Quand le peu de séjour que le légat fit à Paris en 1625 ne nous permettroit pas de croire que M Descartes eût eu le loisir de plaider la cause de M De Balzac devant lui contre les accusations du Pére Goulu, nous ne pourrions disconvenir d’ailleurs qu’il ne luy ait rendu ce bon office devant le public et toute la postérité. On pourra juger du reste par la maniére dont il a tâché de le disculper du soupçon de philautie ou d’amour propre qui étoit le principal des défauts qu’on imputoit à M De Balzac, et qui lui avoit fait donner le nom de Narcisse par ses ennemis.

S’il est quelquefois obligé, dit M Descartes, de parler de lui même, il en parle avec la même liberté qui le fait parler des autres, et qui lui rend le mensonge insupportable. Comme la crainte du mépris ne l’empêche point de découvrir aux autres les foiblesses et les maladies de son corps, la malice de ses envieux ne lui fait point aussi dissimuler les avantages de son esprit. C’est ce qu’on pourroit néantmoins interpréter d’abord en mauvaise part dans un siécle où les vices sont si communs et les vertus si rares, que dés qu’un même effet peut dépendre d’une bonne ou d’une mauvaise cause, les hommes ne manquent jamais de le rapporter à celle qui est mauvaise, et d’en juger par ce qui arrive le plus souvent. Mais lors qu’on voudra considérer que M De Balzac s’explique aussi librement sur les vertus et les vices des autres que sur les siens, on ne se persuadera point qu’il y ait dans un même homme des mœurs assez différentes pour produire tout à la fois la malignité qui lui feroit découvrir les fautes d’autrui, et la flaterie honteuse qui lui feroit publier leurs belles qualitez ; la bassesse d’esprit qui le porteroit à parler de ses propres foiblesses, et la vanité qui lui feroit décrire les avantages de son esprit, et les perfections de son ame. Au contraire, l’on s’imaginera bien plûtôt qu’il ne parle de toutes ces choses, comme il fait, que par l’amour qu’il porte à la vérité, et par une générosité qui lui est naturelle. La postérité voyant en lui des mœurs tout es conformes à celles des grands hommes de l’antiquité, admirera la candeur et l’ingénuité de cét esprit élevé au dessus du commun, et lui fera justice de ses envieux qui refusent aujourd’huy de reconnoître son mérite. Car la corruption du genre humain est devenuë si grande, que comme un jeune homme auroit honte de paroître retenu, et tempérant dans une compagnie de gens débauchez de son âge, de même la plûpart du monde se mocque aujourd’huy d’une personne qui fait profession d’être sincére et véritable.

L’on prend beaucoup plus de plaisir à écouter de fausses accusations que de véritables loüanges, sur tout lors qu’il arrive à des gens de mérite de parler un peu avantageusement d’eux-mêmes. Car c’est pour lors que la vérité passe pour orgueil ; la dissimulation ou le mensonge pour modestie.

Il est aisé de juger par ces termes que M Descartes parloit de bonne foy pour la défense de son ami : et il se peut faire que M De Balzac ait eu autant de franchise, et d’ingénuité qu’il lui en attribuë dans les occasions qu’il prenoit de parler de luy-même. Mais nous avons vû de nos jours combien l’éxemple de M De Balzac a été pernicieux aux Narcisses de nôtre têms. Quoi que la malignité du siécle ait augmenté de plusieurs degrez depuis ce têms-là, il ne seroit peut-être pas impossible à des défenseurs aussi philosophes, je veux dire, aussi peu flateurs qu’un Descartes, de faire accepter leurs excuses au public, s’ils avoient au moins le mérite d’un Balzac.