La Vie de Jésus (Taxil)/Chapitre premier

P. Fort (p. 7-11).

PREMIÈRE PARTIE

L’ENFANCE DU CHRIST


CHAPITRE PREMIER

LA VISION DE ZACHARIE

En ce temps-là, le Verbe, — c’est-à-dire Monsieur Jésus (de son petit nom : Alphonse), — n’était pas encore né ; mais il y avait, parmi les curés de Jérusalem, un lévite qui s’appelait Zacharie.

Ce Zacharie habitait la campagne ; sa maisonnette était située à Youttah, au milieu des montagnes de Juda. Il avait une femme (les prêtres juifs étaient mariés) qui répondait, — quand on l’appelait, — au nom d’Élisabeth.

Les deux époux, nous apprend l’apôtre Luc, « étaient justes devant Dieu, et marchaient sans reproche dans les commandements et les lois du Seigneur ». Mais ils voyaient leur piété mise à une dure épreuve. Vous croyez peut-être que l’argent des fidèles ne tombait jamais dans leur tire-lire ? Non, ce n’était pas cela.

Ce qui chagrinait Zacharie et Élisabeth, c’était que, malgré tous leurs efforts, ils ne pouvaient pas avoir d’enfants.

Or, monsieur le curé et sa bonne diablesse de femme commençaient à mûrir. Encore quelques années de stérilité de madame, et monsieur n’avait plus qu’à renoncer pour toujours à l’espoir de mettre en nourrice un rejeton authentique. Cela était d’autant plus vexant que chez les Israélites on montrait au doigt les ménages dépourvus de tout moutard : la stérilité était une marque d’opprobre.

Élisabeth et Zacharie travaillaient donc avec ardeur à se créer de la progéniture ; mais, voyez la guigne, ils n’obtenaient aucun succès. Pas ça !

Zacharie était furieux.

Sur ces entrefaites, le lévite fut rappelé à Jérusalem pour le service du Temple. — Il faut vous dire que les curés juifs faisaient leur besogne à tour de rôle. Le métier déjà n’était pas par lui-même fatigant, et en outre il y avait des vacances. — C’était pendant ces vacances que Zacharie se prélassait dans sa maison de campagne à Youttah.

Il n’y avait pas à regimber. Zacharie aurait bien voulu continuer, en compagnie de sa femme, à planter des choux, de ces choux extraordinaires dans lesquels on trouve quelquefois un poupon. Mais le règlement était là, rigide, formel, absolu.

Au Temple, Zacharie, au Temple !

Le pauvre homme pensait que son tour de ministère sacerdotal arrivait trop tôt. Tant pis pour lui ! Il fallut partir.

Zacharie prit donc, en maugréant, le chemin de Jérusalem. Heureusement, si chaque médaille a son revers, la logique veut que chaque revers de médaille ait son beau côté. Comme on tirait au sort les divers offices à remplir par les curés de semaine, le sort désigna Zacharie pour le poste de « brûleur d’encens ». Or, il est bon que vous le sachiez, le plus grand honneur qui pût échoir à un curé était précisément la charge de brûleur d’encens.

Ah ! ce n’était pas une petite affaire, sapristi ! Chez messieurs les juifs, les choses se passaient en grande solennité.

D’abord, au beau milieu du sanctuaire trois fois saint, entre un immense chandelier à sept branches et une table garnie de pains bénits, il y avait un autel d’or. — Hein, qu’en dites-vous, mes agneaux ? Rien que ça de luxe ! — Un simple voile séparait ce sanctuaire mirobolant d’un autre endroit appelé Tabernacle, celui-ci encore plus sacré que le sanctuaire ; car c’était là que se tenait, drapé dans sa majestueuse invisibilité, le papa Jéhovah, autrement dit l’Excessivement-Haut, ou le Seigneur Sabaoth.

N’entrait pas qui voulait dans le Tabernacle : le brûleur d’encens seul avait le droit de pénétrer dans ce lieu redoutable.

Dès que le curé chargé de cet office arrivait dans le Temple, la foule entonnait des hymnes d’allégresse, on ravivait les flammes des lampes, on s’écartait avec respect du ministre officiant, qui, laissant ses enfants de chœur à la barrière, mettait seul le pied sur les dalles du sanctuaire.

Après quoi, à un signal donné par un prince des prêtres, il jetait des parfums sur le feu, c’est-à-dire non pas de l’eau de Cologne, comme vous pourriez le croire, mais un encens pur représentant les prières des fidèles. Tandis que l’encens brûlait, monsieur le curé s’inclinait, puis marchait vers le Tabernacle, à reculons, pour ne pas tourner le dos à l’autel. Une cloche annonçait sa sortie et les bénédictions qu’il répandait sur le peuple ; aussitôt les lévites hurlaient de pieux cantiques, accompagnés par le saint charivari de la musique du Temple. C’était grandiose, c’était majestueux, c’était imposant. Oh ! non, tenez, ne m’en parlez pas.

Cette cérémonie était tellement épatante d’inouïsme que les juifs n’y assistaient jamais sans une secrète inquiétude. Pensez donc ! le curé qui entrait dans le Tabernacle portait à Dieu même leurs prières, figurées par l’encens qui brûlait devant le

L’ange Gabriel saluant, à sa façon, la jeune Marie (chap. III).
L’ange Gabriel saluant, à sa façon, la jeune Marie (chap. III).
L’ange Gabriel saluant, à sa façon, la jeune Marie (chap. iii).


rideau baissé : que Jéhovah rejetât son offrande, qu’il le frappât pour punir quelque peccadille, tout Israël était atteint du même coup, tout Israël filait un mauvais coton. C’est qu’il ne faut pas plaisanter avec les choses saintes, savez-vous ! Aussi, quelle impatience de la part de la foule, à partir du moment où le brûleur d’encens était passé de l’autre côté du rideau ! Quelle réponse, se demandait chacun, va-t-il apporter de la part de l’Éternel ? — Il était donc d’usage que le brûleur d’encens s’acquittât de ses fonctions le plus lestement possible, pour ne pas prolonger l’émotion générale.

Mais voici que ce jour-là Zacharie n’en finissait plus. Les craintes des Israélites étaient vives : les secondes, les minutes s’écoulaient, lentes comme des siècles, et Zacharie ne reparaissait pas.

Enfin, il mit le nez à la portière, mais quel nez ! un nez immense, un nez qui s’était allongé d’une façon lamentable. Il pendait, morne et lugubre, sur un visage terrifié. De plus, le propriétaire de ce visage terrifié et de ce nez morne tremblait comme une feuille. — Il s’était donc passé quelque chose de bien grave derrière le rideau ? — Je te crois, Nicolas !

Quelque chose dont on ne se fait pas une idée. Oyez l’anecdote, et frémissez.

Zacharie, lui, pas bête, s’était dit : « Pendant que je porte au père bon Dieu les prières de tout ce monde-là dont je me fiche comme d’une guigne, je devrais bien présenter à l’invisible Sabaoth une petite requête pour mon compte personnel. » Et, après s’être tenu ce raisonnement, il s’était prosterné en murmurant à voix basse : « Mon Dieu, si vous étiez gentil pour un sou, vous mettriez fin à la stérilité de ma femme, et, par la grâce de votre toute-puissance, vous arrangeriez ça de façon à ce qu’Élisabeth me gratifie d’un moutard sans me faire poser plus longtemps. » Et Zacharie était demeuré un bout de temps le front courbé sur le parvis du Tabernacle.

Quand il s’était relevé, v’lan ! il s’était trouvé nez à nez avec un ange éblouissant de lumière. Au lieu d’être content, ce nigaud de Zacharie avait eu le trac ; il ne s’attendait pas à voir sitôt un messager de Dieu. L’ange avait dû même le rassurer :

— Calme ta frayeur, ô Zacharie béni entre tous les Zacharies, lui avait-il dit ; le Seigneur a entendu ta prière et l’a exaucée ; par un effet rétroactif que ton intelligence humaine ne peut comprendre, il transforme ta femme. Tu avais laissé Élisabeth dans son état normal de stérilité ; eh bien, avant neuf mois, tu m’en diras des nouvelles. Tiens, veux-tu que je t’en apprenne encore plus long ? Ce sera un garçon que tu auras, et tu l’appelleras Jean. Bien mieux, il sera ta joie et celle d’Israël ; il ne boira jamais de vin ni rien de ce qui peut enivrer. Il prêchera le peuple, et, comme il parlera n’ayant jamais de cuite, il sera toujours cru. Les mécréants se convertiront à sa voix, et même, — je vais t’ahurir pour le coup, mon vieux, — c’est lui, lui, ce Jean, qui sera le précurseur du Messie.

C’était trop beau. Le mari d’Élisabeth avait cru à une fumisterie, et il avait répliqué à l’ange :

— Monsieur, le bon Dieu m’accorde beaucoup plus que je ne lui ai demandé ; c’est donc qu’il se moque de moi. Je veux bien vous croire ; mais donnez-moi une preuve de la divinité de votre message.

L’ange s’était senti piqué au vif par ce doute.

— Ah ! c’est comme cela, mon bonhomme ! avait-il riposté. Ah ! quand je viens tout amicalement te faire les commissions du père Sabaoth, tu t’imagines que je te monte le coup ! Elle est raide, celle-là !… Eh bien, apprends que je suis Gabriel, un archange de premier calibre, un des esprits assistants devant Dieu. Et, pour t’apprendre à croire désormais sans demander des explications, tu seras, à partir de cet instant, muet jusqu’au moment où ce que je viens de t’annoncer s’accomplira.

Là-dessus, l’ange Gabriel avait repiqué sa course vers le plafond, sans seulement tirer la moindre révérence à Zacharie stupéfait.

Or, la mission de l’ange était si peu une blague que Zacharie était réellement dans l’impossibilité de blaguer. Muet comme une carpe, le malheureux !

Vous comprenez maintenant si l’infortuné lévite eut raison de faire une tête impossible, quand il apparut au peuple, en revenant de l’autre côté du rideau.

En vain lui demandait-on :

— Eh bien ! quoi ? qu’y a-t-il ? Parlez, mais parlez donc, monsieur le curé !

Il secouait sa frimousse d’un air consterné, ce qui n’était pas fait du tout pour rassurer les fidèles. On ne put tirer de lui autre chose que des branlements de tête et des sons inarticulés.

Ce soir-là, tout Israël se coucha en proie à des transes mortelles, et, la nuit, tout Israël eut le cauchemar.