La Vie de Jésus/Chapitre XVIII

Chapitre XVII

La Vie de Jésus

Chapitre XIX



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Institutions de Jésus

Ce qui prouve bien, du reste, que Jésus ne s’absorba jamais entièrement dans ses idées apocalyptiques, c’est qu’au temps même où il en était le plus préoccupé, il jette avec une rare sûreté de vues les bases d’une église destinée à durer. Il n’est guère possible de douter qu’il n’ait lui-même choisi parmi ses disciples ceux qu’on appelait par excellence les « apôtres » ou les « douze » puisqu’au lendemain de sa mort on les trouve formant un corps et remplissant par élection les vides qui se produisaient dans leur sein. C’étaient les deux fils de Jonas, les deux fils de Zébédée, Jacques, fils de Cléophas, Philippe, Nathanaël bar-Tolmaï, Thomas, Lévi, fils d’Alphée ou Matthieu, Simon le zélote, Thaddé e ou Lebbée, Juda de Kerioth. Il est probable que l’idée des douze tribus d’Israël ne fut pas étrangère au choix de ce nombre. Les « douze » en tout cas, formaient un groupe de disciples privilégiés, où Pierre gardait sa primauté toute fraternelle, et auquel Jésus confia le soin de propager son œuvre. Rien qui sentît le collège sacerdotal régulièrement organisé ; les listes des « douze » qui nous ont été conservées présentent beaucoup d’incertitudes et de contradictions ; deux ou trois de ceux qui y figurent restèrent complètement obscurs. Deux au moins, Pierre et Philippe, étaient mariés et avaient des enfants.

Jésus gardait évidemment pour les douze des secrets, qu’il leur défendait de communiquer à tous. Il semble parfois que son plan était d’entourer sa personne de quelque mystère, de rejeter les grandes preuves après sa mort, de ne se révéler complètement qu’à ses disciples, confiant à ceux-ci le soin de le démontrer plus tard au monde. « Ce que je vous dis dans l’ombre, prêchez-le au grand jour ; ce que je vous dis à l’oreille, proclamez-le sur les toits. » Cela lui épargnait les déclarations trop précises et créait une sorte d’intermédiaire entre l’opinion et lui. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il avait pour les apôtres des enseignements réservés, et qu’il leur développait plusieurs paraboles, dont il laissait le sens indécis pour le vulgaire. Un tour énigmatique et un peu de bizarrerie dans la liaison des idées étaient à la mode dans l’enseignement des docteurs, comme on le voit par les sentences du Pirké Aboth. Jésus expliquait à ses intimes ce que ses apophthegmes ou ses apologues avaient de singulier, et dégageait pour eux son enseignement du luxe de comparaisons qui parfois l’obscurcissait. Beaucoup de ces explications paraissent avoir été soigneusement conservées.

Dès le vivant de Jésus, les apôtres prêchèrent, mais sans jamais beaucoup s’écarter de lui. Leur prédication, du reste, se bornait à annoncer la prochaine venue du royaume de Dieu. Ils allaient de ville en ville, recevant l’hospitalité, ou pour mieux dire la prenant d’eux-mêmes selon l’usage. L’hôte, en Orient, a beaucoup d’autorité ; il est supérieur au maître de la maison ; celui-ci a en lui la plus grande confiance. Cette prédication du foyer est excellente pour la propagation des doctrines nouvelles. On communique le trésor caché ; on paye ainsi ce que l’on reçoit ; la politesse et les bons rapports y aidant, la maison est touchée, convertie. Otez l’hospitalité orientale, la propagation du christianisme serait impossible à expliquer. Jésus, qui tenait fort aux bonnes vieilles mœurs, engageait les disciples à ne se faire aucun scrupule de profiter de cet ancien droit public, probablement déjà aboli dans les grandes villes où il y avait des hôtelleries. « L’ouvrier, disait-il, est digne de son salaire. » Une fois installés chez quelqu’un, ils devaient y rester, mangeant et buvant ce qu’on leur offrait, tant que durait leur mission.

Jésus désirait qu’à son exemple les messagers de la bonne nouvelle rendissent leur prédication aimable par des manières bienveillantes et polies. Il voulait qu’en entrant dans une maison, ils lui donnassent le selâm ou souhait de bonheur. Quelques-uns hésitaient, le selâm étant alors comme aujourd’hui, en Orient, un signe de communion religieuse, qu’on ne hasarde pas avec les personnes d’une foi douteuse. « Ne craignez rien, disait Jésus ; si personne dans la maison n’est digne de votre selâm, il reviendra à vous. » Quelquefois, en effet, les apôtres du royaume de Dieu étaient mal reçus, et venaient se plaindre à Jésus, qui cherchait d’ordinaire à les calmer. Quelques-uns, persuadés de la toute-puissance de leur maître, étaient blessés de cette longanimité. Les fils de Zébédée voulaient qu’il appelât le feu du ciel sur les villes inhospitalières. Jésus accueillait leurs emportements avec sa fine ironie, et les arrêtait par ce mot : « Je ne suis pas venu perdre les âmes, mais les sauver. »

Il cherchait de toute manière à établir en principe que ses apôtres c’était lui-même. On croyait qu’il leur avait communiqué ses vertus merveilleuses. Ils chassaient les démons, prophétisaient, et formaient une école d’exorcistes renommés, bien que certains cas fussent au-dessus de leur force. Ils faisaient aussi des guérisons, soit par l’imposition des mains, soit par l’onction de l’huile, l’un des procédés fondamentaux de la médecine orientale. Enfin, comme les psylles, ils pouvaient manier les serpents et boire impunément des breuvages mortels. A mesure qu’on s’éloigne de Jésus, cette théurgie devient de plus en plus choquante. Mais il n’est pas douteux qu’elle ne fût de droit commun dans l’Église primitive, et qu’elle ne figurât en première ligne dans l’attention des contemporains. Des charlatans, comme il arrive d’ordinaire, exploitèrent ce mouvement de crédulité populaire. Dès le vivant de Jésus, plusieurs, sans être ses disciples, chassaient les démons en son nom. Les vrais disciples en étaient fort blessés et cherchaient à les empêcher. Jésus, qui voyait en cela un hommage à sa renommée, ne se montrait pas pour eux bien sévère. Il faut observer, du reste, que ces pouvoirs étaient en quelque sorte passés en métier. Poussant jusqu’au bout la logique de l’absurde, certaines gens chassaient les démons par Béelzébub, prince des démons. On se figurait que ce souverain des légions infernales devait avoir toute autorité sur ses subordonnés, et qu’en agissant par lui on était sûr de faire fuir l’esprit intrus. Quelques-uns cherchaient même à acheter des disciples de Jésus le secret des pouvoirs miraculeux qui leur avaient été conférés.

Un germe d’église commençait dès lors à paraître. Cette idée féconde du pouvoir des hommes réunis (ecclesia) semble bien une idée de Jésus. Plein de sa doctrine tout idéaliste, que ce qui fait la présence des âmes, c’est l’union par l’amour, il déclarait que, toutes les fois que quelques hommes s’assembleraient en son nom, il serait au milieu d’eux. Il confie à l’Église le droit de lier et délier (c’est-à-dire de rendre certaines choses licites ou illicites), de remettre les péchés, de réprimander, d’avertir avec autorité, de prier avec certitude d’être exaucé. Il est possible que beaucoup de ces paroles aient été prêtées au maître, afin de donner une base à l’autorité collective par laquelle on chercha plus tard à remplacer la sienne. En tout cas, ce ne fut qu’après sa mort que l’on vit se constituer des églises particulières, et encore cette première constitution se fit-elle purement et simplement sur le modèle des synagogues. Plusieurs personnages qui avaient beaucoup aimé Jésus et fondé sur lui de grandes espérances, comme Joseph d’Arimathie, Lazare, Marie de Magdala, Nicodème, n’entrèrent pas, ce semble, dans ces églises, et s’en tinrent au souvenir tendre ou respectueux qu’ils avaient gardé de lui.

Du reste, nulle trace, dans l’enseignement de Jésus, d’une morale appliquée ni d’un droit canonique tant soit peu défini. Une seule fois, sur le mariage, il se prononce avec netteté et défend le divorce. Nulle théologie non plus, nul symbole. A peine quelques vues sur le Père, le Fils, l’Esprit, dont on tirera plus tard la Trinité et l’Incarnation, mais qui restaient encore à l’état d’images indéterminées. Les derniers livres du canon juif connaissent déjà le Saint-Esprit, sorte d’hypostase divine, quelquefois identifiée avec la Sagesse ou le Verbe. Jésus insista sur ce point, et annonça à ses disciples un baptême par le feu et l’esprit, bien préférable à celui de Jean, baptême que ceux-ci crurent un jour recevoir, après la mort de Jésus, sous la forme d’un grand vent et de mèches de feu. L’Esprit Saint ainsi envoyé par le Père leur enseignera toute vérité, et rendra témoignage à celles que Jésus lui-même a promulguées. Jésus, pour désigner cet Esprit, se servait du mot Peraklit, que le syro-chaldaïque avait emprunté au grec (pa ? a ?  ?  ? t ?  ? ), et qui paraît avoir eu dans son esprit la nuance d’ « avocat, conseiller » et parfois celle d’ « interprète des vérités célestes » de « docteur chargé de révéler aux hommes les mystères encore cachés. » Lui-même s’envisage pour ses disciples comme un peraklit, et l’Esprit qui reviendra après sa mort ne fera que le remplacer. C’était ici une application du procédé que la théologie juive et la théologie chrétienne allaient suivre durant des siècles, et qui devait produire toute une série d’assesseurs divins, le Métatrône, le Synadelphe ou Sandalphon, et toutes les personnifications de la Cabbale. Seulement, dans le judaïsme, ces créations devaient rester des spéculations particulières et libres, tandis que dans le christianisme, à partir du IVe siècle, elles devaient former l’essence même de l’orthodoxie et du dogme universel.

Inutile de faire observer combien l’idée d’un livre religieux, renfermant un code et des articles de foi, était éloignée de la pensée de Jésus. Non seulement il n’écrivit pas, mais il était contraire à l’esprit de la secte naissante de produire des livres sacrés. On se croyait à la veille de la grande catastrophe finale. Le Messie venait mettre le sceau sur la Loi et les prophètes, non promulguer des textes nouveaux. Aussi, à l’exception de l’Apocalypse, qui fut en un sens le seul livre révélé du christianisme naissant, tous les autres écrits de l’âge apostolique sont-ils des ouvrages de circonstance, n’ayant nullement la prétention de fournir un ensemble dogmatique complet. Les évangiles eurent d’abord un caractère tout privé et une autorité bien moindre que la tradition.

La secte, cependant, n’avait-elle pas quelque sacrement, quelque rite, quelque signe de ralliement ? Elle en avait un, que toutes les traditions font remonter jusqu’à Jésus. Une des idées favorites du maître, c’est qu’il était le pain nouveau, pain très supérieur à la manne et dont l’humanité allait vivre. Cette idée, germe de l’Eucharistie, prenait quelquefois dans sa bouche des formes singulièrement concrètes. Une fois surtout, il se laissa aller, dans la synagogue de Capharnahum, à un mouvement hardi, qui lui coûta plusieurs de ses disciples. « Oui, oui, je vous le dis, ce n’est pas Moïse, c’est mon Père qui vous a donné le pain du ciel. » Et il ajoutait : « C’est moi qui suis le pain de vie ; celui qui vient a moi n’aura jamais faim, et celui qui croit en moi n’aura jamais soif. » Ces paroles excitèrent un vif murmure : « Qu’entend-il, se disait-on, par ces mots : Je suis le pain de vie ? N’est-ce pas là Jésus, le fils de Joseph, dont nous connaissons le père et la mère ? Comment peut-il dire qu’il est descendu du ciel ? » Et Jésus insistant avec plus de force encore : « Je suis le pain de vie ; vos pères ont mangé la manne dans le désert et sont morts. C’est ici le pain qui est descendu du ciel, afin que celui qui en mange ne meure point. Je suis le pain vivant ; si quelqu’un mange de ce pain, il vivra éternellement ; et le pain que je donnerai, c’est ma chair, pour la vie du monde. » Le scandale fut au comble : « Comment peut-il donner sa chair à manger ? » Jésus renchérissant encore : « Oui, oui, dit-il, si vous ne mangez la chair du Fils de l’homme, et si vous ne buvez son sang, vous n’aurez point la vie en vous. Celui qui mange ma chair et qui boit mon sang est en possession de la vie éternelle, et je le ressusciterai au dernier jour. Car ma chair est véritablement une nourriture, et mon sang est véritablement un breuvage. Celui qui mange ma chair et qui boit mon sang, demeure en moi, et moi en lui. Comme je vis par le Père qui m’a envoyé, ainsi celui qui me mange vit par moi. C’est ici le pain qui est descendu du ciel. Ce pain n’est pas comme la manne, que vos pères ont mangée et qui ne les a pas empêchés de mourir ; celui qui mangera ce pain vivra éternellement. » Une telle obstination dans le paradoxe révolta plusieurs disciples, qui cessèrent de le fréquenter. Jésus ne se rétracta pas ; il ajouta seulement : « C’est l’esprit qui vivifie. La chair ne sert de rien. Les paroles que je vous dis sont esprit et vie. » Les douze restèrent fidèles, malgré cette prédication bizarre. Ce fut pour Céphas en particulier l’occasion de montrer un absolu dévouement et de proclamer une fois de plus : « Tu es le Christ, fils de Dieu. »

Il est probable que dès lors, dans les repas communs de la secte, s’était établi quelque usage auquel se rapportait le discours si mal accueilli par les gens de Capharnahum. Mais les traditions apostoliques à ce sujet sont fort divergentes et probablement incomplètes à dessein. Les évangiles synoptiques supposent un acte sacramentel unique, ayant servi de base au rite mystérieux, et ils le placent à la dernière Cène. Jean, qui justement nous a conservé l’incident de la synagogue de Capharnahum, ne parle pas d’un tel acte, quoiqu’il raconte la dernière Cène fort au long. Ailleurs, nous voyons Jésus reconnu à la fraction du pain, comme si ce geste eût été pour ceux qui l’avaient fréquenté le plus caractéristique de sa personne. Quand il fut mort, la forme sous laquelle il apparaissait au pieux souvenir de ses disciples était celle de président d’un banquet mystique, tenant le pain, le bénissant, le rompant et le présentant aux assistants. Il est probable que c’était là une de ses habitudes, et qu’à ce moment il était particulièrement aimable et attendri. Une circonstance matérielle, la présence du poisson sur la table (indice frappant qui prouve que le rite prit naissance sur le bord du lac de Tibériade), fut elle-même presque sacramentelle et devint une partie nécessaire des images qu’on se fit du festin sacré.

Les repas étaient devenus dans la communauté naissante un des moments les plus doux. A ce moment, on se rencontrait ; le maître parlait à chacun et entretenait une conversation pleine de gaieté et de charme. Jésus aimait cet instant et se plaisait à voir sa famille spirituelle ainsi groupée autour de lui. La participation au même pain était considérée comme une sorte de communion, de lien réciproque. Le maître usait à cet égard de termes extrêmement énergiques, qui furent pris plus tard avec une littéralité effrénée. Jésus est à la fois très idéaliste dans les conceptions et très matérialiste dans l’expression. Voulant rendre cette pensée que le croyant ne vit que de lui, que tout entier (corps, sang et âme) il était la vie du vrai fidèle, il disait à ses disciples : « Je suis votre nourriture » phrase qui, tournée en style figuré, devenait : « Ma chair est votre pain, mon sang est votre breuvage. » Puis, les habitudes de langage de Jésus, toujours fortement substantielles, l’emportaient plus loin encore. A table, montrant l’aliment, il disait : « Me voici ; » tenant le pain : « Ceci est mon corps ; » tenant le vin : « Ceci est mon sang ; » toutes manières de parler qui étaient l’équivalent de : « Je suis votre nourriture. »

Ce rite mystérieux obtint du vivant de Jésus une grande importance. Il était probablement établi assez longtemps avant le dernier voyage à Jérusalem, et il fut le résultat d’une doctrine générale bien plus que d’un acte déterminé. Après la mort de Jésus, il devint le grand symbole de la communion chrétienne, et ce fut au moment le plus solennel de la vie du Sauveur qu’on en rapporta l’établissement. On voulut voir dans la consécration du pain et du vin un mémorial d’adieu que Jésus, au moment de quitter la vie, aurait laissé à ses disciples. On retrouva Jésus lui-même dans ce sacrement. L’idée toute spirituelle de la présence des âmes, qui était l’une des plus familières au maître, qui lui faisait dire, par exemple, qu’il était de sa personne au milieu de ses disciples quand ils étaient réunis en son nom, rendait cela facilement admissible. Jésus, nous l’avons déjà dit, n’eut jamais une notion bien arrêtée de ce qui fait l’individualité. Au degré d’exaltation où il était parvenu, l’idée chez lui primait tout à un tel point que le corps ne comptait plus. On est un quand on s’aime, quand on vit l’un de l’autre ; comment lui et ses disciples n’eussent-ils pas été un ? Ses disciples adoptèrent le même langage. Ceux qui, durant des années, avaient vécu de lui le virent toujours tenant le pain, puis le calice « entre ses mains saintes et vénérables » et s’offrant lui-même à eux. Ce fut lui que l’on mangea et que l’on but ; il devint la vraie Pâque, l’ancienne ayant été abrogée par son sang. Impossible de traduire dans notre idiome essentiellement déterminé, où la distinction rigoureuse du sens propre et de la métaphore doit toujours être faite, des habitudes de style dont le caractère essentiel est de prêter à la métaphore, ou pour mieux dire à l’idée, une pleine réalité.