La Vie de Jésus/Chapitre XVII

Chapitre XVI

La Vie de Jésus

Chapitre XVIII



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Forme définitive des idées de Jésus sur le royaume de Dieu

Nous supposons que cette dernière phase de l’activité de Jésus dura environ dix-huit mois, depuis son retour du pèlerinage pour la Pâque de l’an 31 jusqu’à son voyage pour la fête des Tabernacles de l’an 32. Dans cet espace, la pensée de Jésus ne paraît s’être enrichie d’aucun élément nouveau ; mais tout ce qui était en lui se développa et se produisit avec un degré toujours croissant de puissance et d’audace.

L’idée fondamentale de Jésus fut, dès son premier jour, l’établissement du royaume de Dieu. Mais ce royaume de Dieu, ainsi que nous l’avons déjà dit, Jésus paraît l’avoir entendu dans des sens très divers. Par moments, on le prendrait pour un chef démocratique, voulant tout, simplement le règne des pauvres et des déshérités. D’autres fois, le royaume de Dieu est l’accomplissement littéral des visions apocalyptiques de Daniel et d’Hénoch. Souvent, enfin, le royaume de Dieu est le royaume des âmes, et la délivrance prochaine est la délivrance par l’esprit. La révolution voulue par Jésus est alors celle qui a eu lieu en réalité, l’établissement d’un culte nouveau, plus pur que celui de Moïse. — Toutes ces pensées paraissent avoir existé à la fois dans la conscience de Jésus. La première, toutefois, celle d’une révolution temporelle, ne paraît pas l’avoir beaucoup arrêté. Jésus ne regarda jamais la terre, ni les riches de la terre, ni le pouvoir matériel comme valant la peine qu’il s’en occupât. Il n’eut aucune ambition extérieure. Quelquefois, par une conséquence naturelle, sa grande importance religieuse était sur le point de se changer en importance sociale. Des gens venaient lui demander de se constituer juge et arbitre dans des questions d’intérêts. Jésus repoussait ces propositions avec fierté, presque comme des injures. Plein de son idéal céleste, il ne sortit jamais de sa dédaigneuse pauvreté. Quant aux deux autres conceptions du royaume de Dieu, Jésus paraît toujours les avoir gardées simultanément. S’il n’eût été qu’un enthousiaste, égaré par les apocalypses dont se nourrissait l’imagination populaire, il fût resté un sectaire obscur, inférieur à ceux dont il suivait les idées. S’il n’eût été qu’un puritain, une sorte de Channing ou de « Vicaire Savoyard » il n’eût obtenu sans contredit aucun succès. Les deux parties de son système, ou, pour mieux dire, ses deux conceptions du royaume de Dieu se sont appuyées l’une l’autre, et cet appui réciproque a fait son incomparable succès. Les premiers chrétiens sont des visionnaires, vivant dans un cercle d’idées que nous qualifierions de rêveries ; mais en même temps ce sont les héros de la guerre sociale qui a abouti à l’affranchissement de la conscience et à l’établissement d’une religion d’où le culte pur, annoncé par le fondateur, finira à la longue par sortir.

Les idées apocalyptiques de Jésus, dans leur forme la plus complète, peuvent se résumer ainsi :

L’ordre actuel de l’humanité touche à son terme. Ce terme sera une immense révolution, « une angoisse » semblable aux douleurs de l’enfantement ; une palingénésie ou « renaissance » (selon le mot de Jésus lui-même), précédée de sombres calamités et annoncée par d’étranges phénomènes. Au grand jour, éclatera dans le ciel le signe du Fils de l’homme ; ce sera une vision bruyante et lumineuse comme celle du Sinaï, un grand orage déchirant la nue, un trait de feu jaillissant en un clin d’œil d’Orient en Occident. Le Messie apparaîtra dans les nuages, revêtu de gloire et de majesté, au son des trompettes, entouré d’anges. Ses disciples siégeront à côté de lui sur des trônes. Les morts alors ressusciteront, et le Messie procédera au jugement.

Dans ce jugement, les hommes seront partagés en deux catégories, selon leurs œuvres. Les anges seront les exécuteurs de la sentence. Les élus entreront dans un séjour délicieux, qui leur a été préparé depuis le commencement du monde ; là ils s’assoiront, vêtus de lumière, à un festin présidé par Abraham, les patriarches et les prophètes. Ce sera le petit nombre. Les autres iront dans la Géhenne. La Géhenne était la vallée occidentale de Jérusalem. On y avait pratiqué à diverses époques le culte du feu, et l’endroit était devenu une sorte de cloaque. La Géhenne est donc dans la pensée de Jésus une vallée ténébreuse, obscène, pleine de feu. Les exclus du royaume y seront brûlés et rongés par les vers, en compagnie de Satan et de ses anges rebelles. Là, il y aura des pleurs et des grincements de dents. Le royaume de Dieu sera comme une salle fermée, lumineuse à l’intérieur, au milieu de ce monde de ténèbres et de tourments.

Ce nouvel ordre de choses sera éternel. Le paradis et la Géhenne n’auront pas de fin. Un abîme infranchissable les sépare l’un de l’autre. Le Fils de l’homme, assis à la droite de Dieu, présidera à cet état définitif du monde et de l’humanité.

Que tout cela fût pris à la lettre par les disciples et par le maître lui-même à certains moments, c’est ce qui éclate dans les écrits du temps avec une évidence absolue. Si la première génération chrétienne a une croyance profonde et constante, c’est que le monde est sur le point de finir et que la grande « révélation » du Christ va bientôt avoir lieu. Cette vive proclamation : « Le temps est proche ! » qui ouvre et ferme l’Apocalypse, cet appel sans cesse répété : « Que celui qui a des oreilles entende ! » sont les cris d’espérance et de ralliement de tout l’âge apostolique. Une expression syriaque Maran atha, « Notre-Seigneur arrive ! » devint une sorte de mot de passe que les croyants se disaient entre eux pour se fortifier dans leur foi et leurs espérances. L’Apocalypse, écrite l’an 68 de notre ère, fixe le terme a trois ans et demi. L’ « Ascension d’Isaïe » adopte un calcul fort approchant de celui-ci.

Jésus n’alla jamais à une telle précision. Quand on l’interrogeait sur le temps de son avénement, il refusait toujours de répondre ; une fois même il déclare que la date de ce grand jour n’est connue que du Père, qui ne l’a révélée ni aux anges ni au Fils. Il disait que le moment où l’on épiait le royaume de Dieu avec une curiosité inquiète était justement celui où il ne viendrait pas. Il répétait sans cesse que ce serait une surprise comme du temps de Noé et de Lot ; qu’il fallait se tenir sur ses gardes, toujours prêt à partir ; que chacun devait veiller et tenir sa lampe allumée comme pour un cortège de noces, qui arrive à l’improviste ; que le Fils de l’homme viendrait de la même façon qu’un voleur, à l’heure où l’on ne s’y attendrait pas ; qu’il apparaîtrait comme un éclair, courant d’un bout à l’autre de l’horizon. Mais ses déclarations sur la proximité de la catastrophe ne laissent lieu à aucune équivoque. « La génération présente, disait-il, ne passera pas sans que tout cela s’accomplisse. Plusieurs de ceux qui sont ici présents ne goûteront pas la mort sans avoir vu le Fils de l’homme venir dans sa royauté. » Il reproche à ceux qui ne croient pas en lui de ne pas savoir lire les pronostics du règne futur. « Quand vous voyez le rouge du soir, disait-il, vous prévoyez qu’il fera beau ; quand vous voyez le rouge du matin, vous annoncez la tempête. Comment, vous qui jugez la face du ciel, ne savez-vous pas reconnaître les signes du temps ? » Par une illusion commune à tous les grands réformateurs, Jésus se figurait le but beaucoup plus proche qu’il n’était ; il ne tenait pas compte de la lenteur des mouvements de l’humanité ; il s’imaginait réaliser en un jour ce qui, dix-huit cents ans plus tard, ne devait pas encore être achevé.

Ces déclarations si formel les préoccupèrent la famille chrétienne pendant près de soixante-dix ans. Il était admis que quelques-uns des disciples verraient le jour de la révélation finale sans mourir auparavant. Jean en particulier était considéré comme étant de ce nombre. Plusieurs croyaient qu’il ne mourrait jamais. Peut-être était-ce là une opinion tardive, produite vers la fin du premier siècle par l’âge avancé où Jean semble être parvenu, cet âge ayant donné occasion de croire que Dieu voulait le garder indéfiniment jusqu’au grand jour, afin de réaliser la parole de Jésus. Quoi qu’il en soit, à sa mort, la foi de plusieurs fut ébranlée, et ses disciples donnèrent à la prédiction du Christ un sens plus adouci.

En même temps que Jésus admettait pleinement les croyances apocalyptiques, telles qu’on les trouve dans les livres juifs apocryphes, il admettait le dogme qui en est le complément, ou plutôt la condition, la résurrection des morts. Cette doctrine, comme nous l’avons déjà dit, était encore assez neuve en Israël ; une foule de gens ne la connaissaient pas, ou n’y croyaient pas. Elle était de foi pour les pharisiens et pour les adeptes fervents des croyances messianiques. Jésus l’accepta sans réserve, mais toujours dans le sens le plus idéaliste. Plusieurs se figuraient que, dans le monde des ressuscités, on mangerait, on boirait, on se marierait. Jésus admet bien dans son royaume une pâque nouvelle, une table et un vin nouveau ; mais il en exclut formellement le mariage. Les Sadducéens avaient à ce sujet un argument grossier en apparence, mais dans le fond assez conforme à la vieille théologie. On se souvient que, selon les anciens sages, l’homme ne se survivait que dans ses enfants. Le code mosaïque avait consacré cette théorie patriarcale par une institution bizarre, le lévirat. Les Sadducéens tiraient de là des conséquences subtiles contre la résurrection. Jésus y échappait en déclarant formellement que dans la vie éternelle la différence de sexe n’existerait plus, et que l’homme serait semblable aux anges. Quelquefois il semble ne promettre la résurrection qu’aux justes, le châtiment des impies consistant à mourir tout entiers et à rester dans le néant. Plus souvent, cependant, Jésus veut que la résurrection s’applique aux méchants pour leur éternelle confusion.

Rien, on le voit, dans toutes ces théories, n’était absolument nouveau. Les évangiles et les écrits des apôtres ne contiennent guère, en fait de doctrines apocalyptiques, que ce qui se trouve déjà dans « Daniel » « Hénoch » les « Oracles Sibyllins » d’origine juive. Jésus accepta ces idées, généralement répandues chez ses contemporains. Il en fit le point d’appui de son action, ou, pour mieux dire, l’un de ses points d’appui ; car il avait un sentiment trop profond de son œuvre véritable pour l’établir uniquement sur des principes aussi fragiles, aussi exposés à recevoir des faits une foudroyante réfutation.

Il est évident, en effet, qu’une telle doctrine, prise en elle-même d’une façon littérale, n’avait aucun avenir. Le monde, s’obstinant à durer, la faisait crouler. Un âge d’homme tout au plus lui était réservé. La foi de la première génération chrétienne s’explique ; mais la foi de la seconde génération ne s’explique plus. Après la mort de Jean, ou du dernier survivant quel qu’il fût du groupe qui avait vu le maître, la parole de celui-ci était convaincue de mensonge. Si la doctrine de Jésus n’avait été que la croyance à une prochaine fin du monde, elle dormirait certainement aujourd’hui dans l’oubli. Qu’est-ce donc qui l’a sauvée ? La grande largeur des conceptions évangéliques, laquelle a permis de trouver sous le même symbole des doctrines appropriées à des états intellectuels très divers. Le monde n’a point fini, comme Jésus l’avait annoncé, comme ses disciples le croyaient. Mais il a été renouvelé, et en un sens renouvelé comme Jésus le voulait. C’est parce qu’elle était à double face que sa pensée a été féconde. Sa chimère n’a pas eu le sort de tant d’autres qui ont traversé l’esprit humain, parce qu’elle recelait un germe de vie qui, introduit, grâce à une enveloppe fabuleuse, dans le sein de l’humanité, y a porté des fruits éternels.

Et ne dites pas que c’est là une interprétation bienveillante, imaginée pour laver l’honneur de notre grand maître du cruel démenti infligé à ses rêves par la réalité. Non, non. Ce vrai royaume de Dieu, ce royaume de l’esprit, qui fait chacun roi et prêtre ; ce royaume qui, comme le grain de sénevé, est devenu un arbre qui ombrage le monde, et sous les rameaux duquel les oiseaux ont leur nid, Jésus l’a compris, l’a voulu, l’a fondé. A côté de l’idée fausse, froide, impossible d’un avènement de parade, il a conçu la réelle cité de Dieu, la « palingénésie » véritable, le Sermon sur la montagne, l’apothéose du faible, l’amour du peuple, le goût du pauvre, la réhabilitation de tout ce qui est humble, vrai et naïf. Cette réhabilitation, il l’a rendue en artiste incomparable par des traits qui dureront éternellement. Chacun de nous lui doit ce qu’il y a de meilleur en lui. Pardonnons-lui son espérance d’une apocalypse vaine, d’une venue à grand triomphe sur les nuées du ciel. Peut-être était-ce là l’erreur des autres plutôt que la sienne, et s’il est vrai que lui-même ait partagé l’illusion de tous, qu’importe, puisque son rêve l’a rendu fort contre la mort, et l’a soutenu dans une lutte à laquelle sans cela peut-être il eût été inégal ?

Il faut donc maintenir plusieurs sens à la cité divine conçue par Jésus. Si son unique pensée eût été que la fin des temps était proche et qu’il fallait s’y préparer, il n’eût pas dépassé Jean-Baptiste. Renoncer à un monde près de crouler, se détacher peu à peu de la vie présente, aspirer au règne qui allait venir, tel eût été le dernier mot de sa prédication. L’enseignement de Jésus eut toujours une bien plus large portée. Il se proposa de créer un état nouveau de l’humanité, et non pas seulement de préparer la fin de celui qui existe. Élie ou Jérémie, reparaissant pour disposer les hommes aux crises suprêmes, n’eussent point prêché comme lui. Cela est si vrai que cette morale prétendue des derniers jours s’est trouvée être la morale éternelle, celle qui a sauvé l’humanité. Jésus lui-même, dans beaucoup de cas, se sert de manières de parler qui ne rentrent pas du tout dans la théorie apocalyptique. Souvent il déclare que le royaume de Dieu est déjà commencé, que tout homme le porte en soi et peut, s’il en est digne, en jouir, que ce royaume chacun le crée sans bruit par la vraie conversion du cœur. Le royaume de Dieu n’est alors que le bien, un ordre de choses meilleur que celui qui existe, le règne de la justice, que le fidèle, selon sa mesure, doit contribuer a fonder, ou encore la liberté de l’âme, quelque chose d’analogue à la « délivrance » bouddhique, fruit du détachement. Ces vérités, qui sont pour nous purement abstraites, étaient pour Jésus des réalités vivantes. Tout est dans sa pensée concret et substantiel : Jésus est l’homme qui a cru le plus énergiquement à la réalité de l’idéal.

En acceptant les utopies de son temps et de sa race, Jésus sut ainsi en faire de hautes vérités, grâce à de féconds malentendus. Son royaume de Dieu, c’était sans doute la prochaine apocalypse qui allait se dérouler dans le ciel. Mais c’était encore, et probablement c’était surtout le royaume de l’âme, créé par la liberté et par le sentiment filial que l’homme vertueux ressent sur le sein de son Père. C’était la religion pure, sans pratiques, sans temple, sans prêtre ; c’était le jugement moral du monde décerné à la conscience de l’homme juste et au bras du peuple. Voilà ce qui était fait pour vivre, voilà ce qui a vécu. Quand, au bout d’un siècle de vaine attente, l’espérance matérialiste d’une prochaine fin du monde s’est épuisée, le vrai royaume de Dieu se dégage. De complaisantes explications jettent un voile sur le règne réel qui ne veut pas venir. L’Apocalypse de Jean, le premier livre canonique du Nouveau Testament, étant trop formellement entachée de l’idée d’une catastrophe immédiate, est rejetée sur un second plan, tenue pour inintelligible, torturée de mille manières et presque repoussée. Au moins, en ajourne-t-on l’accomplissement à un avenir indéfini. Quelques pauvres attardés qui gardent encore, en pleine époque réfléchie, les espérances des premiers disciples deviennent des hérétiques (Ébionites, Millénaires), perdus dans les bas-fonds du christianisme. L’humanité avait passé à un autre royaume de Dieu. La part de vérité contenue dans la pensée de Jésus l’avait emporté sur la chimère qui l’obscurcissait.

Ne méprisons pas cependant cette chimère, qui a été l’écorce grossière de la bulbe sacrée dont nous vivons. Ce fantastique royaume du ciel, cette poursuite sans fin d’une cité de Dieu, qui a toujours préoccupé le christianisme dans sa longue carrière, a été le principe du grand instinct d’avenir qui a animé tous les réformateurs, disciples obstinés de l’Apocalypse, depuis Joachim de Flore jusqu’au sectaire protestant de nos jours. Cet effort impuissant pour fonder une société parfaite a été la source de la tension extraordinaire qui a toujours fait du vrai chrétien un athlète en lutte contre le présent. L’idée du « royaume de Dieu » et l’Apocalypse, qui en est la complète image, sont ainsi, en un sens, l’expression la plus élevée et la plus poétique du progrès humain. Certes, il devait aussi en sortir de grands égarements. Suspendue comme une menace permanente au-dessus de l’humanité, la fin du monde, par les effrois périodiques qu’elle causa durant des siècles, nuisit beaucoup à tout développement profane. La société n’étant plus sûre de son existence, en contracta une sorte de tremblement et ces habitudes de basse humilité, qui rendent le moyen âge si inférieur aux temps antiques et aux temps modernes. Un profond changement s’était, d’ailleurs, opéré dans la manière d’envisager la venue du Christ. La première fois qu’on annonça à l’humanité que sa planète allait finir, comme l’enfant qui accueille la mort avec un sourire, elle éprouva le plus vif accès de joie qu’elle eût jamais ressenti. En vieillissant, le monde s’était attaché à la vie. Le jour de grâce, si longtemps attendu par les âmes pures de Galilée, était devenu pour ces siècles de fer un jour de colère : Dies iræ, dies illa ! Mais, au sein même de la barbarie, l’idée du royaume de Dieu resta féconde. Malgré l’église féodale, des sectes, des ordres religieux, de saints personnages continuèrent de protester, au nom de l’Évangile, contre l’iniquité du monde. De nos jours même, jours troublés où Jésus n’a pas de plus authentiques continuateurs que ceux qui semblent le répudier, les rêves d’organisation idéale de la société, qui ont tant d’analogie avec les aspirations des sectes chrétiennes primitives, ne sont en un sens que l’épanouissement de la même idée, une des branches de cet arbre immense où germe toute pensée d’avenir, et dont le « royaume de Dieu » sera éternellement la tige et la racine. Toutes les révolutions sociales de l’humanité seront entées sur ce mot-là. Mais entachées d’un grossier matérialisme, aspirant à l’impossible, c’est-à-dire à fonder l’universel bonheur sur des mesures politiques et économiques, les tentatives « socialistes » de notre temps resteront infécondes, jusqu’à ce qu’elles prennent pour règle le véritable esprit de Jésus, je veux dire l’idéalisme absolu, ce principe que pour posséder la terre il faut y renoncer.

Le mot de « royaume de Dieu » exprime, d’un autre côté, avec un rare bonheur, le besoin qu’éprouve l’âme d’un supplément de destinée, d’une compensation à la vie actuelle. Ceux qui ne se plient pas à concevoir l’homme comme un composé de deux substances, et qui trouvent le dogme déiste de l’immortalité de l’âme en contradiction avec la physiologie, aiment à se reposer dans l’espérance d’une réparation finale, qui sous une forme inconnue satisfera aux besoins du cœur de l’homme. Qui sait si le dernier terme du progrès, dans des millions de siècles, n’amènera pas la conscience absolue de l’univers, et dans cette conscience le réveil de tout ce qui a vécu ? Un sommeil d’un million d’années n’est pas plus long qu’un sommeil d’une heure. Saint Paul, en cette hypothèse, aurait encore eu raison de dire : In icluoculi ! Il est sûr que l’humanité morale et vertueuse aura sa revanche, qu’un jour le sentiment de l’honnête pauvre homme jugera le monde, et que ce jour-là la figure idéale de Jésus sera la confusion de l’homme frivole qui n’a pas cru à la vertu, de l’homme égoïste qui n’a pas su y atteindre. Le mot favori de Jésus reste donc plein d’une éternelle beauté. Une sorte de divination grandiose semble l’avoir tenu dans un vague sublime embrassant à la fois divers ordres de vérités.