La Vie d’un Clown, Mémoires de Grimaldi

La Vie d’un Clown, Mémoires de Grimaldi
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 5 (p. 1113-1138).

LA


VIE D'UN CLOWN.




Mémoirs of Joseph Grimaldi, edited by Boz, a new edition ; London, 1853.




En 1837, à Pentonville, dans un faubourg de Londres, au nord de la froide capitale anglaise, un pauvre vieillard achevait sa vie. Il était impotent, estropié, à demi paralytique. Auprès du fauteuil où il passait, occupé à écrire, la plus grande partie de ses tristes journées, point de parens, point d’autres soins que ceux d’une voisine charitable, jadis domestique dans la famille du moribond. Cet homme, l’année précédente, avait conduit le deuil d’un fils unique, dont la fin misérable, suite de honteux excès, avait déçu ses plus chères espérances. Six mois plus tard, un autre convoi était sorti de la même demeure, mené par le même vieillard, autour de qui la mort semblait épuiser ses coups avant de le frapper lui-même. Cette fois, il enterrait sa femme, depuis longtemps sa camarade et sa compagne…, sa camarade, avons-nous dit, car cet homme était un comédien, et moins qu’un comédien peut-être, -c’était un clown.

De temps à autre s’arrêtait à sa porte quelque leste cabriolet, quelque fringant attelage. On en voyait descendre soit un chanteur au teint fleuri, au gosier doublé d’or, soit quelque princesse du corps de ballet, quelque reine de la pirouette et du jeté-battu, accourus en toute hâte, entre deux répétitions, pour venir distraire pendant cinq ou six minutes celui qui, plus de quarante années durant, avait égayé toute l’Angleterre, et qui maintenant, pauvre et débile invalide, se soutenait à peine sur ces jambes dont la merveilleuse souplesse avait arraché des cris d’admiration, des applaudissemens fanatiques à trois générations consécutives de spectateurs enthousiastes.

Ainsi se mourait Grimaldi, à la fois l’Auriol et le Deburau de Londres, Grimaldi, sans rival dans la pantomime pendant à peu près un demi-siècle. En Angleterre, la pantomime a droit annuel de cité, comme chez nous ces tableaux satiriques où sont mis en scène tous les incidens dont la curiosité publique s’est tour à tour préoccupée dans l’intervalle d’un hiver à l’autre. Les théâtres les plus sérieux chez nos voisins, — ceux où la tragédie et la comédie, hôtesses habituelles, sembleraient devoir régner sans partage, — sont contraints, par concession aux faiblesses du goût public, d’admettre, chaque fois que revient Noël, une de ces pantomimes féeries dont nos théâtres du boulevard ont ici le monopole, — et sans l’illégitime attrait de ces parades splendides, Shakspeare ou Bulwer, Ben-Jonson ou Douglas Jerrold, la littérature ancienne ou moderne risquerait fort de ne pas suffire aux besoins de la caisse. On comprend que cette nécessité bien reconnue, cet usage maintenant plus que séculaire, donnent à la pantomime une importance dont il faudra tenir compte pour s’expliquer l’extraordinaire popularité du personnage dont nous allons raconter la vie. Il faudra aussi ne pas perdre de vue que la perpétuelle juxtaposition des comédiens et des mimes a introduit l’usage de confier à ceux-ci quelques rôles secondaires dans les pièces parlées, ce qui tend à égaliser, sous quelques rapports, deux classes d’artistes, dont l’une serait volontiers disposée à mépriser l’autre. Quant au clown anglais, on sait ce que c’est. Acrobate et mime tout à la fois, il cumule les grimaces effarées de Pierrot et la danse disloquée de Polichinelle, les travestissemens, les subtilités comiques d’Arlequin et les bonds agiles, les cabrioles impossibles, les rubriques d’équilibriste dont Mazurier et tant d’autres notabilités du genre ont effarouché nos regards. Il y a dans cette variété subalterne de l’artiste comique un effrayant pêle-mêle de facultés diverses : — elle touche à la comédie proprement dite par l’expression mimée de toutes les émotions et de toutes les passions humaines, — elle appartient au genre athlète par ses prouesses gymnastiques. Il faut au clown, comme à l’acteur, l’observation sagace des physionomies, des gestes, de tout ce qui révèle et manifeste les différentes impressions de l’être. Il lui faut, comme aux disciples du gymnaste, un assouplissement musculaire, un développement d’énergie nerveuse, qui placent son corps dans des conditions tout à fait exceptionnelles, lui donnant sur cet ensemble d’organes surexcités le droit absolu dont parle la loi romaine, — le droit d’en user et d’en abuser au besoin. Grimaldi avait exercé ce droit sans mesure, emporté par son zéle d’artiste, par sa soif de renommée, un peu aussi par la nécessité ; car, imprévoyant et confiant comme le sont en général ces pauvres enfans de la balle, il avait toujours trouvé moyen de gaspiller, par d’absurdes placemens ou par des spéculations plus absurdes encore, les économies réalisées sur des gains longtemps considérables.

Auquel de ces deux motifs, — besoin de gloire ou besoin d’argent, — faudrait-il attribuer la rédaction des Mémoires de Grimaldi ? C’est ce que nous ne saurions dire. Le fait est qu’ils existaient, absolument terminés, cinq mois avant sa mort. Grimaldi avait même choisi dans la littérature de second ordre la personne chargée de les revoir et de les préparer pour la presse. Le libraire ; qui les avait acquis, profitant de la liberté que lui rendait la mort de l’auteur, les porta immédiatement à Charles Dickens. Charles Dickens, en 1838, comptait à peine sous ce nom peu connu ; mais Boz était déjà un pseudonyme chéri du public. Les Skelches, soigneusement recueillies dans les journaux et magazines dont elles avaient fait le succès, les Pickwick Papers, si promptement populaires dans les deux mondes, avaient assis en trois ou quatre ans cette réputation, qu’ont si bien affermie depuis lors et Nicholas Nickleby et la série déjà longue des romans qui ont suivi cet « aîné de la famille. » Le propriétaire des Mémoires de Grimaldi eut donc toute raison de penser qu’il en tirerait un excellent parti, s’il employait à les faire valoir la simplicité un peu narquoise, la bonhomie rusée qui s’unissent chez Dickens à une si profonde connaissance des mœurs vulgaires, de l’argot populaire, des excentricités mal famées. Dickens, de son côté, sentit que c’était là pour sa plume un heureux sujet, et qu’elle ne dérogerait pas en s’associant aux souvenirs d’un clown, il est vrai, mais d’un clown comme on n’en avait guère vu jusqu’alors, du « Garrick des clowns, » comme l’avait surnommé Theod. Hook, le romancier satirique ; d’un clown que sa vie et son talent avaient mis presque de niveau avec ses collègues de la tragédie et de la comédie, que plus d’un membre de l’aristocratie avait voulu connaître, et qui s’était vu admis par lord Byron en personne à une espèce d’intimité presque amicale.

Nous ne serons pas autrement scrupuleux que Dickens, et comme lui, d’après lui, son livre à la main[1], nous suivrons le grand Joe, dans tout le cours de son aventureuse carrière, certain d’avance que la vie anglaise, ainsi observée par les yeux d’un clown, nous livrera quelques-uns de ses plus curieux aspects. Il arrive d’ailleurs, et l’on s’en apercevra bientôt, que le hasard, en semant d’incidens étranges, de rencontres dramatiques, de péripéties bizarres l’existence de ce comédien, semble s’être complu à lui faire un sort doublement bois ligne, et à le désigner ainsi doublement à l’attention des biographes.

En fouillant bien les archives de notre Théâtre-Italien, vous y trouverez, à nous ne savons trop quelle date, — mais dans la première moitié du XVIIIe siècle, — le souvenir d’un certain Grimaldi, surnommé Jambes-de-Fer, lequel, dansant un jour à Paris devant le représentant diplomatique de la glorieuse Porte et peut-être électrisé par la présence de ce notable personnage, vint à heurter, dans un de ses bonds prodigieux, le lustre de cristal qui pendait alors au-dessus de la scène même. Une des girandoles se détacha, et, suivant l’énergique impulsion qui lui avait été communiquée, alla frapper en plein visage son excellence turque, qui, indépendamment de son nez meurtri, faillit en rester borgne. Elle jugea que, préméditée ou non, une pareille atteinte à l’inviolabilité de sa personne devait être solennellement expiée, et porta plainte au ministère, qui, prenant fait et cause pour la Turquie, força Grimaldi à s’excuser publiquement envers l’ambassadeur. Ceci dut être aussi comique pour le moins que la scène où Scapin demande à Géronte de lui pardonner certains coups de bâton malencontreux, — et par des vers composés à cette occasion, il demeure bel et bien constaté que les rieurs, cette fois, ne furent pas du côté du plus fort.

Grimaldi Jambes-de-Fer eut un fils, Giuseppe Grimaldi, lequel, après avoir longtemps couru les foires d’Italie et de France, alla finalement, vers 1755, s’établir en Angleterre, où les danses dites de caractère et les ballets-pantominies furent d’abord introduits au Théâtre du Roi, dans Haymarket, et arrivèrent enfin, en 1755, à prendre leurs grandes lettres de naturalisation, lorsque Garrick, alors directeur de Drury-Lane, les inaugura sur son théâtre. Guiseppe Grimaldi fit ainsi son entrée sur la scène anglaise, et les critiques du temps, — au moins celui de la London Chronicle, — ne lui trouvèrent qu’un défaut : — on lui reprocha « d’être trop comique. » Que d’acteurs, que d’écrivains même, encourraient volontiers de nos jours pareille censure ! N’oublions pas de dire qu’à sa principale industrie, celle de clown, Giuseppe Grimaldi en joignait quelques autres. Il enseignait la danse grave aux enfans de bonne maison, et il était en outre, par voie de cumul, le dentiste de la reine Charlotte. Aussi sa majesté manquait-elle rarement d’assister aux bénéfices de son zélé serviteur.

Giuseppe Grimaldi, à l’âge heureux de soixante-cinq ans, — en 1779, l’année même où Garrick mourut, — s’avisa d’avoir un fils, et deux ans après, narguant de plus belle les méchans propos, il en eut un second. C’est du premier que nous voulons surtout nous occuper. Il fut baptisé Joseph, et ne resta pas longtemps inactif sur la scène du monde. À vivgt-trois mois, il faisait sa première cabriole sur les planches de Sadler’s Well, à côté de sa sœur aînée Mary Grimaldi[2], et ce dans un rôle de singe on il obtint les plus brillans succès. Aussi fut-il immédiatement engagé à raison de quinze shillings par semaine.

Nous n’oserions affirmer que l’enfance de Joseph ait été fort heureuse. Le vieux Giuseppe, son père, était au total un homme étrange et d’une tournure d’esprit peu rassurante pour le bonheur de ceux qui vivaient sous son autorité. Ce clown, fils de clown, était sujet à de fréquens accès d’humeur noire. Il hantait volontiers les cimetières à l’instar du mélancolique Hamlet, se repaissait d’idées funèbres, méditait longuement sur la fragilité de l’existence humaine, et ne voyait jamais arriver sans terreur le 14 du mois. C’était pour lui article de foi que ces ides-là lui seraient fatales. Il était né, il avait été baptisé, il s’était marié, il devait, à son compte, mourir ce jour-là. Ce qu’on trouvera de plus remarquable dans cette espèce de monomanie prophétique, c’est que la sinistre anticipation se vérifia, et que Giuseppe mourut le 14 mars 1788.

Avant cette époque, certains incidens remarquables avaient laissé trace dans la vie aventureuse du petit Joseph, ou plutôt, comme on l’appelait familièrement, Joe. Un soir, par exemple, où, dans son rôle de singe, il tournait au bout d’une chaîne que son père faisait rapidement circuler autour de lui, quelque anneau vint à se rompre, et l’enfant, lancé à tour de bras, alla tomber au milieu du parterre… dans les bras d’un honnête bourgeois fort attentif à la pantomime. Une autre fois, le comte de Derby (rien que cela), égarant ses loisirs au foyer de Sadler’s Well, — où brillait alors, par parenthèse, la jolie miss Farren, qu’il épousa peu de temps après, — le comte de Derby, disons-nous, aperçut, niché dans un coin, un marmot dont le costume bariolé contrastait avec sa mine piteuse. C’était Joe, que son père venait de châtier pour quelque méfait inconnu, et qu’il avait posé sur une console, — à bras tendu, par les cheveux, — avec défense expresse d’en bouger. Le comte, à qui les actrices expliquèrent en riant de quoi il s’agissait, voulut mettre à l’épreuve la docilité filiale du jeune saltimbanque. L’opulent seigneur fit luire à ses yeux éblouis une demi-couronne. I.e jeune singe ne fit qu’un bond pour s’en saisir : — Tu en auras une seconde, si tu jettes ta perruque au feu, reprit le noble tentateur. — Il n’avait pas achevé la phrase que la perruque flambait sur les charbons încandescens. Cependant Giuseppe rentrait, armé de tout ce que la sévérité paternelle a de plus redoutable, et, si le motif du crime n’en eût atténué l’horreur, il est probable que Joe eut payé cher ses infractions à la consigne.

En général, les souvenirs de jeunesse de Joseph Grimaldi lui rappelaient un nombre presque incalculable de bastonnades, souvent administrées de premier mouvement, mais souvent aussi savamment atermoyées, afin que l’effet en fût doublé par la terreur permanente qu’elles faisaient planer sur l’imagination de l’enfant : — Je vous battrai, lui disait froidement le vieillard : puis deux ou trois mois après : Je vais maintenant vous battre, reprenait-il en lui rappelant le délit qu’il s’agissait de punir. Et toute prière était vaine : il ne restait plus qu’à tendre le dos.

Une de ces fustigations fut la suite d’un incident assez particulier. Giuseppe, nous l’avons dit, se préoccupait volontiers d’idées funèbres. Il surprit un jour quelques mots d’un entretien que ses deux fils avaient ensemble. On domestique nègre leur avait dit assez étourdiment, en leur montrant un souper de Noël servi avec une certaine magnificence, que toutes ces belles choses dont leurs yeux étaient frappés finiraient bien par leur appartenir après le décès de leur pire, et les deux enfans raisonnaient sur ce texte peu moral. Aussitôt l’idée vint à Giuseppe de mettre à l’épreuve et de vérifier les sentimens que chacun des deux lui portait. En acteur consommé, il fit fermer les volets du salon, et là, dûment enveloppé d’un linceul, étendu sur un lit de repos, il attendit les enfans, prévenus par son ordre, avec toutes les précautions voulues, qu’il venait de trépasser subitement. Ils furent donc amenés tous deux dans la ténébreuse pièce où gisait le prétendu cadavre. Heureusement pour Joe, ce deliquium si soudain, alors qu’il venait de voir son père en parfaite santé, lui avait paru suspect. Peut-être aussi fut-il mis sur ses gardes par un ou deux signes du vieux nègre, malgré lui complice d’une fraude qui pouvait mal tourner. Bref, il examina les choses, à la dérobée, d’un œil attentif, et vit respirer le faux mort. Aussi, en digne confrère du « Voltigeur français » et du « Petit diable[3], » se mit-il à mimer la douleur la plus expressive, se roulant par terre avec des larmes et des sanglots de la vérité la plus tragique. John au contraire, beaucoup moins diplomate que son frère aîné, ne voyant pas grand mal à être débarrassé des corrections paternelles et à prendre possession du splendide service d’argenterie qui devait leur échoir en partage, se livrait naïvement à ses instincts d’héritier ; il sautait par la chambre, faisait claquer ses doigts, et chantait sur le corps de son père des hymnes tout à fait inusités en pareille occurrence : — Imbécile, finit-il par dire à son frère, pourquoi pleures-tu ainsi ? Nous ferons aller le coucou tant que nous voudrons à présent ! – Ce dernier symptôme de joie ressuscita le terrible Grimaldi, qui, se dressant hors de son linceul, tomba sur l’insensible John à bras raccourcis. Joe, doutant à bon droit que son hypocrite douleur eût trompé la sagacité du vieux comédien, et craignant par expérience les éclaboussures de ces sortes d’explications entre père et fils, s’alla blottir au fond de la cave, où le domestique noir le retrouva profondément endormi quatre heures plus tard.

Giuseppe ne survécut pas très longtemps à cette lugubre expérimentation. La mort, qui l’avait si constamment préoccupé, vint le frapper en 1788, et son testament constata une terreur de plus dans cette âme si sujette aux funestes pressentimens. Poursuivi de l’idée qu’il pourrait être enterré vif, il ordonnait qu’on lui coupât la tête avant de le placer dans son cercueil. Un vœu pareil ne serait pas facilement exaucé dans notre pays, où certaines convenances et certaines délicatesses dominent si souvent la légalité rigoureuse. En Angleterre, il en va tout autrement, et la prescription du défunt eut son plein et entier effet. Ce respect absolu pour les volontés posthumes nous a rappelé l’histoire d’un riche émigré français, le marquis d’A…, lequel avait confié en dépôt à la Banque d’Angleterre une somme considérable, — 40,000 livres sterling, à ce qu’il nous semble, — avec cette clause expresse qu’on ne la pourrait remettre, en aucun cas, dans d’autres mains que les siennes. Il vint à mourir, et ses héritiers crurent pouvoir se présenter en son lieu et place pour réclamer la restitution à laquelle le dépôt donnait ouverture ; mais la Banque, nonobstant les preuves du décès, ne se croyait pas déliée ; de son engagement, et les tribunaux, consultés, semblèrent admettre qu’elle avait raison. Ils ordonnèrent, en effet, que le défunt, exhumé ad hoc, serait conduit à la Banque d’Angleterre, où les directeurs comptèrent eux-mêmes, sur son cercueil, la somme qu’il venait ainsi redemander en personne.

Revenons à Joe, que la mort de son père laissa, ainsi que son frère, dans une situation assez misérable. Leur mère les garda près d’elle, et, grâce à la générosité de Sheridan, alors propriétaire de Drury-Lane, — qui lui permit, bien qu’elle appartint à sa troupe, d’accepter un engagement pareil dans le corps de ballet de Sadler’s Well, — la pauvre femme, à grand renfort de pirouettes et de sauts périlleux, acheva courageusement cette double éducation. Joe, qui suivait sa carrière d’acrobate avec une activité sans relâche, fut bientôt en état de contribuer pour sa bonne part à la dépense commune ; quant à son frère John, il avait une aversion décidée pour les exhibitions scéniques et un goût non moins vif pour l’état de marin. Lorsqu’il eut seize ans, les amis de la famille lui procurèrent un engagement sur un vaisseau de la compagnie des Indes, et se cotisèrent pour lui fournir le trousseau requis en pareille circonstance. Une fois à bord, on pouvait croire l’enfant au comble de ses vœux ; mais son impatience ne s’accommoda pas d’un délai de dix jours que l’East-Indiaman devait encore passer dans les eaux de la Tamise. À peu de distance, un navire de guerre allait lever l’ancre. Le jeune mousse sauta par-dessus bord et s’y rendit à la nage. Son enthousiasme toucha le capitaine, qui l’admit sans trop de difficultés, et on n’entendit plus parler de John Grimaldi que plus de quatorze ans après cette époque.

Faut-il maintenant suivre d’année en année les progrès de Joe dans ce qu’il appelait « son art, » - détailler ses prouesses de plus en plus merveilleuses, et noter avec soin. — Dickens l’a fait, — la marche ascendante de ses gains, qui devinrent considérables[4] ? Nous ne le pensons vraiment pas. Les hauts faits accomplis sur la corde raide, nous en sommes certain, touchent assez peu nos lecteurs, et nous ne serions pas assuré de leur inspirer une très vive admiration en leur racontant les tours de force exécutés soit par Joe lui-même, soit par ses dignes émules, Durante, Bois-Maison, M. et miss Richer, le Petit-Diable, la Belle-Espagnole et tutti quanti. Il en est cependant de notables, comme le début de miss Richer sur deux fils de fer lâches, franchissant un cerceau avec une pyramide de verres en équilibre sur sa tête, ou la prodigieuse culbute de Paulo Rédigé (le Petit-Diable) par-dessus deux cavaliers ayant chacun sur la tête une bougie allumée, mais encore un coup, ce n’est pas notre affaire, et dans l’histoire de Grimaldi ce n’est pas le clown que nous cherchons, c’est l’homme tel qu’il pouvait se retrouver dans ces conditions de vie si parfaitement excentriques.

Or cet homme était tout simplement un être naïf et bon, absorbé par son rude métier, et ne laissant que peu ou point de prise aux influences corruptrices de cette carrière exceptionnelle. Nous voyons par exemple que sa camarade, mistress Jerdan, la plus belle comédienne du temps, lui avait inspiré un sentiment de très vive admiration ; mais imagineriez-vous comment se traduisait cet entraînement si naturel chez un jeune homme de dix-huit à vingt ans ? Pour la rareté du fait, nous l’allons dire. Entre une représentation et la suivante, Joe, sorti du théâtre dans un état de lassitude aisé à concevoir, partait à pied, au milieu de la nuit, pour Dartford, à quinze milles de Londres. Il arrivait à la pointe du jour chez un ami, déjeunait en toute hâte, se mettait en chasse immédiatement après, et retournait à Londres de manière à pouvoir entrer en scène sur les six heures du soir. Il avait donc, presque sans un instant de repos, fait à pied huit lieues de route, et chassé de plus quatre ou cinq heures, le tout pour rapporter à mistress Jordan, qui faisait des collections entomologiques, quelques papillons bleus d’une espèce particulière. L’avait-il vue lui sourire ? sa peine était amplement payée, et après quelques jours, pour le même salaire, il endurait les mêmes fatigues. Est-il rien de plus piquant et de plus touchant à la fois que cette historiette naïve jetée tout à travers la scandaleuse chronique de Drury-Lane ? Et les papillons bleus de Dartford ne font-ils pas une étrange figure parmi ces héros du tremplin et du balancier, ces baladins barbouilles de craie, ces arlequins bariolés, ces clowns disloqués aux grosses lèvres de pourpre ?

Le mariage de Grimaldi avec la fille de M. Hughes, le directeur de Sadler’s Well, est une idylle dans le même goût que celle de ces gentils papillons. Rien ne manque à ce petit roman conjugal de ce qui nous charme dans les pastorales allemandes d’Auguste Lafontaine ou de Jeremias Gotthelf : le jeune amoureux tremblant, que la moindre allusion fait rougir, et qui n’osant parler, confie au papier ses timides espérances ; la jeune fille qui hésite et dissimule le tendre penchant de son âme ; l’amie officieuse qui porte de l’un à l’autre les confidences obtenues de chacun ; enfin le père de la bien-aimée, personnage solennel et muet, dont la décision reste suspendue, qui la fait attendre un temps, laisse s’alterner dans le cœur des deux amans les douces lueurs de la confiance, les angoisses du découragement, jusqu’à l’heure favorable où, d’un mot, il calme et termine tout. Nous vous le disions, la plus honnête idylle qui se soit jamais soupirée, ou bien à Lesbos, sous les halliers épineux qui abritaient Daphnis et Chloé, ou bien encore sous les tilleuls allemands qui ombrageaient la tête d’Hermann, lorsqu’il allait, en compagnie de l’apothicaire et du pasteur, demander la main de Dorothée ! Seulement la scène se passe derrière les coulisses huileuses de Drury-Lane, à l’ombre des bosquets de carton peint ; la source muette qui tombe, de cascade en cascade, aux pieds de nos bergers, est en gaze bleuâtre lamée d’argent. Daphnis se trouve un peu essoufflé, car il vient de jouer Scaramouche, dont il porte encore le costume, et Chloé, craignant qu’il ne prenne froid, lui jette sur les épaules un manteau de Grispin, accroché par hasard aux branches du berceau n° 4.

Pauvre Chloé ! — A peine devait-elle connaître les bonnes joies bourgeoises que l’hymen lui réservait. Quelques mois tout au plus s’étaient écoulés depuis que miss Hughes avait pris le nom de Grimaldi, lorsqu’elle le laissa veuf et presque fou de douleur[5]. Délivré à peine des idées de suicide qui l’avaient d’abord obsédé, Joe dut bientôt, remonter sur les planches. Il jouait dans la pantomime de Noël, — Harlequin Amulet, — le rôle de Polichinelle !… (Ajoutons qu’il eut un succès immense et fut complimenté par Sheridan. Ajoutons encore qu’il trouva un grand soulagement moral dans les fatigues énormes que lui imposa ce nouveau triomphe, et que, sous la bosse à jabot du bouffon napolitain, son pauvre cœur reprit peu à peu quelque sérénité. — Dirons-nous, à ce propos, que la nature prévoyante met à la portée de toute blessure le baume qui doit la guérir ? — Trois ou quatre ans plus tard d’ailleurs, Grimaldi jouant le rôle d’un chef de brigands, un des pistolets qu’il portait à sa ceinture vint à partir inopinément, le blessa d’assez grave façon, et cet accident le confina pour quelque temps dans son lit. Quand il en sortit, ce fut pour épouser en secondes noces une des actrices de Drury-Lanec, miss Bristow, qui lui avait prodigué les plus tendres soins, et avait adouci les ennuis de sa longue convalescence.

Comme tant d’autres habitans des coulisses, Grimaldi a pu recueillir, au temps de sa gloire, quelques anecdotes curieuses sur des personnages plus ou moins illustres, il se rappelait le dandy Lewis, Lewis-le-Moine, — l’auteur du roman qui porte ce titre, — ses manières affectées, ses fades empressemens auprès des comédiennes, et l’impassible sang-froid avec lequel il acceptait les épigrammes de Sheridan, volontiers dirigées contre ce beau-fils littéraire. — A propos de je ne sais quel débat engagé entre eux : « Je parle une recette de mon Château des Spectres, » s’écria tout à coup Lewis, que le succès de ce méchant mélodrame avait légèrement enorgueilli. — Oh ! repartit Sheridan, pour une bagatelle la gageure est trop forte. Parions ce que vaut la pièce elle-même ! — Le prince de Galles[6], lui aussi, hantait les coulisses de Drury-Lane, et Grimaldi rapporte qu’en 1802 l’héritier du trône d’Angleterre vint tirer les rois à un grand souper où figuraient toutes les notabilités de la troupe, Sheridan y compris, qui donnait la fête. « Au milieu du joyeux repas, disent les Mémoires, Sheridan et le prince entrèrent ensemble dans le foyer où nous étions attablés, et le premier, faisant remarquer à l’autre une énorme couronne dont le gâteau était surmonté : « N’est-ce pas de droit, lui demanda-t-il familièrement, que la couronne appartienne à une brioche[7] ? Qu’en dites-vous, George ! » George n’ayant répondu que par un vague sourire, Sheridan enleva lestement la couronne pour la lui présenter : « Ne daignerez-vous pas, continua-t-il, accepter cette bagatelle ? » Cette fois le prince royal lui donna la réplique : « Ma foi non, répondit-t-il, quoi qu’on en puisse penser, je préfère, et de beaucoup, le gâteau à la couronne. » Et le dialogue en demeura là. Il nous semble que Sheridan aurait pu le compléter par un dernier mot dont la police anglaise, moins scrupuleuse que d’autres, ne se fût point effarouchée : « Quand on a la couronne, on a le gâteau. »

On n’a sans doute point oublié le frère de Joe, ce jeune cadet si pressé d’aller en mer. Nous voici arrivés à l’époque où, pour la première et dernière fois, après une séparation de quatorze ans, son frère devait le revoir. L’histoire de cette bizarre aventure est une de celles où, dans la rédaction des Mémoires de Grimaldi, le talent de Charles Dickens a pu le mieux se donner carrière. Aussi ne ferons-nous qu’abréger son récit.

C’était un soir du mois de novembre 1803. Grimaldi jouait à Drury-Lane. Le régisseur venait de l’appeler, et, du foyer des comédiens [green room), il se dirigeait vers la scène, lorsqu’un messager le vint prévenir que deux gentlemen l’attendaient à la sortie du théâtre. Craignant de manquer son entrée, Joe les fit prier de l’attendre jusqu’à la fin de l’acte. Il jouait ce soir-là le rôle d’Aminabad dans la comédie intitulée : A bold Slroke for a Wife. Aussitôt après avoir quitté la scène, Grimaldi descendit en toute hâte, et, sur sa demande, on lui désigna les deux étrangers qui désiraient l’entretenir. L’un d’eux, à ces mots : Voici M. Grimaldi, qui l’a fait, appeler ? se retourna brusquement et vint à lui. Sa figure était celle d’un homme que les fatigues ont vieilli avant l’âge ; son costume, celui que les élégans portaient alors pour le soir, — un habit bleu à boutons dorés, un gilet blanc, des pantalons collans, — et il tenait un petit jonc à pomme d’or. — Joe, mon garçon, s’écria cet inconnu dont la voix annonçait une certaine émotion, comment allons-nous, mon vieux ?

Abasourdi de tant de familiarité chez un homme dont la figure lui était absolument inconnue, Grimaldi répondit, après une pause, qu’il ne croyait pas avoir l’honneur…

— L’honneur ? interrompit son interlocuteur avec un grand éclat de rire. L’honneur est fort joli, n’est-il pas vrai ? continua-t-il, s’adressant à son compagnon, qui sembla tout disposé à partager sa gaieté. Grimaldi commençait à croire qu’on le prenait pour le plastron de quelque mystification offensante, et il allait se fâcher pour tout de bon, lorsque, d’une voix plus émue encore : — Voyons, Joe, reprit l’inconnu, cette fois, ne me remettrez-vous pas ?

En disant ces mots, il s’était rapproché, avait entr’ouvert sa chemise, et montrait à Joe, sur sa poitrine, la cicatrice d’une blessure parfaitement connue. C’était bien John, qui venait ainsi retrouver son frère aîné. L’émotion fut grande de part et d’autre. Les deux frères, si longtemps séparés, s’embrassèrent en pleurant. Après la première effusion, et lorsqu’il fut un peu revenu de sa surprise : « Montez là-haut avec moi, dit Grimaldi ; vous y trouverez M. Wroughton, notre ancien directeur… celui qui nous avait avancé de quoi vous équiper… Il sera charmé de vous revoir… » Et John s’élançait déjà sur les traces de son frère, lorsque son compagnon prit la parole : — Ainsi donc, dit-il, je n’ai plus qu’à vous souhaiter une bonne nuit… John redescendit quelques marches pour lui serrer la main : bonne nuit, bonne nuit… répétait-il machinalement. Du reste, ajouta-t-il, je vous reverrai demain matin. — Oui, reprit l’autre ; à dix heures. Ne manquez pas. — A dix heures précises, comptez sur moi, reprit John. Ils se séparèrent ainsi. L’ami de John disparut dans les rues obscures. John lui-même suivit son frère sur le théâtre, où il fut présenté à M. Wroughton, à Powell, à Bannister, et à plusieurs autres comédiens attirés autour de lui par l’étrangeté de ce retour imprévu.

Grimaldi cependant, contraint de veiller à tous les détails de son rôle, allait et venait çà et là, profitant de chaque menu répit que la représentation lui laissait pour adresser à son frère quelques questions amicales. Des réponses qu’il reçut ainsi à la volée, il résultait que les campagnes de John n’avaient pas été trop malheureuses. « En ce moment, dit celui-ci à son frère en frappant sur les poches de son gilet, j’ai un petit magot de six cents livres[8]. »

— Il n’est pas sain de porter tant d’argent sur soi, lui répliqua le prudent Joe.

— Bah ! reprit l’autre ; nous autres marins nous sommes faits à ces dangers-là… D’ailleurs, tout ceci perdu, il resterait bien encore quelque chose…

Et ces derniers mots furent accompagnés d’un clin d’œil significatif. Sur ces entrefaites, Grimaldi fut appelé en scène, et M. Wroughton, resté avec John, continua l’entretien sur le même sujet. À ce généreux protecteur, encore moins qu’à tout autre, le jeune marin pouvait dissimuler sa bonne chance ; aussi lui montrait-il à la dérobée, pour résoudre d’une manière catégorique et palpable quelques doutes délicatement exprimés sur l’état de ses finances, un petit sac de grosse toile bourré de monnaie d’or étrangère, et qu’il remit dans sa poche tout aussitôt avec beaucoup de soin.

La comédie finie, Grimaldi vint reprendre son frère, et M. Wroughton les quitta presque en même temps avec les plus cordiales félicitations. Alors seulement Grimaldi put demander à John depuis quand il était à Londres, et ce qu’il comptait y faire. Le marin répondit qu’arrivé depuis deux ou trois heures, il n’avait pour le moment qu’une seule pensée, celle de se retrouver en famille. Informé que Joseph vivait avec leur mère et sa femme dans une maison assez vaste pour qu’on pût au besoin l’y loger, il témoigna le plus vif désir de s’y installer le plus tôt possible ; puis, déclarant à Joe que l’impatience où il était d’embrasser sa mère ne le laisserait pas en repos de la nuit, il demanda où il pouvait l’aller trouver. En lui donnant son adresse, Joseph Grimaldi ajouta que, pour ce soir-là, sa besogne était terminée ; si son frère voulait attendre qu’il se fût déshabillé, ils pourraient s’en aller ensemble. John trouva cet arrangement fort à son goût, et Joseph, montant à sa loge, laissa son frère sur le théâtre. L’étonnement où pareil incident devait naturellement le plonger, les idées confuses qui se croisaient rapidement dans son esprit, la prévision des scènes émouvantes auxquelles il allait assister, tout cela jetait naturellement quelques retards dans ses arrangemens de toilette, qui se prolongèrent un peu au-delà du temps qu’il avait demandé. En descendant quatre à quatre pour réparer le temps perdu, il rencontra son camarade Powell, qui entama aussitôt le chapitre des félicitations. Comme il était à peu près le trentième à recommencer la même banale antienne, Grimaldi l’interrompit au début, et, sans autre dessein que de couper court à l’entretien, lui demanda s’il y avait longtemps qu’il n’avait vu John.

— Moi ? repartit Powell, je le quitte à l’instant même ; il vous attend sur la scène, et je ne vous retiens pas, car il se plaint de votre lenteur.

Grimaldi courut vers la scène : son frère n’y était point.

— Qui cherchez-vous donc ainsi ? lui demanda Bannister, le voyant regarder de tous côtés avec une sorte d’inquiétude.

— Mon frère, que j’avais laissé par ici.

— Je viens de lui parler il n’y a pas deux minutes, reprit Banister. En me quittant, il s’est dirigé de ce côté (montrant un couloir qui menait à la sortie des acteurs). J’imagine qu’il doit avoir quitté le théâtre.

Courant aussitôt dans la direction indiquée, Grimaldi s’informa du concierge s’il avait vu passer son frère. « Oui, répondit cet homme, et cela tout à l’heure. Il ne doit pas avoir tourné le coin de la rue. » Grimaldi de s’élancer ; mais il eut beau descendre et remonter la rue à plusieurs reprises, il n’aperçut pas celui qu’il cherchait. En se demandant avec anxiété où ses propres retards, irritant l’impatience de John, avaient pu acheminer ce dernier, Joe se rappela qu’un de leurs amis communs, M. Bowley, logeait précisément à quelques pas de Drury-Lane. Il était fort possible que John fût allé, par manière de passe-temps, y recevoir sa bienvenue. Grimaldi court à cette porte amie dont il ébranle violemment le marteau. M. Bowley vient ouvrir en personne ; sa physionomie exprime la surprise.

— Mon frère ?

— Eh bien ! je l’ai vu, votre frère !… J’en suis encore tout ébahi…

— Est-il chez vous ?

— Non, il me quitte à peine. Vous n’avez pas grand chemin à faire pour le rejoindre.

— De quel côté ?

— Par ici,… vers Duke-street.

— Bon, se dit Grimaldi, John est allé chez notre ancien propriétaire, M. Bailey. — Et il reprend sa course vers Great-Wild-street, où logeait ce dernier. Ici la maison est ensevelie dans le plus profond sommeil. Il frappe, carillonne, crie, car peu à peu sa tête s’est montée. Enfin une servante, se penchant à une fenêtre de l’étage supérieur, lui répond, d’une voix enrouée par la colère, que M. Bailey n’y est pas, et qu’elle a déjà fait la même réponse à un autre gentleman qui demandait à voir son maître. Grimaldi était à bout d’haleine, tant il avait déjà couru. D’ailleurs, sans trop savoir au juste ce qu’il avait à craindre, une sorte de poignante inquiétude venait de le saisir. Il s’enquit de la domestique si elle avait vu la figure du gentleman en question. — La seule chose qu’elle eût remarquée, dit la servante, c’est que l’étranger avait un gilet blanc. Elle s’était dit, le voyant ainsi en tenue, qu’il venait chercher ses maîtres pour les mener à quelque soirée…

Avant qu’elle eût terminé ses commentaires, Grimaldi était reparti, courant toujours, du côté de Drury-Lane. C’était là que son frère, désappointé deux fois, avait dû retourner. Il se trompait : on ne l’y avait pas revu. Il se remit alors à courir, de rue en rue, de maisons en maisons, partout où il pouvait supposer que John était allé frapper, et partout les gens qu’il réveillait en sursaut pour leur demander ex abrupto des nouvelles de son frère, — de son frère qu’ils n’avaient pas vu depuis quatorze ans, — jugèrent sagement que sa cervelle avait déménagé. En fin de compte, se rappelant tout à coup qu’il avait donné à John l’adresse de leur mère : — Nul doute, pensa-t-il, qu’il ne s’y soit rendu sans m’attendre davantage. — Ranimé par cette pensée, il se hâte de rentrer. Il va tout droit, comme d’ordinaire, dans la petite salle à manger, où il soupait tous les soirs à son retour du théâtre. Sa mère y était seule, et, la trouvant un peu plus pâle que de coutume, Joe ne douta point qu’elle n’eût revu son autre fils. Il jugea cependant qu’il ne fallait rien brusquer :

— Eh bien ! mère, ayez-vous eu du nouveau ce soir par ici ?

— Mais non,… rien que je sache.

— Quoi ? comment ? personne n’est venu ? s’écria Grimaldi, dont la frayeur renaissait.

— Que voulez-vous dire ?

— Que John est de retour, qu’il est à Londres, que vous allez le revoir bien portant et riche comme Crésus.

La pauvre mère poussa un cri et se trouva mal. Mistress Grimaldi accourut au bruit, et quand elle eut aidé sa belle-mère à reprendre connaissance, Joe dut leur raconter à toutes deux les singuliers incidens de la soirée. De ces trois personnes, aucune, à la fin de ce récit, ne doutait que, d’un instant à l’autre, le cher voyageur ne fit son entrée dans la maison ouverte pour le recevoir. Seulement, après quelques minutes d’attente, les deux femmes exigèrent de Grimaldi, à bout de forces, qu’il allât se mettre au lit, et la mère de John resta sur pied toute la nuit, espérant, à chaque instant, qu’elle allait serrer contre son cœur ce fils si longtemps perdu…

Mais, — ceci seul justifie d’aussi longs détails, — ni cette nuit-là, ni le lendemain, ni depuis, à aucune époque, John Grimaldi n’a donné signe de vie. Si son frère n’avait eu, pour confirmer le témoignage de ses sens, celui de vingt témoins différens qui tous, comme lui, s’étaient convaincus du retour de John, l’avaient vu, interrogé, serré dans leurs bras, il eût pu se croire le jouet d’une hallucination complète ou d’une cruelle mystification. Après quelques jours de silence gardé sur cette étrange disparition, et lorsque la famille eut perdu l’espoir assez naturel que John avait pu aller rejoindre ses camarades de bord, afin de célébrer avec eux ses adieux à la vie de marin, des recherches de toute espèce furent commencées avec la plus grande activité. Les nobles protecteurs que Grimaldi s’était faits parmi les habitués des coulisses de Drury-Lane le mirent en rapport avec les bureaux de l’amirauté, qui employèrent tous les moyens en leur pouvoir pour éclaircir cette mystérieuse affaire. On vérifia dans les feuilles publiques l’arrivée de tous les navires qui, au jour indiqué, avaient jeté l’ancre dans les bassins de la Tamise et dans les différens ports des côtes voisines. On se rendit conque de la composition des équipages, du nom des passagers. Des agens de police bien payés fouillèrent la capitale de fond en comble, avec promesse d’une forte prime, s’ils parvenaient à découvrir, mort ou vif, le marin si étrangement disparu : — vaines recherches, soins inutiles ; — pas le moindre renseignement ne laissa deviner par quel hasard funeste ou par quel acte criminel l’infortuné John avait pu se trouver si soudainement rayé du livre de vie.

Quant aux conjectures auxquelles donnait lieu un incident si extraordinaire, les moins invraisemblables ne furent suggérées aux amis et à la famille du malheureux que bien des années après que toute espérance de le revoir leur eut été définitivement ravie : — la première, par l’un des grands personnages qui avaient, à cette douloureuse occasion, stimulé le zèle officiel de l’amirauté ; — la seconde, par un officier de police dont la vieille expérience avait été mise à contribution pour organiser l’enquête à laquelle on se livra dans le voisinage immédiat de Drury-Lane. Selon la première hypothèse, John Grimaldi, connu des agens employés à la presse des matelots, aurait été enlevé par eux dans une des rues où il s’était aventuré, puis transporté, sous un faux nom, à bord de quelque vaisseau de guerre près d’appareiller. Dans un de ces combats de mer si fréquens en 1803, il avait pu être tué, sans que son véritable nom fût inscrit sur les listes de morts transmises à l’amirauté. Ceci n’était que rigoureusement possible, et nécessitait un concours de circonstances tout à fait en dehors des données communes. Dans l’autre supposition, beaucoup plus probable, — celle de l’officier de police, — le pauvre marin avait dû être attiré par quelque sirène de bas étage dans un de ces affreux traquenards où elles conduisent si fréquemment leurs victimes. Là, soit qu’on découvrit, soit que l’on connût d’avance l’importance des valeurs que John portait sur lui, des hommes apostés avaient entrepris de le dépouiller, et dans la lutte engagée entre eux, ils l’avaient frappé à mort. Le caractère hasardeux de John, l’imprudence proverbiale des marins, et l’irrésistible pouvoir de certaines tentations sur ceux qui débarquent à Londres prêtaient, il faut bien le dire, une grande vraisemblance à cette seconde version.

Restait une circonstance qu’il ne faut pas omettre : — la présence à Londres de cet individu, plus ou moins lié avec John, qui l’avait accompagné à. Drury-Lane, avec lequel il avait pris rendez-vous, à heure fixe, pour le lendemain matin, et dont, après la disparition du jeune marin, personne n’entendit parler. Ce fut pour Grimaldi un long regret, un remords presque ineffaçable que de n’avoir pas assez attentivement considéré l’étranger pour se rappeler ses traits et le reconnaître au besoin. Peut-être en effet, si on était parvenu à mettre la main sur cet inconnu, les recherches eussent-elles été plus sûrement dirigées ; mais tout ce que Grimaldi, dans ce moment d’émotion, avait pu remarquer de lui, c’est qu’il était vêtu à peu près comme son frère. Il se rappelait surtout qu’ils portaient tous deux un gilet de piqué blanc, ce qui lui fut confirmé par le concierge du théâtre et par plusieurs autres personnes qui avaient vu, elles aussi, les deux étrangers sous le péristyle. En somme, quand on se rappelle sur quel pied de familiarité ils paraissaient être l’un vis-à-vis de l’autre, et ce rendez-vous donné pour le lendemain matin, « à dix heures bien précises, » on ne peut aisément accepter l’idée que, si John avait disparu à l’insu ou sans la complicité de son compagnon inconnu, celui-ci ne fût pas venu s’informer, auprès de Grimaldi, de ce qui avait pu retenir son frère. En l’absence de toute démarche à cette fin, et si on rapproche une si étonnante insouciance de quelques autres indices significatifs, — par exemple l’espèce de répugnance que John avait semblé manifester à conduire chez lui son mystérieux acolyte, à le garder avec lui au théâtre pendant le reste de la soirée, à le présenter par son nom, selon l’usage, à Grimaldi, mis pour la première fois en face de cet homme, — on en vient aisément à conclure que ce devait être une de ces « mauvaises connaissances » comme les marins en font tant, et de cette première donnée a soupçonner l’inconnu d’avoir trempé dans quelque complot organisé pour dépouiller un homme dont, mieux que personne, il devait connaître les ressources pécuniaires, il n’y a véritablement pas bien loin. C’était là, du reste, l’idée qui, en définitive, avait pris le plus de consistance chez les parens du défunt.

Cette historiette nous a peut-être mené un peu loin ; mais elle appartient à cette classe de faits, en assez petit nombre, où la réalité absolument authentique le dispute aux plus fantastiques créations de la pensée. Ce frère perdu, retrouvé, reperdu à l’instant même, cette course haletante d’un pauvre clown, à peine sorti de la scène, par une sombre nuit de novembre, après une sorte de fantôme que chacun semble lui montrer du doigt, et qui disparaît, insaisissable, d’abord dans les ténèbres des rues, puis dans les sombres profondeurs de l’inconnu, — cette énigme insoluble qui ouvre une interminable voie aux conjectures les plus tragiques, — enfin cet épisode de sang et de deuil jeté à travers l’existence factice d’un pauvre diable condamné à gambader et à se tordre pour le bon plaisir du public compose un récit où Dickens s’est évidemment complu, et pour lequel Hoffmann se fût passionné.

L’histoire des « six gentlemen mystérieux et des six dames inconnues » est d’un ordre moins poétique, mais elle ne manque ni de singularité ni de moralité. Grimaldi, lié par des circonstances fortuites avec un personnage du nom de Mackintosh, est invité par celui-ci à souper chez des amis. Acceptée avec quelque difficulté, cette invitation le met en relations avec douze individus, six hommes et six femmes, toujours les mêmes, qu’il trouvait réunis, le soir, de temps en temps, pour faire ensemble des repas splendides. Habits, ameublement, service, livrées, tout annonçait chez eux l’opulence et le goût du faste. Leurs noms un peu roturiers contrastaient, il est vrai, avec ce déploiement d’élégance ; mais comme du reste rien de trop marqué ne signalait ces nouvelles connaissances aux soupçons de Grimaldi, l’honnête clown put bientôt se faire une douce habitude de ces excellens soupers, où sa femme finit, elle aussi, par être priée. Néanmoins, après quelques mois qui cimentent ces liaisons de fraîche date, arrive l’heure du désenchantement. Un beau matin, Grimaldi reçoit la visite d’un avocat distingué qui vient, à domicile, l’interroger sur faits et articles. Il s’agit d’établir un alibi en faveur de Mackintosh, accusé d’avoir enlevé à la malle-poste un bloc de 3,500 livres sterl. en billets de banque escomptés ensuite à l’aide de fausses signatures. Mackintosh est évidemment innocent de ce vol, puisque, le soir même où il aurait dû le commettre, il soupait chez leurs amis communs avec M. et Mme Grimaldi ; mais il est à bon droit soupçonné de plusieurs autres. Lui-même en fait humblement l’aveu à Grimaldi, et lui donne, sur les six couples avec lesquels il l’a mis en rapport, les plus déplorables renseignemens. Les six gentlemen appartiennent à cet état-major de l’armée du vol qu’un chef de la police de sûreté appelait : la haute pègre. Les six ladies sont autant de « Madeleines » non encore repentantes, associées à leurs exploits et à leur périlleuse fortune. L’honnête Grimaldi, d’abord épouvanté de s’être compromis avec de pareilles gens, devient furieux en songeant que sa femme s’est assise à la même table, à côté de ces héros et de ces princesses de carrefour. Pourtant, et malgré ce ressentiment légitime, son témoignage ne manquera point au misérable qui l’invoque. Il comparait comme témoin à décharge aux assises de Stafford, et, par ses affirmations courageuses, sur lesquelles épilogue en vain l’avocat de la couronne, il arrache au jury un verdict de non-culpabilité. Puis, lorsque l’accusé reconnaissant vient lui rendre grâces, l’honnête clown lui adresse, pour le ramener au bien, la plus sensée, la plus pathétique exhortation. En lisant cette anecdote[9], racontée par Dickens avec un art parfait, une connaissance approfondie de la procédure criminelle et un judicieux emploi de l’argot familier à la plus mauvaise compagnie de Londres, nous nous demandions si par hasard Oliver Twist, ce roman si vrai dans ses hideux détails, — n’était pas sorti tout vivant de ce chapitre des Mémoires de Grimaldi.

Encore une anecdote singulière. Les directeurs de Covent-Garden[10], en vertu d’une politique traditionnelle, avaient essayé de susciter un rival à Grimaldi. Le nouveau clown s’appelait Bradbury. On les mit tous deux aux prises dans la même pièce et dans le même rôle, qu’ils jouèrent tour à tour le même soir, alternant scène après scène. Cette épreuve tourna complètement en faveur de Grimaldi, dont Bradbury lui-même dut reconnaître l’incontestable supériorité. Quelque temps après cette victoire, qui avait tout naturellement relégué en province le bouffon sifflé, Grimaldi reçut de son rival une lettre par laquelle celui-ci le suppliait de le venir voir dans une maison de santé où il était retenu. Cet établissement bien connu étant à l’usage spécial des aliénés, Grimaldi ne douta point que Bradbury, à la suite de sa défaite, n’eût donné quelques signes de dérangement intellectuel ; il ne s’en crut que plus rigoureusement tenu de se rendre à sa requête. Les paroles avec lesquelles il aborda le pauvre prisonnier se ressentaient de cette prévention bien arrêtée, et il ne fut pas médiocrement surpris d’être interrompu par un grand éclat de rire. Bradbury s’était fort égayé de la méprise, et pour bien convaincre son collègue qu’elle n’avait pas le moindre fondement, il dut lui raconter en quelles circonstances toutes particulières il avait dû se résigner à passer pour fou.

Quelques semaines auparavant, à Portsmouth, des officiers de marine, organisant une partie nocturne, y avaient convié Bradbury, dont l’esprit naturel et les chansons joyeuses se trouvaient fort à leur place dans un banquet de marins en goguettes. D’ailleurs Bradbury était une sorte d’élégant qu’on voyait aux promenades s’étaler dans un de ces tandems dont les tilburys ont effacé la vogue. En arrivant au milieu des convives qui l’attendaient, notre clown déposa près de lui, sur la table, une magnifique tabatière en or, — attachée à l’extrémité d’une chaîne de même métal, — qui meublait d’ordinaire son gousset, et qu’il entendait mettre ce soir-là au service de ses voisins. Vers la fin de la nuit, et quand on parla de se séparer, la tabatière avait disparu. Une enquête dirigée avec le plus grand soin ne la fit pas retrouver. Finalement, et lorsque chacun se fut évertué à s’expliquer ce désobligeant phénomène, on se souvint qu’un des convives, jeune homme de haute naissance, l’honorable M. .., qui avait en perspective, dans un avenir plus ou moins proche, une couronne ducale, — s’était retiré immédiatement après le souper. Comme il était le seul absent, et comme tous les autres s’étaient soumis aux plus minutieuses recherches, il parut probable qu’il avait emporté par mégarde ou par manière de plaisanterie, — et pour faire pièce à Bradbury, — la riche tabatière si volontiers étalée par ce dernier. Cette supposition permit à deux ou trois des personnes impliquées dans l’affaire de se présenter le matin même chez le jeune officier, pour lui redemander en riant le bijou qu’il avait dû détourner de même. La réclamation fut on ne peut moins bien accueillie. L’honorable M… se plaignit hautement qu’on eût pu le croire capable de plaisanter ainsi avec la propriété de son voisin, et ferma brutalement la porte au nez des officieux malavisés qui s’étaient entremis pour cette ridicule démarche.

Jusque-là, tout allait mal, et Bradbury, confus de ce pas de clerc, n’osait plus hasarder le moindre soupçon, quand le lendemain il apprit, non sans surprise, que le futur duc venait de quitter Portsmouth, laissant derrière lui une lettre de vifs reproches, où il annonçait à ses amis que son départ était la conséquence de leurs étranges procédés envers lui. Cette notification les avait surpris ; elle fut pour le clown un trait de lumière. Il se rendit chez le magistrat, sollicita un warrant (mandat d’amener) qui lui fut délivré immédiatement, sauta dans une chaise de poste et arriva assez vite à Londres pour se trouver au débarqué du jeune gentilhomme, qui avait tout simplement pris la diligence. En vertu du warrant, l’escroc titré fut pris au corps, son portemanteau fouillé avec soin, et, comme on l’a deviné d’avance, la tabatière de Bradbury s’y retrouva avec plusieurs autres objets de prix, soustraits aux camarades du jeune officier, et qui prouvaient surabondamment qu’il n’en était pas à son coup d’essai. Bradbury, qui ne regardait point, tant s’en faut, comme une circonstance atténuante du vol la prud’homie de ce précoce filou, n’hésita pas à déposer sa plainte, et l’affaire se trouva ainsi du premier coup portée devant la juridiction des cours d’assises. À peine les nobles parens du prévenu en furent-ils informés, que, dans l’intérêt d’un nom glorieux menacé d’une indélébile souillure, ils firent offrir au plaignant, s’il voulait se désister, des sommes considérables. Bradbury avait d’abord résisté à toutes ces séductions ; mais la promesse d’une forte pension viagère, bien et dûment garantie, l’avait enfin trouvé moins inflexible. Restait à régler l’exécution, passablement délicate, des mesures qui devaient aboutir à l’acquittement du jeune voleur. En retrait pur et simple de la dénonciation privée ne pouvait suffire, car il laissait la voie ouverte aux poursuites que le ministère public pouvait être tenté de reprendre à son propre compte. Il fallait donc que la procédure suivit son cours et aboutit à un acquittement définitif, condition sine qua non de la rente promise. Pour en arriver là, et parodiant le stratagème que l’histoire attribue à Brutus, Bradbury avait eu l’idée de feindre la folie. Il avait propagé lui-même le bruit qui le représentait comme ayant perdu la tête, — commis tout exprès, pour le confirmer, quelques notables extravagances, — et, nonobstant quelques semblans de résistance, s’était lui-même fait enfermer dans l’espèce d’hôpital où Grimaldi l’était venu voir.

Le jour même de cette visite, l’ingénieux comédien avait appris la réussite complète de son admirable invention. Le voleur de la tabatière ayant comparu devant la Court of sessions, en l’absence de toute poursuite régulière, il avait bien fallu le relaxer sans même entendre un seul témoin. Bradbury dès lors, changeant de tactique et d’allures, pouvait se mettre en mesure d’obtenir sa libération, qui eut effectivement lieu vingt-quatre heures après. Il n’avait mandé Grimaldi que pour le prier de figurer dans une représentation que l’on allait donner à son bénéfice. En bon camarade qu’il était, Grimaldi ne lui refusa pas ce service, et la représentation eut lieu huit jours plus tard ; mais elle tourna fort mal pour Bradbury, qui, très raisonnable dans la maison de santé, se livra sur la scène à des excentricités ultrà-bouffonnes. Il fut outrageusement sifflé, banni par là très définitivement des théâtres de Londres, et, après avoir végété quelques années sur les scènes de province, — soit qu’avec le temps on eût cessé de lui payer l’annuité convenue, soit qu’il eût aliéné dans un moment de gêne cette précieuse ressource, — mourut en 1838 à Londres, dans un état voisin de l’indigence.

Nous voudrions raconter, et dans tous ses détails, la pathétique histoire de « l’homme aux deux doigts, » où Grimaldi se montre sous le jour le plus favorable, mais tout au plus nous est-il permis de la résumer. Grimaldi habitait l’été une de ces petites maisons de campagne qui émaillent les environs immédiats de la capitale anglaise ; il s’y rendait chaque soir, à l’issue de la représentation, dans un cabriolet qu’il menait lui-même. Une nuit, trois voleurs l’arrêtèrent sur la route, et, le pistolet en main, l’obligèrent à leur donner l’argent qu’il portait sur lui. Le plus avide des trois lui avait même enlevé sa montre, — une montre à laquelle Grimaldi tenait particulièrement, — lorsqu’un autre voleur, pris d’un généreux scrupule, l’arracha des mains de son compagnon, et la rendit au voyageur stupéfait. La voix de cet homme avait frappé Grimaldi et réveillé en lui quelques souvenirs confus, qui prirent une bien autre consistance lorsqu’il eut jeté les yeux sur la main qui lui restituait sa montre. Cette main n’avait que deux doigts… Or, parmi les compagnons que Grimaldi rencontrait le plus régulièrement à la taverne où il passait une partie de ses soirées, était un jeune orfèvre dont la main mutilée offrait précisément la même apparence. D’ailleurs il était évident que les voleurs, quels qu’ils fussent, connaissaient parfaitement le clown, et l’avaient attendu tout exprès sur la route de sa villa. Quelques autres circonstances confirmèrent encore Grimaldi dans sa conviction que le jeune marchand en question avait participé à cette criminelle tentative. Aussi, la police s’étant mise sur la piste des voleurs et s’étant emparée, la nuit même, de trois individus particulièrement désignés à ses soupçons, Grimaldi, mandé à Bow-Street pour être confronté avec eux, se vit sans le moindre étonnement en face de l’orfèvre déjà mentionné. Cet homme, — il se nommait Hamilton, — affectant les airs les plus dégagés, semblait certain de ne pas être reconnu par son ami Grimaldi ; mais Joe déconcerta bientôt son audace. À un moment où on n’avait pas l’œil sur eux, Grimaldi leva les deux doigts de sa main gauche par un geste qui en disait long… Hamilton pâlit alors, et ses yeux abaissés vers la terre, le frisson qui le parcourut de la tête aux pieds, son attitude suppliante, le doigt qu’il posa machinalement sur ses lèvres, attestèrent qu’il se sentait à la merci de Grimaldi. Celui-ci toutefois, en proie à mille anxiétés, embrassait d’un coup d’œil les conséquences des paroles qu’il allait prononcer. Il songeait aux bons antécédens de ce jeune homme, il songeait surtout à sa femme, innocente et jolie créature, que désespéraient les désordres de son mari, poussé dans une mauvaise voie par un Iago de bas étage, intéressé à le perdre pour la posséder… Bref, après un moment d’hésitation, la pitié l’emporta. Joe déclara ne pouvoir attester sous serment qu’il reconnût l’un ou l’autre des trois prévenus. Ce charitable mensonge termina tout, car on n’avait contre eux aucune des preuves qui auraient pu suppléer le témoignage du plaignant. Les trois voleurs de grand chemin sortirent de Bow-Street plus blancs que neige.

Le lendemain cependant, l’un d’eux, — on devine lequel, — venait humblement remercier son sauveur, qui profita d’une si favorable occasion pour arrêter sur la pente fatale ce novice criminel. Il l’éclaira sur les sinistres projets tramés contre lui et contre sa femme, lui fit entrevoir les effroyables suites des coûteuses dissipations auxquelles il se laissait aller depuis quelque temps, et le renvoya, dit l’histoire, complètement ramené au bien. Pendant plus de vingt ans, Hamilton vécut en parfait honnête homme ; sa mort fut héroïque. Il périt en voulant arracher d’une maison incendiée deux pauvres enfans que les flammes allaient atteindre.

« Pendant les douze années qui suivirent la scène de Bow-Street, raconte Dickens, Grimaldi donnait chaque année trois représentations à bénéfice : deux à Sadler’s Well. Une à Covent-Garden. Le matin de chacune, et de très bonne heure, quelqu’un se présentait chez lui pour prendre dix billets de loges, les payait au prix fixé par l’affiche, et se retirait immédiatement, avec aussi peu de bruit que possible. Cette circonstance n’avait rien d’assez remarquable pour éveiller l’attention de Grimaldi, habitué aux demandes de ce genre, émanées d’amis qui désiraient garder l’anonyme. On s’y était même si bien accoutumé chez lui, qu’en répartissant d’avance les billets de ces sortes de représentations, sa femme mettait de côté, sur un coin de la cheminée, ceux que viendrait prendre, à coup sûr, le gentleman inconnu. Un jour cependant ; — après douze ans écoulés, — il arriva que Grimaldi, recevant de sa domestique le prix des dix billets qu’elle avait livrés le matin, s’avisa de lui demander quelle tournure pouvait avoir la personne qui était venue les chercher.

« — Vraiment, je ne sais trop, répondit cette fille, embarrassée… Je n’ai rien remarqué de ce monsieur, si ce n’est…

« — Si ce n’est quoi ?

« — Si ce n’est, monsieur, qu’il a trois doigts de moins à la main gauche… »

Avant de clore cette série de souvenirs autobiographiques, nous rappellerons encore que Grimaldi était reçu avec toute sorte de bontés et d’égards dans plus d’une résidence aristocratique, notamment à Berlemley-Castle, et qu’il chassa le lièvre maintes fois en compagnie des plus grands seigneurs de la pairie anglaise, ce qui caractérise assez nettement la manière dont on comprend chez nos orgueilleux voisins certaines combinaisons de la hiérarchie sociale. Un jour même, lord Byron et Grimaldi se trouvèrent voisins de table, Le pauvre comédien avait été prévenu d’avance par le maître de la maison[11] qu’il avait affaire à un convive très susceptible sur le chapitre de la courtoisie. Il n’osa rien refuser de ce que lui offrait l’auteur de Lara. Or, comme on le devine, ce n’était là qu’une petite mystification organisée contre notre joyeux clown, qui, d’exigences en exigences, se vit réduit à mettre du soy sur un morceau de tarte aux pommes. Après cela cependant, Grimaldi jugea que la civilité n’exigeait rien de plus, même d’un histrion admis en si noble compagnie, et ses respectueuses formules d’excuses, acceptées avec bonté par le poète, complétèrent la comédie que tous deux venaient de jouer à la grande satisfaction du reste des convives[12].

Devenu aussi populaire qu’un mime le fut jamais, chanté en excellens vers par James Smith, l’un des plus charmans causeurs des trois royaumes et le poète qui savait le mieux parodier tous ses confrères en Apollon, Grimaldi voyait cependant la vieillesse approcher avec son terrible cortège d’infirmités et de chagrins. Les plus poignans lui vinrent de son fils, dont il avait cultivé de bonne heure les remarquables dispositions, et qu’il croyait appelé à perpétuer la gloire toute spéciale du nom de Grimaldi. Cet enfant, d’une grâce et d’une vivacité rares, débuta sous ses auspices par le rôle de Vendredi dans un ballet intitulé Robinson Crusoë, où Grimaldi représentait le principal personnage. Tous deux furent couverts d’applaudissemens, que répétèrent les échos de la presse quotidienne ; mais bien peu d’années après, en 1822 et 1823, le pauvre clown, dont la santé déclinait à vue d’œil, sans que l’état de ses affaires lui permit de prendre le repos qui seul pouvait la rétablir, put comprendre que sa vieillesse allait manquer de secours et d’appui : son fils, admis à le remplacer dans la troupe de Covent-Garden, donna tout à coup dans les plus tristes excès. Il parait que ce malheureux jeune homme, arrêté une nuit avec quelques compagnons d’ivresse, avait voulu résister aux watchmen, et qu’il avait reçu sur la tête un coup violent de ce petit bâton (truncheon) qui est en Angleterre l’arme ordinaire des agens de police. Sa blessure eut des conséquences terribles : elle détermina chez lui des attaques d’épilepsie, qui peu à peu détruisirent sa raison, et, en attendant, changèrent complètement son caractère. Il quitta la maison paternelle, où il n’entra plus que de temps à autre, lorsque sa santé en péril ou un dénûment absolu le contraignait à venir y chercher un asile.

Grâce aux privilèges de son talent essentiellement impressif, Dickens, en décrivant ces misères domestiques de la vieillesse de Grimaldi, nous a rappelé parfois la grande et pathétique figure du roi Lear. Et faudrait-il par hasard s’en étonner outre mesure ? Un digne clonw comme Joe n’est-il pas, aussi bien que le père de Regane et de Cordelia, sujet aux défaillances de l’âge, aux angoisses de la paternité méconnue ? La réalité toute simple et ses procès-verbaux authentiques ont parfois leurs effets qui ne le cèdent en rien aux plus nobles émotions de l’art. À ce point de vue, qui peut sembler paradoxal, et que néanmoins nous ne hasardons pas sans réflexion, les Mémoires de Grimaldi prennent un caractère beaucoup plus sérieux qu’on ne serait tout d’abord porté à le croire. Le lecteur superficiel peut n’y voir que la chronique assez vide d’un art dédaigné ; le moraliste, mieux avisé, laissant de côté les détails purement techniques, la soigneuse récapitulation des pantomimes jouées à Londres pendant près d’un demi-siècle, saura gré au romancier de s’être appliqué à rendre intéressante la biographie d’un laborieux et honnête acrobate, resté fidèle à tous ses devoirs dans une carrière où il semblerait que les devoirs sérieux n’existent plus. L’espèce de sympathie tout exceptionnelle qui lui a fait entreprendre ce travail honore à la fois L’auteur primitif et l’éditeur de ces curieux Mémoires.

« Nos laideurs s’attirent, » disait Mirabeau de Corinne. Eh bien ! nous dirons, nous, — et ce phénomène se conçoit mieux, — que la beauté morale perçant sous le pourpoint bariolé du clown a séduit les plus nobles instincts du romancier. Juge sévère des vices et des travers humains, il est naturel que Dickens attache d’autant plus de prix aux parcelles de bien que sa puissante ; analyse découvre partout où elles se cachent, — et le même entraînement moral qui lui fait au besoin déchirer un manteau de lord pour nous montrer le misérable abrité sous cette pompeuse guenille doit le porter à dépouiller de ses oripeaux le brave homme qu’un attirait de théâtre déguise à nos yeux. Jamais le vrai talent n’a mieux servi qu’à populariser ces actes de justice distributive.

Dickens n’a donc pas cherché dans la vie de Grimaldi ce que M. Jules Janin cherchait, il y a quelque vingt ans, dans la vie de Deburau : — un brillant prétexte aux efflorescences du caprice littéraire, un sujet excentrique, donnant libre carrière aux fantasques évolutions d’une plume ingénieuse. Non, avec Grimaldi, nous ne sommes plus en France, — et c’est le sentiment du réel, c’est l’autorité de la leçon morale qui recommandent les Mémoires de ce bouffon naïf et sérieux. Il est apparu à Dickens barbouillé de farine et de carmin, sous ses cheveux d’emprunt hérissés de toutes parts, avec la souquenille rayée ou tigrée, les bouffettes, les collerettes du saltimbanque de carrefour. « Qu’importe, semble s’être dit le romancier, si cet homme, en dépit de tout et malgré l’apparence, est un être comme moi, vivant de la même vie, ému des mêmes joies et des mêmes chagrins ; s’il a des parens qu’il aime et auxquels il se dévoue, des amis qui comptent et peuvent compter sur lui ; si, fidèle à tel deuil sacré, a telle chère mémoire, il l’emporte avec lui jusque sur ces tréteaux où il fait tinter les grelots de la folie ? »

Qu’importe, ajouterons-nous, s’il est après tout, dans son humble sphère, un véritable artiste, — si, non content du salaire qu’on lui jette, il ambitionne encore une renommée sans cesse croissante ? Qu’importe si, — brisé par les fatigues de son rude métier, — nous le trouvons à l’heure du repos combinant des machines, des décors, des trucs, s’il étudie sa grimace hideuse, son cri sauvage, sa course haletante et désordonnée, avec autant de scrupule et d’amour que Talma ou Macrcady combinent leurs nobles attitudes, leurs colères superbes, leur terreur convulsive ? Certes nous ne confondons pas deux arts profondément séparés par le but qu’ils se proposent ; mais, en toute justice, ne pouvons-nous rapprocher des penchans analogues, des natures douées de susceptibilités identiques, et comme pénétrées de la même flamme ? N’est-il pas juste d’ailleurs que les humbles émules de ceux auxquels est échue la gloire la plus haute se trouvent relevés dans leur propre estime et dans celle d’autrui par des rapprochemens tels que ceux qu’autorisent les Mémoires de Grimaldi, — par des comparaisons qui n’ont rien de malveillant ni de méprisant pour qui que ce soit, et qui opposent simplement à la différence des carrières l’analogie du travail et du talent ?


E.-D. FORGUES.


  1. Ce livre vient d’avoir les honneurs d’une seconde publication revue, corrigée et augmentée d’annotations vraiment précieuses, dues à la plume d’un auteur dramatique fort érudit, parait-il, sur tout ce qui touche à l’histoire contemporaine du théâtre anglais, — M. Charles Whithead. Les bouffonnes illustrations dont Cruikshank avait orné la première édition des Mémoires de Grimaldi se retrouvent dans celle-ci, et le volume est en tout point une de ces curiosités bibliographiques que les amateurs d’un certain ordre ne laissent pas tomber mortes de la presse, pour nous servir d’une expression familière ans Anglais. Il a paru chez Routledge et Co, Farringdon-street.
  2. Mary Grimaldi épousa un élève de son père, Lascelles Williamson. En dernier lieu, elle s’était si complètement séparée de son frère Joseph, qu’il ne la mentionna même pas dans l’acte testamentaire où furent consignées ses dernières libéralités. La personne chargée de distribuer ces legs reçut alors une lettre signée Jane Talor, par laquelle, réclamant en qualité de sœur du défunt, une personne inconnue lui demandait si elle n’avait rien à prétendre dans la succession. La réponse fut négative, et on n’entendit plus parler de Jane Taylor, qui pouvait être à la rigueur Mary Williamson.
  3. Surnoms donnés à Placide et à Rédigé, deux des premiers sujets de la danse à Drury-Lane. Tous deux étaient arrivés de France.
  4. Voici, pour qu’on les puisse apprécier, le tableau des profits de Joseph Grimaldi pendant une seule de ses tournées en province (1817) :
    liv. st.
    Quatre représentations à Brighton 100
    Six a Birmingham 210
    Une à Worcester 50
    Neuf à Glasgow et Edimbourg 117
    Deux à Berwick 104
    Seize à Liverpool 324
    Deux à Prestons 86
    Deux à lien loi il 43
    Deux à Worcester (seconde visite) 90


    Soit, au grand total, et en rétablissant les fractions omises, 1,425 liv. 19 shill., ou, en monnaie française, 36,500 francs.

  5. Encore un contraste : voici les vers qu’on trouva écrits au crayon dans le portefeuille de cette jeune femme, élevée au sein du tripot comique et mariée à un acrobate ; — ils furent gravés sur sa tombe :
    Earth walks on Earth like glittering gold ;
    Earth says to Earth. We are but mould ;
    Earth builds on Earth castles and towers ;
    Earth says to Earth : All shall be ours.
    « La Terre marche sur la Terre, jetant l’éclat de l’or. — La Terre dit à la Terre : Nous ne sommes que cendres. — La Terre bâtit sur la Terre châteaux et tours solides : — La Terre dit à la Terre : Tout cela nous sera rendu. »
  6. Depuis roi d’Angleterre sous le nom de George IV.
  7. Il y a ici un jeu de mots intraduisible, qui tient à la ressemblance des mots rake et cake. Nous risquons un équivalent.
  8. 15,000 francs environ.
  9. Nous employons ce mot à dessein. L’aventure de Mackintosh, — son véritable nom était Mackoull, — est consignée dans un ouvrai que cet homme a écrit sur les Vices de la loi pénale.
  10. Grimaldi avait quitté Drury-Lane pour Covent-Garden vers la fin de l’année 1805, à la suite de quelques démêlés fort amplement racontés dans ses Mémoires.
  11. Le colonel Berkeley, maintenant lord Segrave.
  12. « Byron aimait à causer avec Grimaldi… Souvent il l’attendit des heures entières, appuyé contre une coulisse, pour reprendre l’entretien interrompu par quelque nécessité scénique… Avant de partir pour la Grèce, il lui laissa une tabatière d’argent du plus beau travail, sur laquelle était graver cette inscription : ''The gift of lord Byron to J. Grimaldi. De plus, à tous les bénéfices de Grimaldi, celui-ci avait ordre d’envoyer un billet de loge chez lord Byron, qui le payait 5 livres sterling (125 francs). » (Memoirs of J. Grimaldi, p. 272.)