La Vie américaine
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 75 (p. 181-222).
LA
VIE AMÉRICAINE

New America, by Hepworth Dixon; 2 vol. Londres 1867.


I.

Voici un des livres les plus intéressans que nous ayons lus depuis bien longtemps sur l’Amérique, et tel qu’il serait désirable qu’il en parût de loin en loin sur toutes les grandes nations de ce monde, et particulièrement sur celles qui sont en voie de formation ou de croissance. Qui ne serait heureux en effet, parmi ceux qui s’intéressent aux destinées morales de notre espèce, qu’un observateur sagace et subtil se chargeât pour lui de deviner l’heure qu’il est réellement à l’horloge invisible qui marque la vie de telle ou telle nation, et de la lui sonner en jolies notes, d’un timbre musical et clair, précédées et accompagnées de fantasques carillons pendant lesquelles défileraient, comme dans les anciennes horloges gothiques, toute sorte de figurines amusantes? Tels sont l’utilité et l’attrait du livre de l’ingénieux M. Hepworth Dixon, New America. Pour qui sait lire, il dit en termes suffisamment clairs : L’heure suprême de l’ancienne constitution des États-Unis a sonné; l’œuvre que nous pouvions considérer comme l’élixir le plus pur de la sagesse et de la raison humaines ne pourra pas tenir longtemps contre la nécessité des faits. L’imprévu est venu déconcerter la logique, et l’accident est en train d’avoir raison de la sagesse.

L’auteur de ce livre est un esprit d’une curiosité morale aussi excessive que pleine d’impartialité. Tout fait l’attire, de quelque nature qu’il soit, et il n’est content que lorsqu’il a pénétré jusqu’à sa cause la plus secrète, jusqu’au mobile caché qui lui a donné naissance. Il sait à merveille, et même il sait un peu trop, à notre avis, que les causes réelles des faits sont rarement celles qui sont apparentes et qui tombent sous la prise du sens commun. Pour emprunter au langage de notre époque un mot qui sent son Bobèche, mais qui est singulièrement pittoresque et expressif, il aime en toutes choses à chercher la petite bête. Avant d’appliquer aux phénomènes de la vie contemporaine ses facultés d’investigation curieuse et subtile, il les avait appliquées au passé et s’était fait réviseur d’opinions accréditées. Il y a bien des années déjà que paraissait son premier essai en ce genre, un livre sur William Penn, dans lequel il défendait l’illustre chef des quakers contre les attaques acerbes et sans merci de Macaulay, et prouvait à l’éloquent historien qu’un chef de secte placé, comme l’était William Penn, en dehors de tous les partis en lutte et professant les doctrines de paix qui ont rendu son nom célèbre, pouvait, sans être un courtisan, profiter de la bienveillance de Jacques II pour servir les intérêts de ses coreligionnaires. Depuis, il a continué ce travail d’investigation sur John Howard, sur Robert Blake, et surtout sur lord Bacon. De même qu’il avait défendu William Penn contre Macaulay, il a défendu le grand philosophe contre lord Campbell, et son plaidoyer, surtout en ce qui concerne les relations de Bacon avec Essex et le procès de cet ingrat factieux, est vraiment digne d’être pris en considération. Puis il a exécuté un voyage en terre sainte, où il a suivi pas à pas, dans son court pèlerinage à travers ce monde, les traces saintes de Jésus.

Comme tous ceux qui ont pour principal mobile la curiosité, il ne laisse pas apercevoir d’opinions nettement tranchées; il prend trop de plaisir à la variété des spectacles que présente le combat des doctrines pour décider entre elles avec cette brutalité et cette justice sensées qui sont le privilège plus lucratif que glorieux de l’homme de parti. Il fraternise volontiers avec les hommes de toute secte et de toute école, car il ne voit en eux qu’une matière d’instruction et d’expérience. Il a vécu dans l’intimité des sérails de Brigham Young et de ses coreligionnaires, et au sortir de cette atmosphère de polygamie il est allé respirer l’atmosphère de célibat des bons et inoffensifs shakers, étudier sur place les mystères de cette singulière communauté d’Oneida Creek, où le mariage est aboli. Pour dire le vrai, il résulte bien quelque incertitude de pensée de cette impartialité si grande, et cette curiosité finit par dégénérer en quelque chose qui ressemble singulièrement au dilettantisme. On me disait récemment que les Orientaux ont l’oreille tellement fine qu’ils peuvent percevoir sans la moindre difficulté des douzièmes de ton en musique; il en est un peu ainsi de M. Dixon, il saisit en politique et en philosophie des douzièmes de ton. De là beaucoup de finesse d’ordinaire, et fréquemment un certain vague. Aussi n’oserais-je pas nommer les doctrines auxquelles il se rattache réellement. Il a de la tendresse pour l’Amérique même dans ses plus grandes erreurs : nous ne pouvons donc que lui supposer des tendances radicales assez prononcées; mais quelle est la forme de ce radicalisme? C’est ici qu’il est permis d’hésiter. Un de nos amis, avec lequel nous échangions tout récemment quelques mots à son sujet, le trouve très mormon; il nous semble au contraire que, s’il a un penchant quelque peu décidé, c’est pour les perfectionnistes et leur établissement communiste d’Oneida Creek. Peut-être avons-nous raison tous les deux, et la cause de notice dissidence tient-elle simplement à une tendresse assez visible de l’auteur pour le mariage spirituel, qu’il a retrouvé également, quoique sous des formes diverses, et chez les mormons et chez les perfectionnistes, et auquel il a consacré récemment, sous le nom de Spiritual wives, deux volumes considérables. Quoi qu’il en soit, les doctrines qu’il remue et commente suffisent pour former autour du lecteur une atmosphère radicale des plus prononcées, et l’on ne peut que conseiller à quiconque l’ouvrira, whig ou tory, conservateur ou libéral à l’ancienne mode, d’oublier un instant ses opinions, s’il ne veut pas imiter la conduite de ce roi de Pégu dont parle Chamfort, lequel roi faillit crever de rire lorsqu’on lui apprit que les Vénitiens étaient un si singulier peuple qu’ils vivaient en république.

Avant de nous engager avec le voyageur dans les dangereuses solitudes du far west et dans les méandres des nouvelles doctrines américaines, nous voudrions montrer par quelques exemples comment fonctionnent les facultés de notre auteur, comment son œil sait regarder et son oreille écouter. Pour cela, nous choisissons un des derniers et des plus courts chapitres du livre, celui qui est intitulé Manières. Les mauvaises manières américaines sont célèbres dans notre Europe, et il n’est presque pas un voyageur qui n’ait contribué à faire aux citoyens de la grande république une réputation de sans-gêne et de familiarité excentrique. Que de fois n’a-t-on pas décrit ce type d’Américain qui crache sur les tapis, étend ses bottes boueuses sur les canapés de soie, met ses pieds plus haut que sa tête, vous aborde sans vous connaître, et vous demande à brûle-pourpoint quel est le chiffre de votre revenu, votre condition sociale, si vous êtes marié ou célibataire. M. Hepworth Dixon, malgré son indulgence pour les mœurs américaines, raconte lui-même quelques anecdotes qui sont de la plus amusante espèce. Cette dame qu’il surprit à une station de chemin de fer fouillant sans façon dans son sac de voyage et croquant à belles dents les pommes qu’elle en avait tirées est un assez bel exemple de cette familiarité démocratique. La dame, il est vrai, avait une excuse, c’est qu’elle-même possédait des pommes et qu’elle avait voulu faire la comparaison. « Je voulais savoir si vos pommes étaient meilleures que les miennes,» dit-elle à M. Dixon, lorsqu’elle vit qu’il la regardait avec quelque surprise. Cependant, malgré beaucoup d’aventures de ce genre, M. Dixon n’hésite pas à déclarer que cet Américain légendaire de nos romans et de nos farces est encore pour lui un être de raison, et que, bien qu’il ait soupiré plus d’une fois après lui pour tromper l’ennui inséparable des longs voyages, il ne l’a pas plus rencontré que nous ne rencontrons à Dublin le spirituel cocher, à Damas le pacha grotesque, et à Madrid l’hidalgo susceptible, rêves de notre imagination qui ne se présentent jamais dans la vie réelle.

S’ensuit-il que l’accusation portée contre les manières américaines soit dépourvue de fondement? Non, répond M. Dixon, seulement elles n’ont ni la cause ni le caractère qu’on leur attribue. Ce qu’on peut dire de plus vrai, c’est que ces manières, sans aisance et sans grâce, ne sont au fond que l’expression la plus crue des manières propres à tous les peuples germaniques. C’est un fait non d’éducation, mais de nature et de tempérament. « Tous les hommes de race teutonique, dit M. Dixon en termes excellens, sont portés instinctivement à faire les gros yeux aux étrangers qu’ils rencontrent par hasard. Les dieux norses avaient cette particularité, et nous qui sommes leurs héritiers, c’est à peine si nous pouvons voir une figure inconnue, un costume qui ne nous est pas familier, sans sentir au fond de nos cœurs le désir de siffler et de lapider. En présence d’un étranger, un gentleman se revêt d’une armure de froid dédain, un mal-appris cherche des yeux autour de lui s’il ne trouverait pas quelque pierre à sa portée. » Et maintenant des manières déplaisantes sont-elles un signe d’infériorité? Les manières anglaises sont au moins aussi déplaisantes pour un Français que les manières américaines le sont pour un Anglais, et cependant il ne viendra à l’idée de personne qu’un gentleman anglais, avec sa taciturnité offensante, soit un être inférieur à un paysan des pays du midi. Avant de nous railler de la grossièreté américaine, nous ferions bien de jeter un regard sur nous-mêmes et de songer que nous. Européens, nous pourrions prendre des leçons de savoir-vivre et de politesse des bateliers de Stamboul et des portefaix du Caire. Tous les voyageurs savent que la perfection des manières doit être cherchée non dans nos palais et nos hôtels, mais sous les tentes des Bédouins. Dans l’état actuel du monde, cette question est affaire de longitude et de latitude. Un paysan italien a souvent de meilleures façons qu’un comte anglais. L’Italien, quelle que soit l’élégance de son maintien, ne peut soutenir la comparaison avec le Grec, plus souple que lui, et ce dernier doit à son tour céder la palme à l’Arabe, « un homme dont chaque geste est une leçon dans ce plus haut des arts sociaux. » — « Lorsque nous sommes dans une cité orientale, dit M. Dixon, même dans un désert d’Orient, cette question se présente perpétuellement sur nos lèvres : qui a appris à ce muletier là-bas à s’incliner et à sourire ? qui a donné avec une pareille plénitude cette grâce à ce cheik à la peau tannée ? Une dame qui entre dans un camp arabe pour y passer la nuit ne ressentira aucune crainte, à moins qu’elle ne soit avertie par quelque expérience antérieure, car le cheik sous la tente duquel elle se trouve possède dans une perfection rarement rencontrée ce don de la démarche et du discours que dans notre Occident nous cherchons seulement, sans l’y trouver toujours, parmi les hommes du plus haut rang. Comment le Bédouin acquiert-il ce don princier ? Il ne le tire pas de sa richesse et de sa puissance, une bande de chèvres, un troupeau de moutons, sont ses seuls biens ; il ne le tire pas de ses efforts d’esprit, il peut à peine lire et écrire. Le cheik qui inspire cette confiance, loin d’être un prince, un prêtre, obligé par nature et par condition à agir droitement, peut être un voleur, un proscrit, un assassin, et porter les traces du feu et la tâche du sang sur cette main qu’il agite avec une grâce enchanteresse. Cependant il a l’air d’un prince. Tous les Orientaux ont ce charme sans nom. Un paysan syrien vous reçoit dans sa hutte de pierre, fait son signe de croix et émet le souhait que la paix soit avec vous avec des formes auxquelles un calife n’aurait rien à ajouter. » À ce singulier phénomène, M. Dixon donne la singulière explication que voici. En tout pays du monde, le degré de liberté peut être mesuré par le degré d’imperfection des manières. De mauvaises manières sont une conséquence nécessaire de la liberté. Là où fleurit le despotisme fleurit aussi la politesse, là où fleurit la liberté foisonnent l’insolence, l’arrogance et la brutalité. Voyez les hommes de très grand génie ou de très grand caractère, ils se distinguent rarement par ces dons de la politesse et de la grâce. Il en est des peuples comme des individus, ils sont polis tant qu’ils sont esclaves ; faites qu’ils se redressent, et du jour au lendemain ils vont oublier leurs manières. La France depuis la révolution a perdu sa réputation pour les saluts et les sourires. « Un Souabe est moins poli à Omaha qu’à Augsbourg, un homme du Munster à Baltimore qu’à Cork. Fritz ne vous dira pas bonsoir sur les bords du lac Érié, Pat ne vous tirera pas son chapeau à New-York. » Est-ce un bien ? est-ce un mal ? M. Dixon conclut que c’est un petit mal pour un grand bien.

J’ai choisi cet exemple tout exprès parce qu’il montre fort bien ce qu’il y a de subtil et en même temps d’incomplet dans la manière de raisonner qui est propre à M. Dixon. Aussi vraie que soit son explication, elle ne saisit cependant qu’une des causes du phénomène et n’atteint pas les principales. Au lieu de dire que le degré d’excellence des manières peut se mesurer sur le degré d’obéissance d’un peuple, il serait plus juste de dire que la politesse d’une nation est toujours en rapport avec l’ancienneté de sa civilisation. Tout le secret de la politesse orientale consiste dans ce fait que la civilisation des peuples de l’Orient a son origine dans la nuit des temps. L’ancienneté de l’action règle le geste de la main, la démarche du corps, l’intonation de la voix. En outre la politesse des manières est et sera partout un signe infaillible qu’une société est non plus à l’état fluide et de formation, mais à l’état concret et de fixité, qu’elle a trouvé ses lois et son code moral, que les droits réciproques de chacun sont définitivement arrêtés et reconnus. La déférence arrive dans une société lorsque les divers groupes de citoyens qui la composent ont cessé de chicaner sur les limites de leurs droits réciproques, de même que les propriétaires voisins vivent en bonne intelligence lorsque les limites de leurs champs sont nettement tracées. Enfin elle est une preuve que l’individu est arrivé à cet état de perfection difficile qui consiste à mettre sa volonté propre d’accord avec les volontés des autres, qu’il a pris l’habitude de la contrainte morale, source de la sociabilité, qu’il est parvenu à faire de cette contrainte, qui d’abord fut un effort douloureux, une grâce et un plaisir. Si les manières sont moins parfaites en Occident qu’en Orient, c’est que les sociétés européennes sont moins anciennes que les sociétés asiatiques; si les manières américaines ont moins de grâce que les manières européennes, c’est que la société est d’un côté de l’Océan en voie de formation, tandis que de l’autre elle a depuis longtemps atteint sa croissance définitive; si dans quelques-unes de nos sociétés européennes enfin la politesse est moins grande qu’autrefois, c’est que ces sociétés ont changé de formes, que dans ce nouvel état les droits et les devoirs nouveaux des citoyens sont encore mal arrêtés, et que l’individu n’a pas eu encore le temps d’apprendre cette contrainte morale qui est la racine de toute politesse.

Tout doit se mesurer sur la plus vaste échelle dans cette république aux proportions gigantesques, et qui présente la vivante image du fabuleux pays de Brobdingnac. Une incroyable variété de races existe sur l’immense surface de son territoire. Dans notre Europe, les contrastes les plus tranchés des races ne sont que des nuances d’un même sang; leurs mélanges les plus violens ne sont que des affinités récalcitrantes qui ont été contraintes, leurs différences ne sont que des différences d’âme et de caractère; leurs dissemblances, en un mot, de quelque nature qu’elles soient, sont historiques et non physiologiques. Aux États-Unis, ce sont les quatre grandes races entre lesquelles se partage physiologiquement, anatomiquement l’humanité, qui se trouvent en présence, la race blanche, la race noire, la race jaune et la race rouge, dans des proportions inégales sans doute, mais qui sont telles cependant qu’elles donnent sérieusement à réfléchir. Un fait fort curieux ressort en effet des observations de M. Dixon, c’est que les deux races, noire et jaune, compensent jusqu’à un certain point leur infériorité de nombre par la force qu’elles tirent de leur localisation dans une région particulière, force qui, s’accroissant en progression normale, doit finir un jour ou l’autre, si aucun obstacle ne vient à la traverse, par les rendre maîtresses de ces régions. L’homme blanc n’a pas de région préférée, il est partout chez lui, de la frontière la plus septentrionale du Maine au dernier district de la Californie. Il n’en est pas ainsi de la race noire et de la race jaune. Il y a quatre millions de nègres aux États-Unis qui presque tous habitent ces régions du sud où leur esclavage vient de se briser, et qui semblent éprouver une répugnance insurmontable à en habiter d’autres. Le nègre est un être moins libre que les hommes des autres races des conditions du climat. Pareil à ces plantes qui ne croissent fertiles qu’arrosées de ses sueurs et qui se montrent ingrates envers le travail de l’homme blanc, il lui faut les pays du sud, avec lesquels il s’harmonise si heureusement, et dont il est un élément pittoresque presque nécessaire. Pas plus que le riz, le coton et le tabac, le nègre n’aime les régions du nord, où il a cependant toujours eu ses plus chauds avocats, et d’où est parti le signal de son émancipation. « Même aujourd’hui, où le Massachusetts et le Connecticut l’amorcent par l’offre de bons gages, d’un travail aisé et d’un peuple sympathique, il refuse d’aller s’y établir. Il endure tout juste New-York; les plus intrépides de sa race consentent à peine à rester à Saratoga et à Niagara après les mois de l’été. Depuis que Sam a pu vivre libre dans le sud, il a tourné le dos au froid et amical nord pour aller chercher un lieu de séjour où il y eût plus de soleil. » Le nègre est un fait tout local aux États-Unis, dit M. Dixon; mais ce caractère ne le rend que plus considérable. N’est-il pas inévitable en effet que ces quatre millions de nègres aujourd’hui affranchis deviennent, par l’effet même de la liberté, les maîtres du pays qu’ils chérissent? Quatre millions de nègres libres s’employant à une culture qui réclame de préférence leur travail ne peuvent manquer de devenir propriétaires de terres qu’eux seuls s’entendent à rendre fertiles. Ils ont acquis les droits du citoyen, ils voteront, et comme ils seront les plus nombreux, c’est leur esprit qui dictera les lois. Quelle résistance alors pourront leur opposer les anciens propriétaires, déjà dépouillés et ruinés? Quelle résistance pourront leur opposer les travailleurs de race blanche, qui se trouveront vis-à-vis d’eux dans une réelle infériorité? Ces conditions nouvelles étant données, serait-il bien étonnant que nos descendans, à une date plus rapprochée qu’on ne pense, eussent le spectacle d’une république ou d’un empire nègre dans les états du sud?

Quant à l’invasion des hommes de race jaune, c’est un fait tout récent et qui ne remonte pas plus haut que les années qui ont suivi la découverte de l’or en Californie. Ils sont là soixante mille, Chinois ou Malais, qui, renouvelant les anciennes migrations, ont abordé en Amérique par les mêmes points où leurs ancêtres pénétrèrent autrefois, et ont fixé en Californie et dans les districts de l’ouest leur séjour temporaire, séjour temporaire dans leur intention, mais qui pour la plupart devient définitif. Poussés par le besoin hors de leur pays, engagés comme coulies et travailleurs libres, ils étaient d’abord venus dans l’intention d’amasser un petit pécule et puis de s’en retourner en Orient. Les circonstances, plus fortes, les ont retenus, et le nombre de ceux qui restent ou viennent excède le nombre de ceux qui partent. Dans ces régions des mines, ils ont, comme les nègres dans le sud, une supériorité réelle sur les hommes de race blanche, c’est qu’ils sont propres à tous les genres de travaux. « Depuis le travail des mines jusqu’à la confection d’une omelette ou le repassage d’une chemise, ils sont bons pour tout travail par lequel les dollars peuvent être gagnés. Hop-chang tient une buanderie, Chi-hi sert comme cuisinier, Cum-thing est une servante pour tout faire. Souples et patiens, ces hommes jaunes, quoiqu’ils soient loin d’être robustes, recherchent âprement tout genre de travail; mais ils préfèrent les emplois des femmes à ceux des hommes, ils sont surtout heureux quand ils sont engagés pour laver le linge, soigner les enfans, servir à table. Ils font de bons sommeliers et de bonnes femmes de chambre. Loo-sing, un joyeux vieux Chinois qui a l’air d’une vieille femme à longue queue, blanchit vos chemises, les empèse et les repasse en perfection, à ce détail près que vous ne pouvez le persuader qu’il doit se dispenser de cracher sur les poignets et les devans. A ses yeux, cracher sur le linge équivaut à y semer des gouttes d’eau, et ses habitudes à cet égard sont telles que vous auriez beau le tirer par sa queue ou lui brûler avec son fer le bout de son petit nez camus, vous ne le convaincriez pas que ce n’est pas pour vous la même chose. » Ces milliers d’hommes jaunes habitent tous, disons-nous, les mêmes régions, celles de la Californie, en sorte que, l’émigration continuant, on peut prévoir le moment où une société asiatique sera formée sur les rivages de r Océan-Pacifique. Un seul fait peut mettre obstacle à cet événement, c’est l’absence de femmes de race jaune. Ces travailleurs asiatiques partent seuls, et rarement, quand ils s’établissent, ils font venir leurs compagnes, en sorte que l’écart entre les deux sexes est dans la proportion de 1 à 18. Ainsi, sur deux points de ce vaste territoire, l’empire de l’homme de race blanche est disputé ou menacé, fait considérable et que n’avait pas prévu la constitution républicaine, qui ne fut jamais faite ni pour des hommes de race noire ni pour des hommes de race jaune.

Il est d’autres régions où cet empire de la race blanche est disputé avec un acharnement héroïque souvent, cruel plus souvent encore : ce sont les vastes solitudes à l’ouest du Mississipi et du Missouri, aujourd’hui suprême asile de ces hommes de race rouge autrefois maîtres de tout le pays. Les Indiens occupent une grande place dans le livre de M. Dixon, qui donne à leur égard les détails les plus intéressans. Comme les nègres et les hommes de race jaune, ils sont localisés; mais cette localisation, loin d’être pour eux un principe de force comme pour les deux autres races, est au contraire un principe de faiblesse, car elle est le fait de la fatalité des circonstances et non du libre choix. On a souvent blâmé la politique que les Américains ont tenue à l’égard des Indiens; à mon avis, les explications fournies par le livre de M. Dixon la justifient pleinement. Dans le Comme il vous plaira de Shakspeare, un misanthrope excentrique qui ne peut souffrir que les amoureux gravent leurs noms sur l’écorce des chênes s’indigne contre la férocité de l’homme qui vient poursuivre sur leur propre domaine les fauves citoyens des forêts. Il n’est personne d’entre nous qui prenne plus au sérieux qu’elle ne le mérite cette boutade du misanthrope Jacques; les accusations qui ont été élevées contre la conduite des Américains dans leurs rapports avec les Peaux-Rouges ne sont cependant pas beaucoup plus sérieuses. Pour que le Peau-Rouge puisse vivre selon ses lois de sauvage, il faudrait non-seulement que l’œuvre de la civilisation se ralentît, mais qu’elle disparût. Peu à peu les Peaux-Rouges ont été relégués dans les territoires à l’ouest du Mississipi et du Missouri; or dans ces solitudes même la civilisation les trouble sans le vouloir, et restreint leurs droits, quelques ménagemens qu’elle y mette. Voici un exemple entre beaucoup d’autres. Il s’agit d’ouvrir une route allant de Saint-Louis au Lac-Salé, route indispensable et dont l’homme rouge, s’il lui plaît, pourra profiter comme l’homme blanc. Vous nous la donnez belle, répondent Nez-Romain, Faucon-Noir, Chien-Tacheté et autres chefs avec lesquels il faut traiter; qu’est-ce que cela nous fait que cette route soit libre pour l’homme rouge comme pour l’homme blanc? Vous violez notre territoire et vous restreignez nos terrains de chasse. Est-ce qu’un Indien aurait le droit d’aller chasser dans vos champs de l’Ohio? C’est cependant un dégât bien plus considérable que vous commettez en ouvrant une route sur notre territoire. Vos malles-poste et vos chariots font fuir le buffle, animal indépendant qui déteste le voisinage de l’homme blanc. Le dommage que ces routes causent à l’homme rouge, Faucon-Noir l’a résumé par cet axiome d’une concision pittoresque : « lorsque l’homme blanc arrive, le buffle s’en va; lorsque le buffle s’en va, la femme et l’enfant meurent. » — « Si les Indiens connaissaient nos cris de partis, dit ingénieusement M. Dixon, nul doute qu’ils n’adoptassent ce cri de guerre : les terrains de chasse pour les chasseurs ! » Les Indiens vivent exclusivement de la chasse ; or le terrain qui est nécessaire à un tel genre d’existence serait suffisant pour nourrir une population vingt fois, cent fois plus considérable, composée de pasteurs et d’agriculteurs. Vous pouvez comprendre maintenant comment les Américains, par le fait seul de leur présence, nuisent aux Peaux-Rouges et les déciment, sans avoir besoin de recourir à aucune de ces pratiques machiavéliques dont on les a trop libéralement accusés.

Mais, objectent quelques sentimentalistes qui nous paraissent ici mauvais logiciens, le pays appartenait primitivement aux Indiens, et ils en ont été dépouillés par les blancs. En principe, la terre n’appartient, après Dieu, qu’au premier qui la cultive. Or les Peaux-Rouges l’ont-ils jamais cultivée, la cultivent-ils aujourd’hui? L’ont-ils jamais par le travail fait passer des mains de Dieu dans les leurs? Non, ils ont vécu sur le sol de l’Amérique comme un produit naturel, au même titre que les buffles et les antilopes, et il n’est pas plus raisonnable de les considérer comme les premiers propriétaires du pays que les buffles et les antilopes. Tel est le raisonnement de M. Dixon, et, pour notre part, nous le déclarons irréfutable. Cela dit, reste cependant une question de justice et d’humanité qui désarme toute logique, et qui est faite pour troubler le cœur le plus ferme. Une compensation est pourtant due à ces hommes que la civilisation dépouille fatalement. Laquelle? une compensation en argent, en rentes pour les terrains de chasses dont ils se trouvent frustrés? Elle a été accordée dès les jours de Washington, et elle n’a jamais paru suffisante à la conscience de ceux qui la donnaient. Une telle compensation ne peut empêcher de mourir de faim une population qui ne vit et ne veut vivre que de la chasse. Que faire alors? Essayer de les initier à la civilisation, de faire naître en eux goût et estime pour les arts de l’agriculture, qu’ils ont toujours fait profession de mépriser? Toutes les tentatives que des philanthropes malavisés ont essayées pour civiliser les Indiens ont pitoyablement échoué. « Une tribu de Senecas fut établie dans un bel emplacement près du fleuve Alleghany, une tribu d’Oneidas fut établie sur un terrain de réserve, au centre de l’état de New-York, à Oneida Creek. Argent et soins furent prodigués en faveur de ces restes des nations rouges; on leur défricha des fermes, on leur bâtit des maisons, mais ils ne voulurent jamais se résoudre à travailler de leurs mains avec la prudence et la continuité qui sont nécessaires au succès dans la production des céréales et du bétail. Une bonne moisson les rendait paresseux et imprévoyans; une mauvaise moisson les décimait par la disette et la maladie. Une ou deux familles dans lesquelles il y avait une teinture de sang blanc donnèrent de très bons agriculteurs, les autres vécurent sur leurs terres tant qu’il leur fut possible de vendre le bois et le gibier. Lorsque le bois devint rare et que le gibier disparut, ils commencèrent à vendre la terre et à émigrer dans la contrée sauvage de Green-Bay. La plus grande partie de la tribu a maintenant quitté Oneida; à l’exception peut-être des Walkers, tous laisseront leur ancienne crique dans un temps donné. Bill Beechtree (Guillaume Arbre de Hêtre), un de ceux qui restent, me tailla quelques cannes en bois d’hickory et me montra des arcs et des flèches qu’il façonne pour les vendre. Il ne peut et ne veut faire rien autre chose. Quoiqu’il n’ait jamais bandé un arc contre un ennemi dans sa vie et qu’il ait une voix agréable pour chanter des psaumes, il considère toute autre occupation que celle de tailler des cannes et d’embarber des flèches comme indigne du fils d’un brave. » Ainsi toute compensation semble inutile, et la population civilisée se trouve à l’égard des Indiens dans cette situation, la plus douloureuse qui puisse éprouver la conscience, de commettre l’iniquité fatalement, en sentant qu’elle la commet, et de n’avoir aucune ressource sérieuse pour réparer le mal qu’elle fait involontairement à la race rouge par le seul fait de son existence et de son activité nécessaire.

L’Indien de l’Amérique du Nord semble donc condamné par son incapacité de se transformer et de changer d’état. à y a cependant des exceptions à cette règle et même en assez grand nombre. Les Delawares, qui sont établis près de Leavenworth, dans le Kansas, et surtout les Pottowatomis de la mission catholique de Sainte-Marie se sont adonnés à l’agriculture, à l’élève du bétail, et vivent familièrement au milieu des blancs. « Les Pottowatomis ont eu le bonheur d’attirer sur leur établissement du Kansas la sage attention d’un évêque catholique. A la mission de Sainte-Marie, une demi-douzaine de prêtres ont fondé des écoles et des chapelles; ils ont enseigné à ce peuple la religion et l’ont dressé aux habitudes de la vie domestique. Deux mille enfans reçoivent des leçons de ces prêtres. Les huttes sont mieux bâties, les bestiaux mieux soignés, et la terre mieux cultivée à Sainte-Marie que dans aucune autre colonie d’Indiens que j’aie vue, à l’exception d’une seule. » Cette exception, c’est l’existence de quelques familles Shawnees à Wyandote, sur le Missouri, qui se sont parfaitement acclimatées à la civilisation et ont mêlé leur sang à celui de la race blanche. Ces faits méritent qu’on s’y arrête, car ils proclament l’unique accusation que l’on puisse porter contre les hommes de race saxonne dans leurs relations avec les Indiens, accusation que M. Dixon, qui l’omet, a cependant indirectement formulée lorsqu’il a reconnu tout ce que la froide réserve et l’orgueil saxon avaient d’intolérable pour les autres peuples. Le sang indien, mêlé au sang noir et au sang blanc, domine au Mexique malgré les effroyables cruautés de la conquête et les dures exactions de la domination espagnole, et les Indiens de l’Amérique du Nord ne peuvent résister à une politique qui, de quelque manière qu’on la juge, n’a jamais eu rien de la cruauté espagnole. Les débris des Indiens du Canada ont été réduits à l’état le plus pitoyable sous la domination anglaise; mais, à voir la facilité avec laquelle nos Français avaient pris leurs habitudes et étaient entrés dans leur familiarité, il est permis de supposer qu’ils ne seraient point tombés aussi bas, si le Canada avait continué à rester nôtre. Peut-être est-ce simplement cette froideur d’orgueil naturelle au Saxon qu’il faut accuser. Il y a un certain pédantisme dans la conduite que la fierté de la race inspire au Saxon dans ses rapports avec les autres peuples, surtout avec les peuples barbares; or fiez-vous au pédantisme pour stériliser la vie là où il passe, il s’y entend comme ne s’y entendront jamais les passions les plus féroces. Et puis il y a de singuliers mystères dans la sympathie et l’antipathie. Nous avons tous pu remarquer, par exemple, qu’un homme frêle et maigre se fera toujours obéir moins facilement du vulgaire qu’un homme replet et puissant; le géant Goliath sera toujours le roi des Philistins. Il y a dans le type physique du Saxon, dans ses traits nets et anguleux, dans sa tenue rigide et automatique, dans son accent guttural et ses paroles hachées, quelque chose qui éloigne les hommes de race inférieure. Nous le voyons sur notre continent, où l’éternelle caricature de l’Anglais n’a pas d’autre origine que cette impuissance du vulgaire à pénétrer plus avant que les particularités extérieures du type physique. Que sera-ce alors pour le sauvage et l’homme tout à fait naïf? Je me souviens d’avoir été très frappé, il y a quelques années, d’une observation rapportée de Californie par un voyageur fort peu lettré, mais dont le témoignage naïf n’en était que plus précieux. Souvent, dans les premiers temps de la découverte de l’or, les Indiens s’avançaient par troupes vers les travailleurs. Or, s’il arrivait qu’un Anglais leur adressât la parole dans sa langue, c’étaient des rires, des pantomimes grotesques, des grimaces, des imitations burlesques du geste et de l’accent à n’en plus finir; mais entendaient-ils le son de la langue française ou de la langue espagnole, soudain toute parodie cessait. Nous n’attribuons pas à ce fait plus d’importance qu’il n’en mérite; toutefois nous nous permettrons de remarquer que des causes aussi légères en apparence ont déterminé les plus grands événemens, et que, si la longueur du nez de Cléopâtre a décidé des destinées du monde, il n’est pas impossible que les Indiens se fussent acclimatés plus facilement à la civilisation, si l’accent anglais avait été moins guttural et le type anglais moins raide.

De même que les nègres avant la guerre d’émancipation, les Indiens ont aux États-Unis de puissans amis, et ces amis, comme ceux des nègres, sont dans les états du nord; mais M. Dixon fait très judicieusement remarquer que cette sympathie du nord est singulièrement inefficace, étant pur dilettantisme. Depuis un demi-siècle, les hommes du nord n’ont plus rien à démêler avec les Indiens, qui sont devenus pour eux ce qu’ils étaient pour nous au temps du Huron de Voltaire, des êtres poétiques, des héros de romans et de romances, une manière d’idéal de la vie libre au sein de la nature. Les gens de l’ouest, qui les voient de plus près et qui chaque jour ont affaire avec eux, les jugent un peu différemment, et les appellent sans façons voleurs, brigands et assassins. C’est qu’ils ont eu leurs fermes incendiées, leurs frères scalpés, leurs femmes et leurs filles violées par eux avec des circonstances révoltantes. Bref, il règne sur ce sujet des Indiens entre le nord et l’ouest de d’Amérique à peu près la différence qui règne parmi nous sur le sujet des Arabes entre les philanthropes de nos salons parisiens et les officiers qui ont fait la guerre d’Afrique. Vous vous rappelez ces Arabes enfumés par le colonel Pélissier qui firent jeter des cris d’humanité si sincères à notre opposition, alors que Louis-Philippe était roi; pareille chose arrive fréquemment dans le nord lorsque l’autorité militaire chargée de la garde des territoires de l’ouest se voit contrainte à quelque acte de vigueur. Il n’y eut pas assez de clameurs d’indignation, il y a deux ans, lorsqu’on connut le massacre qu’un corps de cavalerie commandé par le colonel Shevington avait fait d’une troupe de Cheyennes dans le territoire du Colorado, exterminant à l’aveugle guerriers, femmes et enfans. « Antilope Blanche tomba comme le héros d’un poème, car, voyant que la défense était inutile, l’évasion impossible, il monta sur un monticule de sable, et, ouvrant sa jaquette brodée, ordonna aux faces pâles de faire feu. Il roula à terre avec vingt balles dans le corps. » Mais ce que le nord ne disait pas ou ne savait pas, c’est que cette terrible exécution était une représaille des atrocités commises par ces mêmes Indiens. Près de Denver, à Running-Creek, vivait un laborieux cultivateur nommé Hungate. Un beau jour, les Peaux-Rouges se jettent sur sa ferme, enlèvent ses bestiaux, brûlent sa maison et ses granges, violent sa femme, massacrent ses enfans et le fusillent lui-même. « Les têtes de toutes les personnes de la famille d’Hungate furent scalpées, leurs corps hachés et mutilés. Lorsqu’ils furent découverts dans cet état, ils furent portés dans la ville de Denver, où l’on en fit une exhibition publique comme celle des blessés de Paris en 1848, ce qui exaspéra jusqu’à la fureur le sang chaud des hommes du Colorado. » Ainsi ce qui est poésie dans le nord est brutale et sanglante réalité dans l’ouest. Ce fait prouve une fois de plus combien les hommes supportent patiemment les coups que d’autres reçoivent et combien ils sont tolérans envers les offenseurs d’autrui.

Ainsi, jusqu’à présent, la civilisation n’a pu mordre sur la vie sauvage, et toutes les leçons que les hommes de race saxonne ont été capables de donner aux Indiens ont consisté à leur apprendre à boire du whisky et autres variétés de l’eau de feu, leçons qui étaient plus que compensées par celles que les Peaux-Rouges ont données à l’univers entier sur l’art de se détruire le corps et l’âme en fumant l’herbe indienne. Les deux bienfaits se valent, les sauvages se trouvent donc en compte exact avec la civilisation; mais la balance du compte de la civilisation avec les Indiens est loin d’être si bien équilibrée. Un des plus curieux et des plus ingénieux chapitres du livre de M. Dixon est celui qu’il consacre à l’influence exercée par les Peaux-Rouges sur les mœurs et les croyances américaines. Il y a dans ce chapitre quelque paradoxe et infiniment de finesse. Tous les peuples vaincus ont pris à la longue leur revanche en conquérant leurs vainqueurs à leurs mœurs et à leur esprit. Les Tartares mantchoux sont devenus Chinois; les Normands sont devenus Anglais; les Israélites finirent par subir l’influence des tribus idolâtres qu’ils avaient vaincues, etc. De même les Peaux-Rouges, chassés, traqués, massacrés, se sont vengés en insufflant leur âme sauvage et païenne à leurs dominateurs chrétiens. Par exemple, le spectacle de leurs mœurs et de leur vie de famille a conduit insensiblement les Américains à penser librement sur le sujet du mariage et de la pluralité des femmes. A l’heure qu’il est, la polygamie est une institution américaine en fait et en droit, en droit dans l’état d’Utah, en fait dans les districts barbares de l’ouest. Ils leur ont infusé leur férocité et leurs méthodes particulières de vengeance; ils ont dénaturé leurs croyances religieuses et introduit parmi eux les superstitions propres aux enfans des prairies et des lacs. Les tables tournantes, les esprits frappeurs, surtout la croyance à l’incessante communication des morts avec les vivans, — croyance essentiellement américaine et que l’on rencontre dans les sectes les plus dissemblables, chez les spiritualistes, chez les mormons, chez les shakers, — l’idée de la pluralité des dieux, qui forme l’un des dogmes de la religion mormonne, tout cela est d’origine indienne. C’est à se demander si ce brave Joseph Smith n’a pas eu une inspiration de génie lorsqu’il a prétendu que les Indiens avaient été les dépositaires d’une révélation destinée à changer les croyances de l’Amérique; mais laissons M. Dixon raconter lui-même les singuliers effets de cette influence.


« Presque tous les vieux trappers et conducteurs de chariots qui ont vécu parmi les Indiens sont polygames : Jean Baker, de Clear Creek, a deux femmes ; Mageary, de South Platte, en a trois ; Bent, de Smoky Hill, en a, paraît-il, épousé six. Comme le disait un chef indien au colonel Marcy, la première chose qu’un Yengee demande dans les plaines, c’est abondance de femmes. Si Petit-Ours boit et bat à mort sa squaw, Jean Smithers a appris à se faire un jeu d’enlever les chevelures. J’entends raconter dans les plaines des aventures qui glacent le cœur. Jack Dunkier, de Central City, scalpa cinq Sioux en présence d’un de ses camarades, blanc comme lui. Ce même enfant du Colorado entra, dit-on, à Denver, avec la cuisse d’un guerrier indien pendue à sa selle, cuisse qu’il avait coupée du tronc, et dont il se vanta d’avoir vécu pendant deux jours. Personne ne crut l’histoire, mais une vanterie est un fait dans son genre, et il n’est pas douteux qu’à Denver un homme blanc s’est glorifié d’avoir fait bouillir et d’avoir mangé des tranches de chair humaine. Un Pawnee serait fier d’un tel acte et s’en vanterait lorsqu’il serait revenu auprès de sa tribu. Le Yengee apprend vite à imiter les crimes de l’homme rouge. Un des volontaires de Sand Creek revint à Denver avec le cœur d’une femme piqué au bout d’un pieu; après avoir tué la femme indienne, il lui avait ouvert la poitrine et en avait tiré le cœur. Personne ne le blâma, et son trophée fut reçu avec des acclamations par la canaille dans les rues. Je suis heureux de dire que l’opinion des blancs subit un changement à l’égard de l’acte de cet homme, même dans les barbares districts des mineurs, non que personne songeât jamais à l’arrêter pour ses crimes, ou que ses camarades pensassent plus mal de lui pour sa brochette, mais les plaisanteries du cabaret, du tripot, de l’estaminet, se mirent à pleuvoir sur cet exploit, et ce garçon, manquant d’esprit et de patience, s’enfuit de la ville et ne revint plus. Chez les Cheyennes, un tel crime aurait élevé un guerrier au rang de chef. Un outrage qui me parut plus révoltant même que le meurtre d’une squaw indienne en temps de guerre, quoique cet outrage n’implique pas perte de vie, c’est la violation des tombeaux indiens par les Yengees. Un convoi du gouvernement, passant à travers le territoire indien, arriva près d’un entassement de pierres et de quartiers de rocher que le trapper expérimenté qui accompagnait le convoi désigna comme le tombeau de quelque grand chef; alors les gars de l’ouest découvrirent le sépulcre, jetèrent dehors les os du guerrier mort, et enlevèrent l’arc et les flèches, la cuiller de corne de buffle (un officier de l’armée des États-Unis me donna cette corne comme souvenir), les colliers, les ornemens et les restes d’une robe de buffle dans laquelle le chef avait été enveloppé pour son dernier repos. » Un point plus contestable, c’est la prétendue influence que M. Dixon attribue aux sauvages sur les institutions et les principes politiques de l’Amérique. Selon lui, la constitution des États-Unis serait fondée sur la philosophie politique des sauvages, et les théories des droits des états et de l’extension, non par la conquête, mais par l’annexion des populations, seraient d’origine iroquoise. Il y a dans cette allégation quelque chose de très vrai pour ce qui concerne la méthode d’annexion propre aux États-Unis; mais, pour ce qui est de la théorie des droits des états, vrai fondement de la république, théorie bien malade, hélas! aujourd’hui, si même elle n’est défunte, il me paraît plus sage de continuer à croire qu’elle a sa source dans les habitudes anglaises de liberté municipale, dans les tendances germaniques à la décentralisation, dans les principes religieux du protestantisme, dans la différence d’origine des divers états. La théorie des droits des états, c’est la dernière et très pure incarnation de la liberté féodale, qui, après bien des avatars successifs, est arrivée, en se perfectionnant toujours, à se mettre en harmonie avec la raison et la justice.

Les Peaux-Rouges ayant si heureusement réussi à faire des blancs leurs imitateurs en férocité, le lecteur ne sera point surpris d’apprendre que la ville de Denver, dans le district du Colorado, peut être décrite comme une véritable cité de démons, — de démons mâles s’entend, car, jusqu’à ces derniers temps, Denver, la cité des plaines, était habitée exclusivement par des mineurs et des pionniers célibataires, dont les plus riches faisaient leurs délices des Indiennes et des négresses. La nécessité crée les mœurs; on peut juger de celles de Denver par la petite statistique que voici : la ville a quatre mille habitans, une demi-douzaine de chapelles, cinquante maisons de jeu et cent cabarets.


« Une maison sur cinq paraît être un cabaret, une maison sur dix paraît être un lieu de prostitution ou un tripot; elle est souvent les deux. Dans ces horribles bouges, la vie d’un homme ne compte pas plus que celle d’un chien. Jusqu’à ces deux dernières années, où les choses commencèrent à changer en mieux, il était presque immanquable que les honnêtes gens fussent chaque nuit réveillés de leur sommeil par l’explosion d’une arme à feu; lorsque venait le jour, on découvrait qu’un cadavre avait été lancé d’une fenêtre dans la rue. Jamais on ne faisait d’enquête sur les causes de ces morts. Les honnêtes gens disaient simplement : « Bon, il y a un pécheur de moins dans Denver, et puisse son meurtrier subir aujourd’hui le même sort!... » Une dame que je trouvai à Denver, femme d’un ex-maire de cette ville, me dit que lorsqu’elle arriva, il y a cinq ou six ans, il y avait, en outre des criminels, soixante personnes couchées dans le petit cimetière dont aucune n’était morte de mort naturelle. Une exacte enquête me montra que ce chiffre était quelque peu exagéré, mais qu’il était de bien peu au-dessus de la vérité... Une nuit, pendant que j’écrivais dans ma chambre, un coup de pistolet retentit près de ma fenêtre, je l’ouvris, et je vis un homme qui se tordait à terre. Au bout de quelques minutes, il fut emporté par ses camarades; personne ne suivit son assaillant, et j’appris le jour suivant que l’assassin n’était pas sous garde, que personne ne savait au juste où il était. En face de ma fenêtre, il y avait un puits où deux soldats étaient venus boire; un gentleman anglais qui se trouvait sur le balcon de Planter’s House entendit un des soldats dire à l’autre : « Regarde, voilà un savetier, tire sur lui. » À ces mots, son camarade leva son arme et fit feu. Le pauvre crépin rentra précipitamment dans sa boutique et ferma la porte. Il l’avait échappé belle, car la balle avait traversé la façade de sa maison et s’était logée dans le mur en face. On ne fit rien à ces deux soldats, et tous ceux à qui j’exprimai mon indignation d’une telle négligence de la part des officiers s’étonnèrent de ma surprise... Un meurtrier notoire vivait près de Central City; il était connu qu’il avait tué six ou sept hommes, mais nul ne pensa à intervenir jusqu’à ce qu’il fût pris sur le fait même. Quelques personnes s’imaginèrent qu’il était sincèrement contrit de ce qu’il avait fait, et lui-même, lorsqu’il buvait ses cocktails avec ses brutaux compagnons, avait coutume de dire qu’il était las de verser le sang. Un jour, traversant à cheval Central City, il rencontra un ami qu’il invita à boire. L’ami, qui ne désirait pas être vu plus longtemps en si mauvaise compagnie, déclina l’invitation, sur quoi le gredin tira son pistolet, et dit avec une comique pantomime de répugnance: « Bon Dieu! ne pourrai-je jamais venir dans la ville sans tuer quelqu’un? » et il envoya à son ami une balle dans le cœur. Saisi par la foule indignée, le gredin endurci fit un aveu sommaire, reçut un jugement sans appel, et subit un exhaussement nocturne au fameux cotonnier du fossé de la ville. »


Depuis deux ans néanmoins les choses ont changé en mieux, et une faible aurore de justice et d’ordre moral a commencé à luire. Deux hommes remarquables et un tout petit fait très puissant ont contribué à amener ce changement. Les deux hommes remarquables sont William Gilpin, gouverneur du Colorado, et le shérif Robert Wilson; le petit fait puissant, c’est la présence d’une douzaine de dames américaines et anglaises parmi ces brutes énergiques. William Gilpin, Pensylvanien d’antique famille, est le descendant de ce Gilpin qui fut le compagnon de William Penn. Le gouverneur du plus barbare district des États-Unis représente donc ce qu’il y a de plus pur dans la civilisation morale du passé de son pays, difficile situation, mais qui n’est pas plus singulière que celle des clercs et des administrateurs de la civilisation romaine en face des barbares. Comme tous les hommes des vieilles races qui se sont trouvés en face d’une vie nouvelle et qui ont fait effort pour en comprendre les nécessités et les exigences, William Gilpin abonde en apparentes contradictions; c’est un quaker et c’est un soldat, il a fait autrefois la guerre du Mexique et s’est élevé au grade de lieutenant-colonel, « Il se décrit à moi comme étant par sympathie un quaker-catholique, c’est-à-dire un homme qui embrasse dans sa personne les extrêmes de la pensée religieuse, le sentiment de la personnalité avec le dogme de l’autorité, les formes les plus larges de la liberté avec les plus étroits canons de l’ordre; alliance inaccoutumée de sentimens et de sympathies qui ne s’est pas faite en un jour et qui ne sort pas d’une fantaisie individuelle, mais qui est le résultat d’une longue histoire, d’une longue tradition de famille, et qu’on ne pourrait trouver nulle part peut-être aujourd’hui dans cette génération, excepté sur la frontière qui unit la Pensylvanie quakeresse avec le catholique Delaware. » La plus grande contradiction qui existe chez de tels hommes, c’est la différence qu’ils établissent sans effort aucun entre leurs principes moraux et leur conduite pratique. William Gilpin n’accepte certainement pas en principe les moyens arbitraires de la justice sommaire, et cependant il se fait sans répugnance aucune aider dans sa tâche par un comité de surveillance qui est aussi mystérieux que l’ancien conseil des dix de Venise. Quels sont les membres de ce comité? où tient-il ses séances? On n’en sait rien; mais ce qui est sûr, c’est que nul fait ne semble échapper à sa connaissance, et que sa justice est aussi mystérieuse que son existence. Tout à coup un homme disparaît de la ville; nul ne s’inquiète de sa disparition, car tous. devinent ce qu’il est devenu. — Il est allé en haut, se dit-on. — Aller en haut, dans l’argot de l’ouest, signifie être accroché à la plus haute branche d’un arbre, en termes vulgaires, être pendu. Quoique ce tribunal soit mystérieux, on pourrait jurer cependant que le shérif Robert Wilson, connu familièrement dans l’ouest sous le nom de Bob Wilson, en fait partie, si même il n’en est pas le président. Ce shérif Robert Wilson mérite vraiment d’être présenté aux gens de bien comme un exemple de l’énergie qui leur est nécessaire en tous temps et en tous lieux, et à laquelle ils répugnent trop souvent. Jugez de lui par le petit fait que voici. Un jour trois chevaux furent volés à Denver. Après enquête, les soupçons du shérif tombèrent sur trois drôles nommés Brownlee, Carter et Smith, qui étaient récemment venus des mines dans la ville, et qui avaient disparu subitement. Bob Wilson s’arma, monta à cheval, et se mit seul à la poursuite des fugitifs, dont la capture aurait logiquement exigé le dévouement d’une brigade de gendarmes triés pour leur courage; mais les brigades de gendarmerie n’abondent pas dans l’ouest, et les honnêtes gens sont obligés d’y renouveler les exploits des chevaliers errans sur les malandrins de grandes routes.


« Le jour était venu quand il les attrapa, et comme ils ne le connaissaient point de vue, il entra en conversation avec eux, particulièrement avec Brownlee, en se faisant passer pour un mineur ruiné qui retournait chez lui, dans les états, et il voyagea avec eux depuis huit heures jusqu’à midi, dans l’espérance de rencontrer soit la voiture publique, soit quelque bande de marchands qui pourraient lui prêter main-forte ; mais il attendit en vain. A midi, il vit qu’il ne fallait espérer pour la journée aucune assistance, et, sentant qu’il lui fallait seul accomplir sa périlleuse besogne, il changea soudainement d’air et de voix, arrêta son cheval, et dit : « Messieurs, nous sommes allés assez loin, il nous faut rebrousser chemin.

« — Qui diable êtes-vous? hurla Brownlee en tirant son arme.

« — Bob Wilson, dit le shérif tranquillement, et je suis venu pour vous ramener à Denver. Vous êtes accusés d’avoir volé trois chevaux. Rendez vos armes, et vous serez jugés en bonne forme.

« — Allez au diable! rugit Brownlee en levant son pistolet. Avant qu’il eût pu en armer le chien, il avait une balle dans la tête, et il tomba à terre avec l’imprécation toute chaude sur ses lèvres. Smith et Carter, en entendant cette dispute derrière eux suivie de l’explosion d’un pistolet, se retournèrent soudainement et s’apprêtèrent à faire feu; mais, dans sa précipitation, Smith laissa tomber son arme, et en un clin d’œil Carter gisait à terre mort. Smith, qui avait sauté à bas de son cheval pour ramasser son pistolet, joignît alors les mains.

« — Venez ici, cria Wilson au voleur survivant, tenez mon cheval; si vous remuez, je fais feu, et vous voyez que je ne suis pas homme à manquer mon coup.

« — Vous tirez très bien, monsieur, répondit le voleur tremblant.

« — Maintenant, dit le shérif, je vais vous ramener à Denver avec les trois chevaux. Si vous les avez volés, tant pis pour vous; sinon, vous n’avez rien à craindre; en tout cas, vous serez jugé avec équité. »


II.

« Lorsque je suis venu ici, il y a quelques années, j’aurais donné je ne sais combien pour apercevoir à une distance d’un mille le cotillon d’une servante, » disait un colon de Denver. Il n’y a pas de femmes à Denver, mais cette ville n’est pas une exception, et l’une des causes qui retiendront longtemps dans un état de barbare anarchie ces nouveaux états et territoires, c’est l’absence du sexe féminin. Ce fait malheureusement ne s’arrête pas seulement à l’ouest, il étend sa désastreuse influence sur les États-Unis entiers. L’inégalité entre les deux sexes est moins grande dans le nord que dans le sud, dans le sud que dans l’ouest, mais elle existe également dans les trois régions. Lors du recensement de 1860, le nombre des hommes excédait celui des femmes de 730,000 âmes. La guerre civile, si meurtrière, aurait dû rétablir l’équilibre ; mais l’émigration, qui est incessante et qui se recrute pour plus des trois quarts dans la population mâle des divers pays, a eu bientôt compensé les pertes de la guerre, et l’inégalité subsiste aussi forte qu’auparavant. Sur les quarante-six états ou territoires qui composent les États-Unis, huit seulement présentent entre les deux sexes l’équilibre de notre Europe : le Maryland, le Massachusetts, le New-Hampshire, le New-Jersey, le New-York, la Caroline du nord, le Rhode-Island, la Colombie. Dans l’ouest, cette disproportion atteint à un point qui fait frémir. « En Californie, il y a trois hommes contre une femme, à Washington quatre hommes contre une femme, dans la Nevada huit hommes contre une femme, dans le Colorado vingt hommes contre une femme. » Voilà donc une armée de 730,000 célibataires forcés, moines par fatalité, dont aucun n’a fait le vœu de chasteté, il y a là de quoi faire réfléchir. Barbarie prolongée de l’ouest, habitude des vices virils et énergiques, corruption des grands centres de population, de New-York, par exemple, qui dépasse, dit-on, sur ce point les capitales les plus renommées, Londres et Paris, Naples et Munich, se justifient et s’expliquent facilement par ce fait qui a d’autres conséquences encore et autrement importantes que celles-là.

Cette disproportion si marquée assure à la femme une véritable domination dans tous les sens. Étant un objet rare, elle y a plus de prix que dans aucun autre pays. L’acquisition d’une femme devient ainsi le principal effort, la principale conquête de l’homme. Cette situation exceptionnelle assure la femme américaine des privilèges que les plus chevaleresques des nations n’ont pu jamais lui accorder. Et d’abord, réel bienfait et réel progrès, elle dispense la femme dans les conditions inférieures de tous ces travaux dégradans ou trop lourds pour son sexe qui atteignent sa beauté physique et sa dignité morale, et dont notre civilisation européenne n’a pu encore parvenir à la débarrasser parmi nous. Il y a loin du portrait que trace M. Dixon d’Annie Smith, la femme du squatter Cyrus Smith d’Omaha, véritable reine d’un cottage tout reluisant de propreté, et qui porte des habits neufs sept jours par semaine, à la paysanne française courbée sur le sillon, suant sous le soleil et la pluie à manier la bêche et le râteau, et qui ne dépose ses haillons que le dimanche. Il me souvient de certaine correspondance d’un journal américain où l’écrivain retraçait avec la plus naïve sincérité l’étonnement mêlé d’indignation qu’avaient éprouvé les Américains de Californie à la vue d’une courageuse Française travaillant aux placers avec son mari, triant, criblant, lavant l’or. Ce résultat dis-je est un progrès réel ; mais d’autres sont des progrès plus contestables quoiqu’ils aient en eux un germe important d’avenir. Si dans les classes inférieures la femme est exempte des durs travaux dans les classes supérieures elle est exempte de toute dépendance morale si ce n’est volontaire et dictée par le sentiment et la raison. Les lois américaines, œuvre d’une autre époque et reflet d’une autre civilisation, ont beau la proclamer soumise à l’homme les mœurs nées de cette situation, plus forte que les lois, établissent entre les deux sexes une égalité de fait qui ne pourra manquer de devenir quelque jour une égalité de droit. Les questions si débattues des droits de la femme, de l’égalité des sexes, qui n’ont jamais pu chez nous sortir du domaine des théories et des chimères prennent en Amérique possession de la réalité. Cette prise de possession n’est pas toujours silencieuse et exempte d’excentricité, mais elle est curieuse et vaut la peine qu’on en regarde le spectacle.

Quiconque est beaucoup recherché doit arriver infailliblement à S’estimer beaucoup, puisque les autres se chargent obligeamment de l’avertir de ce qu’il vaut à leurs yeux. De là à se considérer comme égal ou même supérieur à ceux qui vous recherchent il n’y a qu’un pas. Cette assurance, cet aplomb, cette témérité de flirtation, cette franchise nette, cassante, cruelle, des jeunes Américaines, qui ont fait le scandale de tant de pharisiens des deux sexes en Europe, n’ont pas d’autre cause. Voici une jeune fille que les circonstances sociales de son pays arment du privilège d’exercer à son aise ce pouvoir du dédain si cher à son sexe, qui est sûre d’attirer et de retenir auprès d’elle dix, vingt, cent adorateurs, qui est ainsi libre de trier, de choisir qui lui plaît davantage et de congédier qui lui plaît moins ; pensez-vous qu’elle sera très portée à tourner sur sa personne un œil d’humilité, qu’elle sera très convaincue qu’elle est inférieure à ceux dont elle peut disposer et dispose comme de ses animaux favoris ? Évidemment non. Si elle est bonne et modeste, elle consentira à se considérer simplement comme leur égale ; si elle a une tendance à l’orgueil, elle n’hésitera pas à se regarder comme leur supérieure. Que signifie alors cette suprématie que l’homme continue à s’arroger de par des lois iniques ? Il ne faut donc pas s’étonner si les appels à l’indépendance féminine, si les discussions sur le mariage, le divorce, l’amour, ont acquis en Amérique dans ces vingt dernières années une importance particulière. Des congrès féminins ont été tenus dans l’Ohio et le Massachusetts pour rédiger et proclamer la charte de l’égalité entre les deux sexes et nombre de membres de ces congrès, devançant l’acceptation de cette charte, en ont commencé pour leur compte l’application. Élisabeth Stanton s’est présentée comme candidate à la représentation de New-York. Olympia Brown a été régulièrement ordonnée ministre du saint Évangile. Hélène-Marie Weber, simple fermière, s’est montrée sur les marchés, où elle vient vendre ses produits revêtue du costume masculin. Toutes ces dames cependant se contentent de l’égalité; Élisa Farnham, plus hardie, a résumé peut-être le vrai sens de cette situation toute nouvelle que les circonstances ont faite à la femme en Amérique en proclamant nettement la supériorité de la femme sur l’homme. Ce n’est pas un partage, dit cette dame, qu’il faut à la femme, c’est la domination. Jamais on n’a encore malmené notre sexe avec une pareille verdeur. Selon cette prophétesse, les jours sont venus où les hommes, race grossière et brutale d’usurpateurs, doivent céder cette domination, qu’ils ont exercée jusqu’ici au grand détriment de l’humanité, aux femmes, qui sont plus parfaites qu’eux, étant de trempe plus délicate et plus sensible. Les facultés de l’homme sont rudimentaires, comparées à celles de la femme; ce que l’homme est au gorille, la femme l’est à l’homme. L’homme, il est vrai, se vante de son intelligence; mais dans cette faculté Élisa Farnham ne peut voir qu’une sorte de main spirituelle qui, à l’instar de la main matérielle, a besoin d’être dressée à saisir, et qui, même lorsqu’elle est dressée, ne parvient qu’à saisir lourdement les idées les plus communes et les plus rapprochées d’elle; mais la faculté de la femme, l’intuition, partage la nature de l’œil et voit ce que l’intelligence ne peut atteindre. En outre un être n’est-il pas d’autant plus parfait qu’il est plus complexe, et l’organisme féminin n’est-il pas plus complexe que l’organisme masculin? Tout cela est dit sérieusement, avec autorité et conviction, car Élisa Farnham a passé l’âge des excentricités et, loin d’avoir connu les folies brillantes, elle a mené une existence pleine de deuils et de fatigues. C’est en 1842, juste la même année où Joseph Smith reçut du ciel l’ordre de rétablir la pluralité des femmes, que l’idée première de cette supériorité du sexe féminin germa dans l’esprit d’Élisa Farnham; il y a donc vingt-cinq ans qu’elle est occupée à matagroboliser ces belles théories, comme dit Rabelais, théories plus excentriques que neuves, car au fond elles reposent sur l’ancien antagonisme de l’intelligence et de l’instinct et sur la vieille querelle de la logique et de l’intuition.

Est-ce à cette situation particulière des femmes en Amérique ou à une décadence des croyances religieuses qu’il faut attribuer un sentiment qui s’est manifesté, je le crains, ailleurs encore qu’aux États-Unis, sentiment sur lequel il est délicat de se prononcer, mais qui ne peut manquer d’être un des plus puissans comme il est un des plus subtils agens de dissolution du lien social que l’esprit d’anarchie ait pu inventer? Nous laisserons M. Dixon expliquer en quoi ce sentiment consiste : « A Providence, la capitale du Rhode-Island, cité modèle à bien des points de vue, belle et propre, centre de mille nobles activités, je tins une conversation sur ce sujet avec une dame qui prenait simplement les faits tels qu’ils étaient, me dit-elle, à sa connaissance, dans Worcester, dans Springfield, dans New-Haven et dans cent autres des plus pures cités américaines, et voici l’explication qu’elle en donnait. « Le premier devoir d’une femme est de paraître belle aux yeux des hommes, afin qu’elle puisse les attirer à elle et exercer sur eux une influence pour le bien, et non pas d’être une serve domestique, une esclave de la chambre des enfans, de la cuisine et de la chambre d’école. Tout ce qui nuit à une femme à cet égard est contre son légitime intérêt, et elle a le droit de le repousser, comme un homme repousserait un impôt qui serait injustement mis sur ses gains. La première pensée d’une femme doit être pour son mari et pour elle-même comme sa compagne en ce monde. On ne devrait permettre à rien de s’interposer entre ces deux êtres. » Je me hasardai à demander à cette dame, dont le mari était juste à côté de moi, si elle considérait que les enfans fussent une. barrière entre le père et la mère, disant que j’avais pour mon compte deux garçons et trois filles, et que je n’avais jamais soupçonné rien de pareil.— « Ils sont une barrière, me répondit-elle hardiment, ils prennent le temps de la mère, ils flétrissent sa beauté, ils ruinent sa vie. Si vous vous promenez dans les rues, vous remarquerez cent filles délicates qui viennent d’arriver à l’âge de femmes; dans un an, elles peuvent être mariées; dans dix ans, elles seront des sorcières et de vieilles femmes. Pas un homme ne fera attention à elles, leur beauté n’existant plus. Leurs maris ne trouveront plus de lustre dans leurs yeux, d’éclat sur leurs joues; elles auront donné leur vie à leurs enfans. »


Pour exprimer les choses en termes tout à fait clairs, les Américaines, s’il fallait en croire cette dame de Providence, considéreraient leurs devoirs d’épouse comme incompatibles avec tout autre devoir; elles résisteraient à être mères pour mieux être épouses. Est-il besoin de faire remarquer tout ce qu’il y a de grave dans un tel sentiment qui réduit le mariage à la simple union de l’homme et de la femme, et qui lui donne pour fin ce qui en a toujours été considéré comme le commencement. Vouloir aimer son mari le plus fortement possible est un sentiment Lien naturel, n’est-il pas vrai? Cependant si pour l’aimer mieux il faut aimer moins ses enfans, un tel sentiment aboutit à la dissolution du mariage chrétien et par suite à celle du lien social qui nous unit depuis des siècles. C’est l’avènement de la personnalité dans ce qu’elle a de plus excessif et de plus contraire à la solidarité humaine, non de cette solidarité bâtarde et malfaisante qu’on prêche de nos jours, et qui consiste simplement dans l’union des hommes de telle secte, de telle caste. et, à prendre les choses sous leur plus large aspect, de telle génération, mais de cette solidarité autrement grande et belle qui fait dépendre les générations vivantes de celles qui les ont précédées et les oblige envers celles qui les suivront. Si chaque génération devait vivre pour elle-même, la chaîne morale qui unit l’humanité serait à chaque instant brisée. Vouloir conserver sa beauté est un désir bien légitime; mais il y a quelque chose d’enfantin à se soustraire à d’austères devoirs pour prolonger de quelques minutes ces dons qu’on ne peut faire éternels, ce qui serait la seule excuse de l’égoïsme. Si tel est vraiment l’état des choses, nous souhaitons que quelque austère ministre de la Nouvelle-Angleterre écrive et répande à profusion un petit tract sur ce sujet, avec ces paroles de l’Hotspur de Shakspeare à l’heure de sa mort : « mais la pensée est l’esclave de la vie, et la vie est le fou du temps, et le temps qui promène son regard sur le monde entier s’arrêtera lui-même un jour. » C’en est assez sur ce scabreux sujet. S’il faut en croire M. Dixon, les conséquences de ce sentiment de personnalité, si bien d’accord d’ailleurs, envisagé à un autre point de vue, avec les principes sur lesquels repose la société américaine, seraient déjà des plus graves dans les états de la Nouvelle-Angleterre, c’est-à-dire parmi la plus pure race indigène. Une chose curieuse, c’est que les états où l’on se marie le plus sont ceux où les naissances sont le moins nombreuses. Les jeunes filles de la Nouvelle-Angleterre se marient, mais ne deviennent pas souvent mères. Les gens de l’ouest restent fréquemment célibataires, mais ceux qui se marient ont des régimens d’enfans. Il en résulte une décroissance marquée de l’ancienne race anglaise, en qui réside la tradition nationale, et par suite, dans un temps donné, il en résultera le transfert de la puissance sociale d’une race à une autre, à la race irlandaise ou allemande par exemple. « Sous la constitution des États-Unis, le nombre est la force, c’est le nombre qui fait les lois, le nombre qui paie les taxes, le nombre qui par ses votes dispose de la terre. La puissance est avec la majorité, et la majorité au Massachusetts passe aux pauvres irlandais, aux cercles fenians et aux Molly Maguires. A présent la proportion des étrangers n’est que de un sur cinq; mais les enfans de cette minorité étrangère dépassant ceux de la majorité native, ces proportions sont en train de changer chaque année. Dans vingt ans, ces enfans étrangers seront la majorité au Massachusetts. »


III.

Cette question des rapports et des droits réciproques des sexes est peut-être la plus importante qui s’agite aux États-Unis, et l’on ne s’en étonnera point, si l’on considère que dans nos sociétés européennes, où la femme est depuis des siècles régie par des principes monarchiques, nous avons été forcés de l’examiner dès que ces sociétés ont glissé dans la démocratie : les discussions de nos écoles socialistes et les métamorphoses si rapides accomplies dans nos mœurs, sinon dans nos lois, sont là pour en témoigner. Avec quelle force cette question n’a-t-elle donc pas dû se présenter dans une société libre de précédens monarchiques, et qui avait son origine dans la démocratie pure, sans mélange d’autres institutions et d’autres traditions ! Liberté, égalité, sont-ce là des biens appartenant à un seul sexe, ou sont-ils communs aux deux sexes ? La différence des fonctions constitue-t-elle une inégalité, et la disparité de devoirs qu’elle entraîne entraîne-t-elle aussi une disparité de droits ? Si les devoirs sont différens, faut-il croire que la nature veut que deux ordres de société coexistent côte à côte, et que, tandis que l’un des sexes vivra selon les lois de l’indépendance démocratique, l’autre doit continuer à vivre selon les lois de la soumission monarchique, ou bien ne faut-il pas croire plutôt que l’esprit humain n’a pas encore trouvé la forme d’institution par laquelle ces différences de fonctions et de devoirs seront réconciliées dans une unité harmonique où ces inégalités apparentes disparaîtront ? C’est à trouver cette unité harmonique que se sont appliqués des sectes et des rêveurs à l’infini, et parmi ces rêveurs John Noyes, fondateur de la communauté d’Oneida Creek, qui mérite une mention très particulière.

John Noyes, un de ces théologiens aventureux qui abondent aux États-Unis, est parvenu, après bien des luttes intéressantes et des expériences renouvelées, à fonder une secte communiste connue sous le nom de perfectionnistes ou communistes selon la Bible, dont le siège principal, la Jérusalem ou l’Antioche, est à Oneida Creek, sur le chemin de fer central de l’état de New-York, dans cette même localité que l’on avait donnée aux Indiens Oneidas pour les acclimater aux arts de l’agriculture. Cette singulière société a réussi à établir deux choses que l’expérience des siècles a jusqu’à présent considérées comme impossibles, surtout la seconde, la communauté des biens et la communauté des femmes. Fait curieux, la société prospère, s’enrichit, vit sans querelles et sans troubles, tandis qu’il est bien connu que toutes les utopies du même genre qui ont essayé de s’établir, Harmonia, New-Lanark, Brook-Farm, Nauvoo, ont été rapidement dissoutes, soit par impuissance à couvrir leurs frais, soit par des querelles intestines. « Vous verrez, dit le directeur du New-York Tribune, Horace Greeley, à M. Dixon, qu’Oneida Creek est un succès commercial. » Par quels moyens, quelles précautions, quelles applications de principes John Noyes est-il parvenu à faire prospérer sa communauté?

John Noyes n’est pas un grand penseur, comme M. Dixon semble avoir une tendance à le croire; mais c’est à coup sûr un homme ingénieux et prudent. Ce rêveur est bien de son pays, c’est-à-dire qu’il a le génie des combinaisons pratiques et le sentiment de l’importance des détails. En premier lieu, il a prudemment restreint l’application. de son système à un très petit nombre de personnes. Oneida Creek, qui est le plus important des quatre établissemens fondés par lui, ne compte pas plus de trois cents membres. « Des demandes d’admission, nous dit M. Dixon, sont refusées chaque jour. Trois ou quatre sollicitations furent refusées pendant que je logeais à Oneida Creek, le système de vie qui y est pratiqué étant simplement expérimental. » Nous avons tous l’expérience de la vie conventuelle, et je crois qu’il est peu d’utopies qui ne puissent être absolument réalisées lorsque le nombre des adhérens est soigneusement limité. Cependant. ce n’est là qu’une des causes secondaires du succès de cette expérience, dont le secret veut être cherché plus haut. Ce secret, c’est que John Noyes a eu le bon esprit, au contraire de tous les utopistes, de ne pas rompre avec la tradition du passé et de donner à son rêve non la forme d’un système personnel, mais celle d’une hérésie, c’est-à-dire d’une interprétation particulière d’une croyance commune à tous. « Je dois vous l’apprendre, me disait le père Noyes ce matin, ils ont tous échoué parce qu’ils ne fondaient pas leur doctrine sur la vérité biblique. La religion est la racine de la vie, et une saine théorie sociale doit toujours exprimer une vérité religieuse. Il y a quatre degrés dans la véritable organisation d’une famille : 1° la réconciliation avec Dieu, 2° le rachat du péché, 3° la fraternité de l’homme et de la femme, 4° la communauté du travail et de ses fruits. Owen, Ripley, Fourier, Cabet, commencèrent par les troisième et quatrième degrés. Ils laissèrent Dieu hors de leur système, et ils n’arrivèrent à rien. » Cet utopiste a touché à la vraie racine des choses, à celle qui peut donner vie et vigueur à la branche la plus parasite, si elle croît sur le passage de sa sève. Ce libre amour, que d’autres utopistes ont présenté comme un droit naturel de l’homme, John Noyes a eu le très bon esprit de voir qu’il n’était possible, supportable et conforme à la morale et à la dignité humaines que dans la vie chrétienne, parce que l’homme a dans la vie chrétienne une garantie contre lui-même qu’il n’a pas dans l’état païen de nature. Le perfectionniste s’appuie simplement sur une exagération de cette parole de Jésus : « je suis venu pour vous délivrer de la loi. » Celui qui croit en Jésus de toute la force de son âme est donc libre de toute loi et peut faire tout ce qui lui plaît, car il est en même temps délivré du péché. Il ne peut mal faire, puisqu’il est uni à celui qui est le type de toute perfection. Quiconque est arrivé à cet état peut, selon une parole assez remarquable de Noyes, se confier à Dieu pour la moralité. Il a raconté lui-même que, lorsque cette pensée lui fut venue et qu’il se crut arrivé à cet état de réconciliation, il essaya de se livrer aux tentations de la sensualité pour éprouver le degré de confiance qu’il pouvait avoir en Dieu, et que l’expérience lui démontra que cette confiance devait être entière. Puisque dans l’état de perfection le chrétien ne peut pécher, il n’a donc rien à redouter des mouvemens de sa volonté et des sollicitations de son cœur, et, lorsqu’il se sent entraîné vers une autre créature, il doit tenir pour certain que sa passion est autorisée par Dieu.

La conséquence de cette théorie, c’est que la communauté des femmes et le libre amour ne sont possibles et légitimes que dans une société dont les membres se sont élevés au-dessus de la tentation et du désir d’y céder. Voilà donc une première et très forte garantie contre la promiscuité, qui semblerait devoir être le fruit de cette doctrine; mais il y en a bien d’autres, et le libre amour est entouré de tant de précautions que l’amour esclave de nos sociétés est indépendant en comparaison. Chacun des membres de la société est soumis au contrôle de tous ses frères. Ses actes doivent être d’accord avec le vœu général de la communauté. Si les frères décident que le mouvement passionné qui entraîne l’individu n’est pas autorisé par l’état de grâce, il est obligé de se soumettre au vœu général, sagace précaution et qui doit certainement prévenir tout désordre, car on peut se fier sans crainte à la malveillance instinctive même des saints pour empêcher que leurs frères ne soient heureux plus que de raison. En second lieu, la personne sollicitée est toujours libre de refuser, et elle peut le faire d’autant plus aisément que la sollicitation a lieu par-devant témoins. Tout est public dans cette singulière société, et la conduite de chacun est soumise à une enquête sévère qui se fait dans des réunions générales. « J’étais présent à une de ces réunions, dit M. Dixon, lorsque Sidney Joslyn, fils de la poétesse d’Oneida Creek, fut soumis à une enquête publique. Le frère Pitt ouvrit la marche, décrivit le jeune homme intellectuellement et moralement, notant avec une bienveillance apparente, mais aussi avec une franchise étonnante, toutes les mauvaises choses qu’il avait remarquées en Sidney, sa paresse, sa sensualité, son amour de la toilette et du paraître, son impertinence de discours, son manque de révérence. Le père Noyes, le père Hamilton et le frère Bolles succédèrent à Pitt avec des observations presque aussi sévères; vint ensuite sœur Joslyn, la mère du coupable, qui n’épargna pas les verges, puis se levèrent la mère Dunn et une nuée de témoins. La plupart de ces personnes parlèrent de ses bonnes actions, deux ou trois insinuèrent que, malgré tous ses défauts, Sidney était un homme de génie, un vrai saint, un honneur pour Oneida; mais la balance des témoignages fut décidément contre l’accusé. » L’accusé n’a jamais le droit de réplique. Lorsqu’il a été soumis à cette enquête, il doit se retirer dans sa chambre, passer son examen de conscience, et s’il a quelque chose à dire pour sa défense, ou s’il reconnaît qu’il doit faire acte d’humilité, il écrit une lettre adressée à la communauté entière, qui est lue publiquement. Voilà bien des précautions; mais il en est une dernière plus efficace que toutes les autres. M. Dixon remarqua que, dans l’enquête faite sur la conduite de Sidney Joslyn, les femmes qui l’avaient accusé étaient toutes d’un âge respectable, mais que nulle jeune femme n’avait porté témoignage contre lui. Était-ce par hasard qu’il était aimé de toutes les jeunes femmes? Eh non ! c’est qu’en vertu des coutumes de la communauté elles ne pouvaient rien savoir de lui. Les unions entre personnes du même âge sont rarement autorisées, étant considérées comme trop sensuelles. Dans un résumé de sa doctrine écrit pour M. Dixon, Noyes s’exprime ainsi : « On regarde comme meilleur pour les jeunes gens des deux sexes de s’associer en amour avec des personnes plus âgées, et, si c’est possible, avec celles qui sont arrivées à la vie spirituelle et qui ont été quelque temps à l’école de la contrainte personnelle. » On évite les passions trop charnelles, on évite aussi celles qui menaceraient d’être trop profondes, de dévouer trop exclusivement deux êtres humains l’un à l’autre, cet amour idolâtre ayant pour résultat de détourner les pensées des amans des intérêts généraux de la communauté. Ce sont donc les vieilles dames à qui revient l’amour des jeunes gens, et les hommes d’un âge mûr qui ont commerce avec les jeunes femmes. Voilà le mystère de cette discipline expliqué. Il est clair que, si les jeunes femmes n’ont le choix qu’entre les hommes mûrs, elles doivent éprouver difficilement la tentation de changer, et que, si les jeunes gens sont dévolus aux vieilles dames, ils doivent être sérieusement tenus en bride. La meilleure définition du genre de passion qui doit régner à Oneida Creek se trouve dans ces paroles que l’elder Frederick (le supérieur de la communauté des shakers de Mount-Lebanon) adressait à M. Dixon, car, pour percer les mystères d’une secte ou d’une communauté, il n’est personne de comparable aux chefs d’une secte ou d’une communauté rivale. « Il faut vous attendre à voir ces familles bibliques s’accroître rapidement: elles remplissent les désirs de beaucoup d’hommes et de femmes de ce pays, d’hommes qui sont fatigués, de femmes qui sont fantasques; elles donnent, sous le nom de religion, une libre rêne aux passions avec un profond sentiment de repos. Les femmes y trouvent un large champ pour leur besoin d’affection. Les communistes selon la Bible donnent une charte pieuse au libre amour, et le sentiment du libre amour est profondément enraciné dans le cœur du New-York. » Il est évident en effet qu’avec une telle discipline ce que Properce appelle quelque part le dur travail de l’amour doit être épargné aux membres d’Oneida Creek, et que le sentiment dominant d’une telle communauté doit être cette affection tranquille, sans profondeur ni exigences, qui est recherchée de ceux qui, sans renoncer à la liberté et à l’amour, sont dominés cependant par le besoin de repos.

Malgré cette prudente discipline, il est cependant douteux pour nous que l’établissement d’Oneida Creek se fut assis solidement, si la bénédiction des biens de la terre ne lui avait pas été apportée par un trapper canadien, Sewell Newhouse, homme pratique qui enrichit la communauté par le petit moyen que voici. L’article des trappes est un des plus demandés des articles de commerce sur le marché américain; or, fait bizarre, cet article est presque tout entier fourni par l’importation allemande et se fabrique au-delà du Rhin. « Si on pouvait enlever le commerce des trappes au marché allemand! » se dit l’ingénieux Newhouse, et il produisit un nouveau système de trappes qui eut un succès complet. En une seule année, la communauté en retira un bénéfice de 80,000 dollars (400,000 fr.), qui lui fournit le capital nécessaire pour durer. Depuis lors la concurrence s’en est mêlée et les profits ont diminué, mais les trappes rendent encore aux perfectionnistes d’Oneida un bénéfice annuel de 75,000 francs. Ajoutez à cette somme le profit qu’ils retirent de leurs conserves de fruits, dont ils vendent pour 25,000 dollars (125,000 francs). Voilà certes un beau revenu pour une communauté peu nombreuse et dont les membres vivent dans le repos du Seigneur! A quoi tiennent cependant les choses de ce monde, et comme le sort des institutions les plus solides ou des idées les plus impraticables en apparence dépend d’un accident imprévu! Un trapper canadien, qui pouvait apparaître ou ne pas apparaître, invente un modèle de trappes, et voilà le mariage aboli, au moins à Oneida, et pour trois cents personnes.

« Le sentiment du libre amour est profondément enraciné dans l’état de New-York, » avait dit l’elder Frédéric à M. Dixon. Oneida Greek en effet n’est une exception aux États-Unis que par les principes chrétiens sur lesquels s’appuie la communauté; mais il y a beaucoup d’autres sociétés qui pratiquent le free love en vertu de principes plus profanes. Une de ces sociétés, établie près de New-York il y a quelques années, était le fruit des prédications d’un de nos compatriotes, Albert Brisbane, disciple de Fourier. La secte des spiritualistes, qui reconnaît pour son prophète le cordonnier Andrew Jackson Davis, de Poughkeepsie, a toujours eu une tendance à l’abolition du mariage. Dans son livre des Spiritual wives, M. Dixon nous apprend qu’il s’est formé près de New-York, à Long-Island, une société qui prétend reposer sur des principes positivistes, et qui s’intitule société des temps modernes, comme qui dirait du nouveau genre par opposition aux vieilles mœurs. Ce que nous voyons de plus clair, d’après le rapport de M. Dixon, c’est que cette société refuse à autrui le droit de regarder dans les affaires de l’individu. Chacun est maître chez soi ; s’il me plaît d’avoir douze femmes, qu’avez-vous à y voir? M. Dixon nous apprend encore que les unions fondées sur le principe du free love sont devenues si communes, que dans plusieurs cas les tribunaux américains ont été obligés, assure-t-il, de les reconnaître indirectement et d’attribuer la fortune des parens aux enfans non légitimés issus de ces mariages mobiles.

Un fait fort singulier et qui ne peut s’expliquer que par l’étonnante plasticité de la nature féminine, c’est qu’il se soit trouvé des femmes pour se prêter à l’expérience de la polygamie dans un pays où elles sont reines. En admettant que le mariage soit un joug, ce n’est au moins pour la femme qu’un servage, tandis que la polygamie est l’esclavage sous sa forme la plus antique et la plus méprisante. Je dis à dessein méprisante, car là où la polygamie est établie, il est inévitable qu’il ne s’ensuive en peu de temps une médiocre estime pour la nature féminine, même lorsque cette institution a été d’abord fondée avec de tout autres sentimens. Sous ce rapport, les mormons n’ont pas échappé à la loi commune. « Les femmes, disait Brigham Young à M. Dixon, seront sauvées plus aisément que les hommes, elles n’ont pas assez de bon sens pour aller loin dans le mal. Les hommes ont plus d’intelligence et de caractère, c’est pourquoi ils peuvent aller plus vite et plus sûrement en enfer. — La croyance mormonne, à ce qu’il semble, ne juge pas les femmes dignes de la damnation. » Il est vrai que la théologie mormonne leur offre une consolation : les femmes, quelles que soient leurs fautes, seront toutes les femmes des dieux (les mormons divisent en trois ordres tous les esprits existans, les hommes, les anges, les dieux), tandis que les hommes, en expiation de leurs péchés, s’arrêteront souvent à l’état d’anges. Cette riante perspective compense-t-elle pour les femmes les tristesses de la vie de harem sur cette terre? Il est permis d’en douter, car les impressions rapportées d’Utah par M. Dixon concordent parfaitement avec ce que l’expérience de tous les siècles a recueilli.

Nulle part, nous dit-il, il n’a trouvé chez les femmes cette gaîté, cet éclat, cette curiosité brillante qui les caractérisent dans nos sociétés. Une taciturnité morose s’étend sur leur beauté comme sur leur esprit. « Elles savent peu et prennent intérêt à peu de choses. J’affirme qu’elles sont toutes d’excellentes nourrices, et je sais que beaucoup d’entre elles sont très habiles dans l’art de sécher et de conserver les fruits... Dans quelques maisons, les femmes de nos hôtes, des enfans sur les bras, couraient à travers les chambres, portant et débouchant les bouteilles de vin de Champagne, déposant les gâteaux et les fruits, allumant les allumettes, glaçant l’eau, tandis que les hommes étaient à se dandiner dans leurs fauteuils, les pieds hors de la fenêtre, fumant leurs cigares et lampant leurs coupes de vin. Les dames sont en général simplement, pour ne pas dire pauvrement vêtues, sans couleurs brillantes, sans gais ornemens. »

L’attention, la courtoisie, le respect, sont choses inconnues à Utah. Lorsqu’un homme veut se marier, il ne s’inquiète pas de s’assurer du cœur de la jeune femme; il cherche à s’assurer de deux choses : d’abord de la volonté du ciel, en second lieu de la volonté de son représentant, Brigham Young. S’il veut prendre une troisième ou quatrième femme, il consulte la première comme étant la plus âgée, et se dispense de prendre l’avis des autres. Les femmes en titre, il est permis de le croire, regardent souvent les nouvelles venues avec les yeux dont Sara regarda la servante Agar; aussi les mieux avisés des mormons me paraissent-ils ceux qui, comme l’apôtre Taylor, qui est possesseur de sept femmes, les logent dans des cottages séparés. De cette façon, on évite les querelles, et puis, si les logemens sont ingénieusement espacés, on est toujours chez soi, dans quelque quartier de la ville que l’on se trouve. Tout ce que la croyance religieuse, qui a tant de prise sur la nature féminine, semble avoir pu faire, c’est d’amener les femmes à accepter avec une sombre résignation une institution contre laquelle protestent les instincts de leur sexe. Aussi beaucoup se repentent-elles de l’expérience à laquelle elles se sont prêtées, s’il faut en croire les confidences de M. Dixon.


« J’ai causé seul et librement avec huit ou neuf différentes jeunes filles qui toutes ont vécu au Lac-Salé deux ou trois ans. Elles sont incontestablement mormonnes, elles ont fait de grands sacrifices pour leur religion, mais après avoir vu la vie de famille de leurs frères les saints elles sont toutes devenues fermement hostiles à la polygamie. Deux ou trois de ces filles sont jolies, et auraient pu être mariées au bout d’un mois. Elles ont été beaucoup courtisées, et une d’elles n’a pas reçu moins de sept offres. Quelques-uns de ses amoureux sont vieux et riches, quelques-uns jeunes et pauvres, ayant leur fortune encore à trouver. Les vieux ont déjà leurs maisons pleines de femmes, et elle n’a pas voulu entrer dans le troupeau comme cinquième ou quinzième épouse; les jeunes, étant de vrais saints, n’ont pas voulu promettre de s’en tenir à leurs premiers vœux, et en conséquence elle a refusé les uns et les autres. Toutes ces filles aiment mieux rester seules, mener une vie de travail et de dépendance, comme servantes, femmes de chambre, couturières, femmes de ménage, que de mener une vie d’aisance et de loisir relatifs dans un harem mormon….. Je ne puis m’étonner que des filles qui se rappellent leurs foyers anglais reculent devant le mariage dans cette étrange société, même quand elles ont accepté la doctrine de Young, que la pluralité des femmes est la loi de Dieu et du ciel. « Je crois que c’est vrai, me disait une demoiselle anglaise toute rose qui est depuis trois ans à Utah, et je crois que c’est bon pour celles qui l’aiment; mais ce n’est pas bon pour moi, et je m’y refuse. — Mais si Young vous commandait? — Il ne le peut pas, dit la jeune fille en secouant ses boucles dorées, et, s’il le faisait, je n’obéirais pas. Une fille a le droit de se marier ou non, selon qu’il lui plaît, et moi, pour ma part, je n’entrerai jamais dans une maison où il y aura une autre femme. — Est-ce que les femmes ont de la répugnance à cela? — Quelques-unes, non, la plupart, oui. Elles acceptent la chose comme faisant partie de leur religion, mais je ne puis dire que cela plaise à aucune. Quelques femmes vivent en très bonne intelligence, pas beaucoup; la plupart ont leurs piques et leurs querelles, quoique leurs maris n’en sachent rien. Nulle femme n’aime à voir une nouvelle épouse entrer dans la maison. »


Une publication bien connue d’un des membres féminins de la société mormonne, Belinda Pratt, avait fait croire que les épouses d’Utah avaient accepté avec la meilleure grâce du monde le rôle de Sara à l’égard d’Abraham et de Lia à l’égard de Jacob; M. Dixon dément formellement cette assertion. « Je n’ai jamais trouvé une seule femme qui consentît à avouer pareille chose, même en présence de son mari, nous dit-il. Faire la cour à une nouvelle femme pour lui, me disait une dame, pas une femme ne ferait cela, et pas une femme ne consentirait à être courtisée par une autre femme. »

Mais que l’expérience plaise ou non à celles qui s’y sont soumises, il est trop tard maintenant, et la polygamie règne à Utah sur la plus vaste échelle. Par leur opinion sur ce sujet du mariage, les mormons se distinguent radicalement non-seulement de toutes les églises chrétiennes, mais encore de toutes les religions présentes et passées, même de celles qui admettent la polygamie. La virginité et le célibat ont été honorés dans toutes les religions; en tout cas, il n’en est aucune qui ait considéré le mariage comme nécessaire à la perfection; pour le mormon au contraire, un homme n’atteint que par le mariage à la perfection. Rester célibataire est le signe d’un cœur non régénéré, une disgrâce. Conséquence inévitable, plus on est marié, plus on est saint. Ajoutez qu’un grand nombre de femmes ne confère pas seulement la sainteté, il donne l’influence sociale. « Je me marierai prochainement de nouveau, disait un elder à M. Dixon ; je veux m’élever dans l’église, et vous en avez vu assez pour savoir qu’un homme n’a de chances dans notre société qu’à la condition d’avoir une vaste famille. Pour avoir quelque poids ici, il faut être connu comme le mari de trois femmes. » Trois femmes, c’est le moins ; aussi les apôtres dépassent-ils ce chiffre pour la plupart. Le tableau suivant, qui nous est donné par M. Dixon, a quelque chose de vraiment comique pour un Européen, surtout s’il appartient comme nous à cette nation qui, malgré tout ce qu’elle a vu depuis l’Usbek de Montesquieu, a toujours une inclination à demander comment on peut être Persan.

« Orson Hyde, premier apôtre, a quatre femmes ;
« Orson Pratt, second apôtre, a quatre femmes ;
« John Taylor, troisième apôtre, a sept femmes ;
« Wilford Woodruff, quatrième apôtre, a trois femmes ;
« George Smith, cinquième apôtre, a cinq femmes ;
« Amasa Lyman, sixième apôtre, a cinq femmes ;
« Ezra Benson, septième apôtre, a quatre femmes ;
« Charles Rich, huitième apôtre, a sept femmes ;
« Lorenzo Snow, neuvième apôtre, a quatre femmes ;
« Erastus Snow, dixième apôtre, a trois femmes ;
« Franklin Richards, onzième apôtre, a quatre femmes ;
« George Cannon, douzième apôtre, a trois femmes. »

Quant au président et pape de cette société patriarcale, Brigham Young, il a douze femmes en titre, et il est scellé à une infinité d’autres. L’une d’elles, qui semble être simplement sa femme spirituelle et son Égérie, est une personne distinguée, Eliza Snow, poétesse d’une certaine réputation. Ces douze femmes ont conféré à Young la bénédiction de quarante-huit enfans. Si chacun de ses enfans s’acquitte des devoirs de la procréation avec autant de conscience que lui, il est clair qu’en peu de temps sa postérité sera nombreuse, sinon comme les sables de la mer, au moins comme les étoiles du ciel.

Aux faits déjà connus sur la polygamie à Utah, M. Dixon ajoute certains détails qui peuvent causer un tressaillement, même à ceux que l’étude de l’histoire a blasés sur les erreurs et les folies de l’esprit humain. Les mormons ont fait revivre la polygamie sous sa forme la plus ancienne, c’est-à-dire sous la forme incestueuse, sous ce prétexte qu’elle est la plus respectable, ayant été pratiquée par les patriarches. Un mormon peut épouser non-seulement toutes les filles nées d’une même mère, mais la mère et les filles en même temps. Ce n’est pas que ces mariages soient formellement autorisés, mais la loi est muette à cet égard, et on connaît l’axiome, ce que la loi ne défend pas est permis. Lorsque Brigham Young fut interrogé à ce sujet par M. Dixon, il commença par nier que de pareilles unions existassent; alors M. Dixon lui cita un cas à sa connaissance que le chef du mormonisme n’aurait pas dû ignorer. Un elder avait épousé une femme, mère d’une jeune fille de douze ans; de cette femme il eut quatre enfans, et lorsque la jeune fille fut arrivée à l’âge nubile, il l’épousa. « Young me répondit que ce n’était pas une chose commune au Lac-Salé. — Mais cela arrive-t-il? — Oui, me répondit Young, cela arrive quelquefois. — Par quelles raisons votre église justifie-t-elle cette pratique? — Après une courte pause, il me répondit avec un sourire plein de câlinerie : Cela fait partie de la question de l’inceste. Nous n’avons encore aucune lumière certaine sur ce sujet. Je puis vous donner mon opinion personnelle, mais vous ne la publierez ni ne la révélerez, de crainte que je ne sois mal compris et blâmé. — Il me fit alors une communication sur la nature de l’inceste; mais ce qu’il m’a dit, je ne suis pas libre de l’imprimer. » Je ne sais pas ce que Brigham Young peut avoir dit à M. Dixon ; mais vraiment ce qu’il ne répète pas ne peut pas être beaucoup plus grave que le petit bout de conversation suivante. Un saint nommé Wall avait épousé sa demi-sœur. M. Dixon demanda alors au président si l’inceste véritable, c’est-à-dire le mariage du frère et de la sœur, était légitime dans son opinion. « Parlant en son propre nom et non plus au nom de l’église, il me dit qu’il n’y voyait aucune objection. — Ce genre de mariage s’accomplit-il quelquefois? — Jamais. — Est-il défendu par l’église? — Non, il est défendu par le préjugé. — L’opinion publique ne le souffrirait pas? — Je ne contracterais pas moi-même une telle union, et je ne permettrai pareille chose à personne tant que je pourrai m’y opposer. — Alors vous ne le défendez pas et vous ne le pratiquez pas ? — Mes préjugés s’y opposent. »

Qui croirait qu’au milieu de ces horreurs polygamiques il se rencontre une conception d’une réelle beauté et telle qu’elle ferait honneur à la religion la plus pure? Nous savons depuis longtemps ce qu’on entend chez les mormons par la femme spirituelle. Outre le mariage charnel, on peut en contracter un autre qui, selon les circonstances, peut être moins important ou plus important que le premier; ce mariage spirituel s’appelle le sealing. Si deux êtres ont reconnu que leurs âmes sont faites l’une pour l’autre, ils se font sceller l’un à l’autre pour la vie et pour l’éternité. Dans la pratique, il résulte de cette coutume des singularités fort plaisantes, car il paraît qu’on peut se faire sceller soit pour le temps seulement, soit pour l’éternité seulement, et qu’une femme qui est scellée à un homme pour la vie peut être scellée à un autre pour l’éternité. Tout cela est puéril et équivoque; mais voici qui est beau et qui nous enlève de cette atmosphère vulgaire pour nous replacer dans l’autre humanité, celle qui vit de principes. et d’idées nobles. Une personne vivante peut être scellée à une personne morte et déclarer qu’elle lui appartient pour le temps et l’éternité. Voilà la perle que peuvent avouer également la religion, la morale et la poésie, puissances délicates qui ont horreur de tout ce qui est impur. C’est le fameux mariage mystique étendu aux âmes qui ont eu chair. Un être vivant s’éprend d’un amour-rétrospectif pour une âme illustre de sa communion, dans laquelle il voit un type de sainteté, de perfection ou d’héroïsme, et il s’engage publiquement à lui appartenir, c’est-à-dire à agir comme si cette âme était présente et conformément aux vertus dont elle a laissé le souvenir. Supposez que l’élite de plusieurs générations successives, philosophes, théologiens, poètes surtout, s’emparent de cette conception, l’épurant, l’ennoblissant toujours davantage, et voyez à quel degré de beauté elle peut arriver. La meilleure baguette divinatoire pour découvrir si une doctrine est aride ou féconde, c’est la poésie. Or cette doctrine, passée à l’état de croyance traditionnelle, enfanterait infailliblement les légendes les plus merveilleuses, et serait une source d’inspiration digne des plus grands poètes, car elle reporte la pensée vers les plus belles histoires du moyen âge, celle de Geoffroy Rudel et de Mélisande de Tripoli par exemple, vers les plus beaux épisodes des poèmes de la Table-Ronde, mieux encore vers quelques-unes des histoires authentiques de nos saints. Et tenez, voici la matière du plus délicat poème. « L’elder Stenhouse me dit qu’il a une femme morte qui lui fut scellée après sa mort sur sa demande. Il avait connu cette jeune dame, il la décrit comme belle et charmante; elle avait captivé son imagination, et, si elle eût vécu, il l’eût épousée en temps opportun. Pendant qu’il était absent du Lac-Salé pour devoir de missionnaire, elle tomba malade et mourut ; sur son lit de mort, elle exprima un ardent désir d’être scellée à lui pour l’éternité, afin qu’elle pût partager les gloires de son trône céleste. Young ne fit pas d’objection à sa demande, et au retour d’Europe de Stenhouse le rite fut accompli en présence de Brigham et autres, sa première femme tenant lieu de la fille morte, à l’autel et par la suite. Il regarde cette beauté morte comme une de ses femmes et croit qu’elle régnera avec lui dans le ciel. » Malheureusement les mormons, avec leur matérialisme invétéré, ont trouvé moyen de gâter cette délicate et noble conception par la substitution d’une personne vivante comme tenant lieu de la personne morte. On est scellé à une âme, mais c’est un corps vivant qui la représente et remplit son office d’amour, et par ce malheureux détail les mormons ont tari d’avance toute la fécondité de cette doctrine.

Cependant quelque audacieuse et fatale qu’ait été l’entreprise, nous n’hésitons point à déclarer que, dans les circonstances particulières da mormonisme, l’établissement de la polygamie a été un coup de génie politique. La lecture du livre de M. Dixon nous a causé une véritable joie, car elle nous a montré que nous ne nous étions point trompé lorsque, il y a déjà bien longtemps, nous cherchions ici même à comprendre le véritable caractère de cette secte[1]. Nous avions deviné juste : c’est bien à Brigham Young que revient le triste honneur de ce coup de génie, digne d’un homme sans scrupules, mais certainement né pour commander. Il est douteux que jamais Joseph Smith, le fondateur de la secte, y ait songé sérieusement, et le seul témoignage sur ce sujet est un papier produit longtemps après sa mort, et qui n’est même pas de la main du prophète. Emma, la femme encore vivante de Joseph Smith, et les quatre fils du prophète n’ont jamais voulu reconnaître la valeur de ce témoignage, ni admettre que la polygamie fût comprise dans la doctrine primitive, et ont fait schisme ouvertement. Plus d’ailleurs nous lisons de détails sur Brigham Young, plus nous restons convaincu qu’il n’est pas un homme ordinaire. Ce qu’il est comme vigueur de caractère, son attitude vis-à-vis du gouvernement de Washington dans ces dernières années l’a suffisamment montré. Une anecdote racontée par M. Dixon nous le fait connaître à merveille à cet égard. Lors de l’exode, les provisions d’alcool que les mormons avaient emportées avec eux pour corriger l’eau malfaisante du désert avaient été successivement saisies par les agens de l’état, sous prétexte qu’elles étaient destinées aux Indiens, auxquels il est défendu d’en vendre. Quatre petits barils restaient seuls, et lorsqu’il fallut franchir le Missouri, un agent des douanes se mit en devoir de les briser. « De ce reste d’alcool dépendait la vie de son peuple, et lorsqu’il vit l’homme lever son maillet, Brigham leva son pistolet, le dirigea vers sa tête et cria : « Arrêtez! Si vous touchez ce baril, par le Dieu vivant vous êtes mort. » L’homme se tint pour averti, et le peuple des saints fut sauvé; mais vraiment Olivier Cromwell, d’énergique mémoire, ne fit pas beaucoup mieux le jour où voyant ce soldat niveleur qui sortait des rangs pour lui adresser quelques remontrances anarchiques, il l’abattit à ses pieds d’un coup de pistolet avant qu’il eût pu dire une seule parole. Ses facultés de gouvernement sont attestées par la stricte police de l’Utah et par les merveilles d’agriculture opérées par les mormons. Rien n’échappe à la surveillance de l’autorité; si à une heure quelconque du jour ou de la nuit vous parlez dans la rue à une femme mormonne, vous recevez le lendemain la visite d’un saint qui vous avertit que de telles libertés de gentils ne sont pas permises au Lac-Salé. Même en tenant compte du surcroit d’énergie que le sentiment religieux donne au croyant sur l’infidèle, il est douteux que les mormons eussent réussi, sans l’active direction de Brigham Young, à rendre fertile un terrain où les plus laborieux de nos agriculteurs ne pourraient vivre. Ce ne sont là cependant que des preuves d’intelligence et de caractère, mais Brigham Young a donné dans sa vie deux preuves décisives de génie politique. C’est lui qui a décidé l’exode et l’établissement au Lac-Salé. Il vit clairement que dans l’état d’antagonisme où la secte était placée vis-à-vis des États-Unis, elle ne serait jamais prospère et formidable qu’à la condition d’en être séparée. Il fallait que son peuple renouvelât l’exemple du peuple d’Israël dont il se flattait d’avoir recueilli la vraie tradition, qu’il sortît d’Egypte comme lui et qu’il allât vivre au désert. Pour séjour de ce peuple, il choisit non une terre promise de Chanaan, mais une localité aride, ingrate, pleine de puits saumâtres, où un lac salé, digne rival de la Mer-Morte, offrait ironiquement aux altérés ses eaux malfaisantes; il choisit cette localité avec une perspicacité admirable, moins par imitation biblique que pour prouver la vérité pratique de ses doctrines, et montrer que sous la bénédiction du travail, rachat de l’homme, ce désert maudit fleurirait comme la rose. Certes cela a sa grandeur. En outre, pour que la secte se sauvât, il fallait qu’elle pût croître rapidement. Or quoi qu’on pense de la valeur morale de la polygamie, il faut bien reconnaître que pour une nation à ses débuts elle est le moyen le plus rapide d’accroissement. Lorsqu’une société est arrivée à sa croissance normale et que les deux sexes se font équilibre par le nombre, la polygamie perd sa vertu de fécondité, car si un homme a dix femmes, il faudra nécessairement qu’il y en ait neuf qui n’en possèdent pas; mais supposons qu’une secte désirant se détacher de la société générale se forme parmi nous : si elle a recours à la polygamie, il est clair qu’elle croîtra rapidement, puisque chacun de ses membres aura le pouvoir d’engendrer dix, vingt fois autant d’enfans que dix ou vingt membres de la société régulière. Cette conséquence immédiate de la polygamie est mise par M. Dixon en pleine lumière, mais il y en a une autre plus lointaine et autrement importante qu’il ne dit pas. La polygamie est une amorce pour les pauvres diables sensuels, mais, quand il s’agit de réaliser leur rêve, une insurmontable difficulté se présente. Pour avoir un harem, il faut l’entretenir, si pauvrement qu’on l’entretienne. La polygamie, recommandée ou non comme l’état de perfection, n’est donc réellement à la portée que des riches et des dépositaires du pouvoir, qui sont ici les chefs de l’église. Le gouvernement mormon étant une très stricte théocratie, il en résulte qu’au bout de quelques générations le peuple proprement dit aura crû en simple proportion normale, tandis que les enfans des elders, évêques, apôtres, formeront une véritable tribu de Juda, puissante par le nombre, puissante par la tradition de famille, qui étendra sur ce peuple la verge de l’autorité, et pourra le gouverner sans déviation ni hérésie selon l’esprit de la secte, c’est-à-dire selon les principes combinés de la démocratie et de la théocratie.

Il nous semble qu’un Américain, lorsqu’il arrive à l’âge de réflexion, doit être parfois fort embarrassé de décider où est la vérité, non-seulement sur les choses métaphysiques, mais sur les choses les plus élémentaires de la vie sociale. Quelle est la vérité sur le mariage par exemple, ou, pour mieux parler, sur les relations des sexes? Des sectes sans nombre lui présentent leurs théories qui sont radicalement opposées. S’il doit en croire les perfectionnistes, le mariage est un état contraire à la perfection, et les unions libres sont les seules qui sont vues par Dieu d’un œil de satisfaction. Selon les mormons, le mariage est une chose si sainte que plus on épouse de femmes, plus on approche de la perfection. Selon les shakers enfin et d’autres sectes encore (les tunkers par exemple, une variété des baptistes), le célibat est la seule voie qui conduise à la sainteté. Cette communauté vraiment respectable des shakers mérite une mention toute particulière, car elle prouve qu’il n’est pas de doctrine, si absurde qu’elle soit, qui ne puisse porter des fruits bénis lorsqu’elle a été dictée par un cœur pur. La fondatrice de la secte, Anne Lee, loin d’être une grande intelligence, était une pauvre folle pleine de visions cornues qui avait été initiée à la vérité par les prédications d’une autre folle, Jane Wardlaw, femme d’un tailleur. Nous sommes là dans un tout petit monde bien obscur, bien fanatique, bien ignorant, — les derniers des misérables selon le monde, — mais pieux, sincère et droit de cœur. Ces pauvres gens ne savaient certes ce qu’étaient le beau et le vrai, mais leurs âmes étaient unies à l’âme du bien, et tout fut gagné par là pour eux. Jane Wardlaw, qui vivait dans le Lancashire, il y a quelque cent ans, annonça que le Christ allait faire son second avènement, et que cette fois il apparaîtrait sous la forme d’une femme. Cette idée baroque n’était cependant pas sans une certaine portée, et l’ignorante ne faisait que devancer de plus d’un siècle la femme-messie de nos beaux esprits saint-simoniens et d’autres doctrines modernes. Anne Lee, fille et femme de forgerons de Manches, personne hystérique et portée aux visions, qui avait été ouvrière dans une de ces filatures de coton qui étaient alors à leur aurore, puis servante de gargote, se figura naïvement qu’elle était ce messie féminin annoncé par Jane Wardlaw, et déclara le fait à ses voisins, amis et parens. Quelques-uns la crurent ; il n’y eut que son mari qui semble avoir été récalcitrant jusqu’à la fin, bien qu’il l’ait accompagnée tendrement dans ses épreuves et son grand voyage. C’est dans la prison d’Old-Bailey, où elle avait été fourrée par un prosaïque constable pour fait de prédication illégale, qu’elle reçut la visite du Christ et qu’elle devint une avec lui de corps comme d’esprit. Quand on a reçu une telle visite, le résultat infaillible, fût-on le plus borné des mortels, est qu’on acquiert subitement des dons d’intelligence qu’on n’avait pas auparavant. « En Amérique ! dit-elle à ses sept croyans, c’est là que doit s’établir l’église de Dieu. » Cette décision fut chez cette pauvre fanatique un véritable trait de lumière. Sa patrie véritable était bien cette Amérique où les disciples de ce George Fox, aussi obscur et aussi méprisé qu’elle, avaient fondé un peuple, cette Amérique où retentissaient encore les échos des prédications de Whitefield, source de ce qu’il y a de sentiment religieux populaire aux États-Unis même aujourd’hui. La bande s’y installa dans le New-York, près d’Albany, et y vécut pauvrement, obscurément, courageusement ; mais les idées, aussi bizarres qu’elles fussent, que prêchait Anne Lee étaient de celles qui auront toujours prise sur le peuple, lequel est millénaire de sa nature et écoutera toujours infailliblement celui qui lui annoncera l’avènement prochain du règne de Dieu ou du règne de la justice, ce qui est la même chose sous des noms différens. Aussi la secte recruta-t-elle sûrement des adhérens, et aujourd’hui on compte aux États-Unis six mille shakers, divisés en dix-huit communautés, dont la plus célèbre est celle de Mount-Lebanon, dans l’état de New-York.

Plusieurs des idées des shakers leur sont communes avec les autres sectes américaines, par exemple celle-ci, qui se rencontre dans presque toutes, et qui est bien américaine et démocratique : le travail a cessé d’être maudit ; mais ici cette idée se présente comme la conséquence de cette croyance : le Christ a fait sa seconde apparition, et le règne de Dieu a déjà commencé. Selon les shakers, le monde ne se doute pas de cet avènement, que connaissent seuls les vrais croyans, lesquels doivent vivre en vertu de cette lumière, non comme vivent les hommes charnels sur la terre, mais comme vivent les âmes dans le ciel, car en fait le ciel et la terre sont maintenant confondus. Il s’ensuit que l’ordre de croître et de multiplier a pris fin, et que le célibat est l’état naturel de ceux qui ont reçu la nouvelle révélation. Toutes les sectes qui regardent le célibat comme l’état de perfection ont une tendance à la vie monastique ; les shakers ne font pas exception sous ce rapport. Leurs communautés sont de vrais couvens ; leurs mœurs et leurs habitudes sont conventuelles. Ils ont un régime pythagorique et vivent de laitages, de gâteaux et de légumes. Leurs chambres, soigneusement ventilées (ils ont, paraît-il, une habileté particulière dans les arts de la ventilation), sont parfumées de ces bonnes odeurs que la pureté répand derrière elle. « Tout dans le petit village embaume comme des objets qui ont été longtemps en contact avec la lavande et les feuilles de roses. » Grâce à leur vie simple, ils ne connaissent pas les maladies dont nos mauvaises habitudes nous gratifient. « Nous avons eu un cas de fièvre en trente-six ans, me dit Antoinette (l’elderess ou supérieure de la communauté), et nous en fûmes très honteux; c’était entièrement notre faute. » Ils ont un goût particulier pour l’agriculture et le jardinage, et ils s’y appliquent avec la tendresse que l’on apporte à l’éducation des enfans. M. Dixon a noté quelques traits de caractère où la débonnaireté monastique se mêle à la finesse pratique de l’Américain et qui arrachent un léger sourire. Une superbe rangée de pommiers s’élève au-dessus du mur d’enceinte de leur communauté. « Comment faites-vous pour empêcher les passans de vous dépouiller de vos fruits? » demanda le voyageur à l’elder Frédéric. Alors l’elder lui montra un des pommiers qui sortait un peu de la ligne et qui étendait ses rameaux en dehors du mur. « Ceux qui ont envie d’une pomme cueillent à cet arbre, dit-il, et laissent les autres tranquilles. » — « Est-il toujours vrai, remarque M. Dixon, que les enfans du monde soient plus avisés que les enfans de la lumière? »

Ce serait ici le cas de faire remarquer combien la vie monastique est naturelle à l’âme humaine, puisque, même au sein du protestantisme, il s’est produit sous les formes de la secte des shakers, de celle des frères moraves et d’autres encore; mais un pareil examen nous mènerait beaucoup trop loin, et je préfère signaler encore une croyance des shakers, qui leur est commune avec une foule de sectes de leur pays. Cette croyance, foncièrement américaine et grosse d’avenir religieux pour la grande république, est celle que nous avons déjà rencontrée chez les mormons, la croyance aux communications incessantes des morts avec les vivans. Les morts sont autour de nous, ils nous parlent non-seulement dans le rêve, mais dans la veille. Les shakers n’admettent pas la résurrection générale, qui serait en contradiction avec leur croyance à l’existence actuelle du règne du Christ. Les morts n’ont plus à ressusciter, puisque le Christ est définitivement venu. Pour le shaker, ce mot de mort est donc une fausse expression : ce que nous appelons mourir n’est que dépouiller un vêtement; mais celui que nous croyons parti est toujours avec nous. « Antoinette m’affirme qu’elle parle avec les esprits plus librement qu’elle ne me parle; cependant je ne vois pas qu’elle ait le cerveau dérangé sur aucun autre point, car à coup sûr ses discours sont fort nets et fort sensés. La chambre des hôtes dans laquelle j’écris, qui me semble vide et silencieuse, est pour elle pleine d’esprits qui chantent et haranguent tout le long du jour. La mère Anne est ici présente, Lucy et Joseph (deux des premiers adeptes de la secte) sont présens, tous les frères qui ont passé hors des yeux humains sont présens... pour elle. Vous n’avez qu’à observer Antoinette un moment, lorsque vous n’engagez pas son attention, pour distinguer à sa face recueillie, à son œil ravi, à sa contenance, qui est celle d’une personne absente d’elle-même, qu’elle se croit devant une autre présence plus respectée, plus auguste qu’aucune de celles de la terre. »

Au moment de fermer ce livre ingénieux et amusant, je me sens hésiter. L’impression dernière qui m’en reste, — est-ce l’effet d’une illusion nerveuse? — est triste, et me laisse sous un pressentiment de crainte. Qu’ai-je donc lu cependant dans ce livre qui fût nouveau pour moi? La plupart des faits qu’il contient, je les connaissais déjà, je les avais appris par mes lectures de journaux ou de livres successivement, un à un; mais autre chose est de les voir isolément ou de les voir rapprochés; l’ensemble présente un caractère presque alarmant. Involontairement on se demande : dans cet émiettement indéfini des doctrines et des sectes, où est la boussole morale commune à tout ce peuple? En présence de ces phénomènes inattendus qui sont venus fondre sur la république, de ce déplacement des populations de l’Europe et du monde entier, de cette inondation humaine incessante qui ne s’était pas vue depuis l’invasion des barbares, et qui, pour être plus pacifique en apparence, n’en est pas moins redoutable, où est la garantie de durée pour l’ordre social fondé, voilà quatre-vingts ans, avec tant de sagesse par les plus prudens et les plus sensés des hommes?

Il y a quelque vingt ans, il m’en souvient parfaitement, tout esprit clairvoyant pouvait prévoir la grande lutte qui a déchiré l’Union, cependant nul n’aurait osé prédire l’époque précise où cet événement se passerait. De même aujourd’hui on peut prévoir l’époque indéterminée, mais certaine, si les circonstances ne changent pas, où la constitution américaine, l’œuvre sinon la plus hardie, au moins la plus sage du génie humain, celle dont les auteurs peuvent être donnés comme les hommes qui ont le mieux connu les conditions auxquelles les peuples peuvent être heureux, deviendra insuffisante, impuissante à gouverner des populations pour lesquelles elle ne fut jamais faite, et à maîtriser des phénomènes qu’elle n’avait pas prévus. La constitution américaine n’avait pas prévu que 4 millions d’hommes de race noire deviendraient citoyens américains, que 60,000 hommes de race jaune, précurseurs de milliers d’autres, viendraient disputer aux hommes de race blanche le travail et le salaire, que le lien moral des diverses communions protestantes se relâcherait par la division à l’infini et l’émiettement des doctrines, qu’une sorte de mahométisme américain déclarerait la guerre aux doctrines de liberté démocratique, fonderait une société sur le principe de l’autorité théocratique et installerait la polygamie en plein pays chrétien; qu’une guerre déplorable enfin, de quelque manière qu’on la juge, viendrait ébranler la doctrine des droits des états, vrai fondement de la république. La constitution américaine fut faite par des hommes d’une certaine race pour une race déterminée, par des hommes héritiers de la discipline morale individuelle établie par le protestantisme et possesseurs des lumières de la philosophie pour des hommes de race anglaise, graves, obstinés, patiens, — pour des marchands de caractère rigide, des classes rurales de mœurs sévères et des planteurs de tradition aristocratique. Si Washington, Franklin, Jefferson, avaient cru faire leur constitution pour des Irlandais ou des Allemands, il est probable qu’ils l’auraient faite tout autrement. La liberté est un bien qui est cher à tous les hommes, dont le nom est sur les lèvres de tous les hommes; mais ils ont des manières singulièrement différentes de comprendre ce bien, et ce qui est pour l’un la liberté paraît à l’autre un insupportable esclavage. A coup sûr, ce qui est liberté pour un Anglais taciturne, silencieux et régulier ne l’est point pour un Irlandais vif, pétulant et gai. Un homme fait se sent libre dans l’immobilité : c’est l’image de l’homme pour lequel fut faite la constitution américaine; un enfant se sent esclave, s’il ne peut s’agiter et crier : c’est beaucoup l’image des nouvelles populations que la constitution américaine doit conquérir à son esprit, conquête qui fut facile tant que l’émigration européenne n’envoya que de faibles contingens pris dans des races sœurs de la race saxonne, mais qui est devenue singulièrement laborieuse depuis que, les flots succédant aux flots, la république s’est vue inondée de populations de toute origine et de toute provenance, souvent d’esprit et de traditions hostiles à celles des natifs. En face de ces conditions nouvelles, la république résistera sans doute et restera le gouvernement de l’Amérique, mais à coup sûr sous une autre forme que la forme où nous l’avons connue et avec une autre constitution que l’œuvre glorieuse du XVIIIe siècle, blessée à mort par la fatale guerre civile. Puissent les dieux éloigner pour longtemps l’heure néfaste où périront, avec le plus ingénieux mécanisme que les hommes aient inventé pour vivre heureux en société, les meilleures espérances de l’humanité !


EMILE MONTEGUT.

  1. Voyez la Revue du 15 février 1850.