La Vie à Bruxelles sous le joug allemand (aout 1914- octobre 1916) - Notes d’une Bruxelloise

X…
La Vie à Bruxelles sous le joug allemand (aout 1914- octobre 1916) - Notes d’une Bruxelloise
Revue des Deux Mondes6e période, tome 38 (p. 601-631).
LA VIE Á BRUXELLES
SOUS
LE JOUG ALLEMAND
[AOÛT 1914-OCTOBRE 1916]

NOTES D’UNE BRUXELLOISE

Belgique ! chère petite Belgique martyre ! Nous pensions t’aimer du plus profond de nos cœurs quand nous connaissions la joie et le bonheur… Mais combien ce sentiment a grandi, combien il s’est élargi depuis que nous avons souffert, souffert les horreurs de la guerre, les bombardemens, les pillages, souffert les ravages de nos campagnes, la destruction de nos foyers, et surtout les atteintes à nos chères libertés ! Invasion et occupation ! Est-il possible, à ceux qui ne les ont pas subies, de se représenter tout ce que contiennent ces deux mots ? C’est une telle succession de souffrances et d’atrocités qu’il est malaisé d’en évoquer le tableau…

Cette occupation, nous en avons connu le supplice à Bruxelles depuis le 20 août 1914 ; nous l’avons, les miens et moi, vécue pendant plus de deux ans. Il m’a semblé que.je pouvais grouper les faits dont j’ai été le témoin, pendant ces deux années, rassembler les renseignemens que j’ai été à même de recueillir, conter ainsi la vie que nous menions dans notre chère ville de Bruxelles. Et déjà quelques semaines se sont écoulées. Elles ont amené un recul suffisant pour mieux comprendre la douloureuse période que j’ai traversée. Elles m’ont donné un souffle de liberté que je ne connaissais plus ! Elles me font plaindre de plus en plus les populations qui subissent le joug allemand et qui montrent, sans défaillance, un courage indomptable. Elles font croître et s’amplifier mon admiration pour elles.


DANS LA GEÔLE

Au lendemain de l’occupation, notre première souffrance fut de constater la réapparition de l’élément boche. La déclaration de guerre avait permis d’expulser les Allemands qui n’avaient pas été déjà rappelés par la mobilisation. Ils avaient juré de se venger. Et maintenant ils revenaient, la plupart sous l’habit militaire, avec une morgue insolente et hautaine ! Les uns rentraient dans Bruxelles, les autres dans Anvers, ces villes qui les avaient si bien accueillis et où ils s’étaient enrichis. Ils servaient de guides à leurs compagnons et ils n’avaient point hésité, au cours de l’invasion, à commander les pires massacres et les pillages les plus éhontés[1] ! A présent, ils étaient les maîtres. Ils nous le feraient bien voir. Il y avait parmi eux des officiers de la landsturm, mais il y avait surtout une nuée de fonctionnaires qui s’était abattue sur Bruxelles. A les voir réclamer des prix « de pension » dans nos grands hôtels comme le Palace ou l’Astoria, à les voir se pavaner dans des victorias ou des calèches venues de Berlin et conduites par des cochers en uniforme militaire, à voir surtout des femmes allemandes venues pour rejoindre leurs maris, nous étions secouées d’un grand frisson d’angoisse : comptaient-ils donc s’installer pour longtemps ?

Et cette police ! Je ne parle même pas de ces agens en uniforme gris, en casque à pointe, avec une plaque de cuivre portant le mot « polizei » suspendue sur la poitrine, de ces hommes postés aux carrefours afin de surveiller la circulation : ils étaient généralement trois, un qui brandissait un drapeau rouge, un autre qui portait un grand écriteau « Halt » et celui qui se précipitait à la rencontre des véhicules, exigeant dans un jargon impossible passeport et papiers. Je fais allusion surtout à la police secrète, à ces individus qui, s’exprimant dans un français des plus corrects, infestaient les places publiques, les tavernes, les tramways. On finissait par ne plus oser parler, par ne plus oser penser !

Voilà où nous nous sentions vraiment dans la geôle. Nous, si indépendans, si épris de nos libertés, nous devions nous taire sous menace de la prison, voire de la déportation. Ne fut-elle pas envoyée dans une prison allemande, à Aix-la-Chapelle, cette petite vicomtesse Hélène de Jonghe d’Ardoye, qui n’avait pas seize ans, pour avoir dit son fait à quelque junker prussien[2] ? Il fallait tout craindre ! La réception d’une lettre, une opinion exprimée à haute voix, un peu trop de liberté de langage, la possession d’une brochure bien innocente, cela suffirait : aussitôt vous étiez dénoncé. Cela n’empêcha pas les Belges, les femmes aussi bien que les hommes, de garder leur pleine indépendance ! Ils payèrent les amendes, ils firent de la prison. Des députés, des professeurs, de simples ouvriers eurent à subir la peine de la déportation. On sait comment la femme de notre ministre de la Justice, Mme Carton de Wiart, fut envoyée à Berlin pendant six mois et refusa toute intervention pour abréger sa peine. Mlle Renkin, la sœur de notre ministre des Colonies, laquelle ne songeait qu’à se dévouer, fut condamnée à son tour. Combien de nos amis connurent les ennuis de la perquisition, combien furent détenus dans les cellules de la Commandanture.

La geôle, nous la sentions encore dans cette impossibilité de correspondre, non seulement avec l’étranger, mais même avec les villes de notre propre pays et jusqu’aux régions les plus proches. On ne peut se faire une idée du supplice de cet isolement complet, de cette séparation du reste du monde. A la date du 29 septembre, après cinq semaines d’occupation, l’autorité allemande condescendit à organiser un service postal dans l’intérieur même de la ville de Bruxelles et pour le transport des lettres destinées à l’Allemagne. Mais elle déclarait que, les facteurs belges refusant le travail, tous les envois devaient être retirés à la poste centrale moyennant une carte d’identité. Ce n’était guère pratique ! Nous avions aussi un tel dégoût de ces timbres allemands, estampillés d’une infâme surcharge « Belgique, » que nous préférions ne pas en employer et porter nous-mêmes les messages pour la ville, quelle que fût la distance à parcourir… Quant au trafic, il était pour ainsi dire nul ; les tramways seuls roulaient, et encore, à un moment donné, lors du siège d’Anvers, leur parcours fut-il singulièrement raccourci ; les derniers autos avaient été réquisitionnés par les Allemands ; on ne voyait plus, de temps à autre, qu’une rare voiture de place, tirée par un vieux cheval poussif…

Au début, les autos militaires allemands passaient nombreux, à fond de train ; leurs cornets faisaient entendre un petit rythme joyeux et conquérant : la-la la-la ! Sur ce motif, les gamins de Bruxelles avaient imaginé d’adapter des paroles, toujours différentes, mais toujours insolentes. Par exemple, ils criaient à tue-tête :


Berlin-Paris
Ça n’a pas pris !
Paris-Berlin
Ça ira bien !


D’ailleurs, les facéties de nos gamins bruxellois, de nos « ketjes, » déridaient les plus pessimistes. Ne s’amusaient-ils pas à jouer à la guerre, à singer le kronprinz, à imiter le fameux « pas de parade » ou « pas de l’oie » de l’armée allemande ? Un officier prussien les aurait, paraît-il, admirés lorsqu’ils faisaient l’exercice : « Quels beaux soldats allemands vous feriez ! — Oh ! avait répondu le jeune chef de la bande, nous savons faire beaucoup mieux ! — Quoi donc ? — Voyez plutôt : Ein, zwei ! commanda l’enfant. Nach Paris !  » et toute la petite troupe de faire mouvement arrière !

Cette difficulté de correspondre régulièrement avec les nôtres devenait une souffrance intolérable. Bientôt des courriers de métier firent la navette. Moyennant un prix qui variait de deux à cinq francs, ils se chargeaient d’un message écrit sur papier léger et ils cherchaient à échapper aux patrouilles allemandes… Les prix, nécessairement, étaient bien plus élevés quand il s’agissait d’obtenir des nouvelles du front ; des parens, sans nouvelle aucune de leurs fils, offraient dix, vingt francs et promettaient le double s’ils recevaient une réponse… Au fur et à mesure que l’étreinte se resserrait autour de notre capitale et que la sévérité allemande augmentait, — surtout quand le pays fut occupé tout entier, sans autre issue que notre frontière du Nord, de jour en jour plus étroitement surveillée, — les difficultés ne cessèrent de s’accroître. Les nouvelles de l’étranger nous arrivaient par des voies de fortune, et nous avions toujours une lettre prête, afin de la confier en guise de réponse au premier messager qui se présenterait.

Les moyens de fraude se multipliaient à l’infini, et chaque fois qu’ils étaient éventés, il fallait en trouver d’autres : billets glissés dans la doublure des vêtemens, dans les pneus des autos, dans les chignons des femmes, dans les œillères des chevaux, jusque dans le ventre des poissons importés de Hollande… (Dans ce cas, on les enserrait dans de petits tubes en caoutchouc.) Une de mes amies, partant clandestinement pour l’Angleterre, avait introduit un papier d’affaires important dans le dos d’une brosse à habit qu’elle avait recollé avec soin. Et j’ai vu, de mes yeux vu, tout un courrier de l’étranger venu à l’intérieur d’un pain !

Pour nous mettre en rapport avec ces courriers, nous devions nous rendre aux quatre coins de la ville et dans les endroits les plus bizarres, où nous n’aurions jamais songé à mettre les pieds en d’autres temps : tavernes, rues louches, quartiers sordides ! Mais qui eût songé à critiquer ? Les femmes d’officiers surtout, avides d’obtenir quelques détails du front, cherchaient à voir et à interroger les porteurs qui en revenaient. N’ayant guère le temps d’attendre aux nombreux domiciles où il avait apporté des lettres, l’un de ces aventureux courriers, qui risquait assurément sa vie à pareil métier, avait laissé son adresse : il fallait, pour lui remettre les réponses, se rendre chez lui, à tel jour et à telle heure, et, dans une misérable petite chambre garnie d’une rue impossible, une vingtaine de dames élégantes faisaient cercle comme dans le salon d’un ministre ! On disait que ces courriers militaires réussissaient à traverser les lignes de feu…

Un billet laconique, qui m’était adressé par un capitaine de nos amis, me fut apporté dans la semelle de la chaussure du messager. Il médisait que ma famille, à la date du 10 octobre 1914, s’était embarquée pour l’Angleterre et que l’on nous conjurait de l’y rejoindre. En apprenant l’effroyable panique qui régna sur le littoral belge au moment de ces derniers départs, j’éprouvai les plus vives inquiétudes au sujet des miens. « Les quais étaient noirs de monde, on se pressait, on se bousculait, me raconta ce courrier qui fut témoin de la scène, les bagages furent laissés sur le quai, des femmes, des enfans furent étouffés, il en est qui tombèrent à l’eau et qui ne purent être sauvés. Les derniers steamers quittaient le port, la population affolée payait des sommes fantastiques pour être emmenée par des bateaux de pêche ou de simples canots ; sur la grève même, des gens se précipitaient, ayant de l’eau jusqu’aux genoux, pour atteindre des barques qui avaient déjà quitté le port. Les tramways vicinaux déversaient des milliers de voyageurs ; je les ai vus, couchés sur le trottoir, attendant la nuit entière ; moi-même, a-t-il ajouté, je me suis vu forcé de retourner par la Hollande et, grâce à mes efforts et à mon agilité, je réussis à faire passer mes valises, pleines de correspondances, puis à les suivre moi-même, entrant de force dans la voiture, tête première, par la fenêtre ouverte ! »

Ce même messager qui m’avait dépeint la panique du littoral, m’expliqua son retour en Belgique par la frontière hollandaise. Il ne voyait pas le moyen de rentrer à Bruxelles sans être fouillé par les patrouilles ennemies. Il eut l’audace de s’adresser à un auto militaire allemand, donna sans doute un généreux pourboire, et rapporta dans sa valise deux mille lettres, sans compter deux revolvers chargés, deux de ces armes à feu dont la possession était si sévèrement prohibée ! Il en riait encore !

Des courriers, il y en eut de toutes les sortes. Voyez plutôt ce monsieur de bonne famille qui voyage en sa pelisse cossue : il veut à tout prix aller embrasser son fils qui se bat sur l’Yser, mais la guerre l’a éprouvé, il n’a pas l’argent disponible et il emporte, soigneusement cachées dans ses fourrures, les lettres qu’on veut bien lui confier, l’argent ainsi gagné devant servir à payer ses frais de déplacement. Et cette jeune femme dont le mari et les frères servent dans notre armée ! Elle fait plus de trois fois la navette, par la Hollande, l’Angleterre et la France, partant sans passeports, avec des milliers de lettres qu’elle met sous presse pour en diminuer le volume. Douée d’une mémoire merveilleuse, elle rapporte à chacun des nouvelles personnelles. Elle a vu nos officiers, elle a vu nos soldats, et elle possède des détails sur tous nos régimens. « Ne craignez-vous donc pas, lui demandai-je à la veille de son dernier voyage, les fils barbelés et les coups de fusil des sentinelles allemandes postées à la frontière ? — Bah ! me répondit-elle, je ne cours pas plus de risques qu’un soldat ! Et si j’attrape un peu de plomb dans les mollets en franchissant la barrière, je ne m’en porterai pas plus mal ! » Je me souviens aussi d’un petit courrier délicat, d’un petit blond, qui paraissait d’une timidité excessive : et je sais que les lettres que je lui confiai parvinrent toutes à destination.

Encore un frêle jeune homme. Il n’avait pas été accepté pour le service militaire, et il voulait à tout prix se rendre utile d’une autre façon. Il cherchait à porter des lettres, surtout aux soldats, et ne voulait accepter aucune rétribution. Il usait d’adresse pour échappera l’ennemi. Il entre dans une masure, il avise une bonne vieille : « Ne vous-effrayez pas, la vieille, et laissez-moi vous appeler grand’mère ! » Il accroche dans un coin son veston chargé de lettres et se met à l’ouvrage. Les Allemands entrent, exigent du café, et il les sert avec l’aide de la vieille « grand’mère. » Quelques centaines de mètres plus loin, il fait la rencontre d’une nouvelle patrouille allemande, il accoste rapidement une femme sur la route, lui prend l’enfant qu’elle portait dans ses bras, et cache son paquet de lettres au fond d’un panier de pommes… A Melle, surpris par la bataille, il attend sous les balles le moment propice où les soldats pourront lui confier leurs messages. Par malheur, il devait être fait prisonnier quelques jours plus tard, et j’appris qu’il ne tarda pas à mourir en Allemagne.

Toutefois, le plus souvent, ces courriers étaient des contrebandiers, des braconniers, des risque-tout, des hommes qui ont cela dans le sang et qui respirent à pleins poumons le souffle d’indépendance dont nos pères gaulois étaient si pénétrés ! Et je dois dire que, dans la plupart des cas, ils s’exposent à tous ces dangers bien plus avec la pensée de rendre service au pays que dans un esprit de lucre ! Ils savent qu’ils aident à la résistance, qu’ils apportent les nouvelles de l’extérieur, qu’ils fortifient le moral des nôtres, et n’est-ce pas là, surtout quand ils guident par les sentiers détournés nos jeunes gens qui cherchent à rejoindre l’armée, une belle œuvre de patriotisme ?


LES ÉVASIONS

L’autorité allemande s’efforce, par tous les moyens qui sont en son pouvoir, de retenir les jeunes gens qui atteignent l’âge de porter les armes et qui brûlent du désir d’aller retrouver au front leurs aînés. Le général von Bissing a édicté les règlemens les plus sévères à leur sujet ; les lignes de fil de fer barbelé qui courent le long de la frontière belgo-hollandaise ont été doublées, triplées même en certains endroits, et bientôt chargées d’un courant électrique ; les patrouilles sont de plus en plus nombreuses ; ordre est donné de tirer impitoyablement sur eux, s’ils ne répondent pas à la première injonction.

Il en est cependant passé des milliers ! J’en connais, hélas ! qui ont été faits prisonniers et envoyés sur-le-champ en Allemagne. Et que de sinistres drames ! Deux jeunes Belges, les deux fils aînés d’une de mes amies d’enfance, âgés respectivement de dix-sept et de dix-huit ans, décident d’affronter le péril ; ils s’informent en secret des voies généralement suivies ; ils ourdissent leur plan d’évasion… Car il n’y a pas d’autre mot qui serve : la Belgique est une vaste prison prussienne d’où il faut s’évader. Ils sont sur le point de réussir. La barque qui les transporte, eux et leurs camarades, va bientôt atteindre l’autre berge du canal… Une sentinelle allemande les aperçoit : elle lire. L’un des frères, blessé, tombe à l’eau. Le guide donne ordre de se coucher aplat dans la petite embarcation afin d’éviter les coups de feu. Mais l’aîné, d’un mouvement instinctif, cherche à sauver son frère. Il est atteint à son tour. L’un fusillé, l’autre noyé ! Pendant trois mois on n’osa prévenir la mère.

Mais ne croyez pas qu’il n’y eût lieu de parler d’évasion que lorsqu’il s’agissait de rejoindre ce que von Bissing, — dans sa proclamation à la population belge, — appelle « l’armée ennemie ! » Combien de médecins, d’industriels, de parens désireux de revoir leurs enfans ont dû courir les mêmes risques ! Les femmes elles-mêmes ont, dû s’y exposer. Dans les premiers temps, elles réussissaient parfois à obtenir un passeport, en prétextant le besoin d’une cure, la nécessité absolue de toucher quelque argent en Hollande, le désir d’embrasser un parent mourant. Mais tous ces moyens furent vite usés ! Les fonctionnaires allemands avaient réponse à tout : on pouvait faire une cure à Wiesbaden, on pouvait s’adresser à la Deutsche Bank et, si vous vouliez vous rendre en Hollande ou en Suisse, il fallait dorénavant payer une caution de 5 000 à 10 000 marks, garantissant qu’il ne vous prendrait pas envie de passer en Angleterre ou en France ; ces mêmes fonctionnaires vous obligeaient à signer une feuille de présence, tous les jours, chez le consul allemand de Berne ou de la Haye, d’Amsterdam ou de Genève, sous peine de la confiscation de la dite caution.

Pour vous donner un exemple de l’obstination allemande, je vous retracerai en quelques mots le véritable roman d’aventures que vécurent trois femmes en Belgique. L’intrigue dura près de trois mois. L’une était la femme d’un capitaine de notre armée, l’autre, sa vieille mère âgée de quatre-vingt-deux ans, la troisième sa fillette de treize ans. La jeune femme avait pris patience pendant un an, mais, maintenant, coûte que coûte, elle avait décidé de mettre fin à une séparation si pleine d’anxiété, et de rejoindre son mari. Pendant plus de deux mois, elle manœuvra pour obtenir des papiers en règle l’autorisant à quitter la Belgique. Ce fut en vain. Elle se décida alors à s’établir dans un petit village à proximité de la frontière, afin d’y trouver un guide et de risquer l’aventure. Etant donné que les femmes du peuple avaient, disait-on, plus de facilité à passer les routes et à obtenir l’indulgence d’une sentinelle, les trois femmes parcoururent le pays, nu-tête, un châle croisé sur les épaules, un panier d’œufs au bras. Finalement, elles trouvèrent le moyen d’organiser, avec quelques jeunes gens, une véritable expédition. Deux guides les accompagnaient. Ils attendirent l’heure propice. Alors, l’un des guides traversa le canal à la nage ; — le canal, à cet endroit, forme la frontière entre la Hollande et la Belgique ; — il tendit une longue corde, son compagnon la maintint, et les trois femmes, la vieille grand’mère soutenue par l’un des jeunes gens, firent la pénible traversée en s’accrochant à la corde tendue, avec de l’eau jusqu’au cou. Quand on lui demanda comment elle avait eu la force physique d’aller jusqu’au bout de cette équipée, la bonne vieille répondit simplement : « Je savais que si je criais ou si je m’arrêtais, ma fille et ma petite-fille pouvaient être perdues, et j’ai trouvé les forces nécessaires… »


LA VIE MATÉRIELLE — LES VIVRES

Dès les premiers jours, la farine fut retirée de la circulation et les boulangers rationnés : chaque client eut droit à 250 grammes par jour, quelques mois plus tard, à 300 grammes.

On confectionnait à notre usage un pain gris, lourd et indigeste. Une foule de produits nouveaux, que nous ne connaissions même pas, firent irruption sur le marché : des soufflures de riz, de la remilyna, de la céréaline, enfin une série d’imitations de farine, puisque la véritable farine, réservée aux seuls boulangers, était introuvable dans le commerce. Plus les vivres devenaient chers, plus nous redoublions d’ingéniosité. C’était à qui enseignerait la meilleure recette : gâteaux de guerre, mayonnaise sans huile, petits plats économiques, etc.

Voici un aperçu de quelques prix actuels comparés à ce qu’ils étaient au début de la guerre. La viande de bœuf, qui valait de 3 francs à 3 fr. 50 le kilo, — tout au plus, — se vend 12 à 15 francs, le mouton de 11 à 14, le porc de 10 à 13, et ce sont les prix des Halles ! Le café, de qualité très ordinaire, qui valait de 2 fr. 50 à 3 francs, se paie 20 francs le kilo ; 18 francs les déchets de café, le riz plus de 5 francs. L’huile d’olive est une rareté, et on la paie jusqu’à 18 francs le litre, au lieu de 3 ou 4 francs. Le beurre a atteint des prix fous : on en exige au moins 14 francs le kilo et, contrairement à ce qui se passe en d’autres pays, la graisse a suivi à peu de chose près le cours du beurre, si bien qu’elle est devenue, elle aussi, un véritable produit de luxe ! Enfin, les pommes de terre, cotées î) à 10 francs, valent aujourd’hui 85 francs les 100 kilos. Le sucre et le savon sont pour ainsi dire introuvables. Il en est de même pour le pétrole. Il y a quelques semaines, il fallait payer 5 et 6 francs et même davantage pour le kilo de savon noir : nous avions coutume de le payer 0 fr. 45.

Quant aux familles éprouvées, on ne les compte pas en Belgique occupée ! Je connais, pour ma part, un industriel possesseur de deux usines, l’une à Roubaix en France, l’autre à Termonde en Belgique, toutes deux détruites par l’ennemi. Ayant sa famille à nourrir, et privé de ressources du jour au lendemain, il cherchait, auprès de ses anciennes relations, à placer des pommes de terre dont il fournissait les échantillons. Combien de rentiers, propriétaires de plusieurs immeubles, dont le loyer ne pouvait plus être payé par suite du manque d’argent ou de l’absence des locataires, se voyaient dans la misère à leur tour, et étaient forcés de s’adresser à l’Assistance publique ou de faire la queue, la cruche à la main, à la soupe communale. Une dame d’allures très distinguées vendait des journaux au coin d’une de nos places publiques les plus fréquentées ; elle se tenait, un peu à l’écart, dans l’ombre des maisons, en chapeau et en costume tailleur… Que de misères cherchant à se cacher le plus dignement possible !

On m’affirme que, depuis mon départ récent de Belgique, la situation aurait encore empiré, que les Allemands auraient créé ce qu’ils appellent des « centrales, » qu’ils auraient réquisitionné certaines marchandises et qu’ils les vendent eux-mêmes : c’est ainsi qu’ils revendraient à 3 et 4 francs la livre de sucre, qu’ils auraient payée 0 fr. 85.


Le manque de petite monnaie s’était fait vivement sentir. La Banque Nationale créa, dès qu’elle en vit la nécessité, de petites coupures de 5 francs d’abord, puis de 1 franc et de 2 francs. D’ailleurs notre monnaie d’or et d’argent ayant totalement disparu, celle de nickel s’étant beaucoup raréfiée, on fit usage de toute espèce de monnaie : pièces trouées congolaises, pfennigs et marks imposés, nouvelles frappes de monnaies de cuivre et de zinc ; le plus typique fut l’emploi, en province du moins, et j’en ai eu plusieurs exemplaires entre les mains, de billets de banque valables uniquement dans les villes où ils furent émis ; ils représentaient une valeur de dix, quinze, vingt centimes ; on cite même une petite commune belge de la province de Limbourg, Bilsen, où circulaient des billets de deux centimes.


Malgré la cherté de la vie et toutes les difficultés financières, la charité prit un admirable développement. Chacun avait à cœur de consacrer une partie de ce qu’il possédait à de plus pauvres que soi. Que d’œuvres multiples ont surgi durant ces deux années d’infortune !

L’Union patriotique des femmes belges avait été virtuellement créée dès le lendemain de l’ultimatum : - elle fut définitivement constituée le 8 août. Elle s’occupa du placement d’employés et d’ouvriers des deux sexes et de l’assistance à accorder aux chômeuses ; en octobre 1914, 1e Comité national de secours et d’alimentation lui octroya son appui, ce qui lui permit d’atteindre un développement important : en sept mois, 65 577 francs de salaires sont distribués aux ouvrières du vêtement, 58 821 francs à des ouvrières dentellières ; bientôt l’œuvre y adjoignit des sections diverses, telles que la section des jouets et celle du travail des mutilés.

D’autre part, chacun s’efforça de venir en aide aux malheureux réfugiés de province : ce fut surtout en leur faveur une vaste distribution de vêtemens, puis on leur trouva des asiles, et plusieurs comités furent créés.

Quant aux blessés, on leur avait préparé des centaines d’ambulances. Le Palais Royal, aménagé par la Reine, continua à fonctionner normalement malgré son départ ; on dut y loger de nombreux Allemands, mais, peu à peu, on y concentra les blessés belges et français, — de grands blessés qui n’avaient pu être évacués en Allemagne et des blessés qui furent amenés des autres ambulances du pays, des provinces de Liège, Luxembourg et Namur. On réserva plus spécialement aux Allemands l’hôpital militaire et le palais des Académies. Hélas ! toutes les ambulances privées, qui avaient exigé tant d’efforts et tant de frais, se fermèrent l’une après l’autre par ordre de la Croix-Rouge allemande. Est-il nécessaire d’ajouter que celle-ci s’empara à maintes reprises de tout le matériel sanitaire qu’elle put dérober et qu’il advint même qu’elle fit main basse sur l’encaisse de la Croix-Rouge belge s’élevant à plus de 200 000 francs !

La Société privée des Petites-Abeilles fit également preuve d’un dévouement inlassable. Je l’ai vue à l’œuvre dès la première heure, cherchant sans cesse à accroître son champ d’action. Elle distribua des vêtemens, des layettes, du pain, des vivres, puis elle constitua des cantines qui ne tardèrent pas à dépasser la centaine ; il y en eut pour les enfans débiles et pour les mères nourrices, sans compter les distributions de lait et de phosphatine qui étaient faites sous une surveillance médicale.

Dans ces cantines, comme dans les Restaurans populaires où des repas sont les uns gratuits, les autres à 0 fr. 40 ou à 0 fr. 60 selon les moyens de chacun, ce sont des jeunes filles et des femmes du monde qui assurent tout le service : cuisine, marché, service de table.

Des initiatives privées avaient commencé, aux premiers jours d’août, à faire des distributions de soupe et de pain. Les besoins s’accrurent si rapidement que les ressources devinrent insuffisantes. Nous décidâmes d’y contribuer personnellement. Chacune de nous préparait de grandes marmites de soupe que, vers midi, nous transportions nous-mêmes, à travers la rue, dans des casseroles fumantes. Plus d’une centaine de femmes reçurent ainsi leur ration tous les matins.

Après quelques semaines cependant, les Administrations communales prirent à leur charge ces distributions onéreuses. Cette Soupe communale consiste en une distribution journalière d’un demi-litre de soupe et de 250 grammes de pain et en une distribution hebdomadaire de pommes de terre. En 1916, dans la seule agglomération bruxelloise, plus de 250 000 personnes, sur une population de moins de 700 000 habitans, ont été tristement réduites à vivre de la charité publique. Devant les locaux où se fait la distribution, ainsi que devant les Magasins communaux où se fait la vente de certains produits que l’importation américaine permet de livrer à un taux un peu moins onéreux aux pauvres et aux bourgeois du quartier (moyennant présentation d’une carte de ménage qui les rationne dans leurs achats), on voit de pauvres et lamentables files d’individus, hâves et déguenillés, qui stationnent pendant d’interminables heures ! Tout récemment, au début de cet hiver, les pauvres gens étaient forcés d’attendre de huit heures du matin à trois ou quatre heures de l’après-midi, pour obtenir trois seaux de charbon…

Conformément au programme de l’Union patriotique des femmes belges, il fut décidé de constituer des comptoirs de travail destinés à procurer aux chômeuses des travaux de couture qui seraient rémunérés. J’ai été témoin de leurs humbles débuts. Une de mes amies fut chargée d’organiser un atelier de coupe. Elle commença avec trois ouvrières, dans une modeste petite chambre. Aujourd’hui, elle emploie un personnel d’une cinquantaine de femmes qui occupent tous les étages d’un vaste hôtel, et quatre coupeurs de métier ne cessent, du matin au soir, de faire manœuvrer leurs grands ciseaux dans le drap des manteaux, le velours des costumes de travail ou le lainage des jupes… Des lingères préparent des vêtemens de flanelle ou de toile, tabliers, jupons, chemises, camisoles, et jusqu’à des brassières et des bonnets de nouveau-nés ! Cet atelier n’est pas le seul qui fonctionne à Bruxelles ; il y en a actuellement cinq ou six qui alimentent plus d’une vingtaine de comptoirs et distribuent aux pauvres femmes du quartier le travail prépare. Celui-ci, tout confectionné, doit être rapporté quinze jours plus tard. Il est immédiatement payé, estampille pièce par pièce et dirigé vers le grand comptoir central, dans les vastes locaux du« Pôle Nord, » ancien Skating-Ring, spécialement aménagés à cet effet. De là, ces lots de vêtemens sont répartis, selon les besoins, dans la ville et en province, et sont expédiés aux œuvres spéciales qui en font la distribution.

L’Œuvre des Prisonniers de guerre compte aussi parmi les plus intéressantes. Peut-on songer sans frémir au martyre de nos compatriotes disséminés dans les camps allemands ? Nous savons les privations, les tortures morales, les représailles parfois qu’ils endurent depuis tant de mois, et, quoi qu’on puisse faire pour eux, il est bien difficile d’alléger leur sort. L’œuvre en question réussit pourtant à leur faire parvenir les vêtemens dont ils ont tant besoin, un petit supplément de vivres, et, surtout, le pain qu’ils réclament.

Toutes ces œuvres ne peuvent exister et se développer que par l’appui que leur accordent le Comité national de secours et d’alimentation et la Commission for Relief in Belgium (C. R. B.). Le premier s’est formé grâce à l’initiative de notre grand savant et philanthrope, M. Ernest Solvay, auquel s’adjoignirent les plus hautes personnalités financières et charitables de la ville. Le Comité américain se constitua un peu plus tard, et nous avons vu que les premières cargaisons importantes d’Amérique arrivèrent vers le 15 décembre 1914, à l’heure même où le pays allait manquer de tout. Ce fut l’influence américaine qui obtint de von der Goltz, le premier gouverneur allemand en Belgique, l’assurance formelle que les vivres importés seraient exemptés de réquisition de la part des autorités militaires et resteraient à la disposition exclusive des Comités.

Les deux Comités agirent toujours en collaboration intime et leur action s’étendit bientôt sur toute la partie occupée du pays. Elle s’exerce même actuellement dans le Nord de la France, et les délégués de la C. R. B. s’avancent jusqu’à quelques kilomètres du front.

J’ai eu récemment l’occasion de faire la connaissance du président de la Commission for Relief à Bruxelles. Je ne pouvais assez lui dire tout ce que notre nation éprouve de gratitude pour la générosité de l’intervention américaine. Et comme j’exprimais de vives appréhensions pour le cas où les Etats-Unis, intervenant eux-mêmes dans le conflit, seraient obligés de nous abandonner : « N’ayez crainte, me dit-il, tout le service de ravitaillement est si bien organisé qu’il fonctionnerait malgré tout. »

Cette gratitude, qui est la même dans tous les cœurs, donna lieu à des manifestations bien touchantes. Des bateaux entiers étaient arrivés chargés de présens à notre adresse, et, parmi ceux-ci, il y avait des attentions charmantes des enfans d’Amérique pour les pauvres petits de Belgique ; dans nos écoles, même les plus populaires, les enfans furent chargés de répondre ; j’ai lu beaucoup de ces lettres et de ces réponses, et j’ai été profondément émue par les unes et par les autres.

Nos compatriotes cherchèrent encore à traduire leur reconnaissance d’une autre manière. La farine nous arrivait d’Amérique en d’innombrables sacs de toile : le plus souvent la provenance était indiquée sur le sac, en grands caractères imprimés, Massachusetts, Indiana, Cincinnati, et parfois aussi on y voyait un dessin caractéristique, tel qu’une perdrix, une tête d’Indien Peau-Rouge, le « big tree » de Californie, l’aigle américain. Nos dames et nos jeunes filles s’ingéniaient à peindre ces sacs ou a les broder, puis elles les renvoyaient en Amérique, afin qu’ils y fussent distribués en guise de remerciement. J’en ai vu qui étaient de véritables chefs-d’œuvre d’art féminin : on en fit des expositions. Le Musée du Cinquantenaire en a rassemblé une collection qui compte actuellement 300 spécimens.


LES VEXATIONS

Ce qui fait bien comprendre la vie si étouffante que nous menions à Bruxelles, c’est la série des petites vexations quotidiennes qui ajoutaient leur poids à la pression morale que l’envahisseur ne cessait d’exercer sur nous, dans l’espoir de nous amener, — telle était son illusion, — à capituler ! Les proclamations affichées sur nos murs et les journaux que nous appelons « embochés, » parce qu’ils sont soumis à la censure allemande, distillent un venin qu’ils tâchent de répandre sournoisement jusque dans la pensée et dans les cœurs… En voulez-vous la preuve ? Il me suffira de me rappeler au hasard quelques-unes de ces proclamations perfides.

L’Allemagne cherchait à nous faire perdre confiance dans la justice de notre cause, dans notre gouvernement, dans nos alliés : la France était absolument incapable de résister à la pression allemande, le nombre des prisonniers, surtout sur le front russe, se chiffrait par milliers… Le 4 septembre 1914 : « De l’Est, le colonel Hindenburg annonce le transport de 90 000 prisonniers non blessés. Cela équivaut à l’anéantissement de toute une armée. » Il est plaisant de rappeler que des gamins bruxellois s’étaient amusés à ajouter un zéro à l’affiche et qu’on y lisait 900 000. Ces mêmes gamins y apposaient leurs commentaires à grands traits de crayon, et les termes de « Lâches ! Voleurs ! Assassins ! » se retrouvaient sous le texte des proclamations annonçant de nouvelles réquisitions ou des condamnations capitales.

Quant à l’Angleterre, c’était sur elle que les communiqués s’acharnaient. Dès le premier engagement, nous pouvions lire, à la date du 23 août : « L’armée anglo-franco-belge, à l’Ouest de Namur, a été définitivement battue par les armées allemandes, qui ont fait des milliers de prisonniers et pris des canons en grand nombre. Les Anglais sont en pleine déroute. Une brigade anglaise a été écrasée ; son commandant et beaucoup de ses officiers faits prisonniers. » Je serais vraiment curieuse de connaître l’importance de cette armée anglaise participant aux opérations des environs de Namur, car jamais nous n’en entendîmes parler.

À propos de ce dédain avec lequel nos adversaires traitaient « la méprisable petite armée de lord Kitchener » et ses « mercenaires, » une anecdote assez piquante courut la ville. Une conversation s’était engagée entre un officier allemand et un prisonnier anglais.

« Après tout, lui demande l’Allemand, pourquoi vous battez-vous, vous autres ?

— ?

— Vous vous battez pour de l’argent.

— Et vous, lui répond l’officier anglais, pourquoi vous battez-vous donc ?

— Nous autres, c’est pour l’honneur !

— Ah ! c’est bien ce que je pensais, reprend l’Anglais : on se bat toujours pour ce qu’on n’a pas ! »

La crainte du service militaire obligatoire en Angleterre les hantait : aussi affichaient-ils que, si le principe de la conscription était adopté, beaucoup de jeunes gens chercheraient en Amérique « le dernier refuge de la liberté. »

Telles étaient les insinuations que nous avions continuellement à subir. On nous annonçait un jour une insurrection en Tripolitaine, un autre jour des mouvemens séditieux aux Indes, des troubles au Maroc ou dans l’Afrique Australe, le ralliement par les Turcs de troupes kurdes en Perse, une révolte en Égypte, la propagande anti-anglaise de James Larkins aux Etats-Unis, etc. L’objet de toutes ces proclamations était de nous persuader que la puissance allemande était invincible, de nous amener à nous résigner à notre sort, à nous faire perdre tout espoir de revanche et de réparation… Or, tous ceux qui ont vécu en Belgique occupée peuvent certifier que, quelles que soient les difficultés de l’heure présente, les Belges n’ont jamais plié et que, dans toutes les classes de la société, ils ont manifesté une admirable énergie.

Tous les journaux, — ces petites feuilles prétendues belges, — étaient remplis des mêmes nouvelles tendancieuses ; censurées par l’autorité allemande, elles devaient viser au même but. On vendait aussi des journaux allemands. Dans le quartier des gares et de la grande Poste, la ville avait pris une allure spéciale : on y voyait de nombreuses « aubettes[3] » bien aménagées ainsi qu’une série tic baraques ; à leurs étalages rien que des livres, des brochures et des journaux allemands ; leurs enseignes, en gros caractères gothiques, n’étaient, hélas ! que trop visibles, comme celles des tavernes allemandes, des magasins d’équipement militaire, et de tant d’autres !

Je me souviens aussi d’un journal illustré à un sou, le Kriegskurrier, qui contenait plus de vingt pages illustrées et un texte explicatif en quatre langues (on ne tarda cependant pas à supprimer la version anglaise). On ne pouvait le feuilleter sans indignation. Parmi nos troupes, on ne voyait que prisonniers et fuyards : chez eux, ce n’était que déploiement de forces et scènes idylliques ! Ne pouvait-on pas admirer, en Pologne russe, le tableau touchant des soldats teutons offrant aux petits enfans des campagnes, assis sur leurs genoux, une part de leur soupe ? Ne les voyait-on pas aussi causer et danser avec les femmes du pays occupé ? Mais nous, qui savions par expérience que ces clichés étaient truqués et qui connaissions les procédés employés à cet effet, nous nous contentions de tourner la page en haussant les épaules !

Parmi les vexations qu’ils nous firent subir, nos despotes nous imposèrent l’heure allemande. Nous ne l’adoptâmes jamais. Je dois dire cependant qu’on fut obligé de s’y conformer dans certaines villes de province où la police et les officiers allemands contrôlaient l’heure de la montre du premier passant venu et lui infligeaient une forte amende s’il n’était pas en règle avec l’ordonnance. A Bruxelles, les horloges publiques devaient l’indiquer. Cette mesure inspira une petite chanson où il était dit qu’en avançant l’heure, l’ennemi ne parviendrait qu’à hâter d’une heure le moment de notre victoire !

La défense d’arborer nos couleurs nationales nous atteignit en plein cœur. Puisque nous ne pouvions plus les déployer publiquement, il n’était cependant pas interdit de les exposer chez soi ! Un grand drapeau y figurait à la place d’honneur et nos trois couleurs s’étalaient sous le portrait de notre Roi ou de l’un de nos héros. On imagina aussi de petits nœuds tricolores pour les mettre au corsage. Dès le début de la guerre, nous avions pris l’habitude de porter des insignes. N’avait-on pas vendu des médaillons à l’effigie du général Léman, puis à celle de M. Max, et surtout les portraits du Roi, de la Reine, des jeunes princes ? Puis, toutes les couleurs alliées. Enfin, une foule de médailles commémoratives.

Alors, beaucoup de personnes décidèrent de glisser à leur boutonnière une simple feuille de lierre. La feuille de lierre, symbole de fidélité au pays et au Roi ! elle fait une apparition soudaine, elle triomphe partout : spectacle vraiment curieux par la rapidité de l’exécution ! D’autres personnes font choix d’un petit bijou de couleur grise : c’est le lion de nos armoiries qui figure sur nos anciennes pièces de nickel et que des ouvriers adroits cisèlent et découpent. On le porte en broche, en épingle, en breloque.

Peut-être le lecteur pense-t-il qu’à condition de vivre sans bruit, caché dans son coin, il est possible, à Bruxelles, de ne jamais avoir à souffrir de l’autorité allemande. Vous ne vous occupez pas d’elle, pourquoi s’occuperait-elle de vous ? Quelle erreur !… Les plus inoffensifs des habitans sont importunés, exposés à subir des peines sévères ! Voyez plutôt ce ménage paisible, ce docteur et sa femme, qui vivent bien bourgeoisement… On a sans doute fait une dénonciation, envoyé une lettre anonyme sur leur compte ; on perquisitionne, on découvre deux ou trois petites brochures, bien anodines, mais prohibées ; le docteur est condamné à six mois de prison, sa femme à trois mois. Une vieille femme de soixante-cinq ans reçoit une lettre de son fils qui est au front, par courrier secret bien évidemment, puisqu’il n’y a point d’autre moyen de correspondre ; elle est condamnée à deux ans de prison. Une de mes amies, veuve, mère d’une fillette de neuf ans, écrit à ses deux fils qui sont sous les drapeaux, — chose naturelle, s’il en fut, — et cherche par-là même l’occasion d’obliger d’autres mères en joignant leurs lettres à la sienne. Elle vient d’être dirigée en Allemagne !… Je cite quelques cas. Il y en a des milliers.


L’horreur de l’occupation, sa longue durée, le sentiment que l’avenir et l’existence même de notre pays étaient en jeu, tout cela était bien fait pour nous incliner au pessimisme. Aussi, dans notre volonté de réagir, cherchions-nous, de tous les côtés, des raisons d’espérer. Tout au début, ce fut la presse étrangère qui nous les donna.

Aucun journal étranger n’était autorisé : aussi tout un commerce clandestin ne tarda-t-il pas à s’organiser en dépit de la surveillance allemande. Un grand gaillard cherchait à vous vendre une caisse de raisins, mais, en même temps, à voix basse, il vous offrait un numéro de la Flandre Libérale qui paraissait encore à Gand et qu’on vendait chez nous de 60 centimes à 1 franc, au lieu du sou qu’il coûtait jadis. D’autres, au passage, vous murmuraient le nom d’un journal français ou du Standard qui insérait une page en français de La Métropole d’Anvers et vous entraînaient à tourner le coin d’une rue plus déserte pour vous glisser la feuille et réclamer l’argent… D’autres encore venaient à domicile et cherchaient à vous vendre un exemplaire du Times introduit en fraude : le prix moyen variait.entre 5 et 10 francs le numéro ; il arrivait qu’on payât le prix le plus fort, quitte à essayer ensuite de le revendre à moitié prix à l’un ou à l’autre, qui le revendait à son tour… Parfois, le porteur du journal préférait louer l’exemplaire à raison de 50 1ou 75 centimes la demi-heure. Vous étonnerai-je en vous disant qu’au milieu de septembre 1914, nous étions si privés de nouvelles et si avides d’en avoir, qu’un seul numéro du Times fut payé 200 francs ?

Un autre mode de propagation des nouvelles consistait à reproduire par la machine plusieurs copies des articles principaux d’un journal français ou des traductions de quotidiens anglais ; certaines agences clandestines s’en étaient chargées, entourées du plus grand mystère ; le soir, à la tombée de la nuit, on venait vous glisser ces coupures dans votre boite aux lettres. Chaque soir, cette lecture nous réconfortait, tandis que la lecture de La Belgique, du Quotidien, du Belge ou du Bruxellois, avec leur dose journalière de venin habilement distillé, nous déprimait chaque matin.

Des écrits d’actualités, des brochures prohibées, un sermon du Père Janvier, un discours de Maeterlinck à la Scala de Milan, des vers de Richepin, les belles paroles de M. Asquith ou de M. Viviani, tout cela ravivait notre courage ; deux ou trois exemplaires avaient seuls réussi à pénétrer, mais on se les passait, et on les recopiait avec ardeur…

Nous avions eu connaissance aussi de l’inqualifiable monument que fut le « Manifeste des 93 Intellectuels Allemands. » Il avait provoqué diverses réponses qui parvinrent à se glisser dans le pays, notamment une réponse anglaise et celle que nous appelâmes le « Verdict Américain ; » nous en étions enthousiasmés. Des ouvrages plus importans nous parvinrent de la même façon, en nombre restreint, et nous les lisions avec passion, malgré le danger couru. On se prêtait ainsi, eu cachette, La Belgique neutre et loyale de Waxweiler, le King Albert’s Book, ou le fameux J’Accuse écrit par un Allemand.

Vous conterai-je encore, au hasard de mes souvenirs, quelques-unes des anecdotes qui, mises en circulation un beau matin, faisaient, en quelques heures, le tour de la ville ? Elles avaient le don de semer un peu de gaieté, et, dans l’uniformité des longs jours monotones, nous éprouvions le bienfait d’une détente passagère, — fût-elle seulement de quelques instans.

Tout au début de l’occupation, un magasin du bas de la ville avait fermé ses volets. Un Bruxellois malicieux s’était amusé, à lui tracer à la craie cette enseigne : La Belgique ; et il avait ajouté : fermé pour cause d’agrandissement. N’était-ce pas faire fi de l’esprit de conquête de nos tyrans, grisés par leurs victoires des premiers jours ?

Voici une facétie qui eut le plus grand succès. Bethmann-Hollweg a été délégué par son Empereur, en mission spéciale, là-haut, près de Dieu le Père. Il frappe au paradis et saint Pierre lui ouvre la porte. Von Bethmann demande à parler au bon Dieu : « Impossible, il est malade, très malade. — Qu’a-t-il donc ? — Je ne sais, répond le saint, mais il se promène de long en large, sans répit et sans trêve ; il doit être atteint de la folie des grandeurs, car il ne cesse de répéter : « Je suis le Kaiser ! je suis le Kaiser !… » L’histoire ne s’arrête pas là. Le délégué de Guillaume II exprime son désappointement. « Quel contretemps, dit-il, car j’avais une nouvelle de très grande importance à communiquer à Dieu, de la part de mon maître. » — La curiosité de saint Pierre est vivement piquée et il s’inquiète : « De quoi s’agit-il ? » — « Voici, répond l’envoyé extraordinaire, von Bethmann-Hollweg ; mon maître, le Kaiser, me charge d’annoncer à Dieu qu’il vient de l’anoblir et que, dorénavant, il pourra s’appeler : Von Gott ! »

Enfin, voici mieux qu’une anecdote, un fait réel, une scène vécue. Le gouverneur von Bissing cherchait, pour compléter sa belle œuvre de réorganisation, à décider l’Université de Bruxelles à rouvrir ses portes. Il fait comparaître le recteur : « La reprise des cours, lui répond celui-ci, est littéralement impossible. — Et pourquoi donc ? — Plus des deux tiers des élèves de mon Université combattent pour défendre leur patrie. — Et l’autre tiers ? poursuit le gouverneur. — Oh ! celui-là, monsieur le gouverneur, il ne m’intéresse pas ! »


LA « SWANZE » BRUXELLOISE : LES JOURNÉES PATRIOTIQUES

Donc, depuis le premier jour de l’occupation, l’esprit frondeur des Bruxellois s’était élevé contre la tyrannie allemande. Le conflit entre cet esprit d’indépendance et de moquerie, d’une part, et le système policier allemand, d’autre part, n’a jamais cessé, et ce fut un duel sans trêve, des escarmouches continuelles, un trait piquant lancé à bon escient, une raillerie parfois même un peu triviale… La « swanze » bruxelloise, comparable, — quoique souvent plus lourde, il faut le reconnaître, — à ce que les Français appellent la « blague, » à l’humour anglais ou au « kidding » américain, se donna libre cours. Dans cette vie journalière de vexations et de terrorisme, ne faut-il pas lutter contre soi-même pour conserver courage et espoir, ne faut-il pas aiguillonner ses forces, ne vaut-il pas mieux rire que de se laisser abattre et donner ainsi satisfaction à l’ennemi qui systématiquement cherche à vous déprimer ? Et nul ne songera à nous blâmer de cette verve et de cet esprit de satire sans cesse dirigés contre l’oppresseur !

Et vous, chers avions de nos alliés, combien vos visites nous apportèrent de joie et d’espoir ! Je te vois encore, hardi petit oiseau qui vins le premier survoler notre capitale. Tu volais là, bien haut, en plein firmament, dans le midi d’un beau dimanche d’octobre ou de novembre, et nous ne pouvions deviner que tu étais un des nôtres. Mais la canonnade dirigée contre toi ne tarda pas à nous renseigner. Alors, nous te suivions des yeux avec amour, avec angoisse… Le danger que tu courais nous inquiétait, nous tremblions pour toi à chaque coup de canon qui faisait éclater dans l’azur du ciel, de-ci, delà, à gauche, à droite de ta petite coque rapide, les nuages blancs qui pouvaient te donner la mort…

Quel bel éclair de joie aussi quand nous apprenions l’entrée en lice d’un nouvel allié ! Nous avions vécu dans une telle incertitude relativement aux projets des neutres ! Intervention de l’Italie, de la Roumanie ! Ces jours-là comptèrent parmi les plus beaux de notre longue période de souffrances. Il y en eut pourtant de plus beaux encore ! Les voici.

Pour moi, la journée du 21 juillet 1915, anniversaire de notre indépendance nationale, restera à jamais inoubliable. Il y a dans la vie de ces momens qui font époque et dont on garde éternellement le souvenir ! Il s’était fait une espèce d’entente tacite par laquelle les habitans avaient décidé de garder dans toutes les maisons volets baissés et portes closes. Cette manifestation patriotique eut le succès le plus complet. Bien rares furent les exceptions ; un grand café, deux ou trois magasins, et l’hostilité de la foule les contraignit vite à suivre le mouvement. Même les marchés en plein air n’eurent pas lieu, les maraîchers n’étant pas arrivés dans la capitale. Depuis la plus petite boutique de « verdurière, » comme on dit chez nous, jusqu’aux plus grands restaurans, tous les immeubles restèrent clos. Et toutes les maisons privées semblaient inhabitées : on y vivait silencieusement ! Les mots me manquent pour peindre l’atmosphère de dignité qui, pendant toute cette journée, plana sur la ville tout entière. Nous étions en communion spirituelle avec tous les nôtres, avec nos compagnons d’infortune aussi bien qu’avec notre armée qui se battait, avec nos frères exilés et les réfugiés de France, d’Angleterre ou de Hollande, avec les morts eux-mêmes, les morts aimés, et nous pensions à l’heure de la délivrance !… C’est cet espoir immense qui, à la fin de la cérémonie de la cathédrale de Sainte-Gudule, éclata en cris puissans de : « Vive le Roi ! Vive la Belgique ! » clamés par mille et mille voix, malgré la présence des uniformes allemands.

Un long défilé, un pieux pèlerinage s’organisa au cours de la matinée, vers le monument de la place des Martyrs où reposent nos braves, morts en 1830 pour la libération de notre territoire. On y déposa des couronnes en l’honneur des enfans de la Belgique qui combattent aujourd’hui pour notre indépendance et tombent tous les jours au champ d’honneur ; on y jeta des fleurs en masse, en dépit des nombreuses sentinelles, baïonnette au canon, qui gardaient la place et les rues avoisinantes. Des patrouilles circulaient partout. Des mitrailleuses étaient en batterie dans le cœur même de la ville… Mais le silence, un silence religieux régnait dans la foule, et il était aussi imposant que la bruyante manifestation de Sainte-Gudule.

La journée tout entière se passa dans ce même sentiment d’émotion grave et recueillie.

Peu après, l’anniversaire du 4 août : c’était la date où les Allemands avaient violé notre territoire. On eût voulu manifester de la même manière, mais l’autorité opposa son veto. On se contenta donc de contenir en soi tout le chagrin de cet anniversaire. On vendait discrètement de petits emblèmes : emblèmes de deuil, nœuds de crêpe et breloques en forme de cœur d’émail noir portant la date commémorative (4 août). Des ordres stricts avaient été donnés : tous les habitans devaient être rentrés chez eux à sept heures du soir. Plus de circulation autorisée dans les rues, exception faite naturellement pour Messieurs les Allemands. Ce fut à ce moment que les choses changèrent d’aspect ! Comme il faisait merveilleusement beau, tout le monde s’installa aux balcons des maisons ou aux fenêtres ouvertes. On s’interpellait d’un trottoir à l’autre ! Dans toutes les maisons on avait fait honneur au phonographe qui, si longtemps silencieux, se plaisait maintenant à jouer Brabançonne, Marseillaise' et God save the King. Dans les quartiers populeux, les manifestations devinrent bruyantes : on criait, on chantait, on avait lâché des chiens et des chats dans les rues, et les gamins leur avaient même parfois attaché une casserole à la queue. Un officier allemand, qui rentrait à son domicile vers dix heures du soir, fut si impressionné par tout ce vacarme qu’il se mit à marcher prudemment au milieu de la chaussée, regardant avec méfiance, à droite et à gauche, puis, par surcroît de prudence, il sortit son revolver de sa poche et le tint braqué devant lui… Alors, de toutes les fenêtres, des tonnerres d’applaudissemens et d’acclamations ironiques accueillirent son passage. Le lendemain, deux rues du bas de la ville étaient condamnées par voie d’affiche à une punition sévère pour avoir trop manifesté.

Les journées du 21 juillet et du 4 août 1916 ont ressuscité celles que nous avions connues en 1915. Cette fois, le cardinal Mercier voulut officier en personne en notre belle cathédrale de Sainte-Gudule pour célébrer notre jour de fête nationale. Ce fut une ovation. La foule qui lui faisait cortège, chantait la Brabançonne et Vers l’Avenir, et l’on était emporté par le plus vibrant patriotisme. Il avait été formellement interdit de fermer les boutiques et de faire étalage de couleurs belges ! Une idée germa cependant et se répandit comme par enchantement : le vert, symbole de l’espérance, serait la couleur du jour. Chacun achetait du ruban vert. On en faisait de petites cocardes. On en garnissait toutes les vitrines… C’en était trop aux yeux de l’administration allemande ! Elle placarde une nouvelle affiche où elle se vante de son indulgence vis-à-vis des petites manifestations patriotiques de la journée, mais elle prend prétexte de soi-disant incidens regrettables qui se seraient produits au départ de Mgr Mercier, pour frapper la ville de Bruxelles d’une amende minime : « Celle-ci s’élèvera à un million de marks seulement. »

Que dire de la grande union qui rapproche tous les Belges en notre douloureuse épreuve ? Au service religieux de Sainte-Gudule, le conseil communal de la ville, d’opinion fortement libérale, assista tout entier. Catholiques, socialistes, francs-maçons même s’y coudoyaient. « Et tous, réfugiés dans cette Eglise comme dans le dernier asile où l’on pût avoir encore quelque liberté, tous, d’une seule voix, purent crier leur amour pour la patrie[4]. »


RÉSISTANCE DE LA BELGIQUE ENVAHIE — LE CLERGÉ

Cette belle et fière résistance, la Belgique l’a opposée sans cesse au joug grandissant de l’oppresseur. Le clergé, en tout premier lieu. En maintes occasions, les prêtres cherchèrent d’eux-mêmes à amortir le choc entre la population et l’envahisseur : ils s’offrirent comme otages et furent souvent victimes de la barbarie teutonne. Au-dessus d’eux tous, plane la belle figure du cardinal Mercier qui, dans sa lettre pastorale de Noël 1914, flétrit si largement les atrocités allemandes. Comment osait-il énumérer ainsi en pleine chaire la longue liste de leurs crimes ? J’entends encore le vénérable doyen de Saint-Jacques de Caudenberg nous transmettre les leçons de patriotisme et d’endurance que notre évêque voulait bien nous donner en termes d’une rare éloquence. Il nous disait qu’à son retour de Rome, il avait parcouru la plupart des régions dévastées de son diocèse : « ce que j’ai vu de ruines et de cendres dépasse tout ce que, malgré mes appréhensions pourtant très vives, j’avais pu imaginer. Des villages entiers ont quasi disparu. » Il évoque les souvenirs de sa chère ville de Louvain, et l’incendie, et la destruction qui la ravagèrent. Il nous fait comprendre que la partie occupée du pays est dans une situation de fait qu’elle doit loyalement subir et qu’elle doit respecter les conditions de cette occupation : mais il formule aussi, avec une netteté courageuse, que le pouvoir qui a envahi notre sol n’est pas une autorité légitime. « Dès lors, dans l’intime de votre âme, vous ne lui devez ni estime, ni attachement, ni obéissance. L’unique pouvoir légitime en Belgique est celui qui appartient à notre Roi, à son Gouvernement, aux représentans de la Nation. Lui seul est pour nous l’autorité. Lui seul a droit à l’affection de nos cœurs, à notre soumission. »

Pendant trois dimanches consécutifs, il nous fut donné lecture, dans toutes les églises de l’archevêché de Malines, de cette longue lettre pastorale qui nous transporta d’enthousiasme. L’autorité allemande s’était inquiétée de cette première lecture ; elle s’était adressée au cardinal et l’avait sommé d’en interdire la continuation. Le cardinal avait répondu que son clergé savait ce qu’il avait à faire. Le second dimanche, on s’écrase dans les églises ; à l’heure du prône, l’anxiété règne dans la foule… Lirait-on ? Ne lirait-on pas ? Le vieux prêtre monte en chaire et commence d’une voix forte : « L’autorité allemande nous défend de poursuivre la lecture de la Lettre pastorale de Mgr Mercier. N’ayant d’ordres à recevoir que de mon chef spirituel, j’en reprends la lecture. Dimanche dernier, il nous avait dépeint tous les ravages et les crimes commis par les hordes teutonnes (ici sa voix s’élève) dans leur passage à travers la Belgique. Je poursuis… » Ces mots résonnaient de vaillance, dans l’église paroissiale où nous pouvions distinguer, parmi la foule, les uniformes gris.

Et maintenant encore, à propos des déportations belges, le cardinal Mercier ne fait-il pas retentir la plus émouvante protestation ?

Dans une allocution prononcée le 20 novembre 1916, en l’église Sainte-Gudule, au centre de son diocèse et de notre pays, afin que tous, ainsi qu’il le dit lui-même, puissent se faire les propagateurs de sa pensée et les interprètes de ses sentimens, il flagelle l’infamie des déportations, et il prend comme thème de son homélie ces mots qui condamnent le pouvoir occupant, dont le premier devoir serait de respecter ses engagemens et nos droits, c’est-à-dire de veiller au maintien de l’ordre : « L’injustice appuyée sur la force n’en est pas moins l’injustice. »

Ne fut-il donc point, le vénéré primat de Belgique, avec toute l’autorité que lui confèrent ses hautes fonctions, sa dignité, sa conscience chrétienne, le porte-parole éloquent de l’indignation qui gonfle tous nos cœurs ? « Courage ! nous crie-t-il enfin, attendons le jour où nous pourrons, dans la paix de la victoire, nous serrer tous autour de l’autel triomphal de Marie libératrice. Courage, mes frères, soyez respectueux des enseignemens du Christ, soyez fidèles à la Patrie belge. »

Pour ce qui est de la résistance civique, nous l’incarnons, à Bruxelles, dans la personne de notre vaillant bourgmestre, M. Max, auquel nous ne pouvons songer sans émotion, en raison de la rude épreuve de sa longue et pénible captivité. Mais, à l’heure actuelle, il n’est plus possible de compter les victimes civiles de la guerre… Plus de six mille martyrs ont péri au début des hostilités, fusillés par la barbarie allemande… Aujourd’hui, des milliers de civils peinent, sous le bâton du garde-chiourme, là-bas, en Allemagne.

Au barreau, le bâtonnier de l’Ordre des Avocats, Me Théodor, fut déporté à son tour pour avoir fait entendre sa protestation contre l’arbitraire des juridictions allemandes. Voici quelques lignes empruntées à ce réquisitoire et qui en indiquent bien le ton : « Sans doute depuis qu’elle nous a envahis, l’Allemagne est devenue notre ennemie. Menacés par elle dans notre existence, nous la combattons avec toute l’âpreté d’un patriotisme enraciné. A elle, nous ne devons rien. En revanche, l’Allemand, sujet de droit, justiciable de nos tribunaux, est sacré à nos yeux. Qu’il comparaisse devant nos juridictions civiles ou répressives, il peut être rassuré, il ne connaîtra ni déni de justice, ni parti pris, ni malveillance, ni vexations… » Que de reproches tacites enfermés dans ces quelques mots !

Dans nos écoles même, ne sentait-on pas, au fond du cœur de nos enfans, la haine de l’intrus ? Quel beau sentiment de solidarité s’éveillait dans ces petites âmes, quelle admiration pour nos vaillans soldats absens, quel désir de se rendre utile, quel élan de patriotisme ! Chaque classe, selon les moyens dont elle disposait, adoptait un ou plusieurs prisonniers belges en Allemagne. Quelle satisfaction de préparer les colis, envois collectifs de tant de bons petits cœurs ! et quelle joie d’écrire la lettre qui devait réconforter le malheureux exilé !

Et jour après jour, les femmes et les mères, résistaient courageusement, par le sacrifice consenti de leurs deuils et de leurs souffrances.

Une autre forme de la lutte contre l’envahisseur consistait à préparer dans l’ombre la fuite de nos jeunes miliciens décidés à passer la frontière pour aller s’engager dans notre armée. Beaucoup de nos compatriotes subirent de ce chef des condamnations à plusieurs années de prison et même aux travaux forcés à perpétuité. Le général Fivé et le lieutenant Gille[5] furent les premières victimes (Liège, 7 janvier 1915) ; — miss Cavell, qui avait secrètement donné asile à des blessés anglais des premiers combats et qui avait patriotiquement travaillé à leur évasion, n’eut-elle pas à payer de sa vie son ardente générosité ? Et cette femme, cette infirmière de vocation, n’avait point eu d’autre souci, depuis plus de vingt ans, que de se dévouer au soulagement de toutes les misères ! Depuis l’occupation n’avait-elle point soigné les Allemands à l’égal de nos blessés ? Il nous fut répété que, le jugement de la peine capitale étant rendu, elle aurait noblement répondu à ses bourreaux et leur aurait dit : « En me condamnant à mort, vous supprimez une vie ; — moi, j’ai permis à deux cents soldats de rejoindre les nôtres, pour reprendre les armes contre vous ! » L’assassinat de miss Cavell souleva une indignation indescriptible. Une affiche avait été placardée aux murs et glaçait d’effroi les lecteurs qui pouvaient y voir le nom de cinq personnes, dont trois femmes, condamnées à mort, et celui d’une longue série d’accusés, condamnés de deux à quinze ans de travaux forcés ! Mais que penserez-vous en apprenant que, quelques heures plus tard, le même Gouverneur général édictait un autre arrêté où nous pouvions tous admirer son âme compatissante et les bienfaits de son administration ! Le dit arrêté était accolé à l’affiche tragique : « J’apprends, prononçait le gouverneur, que souvent en Belgique on aveugle les pinsons en cage sous prétexte de les faire mieux chanter. Je ne tolérerai point cette cruauté. »

Un des plus beaux exemples à l’honneur de l’âme belge, — cette âme belge que le gouverneur Von Bissing appelle un « rébus psychologique, » — nous le trouvons dans la vaillance du seul journal vraiment belge, La Libre Belgique qui, depuis deux ans, paraît régulièrement chaque semaine, en dépit de toutes les poursuites et des vaines recherches d’une armée de policiers et d’espions ! Les primes les plus tentantes ont été offertes à qui dénoncerait rédacteurs ou imprimeurs, et de nombreuses arrestations ont été opérées pour le fait seul d’être détenteur de l’un de ses numéros. L’en-tête même du journal et sa manchette sont pleins d’ironie et semblent jeter un défi à l’autorité allemande ! — Le journal s’intitule « régulièrement irrégulier. » Comme adresse télégraphique, il indique « Kommandantur-Bruxelles — et sous la rubrique Bureaux et administration, nous lisons que « ne pouvant être un emplacement de tout repos, ils sont installés dans une cave automobile ! » — Quant au texte, il est toujours inspiré par le plus vibrant patriotisme, et certains articles sont de véritables chefs-d’œuvre d’éloquence. Le pamphlet y est manié de façon remarquable. L’humour parfois s’y glisse. Et toujours les sentimens d’honneur et de devoir y sont exaltés. La vaillante petite feuille soutient le moral de toute une nation ; elle s’applique à la réconforter et, passant de main en main, elle répand la bonne parole…

« Ecrivant à une heure tragique une page solennelle de notre histoire, nous l’avons voulue sincère et glorieuse, avait dit le cardinal Mercier dès Noël 1914. Et nous saurons, tant qu’il le faudra, faire preuve d’endurance. L’humble peuple nous donne l’exemple… lui surtout souffre des privations, du froid, peut-être de la faim… Il a de l’énergie dans sa souffrance. Il attend la revanche, il n’appelle point l’abdication. »

Cette résistance dans la classe ouvrière s’est traduite énergiquement, malgré la misère, les contraintes, les menaces et les punitions, par le refus de reprise du travail. Les nôtres pouvaient-ils consentir à travailler pour la guerre contre leur pays, ou même à rendre disponibles, pour les opérations militaires, les milliers d’ouvriers allemands occupés en Belgique ? A Luttre, cent quatre-vingt-dix ouvriers furent expédiés en Allemagne. A Malines, les ouvriers de l’arsenal, ayant refusé de réparer le matériel allemand fortement endommagé, la ville fut punie, isolée du reste du pays, pendant huit jours. Dans le pays de Liège, de nombreuses arrestations de chefs d’usines ont été opérées. A Lokeren, où on les réquisitionnait, à Lessines où les Allemands exigeaient la reprise du travail des maîtres carriers, sous prétexte que la pierre leur était indispensable pour des travaux d’utilité publique, en réalité parce qu’ils voulaient l’employer pour le béton de leurs tranchées, les Belges ne cédèrent point. À ce sujet encore, en nous donnant le texte d’un arrêté allemand, publié à Gand le 12 octobre 1915, le commandant de Gerlache de Gomery, auteur d’un ouvrage des plus documentés et des plus intéressans sur La Belgique et les Belges pendant la Guerre, n’ajoutait-il pas : « Voilà bel et bien le travail forcé, le servage, pis que cela : c’est par un infâme chantage, et au mépris de toutes les conventions internationales, la trahison rendue obligatoire. Nous sommes parvenus au faîte de l’illégalité. »


LES DÉPORTATIONS CIVILES

Mais pouvions-nous concevoir alors qu’un jour viendrait, comme il est advenu en octobre 1916, où ces menaces s’exécuteraient et serviraient de base à des milliers de déportations, exécutées comme de véritables rafles, comme des razzias de peuples sauvages ! Voilà littéralement l’esclavage, tel que notre pensée ne pouvait plus l’admettre à notre époque, le travail forcé dans les pires des conditions.

Le grand maître dessinateur, Louis Raemaeckers, ne vient-il pas de nous en donner une image saisissante dans l’une de ses plus récentes compositions ? Ils sont là, ces malheureux déportés, ces vieillards, accablés de fatigue et de souci, peinant comme des forçats dans les formidables ateliers des fabriques de munitions allemandes. Et l’ouvrier belge songe douloureusement : « Cet obus va peut-être tuer mon fils ! »


La voilà, telle que je l’ai quittée il y a quelques semaines à peine, ma pauvre patrie meurtrie. J’ignore si je vous ai fait sentir suffisamment l’impression d’angoisse qui étreint tous les cœurs. On cherche à lutter vaillamment. On nourrit, envers et contre tout, par des prodiges de volonté, les espoirs tenaces et l’optimisme réconfortant. On se raidit contre l’adversité. Mais, si résolu qu’on puisse être, au fond de soi, on souffre bien cruellement. L’atmosphère est lourde, lourde. Elle est irrespirable. On étouffe. Vainement on cherche à se terrer chez soi, à oublier, c’est impossible… Le joug allemand pèse formidable. Quoi qu’on fasse, on est écrasé par lui, on sent l’ennemi chez soi, partout, on subit avec le même dégoût ses arrogances, ses platitudes, sa piètre mentalité ; on souffre quand il triomphe de ses victoires, quand il espionne, quand il fusille, quand il resserre de plus en plus étroitement la geôle. Le temps, au lieu d’alléger la peine, sert au contraire à l’appesantir de plus en plus. Pendant vingt-sept mois, sans relâche, j’ai ressenti une impression d’étau, un cercle de fer qui me serrait les tempes, un mal poignant qui m’étreignait le cœur.

Une jolie légende de notre terroir conte les aventures et les amours d’Uylenspiegel et de Nele. Uylenspiegel, c’est l’esprit de la Flandre ; Nele, le cœur de la Flandre. Malgré les traverses, les embûches, les obstacles qu’ils rencontrent tous deux, et les persécutions dont ils sont victimes, ils ne veulent point disparaître. Telle est encore aujourd’hui l’image de notre pays. Le cœur et l’esprit de la Belgique, et son âme tout entière, ne veulent point se laisser abattre par la domination étrangère.

Et les belles paroles de la fougueuse péroraison du discours que notre compatriote Jules Destrée prononça au Trocadéro le 20 novembre 1916, à l’émouvante cérémonie organisée pour l’anniversaire de notre Roi, me reviennent à la mémoire : « Car nous rentrerons, frères d’exil, n’en doutez point ! Car nous les reverrons, nos villes pathétiques, nos doux villages. Nous irons saluer dans nos vieux cimetières nos chers morts qui nous attendent, qui nous attirent, qui nous appellent. Puis, nous-nous remettrons au travail, nous reverrons le blé dans les plaines de Flandre, nous entendrons encore le fracas des marteaux et le bruit des usines.

« Unis, nous referons la maison dévastée avec, du fond de nos cœurs jailli, un grand cri : Liberté ! »


X…

  1. Quand il s’agissait de pillage, il parait que les officiers supérieurs, dans la plupart des cas, se réservaient les pièces du rez-de-chaussée (salons, salles a manger), argenterie, porcelaines d’art… ; les lieutenans et les sous-lieutenans devaient se contenter des chambres à coucher, et les mansardes et les cuisines étaient abandonnées aux ordonnances. Que de châteaux et de belles propriétés ont été ainsi systématiquement saccagés !
  2. On prétend que celui-ci l’avait sommée d’enlever le portrait du Roi qu’elle portait en médaillon, de ce « Roi sans royaume. » — « Je préfère, aurait-elle répondu, un roi sans royaume à un empereur sans honneur. »
  3. Aubette se dit pour kiosque.
  4. Maurice Desombiaux : La Résistance de la Belgique envahie.
  5. Le lieutenant Gille vient de mourir en captivité.