Michel Lévy frères (p. 111-125).


XVI

LA CHANSON


Rosine s’enfuit épouvantée.

— Ô mon Dieu ! dit-elle, tout en faisant un signe de croix.

Rosine avait un vif sentiment de la religion chrétienne. Elle aimait les églises, elle aimait la prière qui fortifie et console, elle aimait à voir partir son âme en vagues aspirations vers le ciel. Mais, dans son morne désespoir, ne pouvant plus croire à son père, elle ne voulait plus croire à Dieu qui protége.

— Ô mon Dieu ! reprit-elle en sanglotant, vous ne me voyez donc pas ?

Elle montait la montagne Sainte-Geneviève pour aller s’agenouiller à Saint-Étienne-du-Mont quand elle fut insultée par quatre étudiants qui, la jugeant à sa toilette extravagante, s’imaginaient rencontrer une fille de joie égarée loin de son quartier général.

— Elle est en bonne fortune, dit un des quatre compagnons en lui jetant au nez la fumée d’un cigare de deux sous.

— En bonne fortune ! dit un autre ; quel est celui d’entre nous qui pourrait payer un pareil luxe ?

Rosine, ne sachant où se cacher, se jeta dans la première porte ouverte : c’était un cabaret. Du cigare elle passa au brûle-gueule. Elle alla droit à une femme qui dînait dans l’ombre.

— Madame…

Elle reconnut la joueuse de harpe.

— Ah ! c’est toi ! Eh bien, tu n’as pas perdu ton temps. Te voilà devenue princesse du boulevard.

Les buveurs s’étaient approchés des deux femmes.

— Voilà du fruit nouveau, dit l’un.

— C’est du fruit défendu, dit la joueuse de harpe. Allez-vous-en boire ailleurs.

Et quand les buveurs furent retournés vers le comptoir :

— Conte-moi donc tes aventures ? demanda-t-elle à Rosine.

— Mes aventures ! mon père m’a jetée à la porte, indigné de me voir une pareille robe.

— Cette robe-là t’ouvrira toutes les portes. Et pourquoi as-tu une pareille robe ?

— Pourquoi ? Parce qu’on m’a habillée pour un voyage à la campagne.

— Je comprends : un voyage en partie double. Oh ! quand j’avais vingt ans ! Mais voilà mon amoureux !

Rosine vit arriver un homme jeune encore, qui portait sur son front dépouillé la couronne des mauvaises passions, ou plutôt le sceau de la débauche. C’était le petit-fils d’un des plus grands génies qui aient rayonné en France. « Moi, disait-il, je ne suis pas un écrivain célèbre, mais un écrivain public. Je fais parler les Chimènes et les Camilles du carrefour. » Il vivait d’aumônes faites à son nom. Il avait inscrit, sur la première page de sa vie, non pas le mot droit au travail, mais le mot droit des pauvres. Il habitait presque toujours un tapis franc, sans respect pour son illustre aïeul, écrivant sur toutes les tables, entre deux vins et entre deux femmes, des suppliques à l’Empereur, aux ministres, à tout le monde, où il demandait une obole sans vergogne, en signant d’un nom qui jusque-là n’avait demandé que l’admiration.

— Voilà de quoi dîner, dit-il en jetant sur la table un petit livre où il venait d’inscrire trois nouveaux noms pour tirer à vue.

Quand sa supplique ne réussissait pas, il allait en personne piper de quoi vivre chez les enfants prodigues ou chez les courtisanes célèbres. Il donnait impérieusement l’ordre d’annoncer son nom glorieux, il se présentait avec fierté, dévoilait ses titres de noblesse et finissait par demander cent sous. On pensait à son trisaïeul, et on lui donnait quelquefois vingt francs. Il s’était adressé d’abord aux gens du monde, à ceux-là qui donnent en comptant et qui raisonnent en donnant ; il avait bientôt reconnu qu’il fallait frapper à la porte de ceux qui jettent l’argent par la fenêtre.

Le descendant du grand homme se fit apporter un arlequin qu’il arrosa d’un pot de vin bleu. C’était à peu près le même dîner que celui de la Harpie. Il offrit également à Rosine de partager avec lui et de boire à la même coupe. Rosine n’aurait pas bu un verre d’eau dans cet odieux cabaret, mais elle porta un verre à ses lèvres pour ne pas offenser la compagnie.

Cependant la Harpie avait, selon son expression, arrosé sa sécheresse avec de la rosée du bon Dieu. Elle « jaspinait » à bride abattue, familière, tapageuse, insolente. Après avoir injurié tout le monde, elle s’en prit à Rosine.

L’écrivain public se fit l’avocat de la jeune fille en l’enlaçant dans ses bras ; ce que voyant, la Harpie se jeta sur lui.

— Je vais te tordre et te trépigner, si tu ne finis pas !

La Harpie saisit un couteau sur la table. Son amant lâcha Rosine pour s’armer d’une chaise ; mais Rosine désarma la joueuse de harpe en posant sa belle main sur le couteau.

On se remit à table. Rosine voulait toujours s’en aller ; mais où aller ?

— Vous qui avez fait comme vous dites les délices des opéras, comment avez-vous pu survivre à une pareille métamorphose ? demanda Rosine à la Harpie.

— Je suis tombée du haut en bas par une pente douce ; M. de Lamartine appelle cela la chute d’un ange. Je suis allée, sans y penser, de chute en chute, de l’Opéra aux Folies-Dramatiques, du carrosse au fiacre, de la marchande de modes à la marchande à la toilette, tout en me chafriolant avec les beaux et le sacré chien : L’eau-de-vie m’a perdue et m’a sauvée, l’eau-de-vie vous tue et vous empêche de vous tuer. Tu verras cela, mon ingénue. On va, on va, on va toujours ; on monte sans y croire : c’est comme un conte de fées ; on descend de mal en pis sans regarder derrière soi. Ah ! moi aussi, j’ai eu des strafilades d’appartements !

— Avec des portes d’excommunication, dit l’amant de la Harpie ; — car il avait de la littérature.

— Ne rions pas ; j’ai eu le vent en croupe. Il y en a plus d’un qui m’a fait des rentes sur le Grand-Livre, sans compter les rentes voyagères. Par malheur, il y avait des usuriers-fruitiers.

— C’était le temps des argents de change, dit le descendant du grand homme pour s’élever à la hauteur de sa maîtresse.

— Oui, mon cher, cela valait mieux que des liaisons d’écriture, car, avec tout ton génie, tu n’as pas de quoi me verser un feu d’artifice.

Et la Harpie ajouta en tendant son verre :

— Quand je pense qu’il y a huit jours que je n’ai vu trente-six chandelles ! N’est-ce pas, Ecce Homo ?

Au dessert, la Harpie prit sa harpe et se mit à chanter, pour son amant, pour Rosine et pour la galerie, cette chanson que lui avait rimée un poëte bohème :

la chanson de la harpie.

Comme la nocturne araignée
Je vais filant mes tristes jours,
Car ma figure renfrognée
Sert d’épouvantail aux amours.

On m’adorait, on me dédaigne,
Et je n’ai plus ni feu ni lieu ;
Mon cœur est mort, ma lèvre saigne
Au verre ébréché de vin bleu.


Le jour on m’appelle Harpie,
Ma pâleur donne des frissons ;
Mais la nuit, Vénus accroupie,
Je pipe encore à mes chansons.

moralité.

Apporte ta bouteille, ogresse,
Ton vin me rendra mes vingt ans ;
Verse, verse, verse l’ivresse,
J’ai peur de voir passer le temps !

Quand la nuit fut venue, Rosine sortit du cabaret et descendit vers la Seine. Elle s’arrêta longtemps sur le pont Notre-Dame, résolue à se jeter à l’eau. Elle s’appuya sur le parapet et regarda les vagues légères soulevées par un grand vent d’ouest. Les rares passants regardaient avec quelque surprise cette jeune fille vêtue en duchesse, à pareille heure, sur ce pont plébéien. Rosine ne s’inquiétait pas d’être en spectacle ; elle se voyait déjà au fond du fleuve, se débattant avec la vie et avec la mort.

— Mais demain, dit-elle, je reviendrai sur l’eau, on me déshabillera et on m’exposera à la Morgue. Je ne veux pas mourir ainsi.

Et, dans sa pudeur, elle songea qu’il lui serait doux d’être en pleine mer, de se précipiter et de disparaître à jamais des regards humains.

Elle retourna dans la rue des Lavandières, décidée à revoir sa mère et à rentrer le front haut dans la maison de son père, après avoir raconté ce qui s’était passé.

Elle s’était approchée d’une voisine pour la prier d’aller avertir sa mère, quand la femme du tailleur de pierres sortit de l’allée de sa maison avec une cruche et un seau. Rosine n’osait l’aborder. Elle la suivit à distance. Quand sa mère fut arrêtée devant la fontaine de la place Maubert, Rosine lui parla.

— Ah ! c’est toi !

Et la mère pressa son enfant sur son cœur.

— Écoutez-moi, dit Rosine en sanglotant. Mon père m’a jugée sans m’entendre : je ne suis pas coupable.

— Qu’est-ce que cela fait ? dit la mère ; coupable ou non, tu es toujours ma fille, à moi. Mais ne reviens pas à la maison, car ton père a ses idées : il te tuerait.

Rosine raconta rapidement ce qui s’était passé.

— Eh bien, lui dit sa mère, je remonte là-haut ; tu vas m’attendre, car je te conduirai chez une dame qui tient un hôtel garni rue Saint-Jacques, et qui, depuis quelques jours, a été notre Providence.

Rosine fut bien accueillie à l’hôtel garni. On l’habilla plus simplement, mais avec quelque recherche. On lui promit de la garder longtemps comme demoiselle de confiance.

Elle commençait à respirer dans la vie, quand elle s’aperçut que la maîtresse du lieu s’entendait avec les étudiants de l’hôtel pour faire tomber dans leur trébuchet les jeunes filles du voisinage. Cette femme avait monté les cinq étages du tailleur de pierres sous le symbole de la charité, mais dans le dessein de piper la jeune sœur de Rosine.

Elle chercha, par toutes les séductions, à prendre Rosine au piége.

Quand Rosine eut révélé sa fière et sauvage vertu, il lui fut impossible de demeurer une heure de plus avec cette odieuse femme. Ne pouvant la corrompre, on la mit à la porte.

Triste ! triste ! triste ! On ne sait pas par quels défilés périlleux passe la vertu ! À chaque pas une embûche, à chaque carrefour un précipice. Et pas un homme de bonne volonté qui lui tende sérieusement la main ! Un seuil désert, un pain amer, un grabat presque funèbre, voilà l’horizon.

Le travail, dites-vous ? Et que voulez-vous que fassent ces mains blanches que Dieu n’a destinées qu’aux soins de la maison et des enfants ? Le travail les tuera sous sa tyrannie quotidienne. C’est l’homme qui est coupable. Savez-vous ce que fait l’homme quand Dieu lui envoie pour réveiller en lui l’amour du prochain quelque belle fille qui meurt de faim ? Il l’emprisonne dans ses mauvaises passions ; il lui vole son honneur comme un voleur de grands chemins ; il la dépouille de sa robe de lin et s’en pare comme d’un drapeau pris sur l’ennemi.

Et vous croyez que cet homme sera puni pour ce crime de lèze-humanité ? Puni ! au contraire, la galerie applaudira, comme s’il s’agissait d’un Romain enlevant une Sabine.

Et le plus souvent c’est la femme qui livre la femme à l’ennemi. C’est la femme qui perd la femme. Ce n’est pas Adam qui a corrompu Ève.

Rosine était une fille d’Ève, mais si elle devait ouvrir la porte du paradis perdu, c’était pour l’Amour et non pour la Curiosité.