Michel Lévy frères (p. 93-102).


XIII

LES JEUX DE L’AMOUR ET DE LA DESTINÉE


Rosine ne voulut pas s’asseoir ; elle s’approcha de la cheminée et présenta ses pieds devant le feu.

Elle regardait à la dérobée la chambre de l’étudiant. C’était une chambre garnie — d’hôtel garni : un lit, un fauteuil, une chaise, une commode et une table. Des livres de droit étaient épars depuis la porte jusqu’à la fenêtre ; deux gravures anglaises ornaient les murs revêtus d’un papier bleu, à légers ramages. Le manteau de la cheminée était sillonné de pipes ; la commode était chargée de chiffons, de cravates et de gants. Le désordre de cette chambre attestait un esprit distingué et paresseux qui n’avait pas trop de temps pour étudier, pour rêver à sa fenêtre ou pour vivre.

— Ah ! pensait Rosine, comme je serais heureuse de mettre ici tout à sa place !

Edmond La Roche, tout inquiet qu’il fût, ne se lassait pas d’admirer la jeune fille.

— Que vous êtes jolie ! je ne saurais vous dire combien je suis heureux de vous voir si près de moi ! Ces beaux cheveux ondés, comme il me serait doux de les dénouer !

Disant cela, le jeune homme dénoua adroitement le chapeau de Rosine. Elle leva les yeux et le regarda tendrement. Ce regard trop doux troubla violemment Edmond La Roche ; il oublia qu’il n’était pas seul avec Rosine ; il allait la saisir à la ceinture et l’appuyer sur son cœur quand un léger bruit se fit entendre.

Il regarda la porte de son cabinet.

— Il y a quelqu’un ici ! dit Rosine en pâlissant. Ah ! monsieur, il fallait ne pas m’ouvrir la porte.

L’étudiant garda le silence. Deux sentiments opposés vinrent agiter son cœur. Il ne savait plus comment accueillir cette belle fille qui, dans toute sa candeur charmante, venait se réfugier sous son toit. L’amour n’aime pas toujours à prendre ce qu’il a sous la main, Edmond La Roche eût été heureux d’entraîner Rosine le jour où il la rencontra dans la rue des Lavandières. On est accoutumé, par tradition, à ces aventures-là dans le pays latin ; mais, quand par hasard on rencontre une passion plus grave et plus digne, on se réveille aux nobles instincts, on sent tressaillir son cœur, on s’élève jusqu’au divin sentiment. Le jeune homme ressentait pour Rosine plus d’amour que de passion ; il songeait qu’il lui serait plus doux de la protéger que de la perdre.

Rosine, se détachant de la cheminée, s’était tournée vers la porte d’entrée sans perdre de vue la porte du cabinet.

— Cependant, pensa Edmond La Roche, comme elle l’a dit dans sa sainte ignorance, l’amour seul peut la sauver. Avec un autre, c’est une fille perdue, avec moi…

— Je m’en vais, dit Rosine.

La porte du cabinet s’ouvrit brusquement. Une jeune dame, fort élégamment vêtue, vint droit à Rosine.

Celle-ci s’arrêta.

— Ô mon Dieu ! je suis perdue ! murmura-t-elle.

Et elle se laissa tomber presque évanouie dans les bras d’Edmond La Roche.

La jeune dame lui fit respirer des sels.

— Ne tremblez pas ainsi, mademoiselle, revenez à vous.

L’étudiant soutenait Rosine dans ses bras.

— Oh ! madame, dit-elle en rouvrant les yeux, je suis bien coupable ; pardonnez-moi !… Si j’avais su…

Elle se détacha tout à fait d’Edmond.

— Maintenant, je sens que j’aurai la force de m’en aller.

— Pauvre fille ! dit la jeune dame d’un air sympathique, où irez-vous ?

— Où j’irai ? c’est vrai ; je ne sais pas où j’irai ; mais je ne veux pas rester ici plus longtemps.

Elle regarda tour à tour le jeune homme et la jeune dame.

— Pourtant je suis plus jolie, pensa-t-elle.

— Vous ne comprenez pas du tout, car je suis la sœur d’Edmond.

— Sa sœur ! vous êtes sa sœur ?

Rosine se jeta tout éperdue dans les bras de la nouvelle venue, soit parce qu’elle était la sœur de celui qu’elle aimait, soit parce qu’elle n’était pas sa maîtresse.

— Oui, je suis sa sœur, et vous voyez que j’ai raison de veiller sur lui. Ne vous offensez pas. Vous êtes une noble fille qui courez à votre perte ; c’est moi qui vous sauverai, et non Edmond, qui se perdrait avec vous. Je vais vous emmener dans mon coupé ; je suis bien sûre que mon mari m’approuvera. Je ne sais pas encore ce que vous ferez chez moi ; mais, soyez tranquille, vous n’y serez pas une servante ; j’imagine que vous savez coudre, lire, jouer avec les enfants ; les miens vous amuseront, et vous les amuserez, en attendant que je vous trouve quelque chose digne de vous.

— Je vous remercie, madame, dit Rosine avec reconnaissance, mais aussi avec tristesse ; je suis prête à vous suivre et à aller où il vous plaira.

Rosine leva timidement les yeux sur Edmond La Roche.

— Adieu, lui dit-elle ; oubliez que je suis venue ici…

— Adieu, dit-il en lui pressant la main. Peut-être, poursuivit-il en regardant sa sœur d’un air railleur, peut-être Rosine fera-t-elle bien d’attendre ici le sort que tu lui prépares.

— Allons, Edmond, ne rions pas de choses sérieuses.

— C’est assez comme cela, ma chère Caroline. Tu m’as fait beaucoup trop de sermons aujourd’hui. Encore, si tu ne m’avais fait que des sermons ! Mais je te pardonne, car Rosine est une fille plus digne d’habiter sous ton toit que sous le mien.

Il embrassa sa sœur, pressa encore la main de Rosine et rentra sans les conduire, craignant d’être en spectacle pour les étudiants de l’hôtel.

Il alla ouvrir sa fenêtre pour voir encore Rosine ; quand elle monta dans le coupé, il s’imagina qu’elle lèverait la tête comme par dernier signe d’adieu ; mais elle se blottit dans son coin sans oser faire un mouvement.

Dès que la voiture s’éloigna, il ressentit cette vague tristesse qui nous saisit quand nous voyons partir pour un long voyage une personne aimée. Il dînait toutes les semaines une ou deux fois chez sa sœur ; il pensa d’abord à y aller ce jour-là ; mais il fut retenu par une autre compagne d’aventure ; car il ne vivait pas en anachorète ; depuis six semaines il avait une maîtresse fort connue dans le pays latin sous le nom de la Folie Amoureuse.

La sœur d’Edmond veillait sur lui avec la sollicitude d’une mère. N’ayant pu le décider à habiter chez elle, rue Laffitte, elle venait de temps en temps le surprendre le matin, sous prétexte qu’elle passait dans le voisinage. Elle avait épousé un banquier très-célèbre à la Bourse et à l’Opéra, — M. Bergeret. — Déjà quelques-unes des aventures de M. Bergeret avaient éveillé la curiosité des conteurs de chroniques. C’était un homme aimable, sans esprit, mais ne manquant ni d’entrain ni de bonnes façons. Ce jour-là, il avait dit à sa femme qu’il serait retenu fort tard par les caprices du trois pour cent.

Madame Bergeret fit dîner Rosine avec elle et ses enfants. Elle lui promit que le lendemain elle s’occuperait de l’habiller plus modestement. La figure n’était pas en harmonie avec le cadre. Rosine avait hâte de se dépouiller de ce luxe de hasard qui, loin de l’embellir, tuait plutôt sa beauté. Le soir, madame Bergeret lui donna une petite chambre où Edmond s’était quelquefois couché au temps des bals de l’Opéra. Rosine s’y endormit heureuse, avec cette réflexion un peu embarrassante :

— Si, pourtant, j’étais à cette heure rue de la Harpe !