Traduction par Louis Labat.
Édition Pierre Lafitte (p. 204-223).

V

L’HEURE SOMBRE.


Si quelque chose avait pu grandir John Mac Murdo dans l’estime de la loge, c’eût été son arrestation et son acquittement. On ne se souvenait pas, à la société, d’un homme qui, dès le lendemain de son initiation, se fût mis en situation de comparaître devant la justice. Déjà l’on réputait Mac Murdo comme un bon compagnon, un gai viveur et, par-dessus le marché, un homme de caractère, incapable de supporter une insulte, fût-ce du patron lui-même. On considérait, en outre, que personne ne s’imposait davantage, et par son intelligence pour machiner une entreprise criminelle, et par sa décision pour l’exécuter. « Il autorise toutes les espérances », se disaient les anciens l’un à l’autre ; et ils attendaient le moment de l’utiliser. Mac Ginty n’avait point, jusque-là, manqué d’instruments ; mais il reconnaissait à celui-ci une valeur exceptionnelle. Il se faisait l’effet d’un chasseur qui tient en laisse un limier de choix : le jour viendrait de le lâcher ; il avait sa meute pour le gibier ordinaire. Cependant quelques membres de la loge, et notamment Ted Baldwin, ne voyaient pas sans fureur et sans haine la rapide fortune de l’étranger. Mais ils l’évitaient, le sachant aussi prêt à combattre qu’à rire.

Par malheur, en même temps qu’il se poussait dans la faveur de ses camarades, Mac Murdo perdait du terrain sur un point où maintenant, il était encore plus engagé. Le père d’Ettie Shafter avait définitivement rompu avec lui et lui interdisait sa maison. Ettie elle-même, trop profondément éprise pour se ressaisir, n’envisageait pas sans terreur le mariage avec un homme qu’elle regardait comme un criminel. Un matin, après une nuit sans sommeil, elle résolut de le voir, peut-être pour la dernière fois, et de faire un vigoureux effort pour l’arracher à de trop funestes influences. Elle se rendit chez lui, comme il l’en avait souvent priée, et gagna tout droit sa chambre, où il se tenait d’habitude. Assis à une table, le dos tourné, il semblait écrire une lettre. Ettie n’avait que dix-neuf ans : une idée malencontreusement puérile lui traversa le cerveau. Mac Murdo ne l’avait pas entendue ouvrir la porte : elle s’avança sur la pointe des pieds et le toucha aux deux épaules.

Si elle pensait le surprendre, elle ne s’était point trompée, car il fit un tel sursaut qu’elle frémit d’épouvante ; et, se retournant dans un bond de tigre, il lui chercha la gorge avec la main droite, pendant que de la gauche il froissait le papier posé devant lui. Puis, un moment, il la regarda avec des yeux enflammés.

Et alors, l’étonnement, la joie dissipèrent l’expression de férocité qui lui convulsait le visage, et qui avait fait reculer la jeune fille comme devant la brusque révélation d’une horreur inconnue.

« Vous ! s’écria-t-il, en épongeant son front moite. Penser que vous venez à moi, cœur de mon cœur, et que je ne trouve rien de mieux à faire que de chercher à vous étrangler ! »

Il ajouta, l’appelant de ses deux bras :

« Ah ! que je vous serre contre moi… que je vous explique… »

Mais elle demeurait bouleversée d’avoir vu, le temps d’un éclair, sur le visage de Mac Murdo, une peur étrange, suspecte. Son instinct de femme le lui disait : ce n’était pas le simple émoi de la surprise, c’était de la peur, de la peur comme en éprouve seul un coupable.

« Que s’est-il passé en vous, Jack, s’écria-t-elle, pour que j’aie pu vous effrayer à ce point ? Vous ne m’auriez pas ainsi regardée si vous aviez eu la conscience tranquille.

— Je pensais à autre chose ; et quand vous êtes venue à la sourdine, en glissant sur vos pieds de fée…

— Non, c’était plus que cela, Jack. »

Tout d’un coup, un soupçon la traversa :

« Montrez-moi la lettre que vous écriviez ?

— Je n’en ai pas le droit, Ettie. »

Le soupçon devint aussitôt une certitude.

« Je comprends, dit-elle. Vous écriviez à une femme. Peut-être à votre femme. Car, après tout, sais-je si vous n’êtes pas marié, vous qui êtes ici un l’inconnu pour tout le monde ?

— Je ne suis pas marié, Ettie. Je vous le jure. Je vous jure sur le Christ qu’il n’y a pour moi, ici-bas, d’autre femme que vous ! »

Il parlait avec tant de fièvre, et il était si pâle, qu’elle fut forcée de le croire.

« Alors, pourquoi me refuser cette lettre ?

— Ma chérie, j’ai juré de ne la montrer à personne. Et je ne voudrais pas trahir mon serment, de même que je ne voudrais pas manquer à la parole que je vous ai donnée. Ce qu’il y a là dedans, vous ne devez pas me le demander : c’est le secret de la loge. Ne comprenez-vous pas qu’en sentant une main sur moi j’ai pu craindre que ce ne fût celle d’un détective ? »

Sa parole avait l’accent de la vérité. Il attira Ettie sur son cœur, et par ses baisers il s’efforça de lui rendre le calme et la confiance.

« Asseyez-vous là, près de moi. Oh ! ce n’est pas le trône que mériterait une reine, c’est le moins indigne que puisse vous offrir votre amoureux. Un jour viendra où il aura mieux à vous donner, j’espère. Allons, vous voilà rassurée, n’est-ce pas ?

— Comment serais-je jamais rassurée, Jack, quand je sais que vous êtes un criminel associé à d’autres criminels, quand d’un instant à l’autre je puis apprendre votre arrestation pour meurtre ? Mac Murdo l’Écumeur… voilà dans quels termes vous désignait aujourd’hui l’un de nos pensionnaires. J’ai reçu le mot en pleine poitrine, comme un coup de poignard.

— Les mots n’ont pas d’importance.

— Celui-là était vrai.

— Vous vous l’exagérez, ma chérie. Nous ne sommes que de pauvres gens qui essayent, comme ils le peuvent, de maintenir leurs droits. »

Ettie noua ses bras au cou de son amoureux :

« Reprenez-vous, Jack ! Pour l’amour de moi, pour l’amour de Dieu, soyez votre maître ! Je viens vous le demander. Tenez, je me mets à vos pieds. C’est à genoux que je vous supplie, que je vous implore ! »

Il la releva, et, pour l’apaiser, il pressa contre lui la blonde tête.

« Vous ne vous rendez pas compte de ce que vous me demandez, ma chérie. Comment me reprendrais-je, sans faillir à la parole jurée, sans déserter mes camarades ? Vous ne me le demanderiez pas si vous connaissiez mieux ma situation. Quand même je le voudrais, le pourrais-je ? Vous ne supposez pas que la loge permette à un homme de s’en aller ainsi, emportant ses secrets ?

— Oh ! j’y ai réfléchi, Jack. J’ai tout arrangé. Mon père a mis de côté quelque argent. L’existence lui devient de plus en plus intolérable dans cette ville en proie à la terreur. Il partirait volontiers. Nous fuirions ensemble pour Philadelphie ou New-York. Vous échapperiez à ces hommes… »

Mac Murdo se mit à rire :

« La loge a le bras long. Pensez-vous qu’elle ne l’étendrait pas jusqu’à New-York ou Philadelphie ?

— Alors, nous irions dans l’Ouest, ou en Angleterre, ou en Suède, d’où est venu mon père : n’importe où, pourvu que ce fût loin de la Vallée de la Peur. »

Ce mot réveilla soudain chez Mac Murdo le souvenir de son entretien avec le vieux Morris.

« Voilà, dit-il, la deuxième fois que j’entends nommer ainsi cette vallée. Il semble qu’elle projette sur quelques-uns d’entre-vous une ombre bien lourde.

— Une ombre toujours plus épaisse ! Vous figurez-vous que Ted Baldwin nous ait pardonné ? Il vous craint ; sans cela, quelles armes pensez-vous que nous aurions contre lui ? Si vous aviez vu, l’autre jour, de quels yeux dévorants il me regardait !

— Pardieu ! qu’il s’en avise devant moi, je lui apprendrai les bonnes manières ! Écoutez-moi, petite amie. Je ne puis m’en aller d’ici. Je vous le répète une fois pour toutes. Mais laissez-moi faire, et je tâcherai de trouver un moyen honorable de me dégager.

— Il n’y a pas d’honneur en pareille matière.

— Oui, c’est votre point de vue. Mais donnez-moi un délai de six mois, et je m’arrangerai de manière que je puisse partir sans honte. »

Elle eut une explosion de joie.

« Six mois… est-ce une promesse ?

— Mettons, si vous le voulez, six ou huit. D’ici à un an, pas plus, nous aurons laissé derrière nous cette vallée. »

Ce fut tout ce que put obtenir Ettie ; mais c’était déjà quelque chose ; un rayon lointain éclairait pour elle les ténèbres de l’avenir. Elle éprouvait, en s’en retournant, une sorte d’allégresse qu’elle avait cessé de connaître depuis qu’elle avait rencontré Mac Murdo.

On pourrait croire que celui-ci n’ignorait rien des faits et gestes de la société dont il était membre ; cependant il ne tarda pas à savoir que la loge faisait partie d’une organisation plus vaste et plus complexe. Certaines choses échappaient à Mac Ginty lui-même, car il avait un supérieur qu’on appelait le délégué du comté, et qui habitait Hobson’s Patch, localité située plus bas sur la voie ferrée. Cet homme commandait plusieurs loges différentes, qu’il menait avec une brusquerie arbitraire. Mac Murdo l’aperçut une fois, petit, menu, sournois, les cheveux gris, l’allure furtive, le regard malveillant et oblique. Il s’appelait Evans Pott, et il inspirait au grand « patron » de Vermissa un peu de cette répulsion que devait ressentir l’énorme Danton devant le chétif et dangereux Robespierre.

Un jour, Scanlan, qui logeait toujours dans la même maison que Mac Murdo, reçut un billet de Mac Ginty lui transmettant une lettre par laquelle Evans Pott annonçait l’envoi de deux hommes chargés d’opérer dans le voisinage ; l’intérêt de la cause exigeait qu’il s’abstînt de tout détail sur l’objet de leur mission ; il priait le Maître d’assurer leur logement et leurs aises jusqu’au moment de l’action. Comme la Maison de l’Union ne pouvait loger secrètement des hôtes, Mac Ginty, à son tour, priait Mac Murdo et Scanlan de donner asile aux deux étrangers.

Ils arrivèrent le soir même, chacun portant sa valise. L’un d’eux, Lawler, était un homme d’un certain âge, cauteleux, circonspect, taciturne, vêtu d’une vieille redingote noire qui, avec son feutre mou et sa barbe grise ébouriffée, lui donnait l’aspect d’un prédicateur nomade. L’autre, Andrews, sortait à peine de l’enfance ; il avait une bonne figure ouverte, joyeuse, et les façons évaporées d’un gamin en vacances qui ne demande qu’à profiter des moindres minutes. Irréprochablement sobres l’un et l’autre, ils se conduisaient en toutes choses de façon exemplaire, à ceci près qu’ils avaient souvent fait leurs preuves comme assassins, et qu’ils étaient les plus redoutables instruments d’une association de meurtre. Andrews avait déjà rempli trois missions de ce genre, et Lawler cinq.

Très disposés à parler de leurs exploits passés, qu’ils racontaient d’ailleurs avec la demi-modestie de gens habitués à mettre un zèle désintéressé au service de la cause commune, Mac Murdo les trouva au contraire des plus discrets quant à l’affaire présente.

« On nous a choisis, expliqua Lawler, parce que ni l’enfant ni moi ne buvons. Bonne précaution contre les bavardages. Ne le prenez point en mauvaise part : nous nous conformons aux ordres du délégué du comté. »

Le soir, pendant le dîner qui réunissait les quatre hommes à la même table :

« Nous ne faisons tous qu’un, dit Scanlan.

— Sans doute, répondit Lawler, et nous causerons tant qu’il vous plaira du meurtre de Charles Williams, ou de celui de Simon Bird, ou de telle autre vieille histoire. Mais pour ce qui est d’aujourd’hui, tant que nous n’aurons pas fait notre besogne, nous n’en parlerons pas.

— Il y a ici une douzaine d’individus à qui j’aurais un mot à dire, fit Mac Murdo, avec un juron. Celui que vous visez, ce n’est pas Jack Knox, d’Ivon Hill, je suppose ? Je ferais volontiers du chemin pour le voir traiter comme il le mérite.

— Non, ce n’est pas encore lui.

— Ni Hermann Strauss ?

— Non plus.

— Évidemment, j’insisterais en vain si vous êtes décidés au silence. Mais j’aurais aimé à savoir… »

Lawler sourit en hochant la tête. Il n’y avait rien à tirer de lui.

En dépit d’une réserve si rigoureuse, Scanlan et Mac Murdo étaient, dès maintenant, résolus d’assister à ce que leurs hôtes appelaient la « farce ». Donc, un matin, de très bonne heure, les entendant descendre à pas de loup l’escalier, ils enfilèrent à la hâte leurs vêtements. Mais lorsqu’ils descendirent eux-mêmes, les autres avaient déjà passé au dehors, laissant derrière eux la porte ouverte. L’aube n’avait pas commencé de poindre : à la clarté des réverbères, ils aperçurent Lawler et Andrews à quelque distance dans la rue. Ils les suivirent de loin, avec prudence. La neige étouffait le bruit de leurs pas.

La maison qu’ils habitaient se trouvait presque à l’extrémité de la ville ; bientôt ils arrivèrent à un carrefour extérieur. Là, trois hommes attendaient, avec qui Lawler et Andrews engagèrent une conversation rapide et animée, puis toute la bande se remit en route. L’affaire devait être d’importance pour exiger un pareil nombre d’hommes. À cet endroit se détachaient plusieurs chemins qui menaient à diverses mines. Les étrangers prirent celui de Crow Hill. C’était une exploitation considérable et placée en de fortes mains : alors que partout régnait la terreur, la farouche énergie d’un directeur américain, Josiah-H. Denn, y maintenait l’ordre et la discipline.

Le jour se levait ; les ouvriers se rendaient à leur travail ; le long du chemin noir, ils avançaient en file, seuls ou par groupes.

Mêlés à eux, Mac Murdo et Scanlan ne perdaient pas de vue le groupe qu’ils suivaient. Au-dessus de leurs têtes flottait un épais brouillard, que déchira soudain le cri aigu d’une sirène : c’était le signal annonçant que dix minutes plus tard les cages allaient descendre et la journée de travail commencer.

Au moment où ils arrivèrent devant le puits, un certain nombre de mineurs attendaient, battant la semelle et soufflant sur leurs doigts, car le froid était des plus âpres. Les étrangers se tenaient discrètement à l’écart, près du bâtiment de la machine. Scanlan et Mac Murdo grimpèrent sur un tas de scories, d’où ils embrassaient du regard toute la scène. Ils virent l’ingénieur, un grand Écossais barbu nommé Manzies, sortir du bâtiment et donner un coup de sifflet pour qu’on abaissât les cages. Au même instant, un jeune homme de haute taille, tout rasé, vif, et qui se dandinait en marchant, s’approcha du puits. Ses yeux rencontrèrent le petit groupe silencieux et immobile. Les cinq hommes avaient rabattu leur chapeau et relevé le col de leur vêtement pour masquer leur figure. Un pressentiment de mort pesa sur le directeur. Il se secoua, et, n’écoutant que son devoir, il aborda les intrus :

« Qui êtes-vous ? leur demanda-t-il, et que faites-vous là ? »

Pour toute réponse, l’un d’eux, fit un pas en avant et lui tira un coup de feu dans la poitrine. Stupéfaits, les mineurs ne bougèrent pas : ils semblaient paralysés. Le directeur porta la main à sa blessure et, replié sur lui-même, il s’éloignait en chancelant, quand un second coup de feu partit du groupe ; alors, il s’affaissa de côté, et on le vit se tordre de souffrance, battant des pieds, griffant le mâchefer. À ce spectacle, Manzies l’Écossais poussa un rugissement, saisit une clef d’acier, bondit vers les assassins : deux balles reçues en plein visage l’étendirent à leurs pieds. Quelques-uns des mineurs semblèrent vouloir s’élancer ; un cri rauque monta, où se mêlaient l’horreur et la colère ; mais deux des étrangers s’étant mis à décharger leurs armes sur la foule, elle se dispersa dans une fuite panique, et certains coururent d’un trait jusqu’à Vermissa pour s’enfermer chez eux. Cependant les plus braves se rallièrent ; on revint à la mine ; mais la bande s’était évanouie dans le brouillard du matin. Et il n’y avait pas un seul témoin capable de certifier en bonne foi devant un juge l’identité de ces hommes qui, sous les yeux de cent spectateurs, avaient perpétré leur double crime.

Scanlan et Mac Murdo s’en retournèrent, Scanlan assez abattu, car c’était le premier meurtre qu’il eût vu commettre : il l’avait trouvé moins drôle qu’il ne croyait, et les hurlements de la veuve du directeur le poursuivaient tandis qu’il se hâtait vers la ville. Mac Murdo, plongé dans ses pensées, gardait le silence, sans laisser voir d’ailleurs aucune sympathie pour la faiblesse de son compagnon.

« C’est la guerre, répétait-il de temps en temps, la guerre entre les Compagnies et nous. Nous frappons comme nous pouvons, de toute notre force. »

Cette nuit-là, on fit bombance à la Maison de l’Union, dans le local de la loge. On n’y fêtait pas seulement le meurtre du directeur et de l’ingénieur de la Crow Hill, qui amènerait la Compagne à résipiscence et la contraindrait de subir, comme les autres Compagnies du district, la loi de terreur et de chantage. Mais la loge avait à célébrer aussi un exploit personnel, accompli hors des limites de son territoire. On sut que le délégué du comté, en même temps qu’il expédiait cinq de ses hommes pour frapper un coup à Vermissa, avait demandé que trois hommes de Vermissa fussent secrètement choisis et envoyés pour tuer William Hales, de la Royal Stokes, William Hales était l’un des propriétaires de mine les plus connus et les plus populaires du district de Gilmerton. On n’aurait pas supposé qu’il eût un ennemi au monde, car il était un patron modèle. Il n’exigeait qu’une chose, la conscience dans le travail ; aussi avait-il congédié certains employés paresseux ou ivrognes, qui étaient membres de la toute-puissante société. Des avis comminatoires placardés à sa porte n’avaient pas fléchi sa résolution ; de sorte que, dans un pays libre et civilisé, il s’était trouvé condamné à mort.

L’exécution avait eu lieu, Ted Baldwin y avait présidé. Assis à la place d’honneur, près du Maître, il étalait son importance. Sa face rouge, ses yeux vitreux, injectés de sang, disaient la boisson et l’insomnie. Avec deux de ses camarades, il avait passé la nuit dans la montagne. Tous les trois avaient les cheveux en désordre, les vêtements souillés ; mais ils fussent revenus contre tout espoir d’une expédition héroïque qu’ils n’auraient pas reçu un plus chaleureux accueil. Ils contèrent mille fois leur prouesse, parmi les cris d’enthousiasme et les éclats de rire. Ils avaient attendu leur homme à l’heure où celui-ci, chaque soir, regagnait à cheval son domicile. Ils s’étaient portés au sommet d’une côte abrupte, dans un endroit où le cheval devait ralentir le pas. Emmitouflé dans ses fourrures à cause du froid, William Hales n’avait pu mettre la main sur son pistolet. Ils l’avaient fait tomber à terre, et, tous les trois, ils avaient vidé leurs armes sur lui. Ils ne le connaissaient pas personnellement, du reste.

Tout assassinat comporte un certain imprévu dramatique ; à cet égard, ils avaient montré aux Écumeurs de Gilmerton que ceux de Vermissa méritaient qu’on leur fît confiance. En effet, tandis qu’ils déchargeaient encore leurs revolvers sur le cadavre, un homme et sa femme étaient apparus au sommet de la côte. On avait d’abord pensé à les tuer ; mais c’était des êtres inoffensifs, étrangers à la population des mines ; on les avait sévèrement invités à passer leur chemin et à garder bouche close, faute de quoi ils s’exposaient aux pires malheurs. Après cela, on avait laissé sur place le corps ensanglanté de la victime, afin qu’il servît d’exemple aux patrons sans cœur. Puis les trois nobles justiciers s’étaient enfuis dans la montagne, où la nature demeurait encore vierge jusqu’aux frontières du pays des hauts fourneaux.

Pour les Écumeurs, ce jour resterait un grand jour. Jamais l’ombre n’avait été si noire sur la vallée. Mais comme un bon général choisit l’instant de la victoire pour redoubler ses efforts afin que ses ennemis n’aient pas le temps de réparer leur désastre, ainsi Mac Ginty, considérant de ses yeux cruels et songeurs le champ de ses opérations, avait organisé, contre ceux qui lui faisaient opposition, une attaque nouvelle. Cette nuit même, la réunion se terminait, les compagnons se séparaient à moitié ivres, quand le Maître prit Mac Murdo par le bras et le conduisit dans la petite pièce ou avait eu lieu leur première entrevue. « Voyons, mon petit, lui dit-il, j’ai enfin une affaire digne de vous. Il s’agit d’opérer vous-même.

— Je m’en félicite, répondit Mac Murdo.

— Vous prendrez avec vous deux hommes, Manders et Reilly. Tous les deux sont prévenus. Nous n’aurons la paix dans le district qu’après en avoir fini avec Chester Wilcox. Débarrassez-nous de lui ; toutes les loges du pays minier vous en seront reconnaissantes.

— Je ferai de mon mieux. Mais qu’est-ce que Chester Wilcox, et où le trouverai-je ? »

Mac Ginty ôta du coin de sa bouche son éternel cigare, moitié chiqué, moitié fumé, et se mit à ébaucher une sorte de plan sur une page arrachée de son calepin.

« Chester Wilcox, dit-il, est le principal contremaître de l’Iron Dyke : un citoyen mal commode, ancien sergent porte-drapeau, aujourd’hui tout poils gris et cicatrices. Nous avons tenté deux fois de nous en défaire ; la chance nous a manqué. Jim Carnaway y a laissé la peau. À vous d’intervenir. Voici la maison, absolument isolée, à la bifurcation de l’Iron Dyke, comme ce plan vous le montre. Il y a danger à opérer de jour : le drôle est armé, il tire vite et bien et ne perd pas son temps à poser des questions. De nuit, c’est différent. Il habite avec sa femme, trois enfants et une domestique. Vous n’avez pas à choisir entre les uns et les autres : c’est tout ou rien. Si vous pouviez placer contre la porte d’entrée un sac de poudre muni d’une mèche lente…

— Que reprochez-vous à cet homme ?

— Ne vous ai-je pas dit qu’il a tué Tim Carnaway ?

— Pourquoi l’a-t-il tué ?

— Tonnerre ! est-ce que cela vous regarde ? Carnaway rôdait une nuit autour de sa maison, il le tua. Cela me suffit et doit vous suffire. Vous avez à liquider la question.

— Il y a les deux femmes et les trois enfants. Faut-il les faire sauter, eux aussi ?

— Sans doute, si nous n’avons que ce moyen de l’atteindre.

— Cela me paraît excessif pour eux : ils ne nous ont point fait de mal.

— Qu’est-ce à dire ? Ne serions-nous pas d’accord ?

— Du calme, conseiller, du calme. Ai-je rien fait ni rien dit pour vous donner à penser que je me sépare du Maître de ma loge ? À vous de décider ce qui convient et ce qui ne convient pas.

— Donc, vous agirez ?

— J’agirai.

— Quand ?

— Donnez-moi un jour ou deux, que je voie la maison et prenne mes dispositions. Ensuite…

— Très bien, dit le Maître, serrant la main de Mac Murdo. Je m’en remets à vous. Quel beau jour que celui où vous nous arriverez avec la grande nouvelle ! C’est le coup de grâce, celui qui doit mettre à nos pieds toutes les Compagnies. »

Mac Murdo réfléchit longtemps et profondément à la mission dont il se trouvait ainsi chargé. La maison qu’il devait faire sauter était située à quelque cinq milles de là, dans une vallée voisine. Il partit seul, cette nuit même, pour préparer l’attentat, et la lumière était déjà haute quand il revint de sa reconnaissance. Le lendemain, il eut un entretien avec ses subordonnés, Manders et Reilly, deux gamins impatients, heureux comme à l’idée d’une partie de chasse. Enfin, le surlendemain, ils se rencontrèrent hors de la ville, armés tous les trois, et l’un d’eux portant, dans un grand sac, de la poudre de carrier. Vers deux heures du matin, ils atteignirent la maison solitaire. Le vent soufflait, des nuages déchiquetés couraient sur la face de la lune, qui était presque dans son plein. On les avait prévenus de se méfier des chiens ; aussi n’avançaient-ils qu’avec prudence, le pistolet en main, le doigt sur la gâchette. Mais il n’y avait pas d’autre bruit que la plainte du vent, d’autre mouvement que le frisson des branches. Mac Murdo colla son oreille à la porte : tout semblait reposer à l’intérieur. Alors, il appuya au montant le sac de poudre, il y fit un trou avec son couteau, et il y ajusta la mèche. Le feu mis, ses deux compagnons et lui détalèrent à toutes jambes pour se blottir dans un fossé : une explosion et le fracas d’un écroulement leur apprirent que la besogne était faite. Les annales sanglantes de la société n’avaient jamais eu à enregistrer de prouesse plus expéditive. Hélas ! ce chef-d’œuvre d’organisation et d’audace avait été conçu et exécuté en pure perte : averti par trop d’exemples et se sachant voué à la mort, Chester Wilcox avait fui, la veille, avec sa famille, pour chercher un asile plus sûr, plus ignoré, où il pût se mettre sous la protection de la police. On n’avait fait sauter qu’une maison ; le vieux porte-drapeau du temps de la guerre continuait d’inculquer la discipline aux mineurs de l’Iron Dyke.

« Qu’on m’abandonne cet homme, dit Mac Murdo, il m’appartient. Dussé-je attendre un an, j’aurai mon heure. »

La loge, par un vote unanime, lui manifesta sa confiance et sa gratitude. Et l’affaire parut en rester là. Mais tout le monde savait Mac Murdo résolu de la pousser jusqu’au bout. Quelques semaines plus tard, Wilcox fut tué d’un coup de feu dans une embuscade.

Tels étaient les procédés des Hommes Libres. C’est ainsi que les Écumeurs gouvernaient par la crainte le vaste et riche district que depuis tant d’années ils infestaient de leur présence. Pourquoi souiller ces pages du récit d’autres crimes ? N’en ai-je pas dit assez pour faire connaître ces hommes ? Leurs exploits sont écrits dans l’histoire ; il y a des comptes rendus où l’on peut en lire les détails. Qu’on s’y reporte si l’on veut se renseigner, par exemple, sur le meurtre des policiers Hunt et Evans, tués pour avoir osé mettre la main sur deux membres de la loge de Vermissa, laquelle n’hésita pas à exécuter de sang-froid deux malheureux sans armes. On y verra aussi la mise à mort de Mrs. Larbey pendant qu’elle soignait son mari, assommé par l’ordre de Mac Ginty. Le vieux Jenkins assassiné avec son frère, James Murdoch que l’on mutila, la famille Staphouse qu’on fit sauter, les Stendals, autant de victimes qui se succédèrent à bref intervalle dans le cours du même terrible hiver. Jamais la Vallée de la Peur n’avait connu d’heures plus sombres. Puis le printemps vint, qui regonfla les ruisseaux et fit refleurir les arbres : la nature, libérée d’une longue étreinte, se réveillait à d’espérance. Mais il n’y avait point d’espérance pour des hommes et des femmes soumis à un si effroyable joug. Nul été ne s’était ouvert sur de moins riantes perspectives que celui de 1875.