La Vache tachetée (recueil)/Un homme sensible

La Vache tachetéeFlammarion (p. 200-257).


Un homme sensible


I

Je ne crois pas avoir jamais été méchant. Non, en vérité, je ne le crois pas. Tout enfant, j’étais même doué d’une sensibilité excessivement, exagérément douloureuse qui me portait à plaindre, — jusqu’à en être malade — les souffrances des autres… pourvu — cela va de soi, car je suis un artiste — qu’elles ne se compliquassent point de laideurs anormales ou de monstruosités physiologiques. Ah ! ce n’est pas moi — vous pouvez m’en croire — qui admettrai jamais l’esthétique de M. Rodin. Et, je puis me vanter que j’en ai jeté des pommes cuites à son Balzac !…

Je me rappelle avoir pleuré, durant plus de quinze jours, la mort d’un oiseau que j’avais capturé et à qui j’avais collé sur le crâne une menue crête joliment dentelée de laine rouge. Cette mort m’inspira mes premiers vers. Et ce qu’ils ont mouillé de beaux yeux de femmes !… Je me vois encore, au cimetière de notre village, fondant en larmes et criant comme un jeune putois blessé, une fois que j’accompagnais mes parents à l’enterrement d’une personne que je ne connaissais pas et qui ne m’était de rien. Et je vois aussi mon père, qui ne comprenait rien à ces larmes, me dire, en me secouant le bras :

— Es-tu bête !… Pourquoi pleures-tu ?

— Je ne sais pas !

— Mais, tu ne l’as jamais vu, le père Jumeau ?

— Non !

— Eh bien ! alors ?… c’est stupide de pleurer comme ça… Moi, c’est différent ! je pourrais pleurer, cela aurait un sens que je pleure. Non pas parce que le père Jumeau était un brave homme que j’aimais beaucoup, mais parce que c’était un fermier comme je n’en retrouverai jamais un. Je perds beaucoup, en perdant le père Jumeau. Cela me coûtera gros, cela est sûr. Et pourtant, je ne pleure pas, moi ! Allons, voyons, secoue-toi, nom d’un petit bonhomme ! Ris un peu ! ris donc, sacré mâtin ! …

Mes sanglots redoublant, il fallut m’emporter du cimetière. En rentrant à la maison, mon père disait à ma mère :

— Diable d’enfant ! On aura bien du mal à en faire un homme ! Il est trop nerveux ! Il est trop sensible ! C’est une chiffe !

J’avais un petit chien, un loulou blanc, Pomponnet. Oui, je l’appelais Pomponnet. Oublié par des saltimbanques de passage dans le pays, je l’avais recueilli et aimé. C’était un compagnon délicieux, docile, toujours prêt à jouer, et qui se tenait debout sur son derrière comme un petit homme. Je m’amusais énormément avec lui. Mon temps, je le passais à le tirer de toutes mes forces par la queue, qu’il avait épaisse, fournie, soyeuse, si bien qu’en très peu de semaines, cette jolie queue était devenue aussi rase et glabre qu’une queue de rat. Ah ! le pauvre Pomponnet ! En y repensant après tant d’années, j’en ai le cœur tout retourné. Qu’il était caressant, fidèle, joli, et si drôle ! Ses regards avaient véritablement quelque chose d’humain. Il creva d’avoir avalé un os pointu qui lui perfora l’intestin. Et son agonie fut atroce. J’eus un tel désespoir de cette mort qu’on crut, chez moi, que j’allais devenir fou.

— Pour un chien ! disait mon père.

— Pour un sale chien ! accentuait ma mère.

— Ah ! bien, reprochait la bonne, quand ce sera le tour de votre père ou de votre mère… qu’est-ce vous ferez alors, monsieur Georges ?

Je pourrais donner mille autres exemples, encore plus touchants et gracieux, de mon exquise sensibilité. Ils prouveraient, tous, que je suis une bonne nature, contrairement à ce que beaucoup de gens, qui me connaissent mal, pensent de moi.

Par exemple, si sensible que je fusse, je ne pouvais rencontrer des pieds-bots, des culs-de-jatte, des bossus, des bossus surtout, sans éclater de rire ; des faces couvertes de lupus, sans en être horriblement dégoûté, dégoûté — brave petit cœur que j’étais — jusqu’à la haine ! Mon rire alors était si agressif, et si virulente, si passionnée ma haine que, pour un peu, je leur eusse, ma foi, jeté des pierres avec plaisir. Souvent, je fis mieux, car si j’étais sensible, je n’étais pas moins ingénieux.

Toutes les semaines, le samedi, venait mendier chez nous un vieux mendiant, presque aveugle, la face mangée d’ulcères. On lui donnait un morceau de pain qu’il dévorait, assis sur une borne, à quelques pas de la grille de notre habitation. Quelquefois j’allais disposer sur la borne, dissimulés parmi de l’herbe ou des feuilles mortes, des clous la pointe en l’air, de petits fragments de verre coupant. Et quand le vieux mendiant était reparti, j’allais regarder la borne. Il y avait presque toujours un peu de sang, rouge et très frais. Et cela me faisait plaisir.

Nous avions pour voisin un cordonnier. Le cordonnier avait un fils, un pauvre petit diable de fils, si absolument, si étrangement bossu, que, lorsqu’il marchait devant vous, on ne lui voyait pas la tête. À dire vrai, ce n’était pas un être humain, c’était une bosse, une seule bosse, cahotant sur des jambes courtes et arquées. Cette bosse m’indignait. Chaque fois qu’il m’arrivait de le rencontrer dans la ruelle qui séparait les deux maisons, ou bien dans la campagne, j’aimais, comme j’étais le plus fort, à lui donner des coups de pied et des coups de poing, ou des crocs-en-jambe qui le faisaient rouler, comme une grosse pierre, dans la ruelle.

Mes parents, qui étaient d’excellents rentiers, honnêtes et braves gens selon la loi et selon Dieu, me disaient quelquefois, sentencieusement :

— Georges, ce n’est pas bien ! Georges, c’est très mal ! Il ne faut pas rire des infirmités humaines ! Il ne faut pas battre les malheureux, même bossus ! Il faut avoir pitié d’eux, le plus qu’on peut. Nous ne prétendons pas qu’on doive aller, dans la pitié, jusqu’à se dépouiller, ni même jusqu’à donner quoi que soit. Non. Mais il ne faut pas, non plus, aller jusqu’à les battre. C’est excessif !

Mais ils disaient cela d’un ton si mou, et ils riaient tellement, eux aussi, à la vue d’un infirme ridicule, que, loin de me corriger, ces exhortations familiales m’encourageaient, au contraire, à distinguer parmi les douleurs de l’humanité, les douleurs nobles, pour les plaindre et pour en souffrir, les douleurs grotesques ou ignobles pour les détester et pour m’en moquer. Que voulez-vous ? Si soignée que fût mon éducation, on ne m’avait pas appris qu’il n’y a, en réalité, sur la terre, qu’une douleur, et qu’elle s’appelle : la Douleur !

Ces sentiments persistèrent, et même, j’ai honte de l’avouer, s’accrurent avec l’âge et avec mes lectures. Car je m’instruisais avec passion en toutes sortes de choses. Souvent, aux heures de réflexion, je me les reprochais violemment, ces sentiments. Je m’injuriais de les avoir. J’essayais tout pour les vaincre, par la volonté et par la raison. Mais ils étaient plus puissants que ma raison et ma volonté. Alors, pour rétablir n’importe comment l’équilibre en mon esprit, je voulus, à tout prix, mettre mes sentiments d’accord avec ma raison. Et j’argumentai ainsi :

— C’est juste, après tout. Et ces sentiments qu’il m’est arrivé de blâmer ne sont pas aussi bas, aussi vils que je le pense. Ils sont même admirables en ceci qu’ils s’accordent étroitement avec toutes les données de la science moderne. C’est la nature qui, par moi, proteste contre la faiblesse, et, par conséquent, contre l’inutilité criminelle des êtres impuissants à se développer sous le soleil ! La nature n’a souci que de force, de santé et de beauté ! Pour l’œuvre de vie indestructible, elle veut une vigueur sans cesse accrue, des formes de plus en plus harmonieuses. Sans quoi, c’est la mort. Or, il m’est impossible de concevoir la mort de la matière. C’est pourquoi la nature tue impitoyablement tous les organismes inaptes à une vie harmonieuse et forte. Moi, je ne peux pas tuer ; du moins, il me semble que je ne pourrais pas tuer, à cause de ma sensibilité si exquise, qui fait que je m’évanouis à la vue du sang qui n’est pas du sang de vagabond ou de mendiant. Mais, si je ne peux pas tuer, je peux haïr, je dois haïr, haïr d’une haine si impérieuse les petits, les souffrants, les mal venus, les difformes, les éclopés, qu’ils ne puissent plus transmettre à d’autres, par la seule force isolatrice de ma haine, le germe de leurs tares, le principe de leur laideur… qu’ils ne puissent plus engendrer des parodies d’êtres à peine vivants, des déchets d’humanité. Et, non seulement la nature me pousse à agir ainsi, mais la société me l’ordonne. Je ne suis que l’instrument de ces deux puissances contraires et unies par un lien en quelque sorte sacré : la haine mondiale du pauvre !

Et vous allez voir comment il m’arriva de mettre en pratique ces théories que la philosophie peut condamner, mais que la science absout, à raison du bonheur de l’espèce.

II

Voici comment j’appliquai les théories scientifiques dont je vous ai succinctement parlé.

J’avais alors vingt ans, et j’étais un jeune homme harmonieux et vigoureux. Je portais avec fierté ce que Catulle Mendès appelle : la honte d’être beau. Conséquence de mon éducation ou paresse naturelle, je ne savais que faire dans la vie, et je ne faisais rien, au sens que l’on donne à cette chose : ne rien faire. Toutes les professions libérales ou autres qu’il m’eût été permis et facile « d’embrasser », comme on dit, me dégoûtaient profondément. Je me contentais d’ « embrasser » les belles filles du pays, lesquelles, je dois le déclarer, séduites par ma vigueur musculaire et ma beauté, ne m’étaient point rebelles… Pour la forme, mes parents se désespéraient bien un peu de mon inaction, mais, au fond, ils étaient flattés de mes succès… Et puis, ils se disaient :

— Il jette sa gourme.

Ou bien :

— Il faut que jeunesse se passe.

Car ils ne détestaient pas les aphorismes, et ils avaient de la sagesse… Ma jeunesse se passait, non sans accrocs, mais sans drames, parfois les parents ou les maris de mes victimes n’ayant point, pour leurs filles et pour leurs épouses, la même philosophie que mes parents pour moi. Le curé, un grand ami de la maison et notre commensal presque quotidien, dut intervenir dans des affaires délicates et compliquées qui, grâce à lui et à la sainte religion, se terminèrent toujours à mon avantage. J’étais aussi protégé contre les vengeances des papas et des maris par ce fait que mon père était maire de la commune, suppléant du juge de paix du canton ; et tous ces braves gens, outre que les troublait fort l’exercice de ces deux puissances redoutables, étaient, par habitude et par avance, soumis à la dure loi des hiérarchies sociales…

Par exemple, on ne m’aimait point… Je parle, bien entendu, des pères susdits et des susdits maris… On me haïssait même, et, bien que cette haine ne se manifestât jamais que par des regards sournois, elle était fort injuste, car, chaque année, je dotais la commune de quelques enfants imprévus, à qui j’avais su inculquer un peu de ma force et de ma beauté… Je travaillais donc à l’amélioration et, par conséquent, au bonheur de l’espèce. Cette seule considération suffisait à m’enorgueillir, à me persuader que j’étais un bon et utile citoyen, bien plus utile, en vérité, que si, comme tant d’autres, j’eusse perdu mon temps et mes puissantes facultés génératrices à me morfondre dans une étude de notaire, ce qui était l’ambition de mon père, ou derrière le comptoir d’une boutique, ce vers quoi ma mère, avec son sens pratique de la vie moderne, cherchait à m’orienter… Content de mon rôle social, mais sentant néanmoins qu’il y manquait quelque chose, je l’augmentai de celui d’être un très bel ivrogne…

Parmi les filles du pays, une seule m’avait résisté, et c’était précisément celle que je désirais le plus ardemment… C’était une superbe créature, très blanche de peau, très rousse de cheveux, avec des yeux tristes et infiniment voluptueux… Je crois bien que je n’ai jamais rencontré chez une femme de formes plus puissantes et en même temps plus gracieuses et plus souples… Une véritable splendeur, un parfait chef-d’œuvre de la nature. Je la désirais passionnément, à raison de sa beauté, d’abord, et surtout, je crois bien, à raison de sa résistance. Jamais elle n’avait voulu écouter mes propos de galanterie. À toutes les offres que je lui avais adressées, et j’étais allé, un soir, jusqu’à la demander en mariage, elle avait répondu par un « non » tellement violent qu’il abolissait même l’espérance… qu’il abolissait, à jamais, l’espérance de la conquérir, un jour… Par un crépuscule d’hiver, très sombre, une fois que je rentrais de la chasse, je la croisai dans la ruelle et lui barrai la route.

— Bonsoir, Marie, lui dis-je.

— Passez votre chemin ! dit-elle.

— Voyons, Marie, pourquoi me repousses-tu ?

— Laissez-moi tranquille…

— Je te désire… je te veux… et je t’aurai…

— Jamais…

— Marie, insistai-je, la voix un peu tremblante de colère… je te veux… et je t’aurai !

Je voulus la saisir par la taille, l’attirer à moi, attirer à moi sa chair que je sentais ferme sous ma main, ferme et splendide, et brûlante aussi, et glacée, et pétrie de parfums de femme comme je n’en avais pas encore respiré et qui me grisaient.

Elle se dégagea vite de mon étreinte, et d’une poussée rude elle m’envoya rouler dans la ruelle, si fort que mon fusil, en tombant, se brisa en deux, et, moi-même, je me luxai le poignet.

Ne pouvant rien obtenir d’elle par la séduction, je tentai de la vaincre par la terreur. Je la menaçai de mon père, de ses terribles fonctions ; je la menaçai de toutes sortes de catastrophes. En vain. Elle devenait plus méprisante ; c’est tout ce que j’y gagnais.

— Jamais, jamais, jamais !

— Quand même je devrais te défoncer le crâne et la poitrine, et t’avoir morte, je t’aurai.

C’était par un rire insultant, diabolique, qu’elle me répondait, un rire qui m’entrait dans le cœur, comme s’il eût été une grosse vrille de fer. Et ce rire soulevait, sous la mince étoffe de sa chemisette, les deux admirables rondeurs de ses seins.

Non seulement elle me détestait, mais encore elle ne me craignait point, ni moi, ni mon père, ni le curé, ni la sainte religion. J’étais au comble de la rage et du désir.

Marie habitait, avec ses parents, tout près de chez moi, de l’autre côté de la rue, et juste en face l’échoppe du cordonnier, une petite maison blanche dont la façade était tapissée tout entière de vignes. Elle était repasseuse de son métier. Vingt fois, trente fois par jour, je passais devant la maison, le corps bien droit, le mollet tendu, la moustache bien tirée. Et c’était pour moi un supplice et une joie infinie de la voir, de voir son buste souple et son merveilleux visage, encadré par l’arabesque des vignes, s’enlever, tout rose, à peine rose sur la blancheur des lingeries pendues sur une corde au fond de la pièce où elle travaillait. Elle ne me regardait jamais ; jamais elle ne levait sa tête, chargée de l’or roux de ses cheveux, vers moi.

Et ce qui m’exaspérait, c’est que, tous les soirs, sa journée finie, elle allait chez le cordonnier, dans l’humble, sale et noire maison du cordonnier, qu’elle emplissait de sa gaieté et du rayonnement de ses yeux. Que faisait-elle là ? Qui ou quoi pouvait l’attirer là, dans ce taudis sordide, au milieu de l’horrible odeur du vieux cuir et de la poix ?

Un jour, j’appris qu’on l’avait surprise, embrassant sur la bouche le fils du cordonnier, l’affreux petit bossu dont la bosse, à mesure qu’il grandissait, devenait quelque chose d’indescriptible et de si envahissant qu’on ne voyait plus, maintenant, dans son creux raviné que deux petits yeux obscènes et ricaneurs.

J’avais assez pratiqué les femmes pour savoir ce que leur cœur peut contenir de pitié, de perversité aussi. Je savais qu’elles ignorent, la plupart, le dégoût, et qu’il n’est point rare de voir des femmes se pâmer d’amour aux lèvres des monstres. Était-ce un sentiment de pitié, était-ce un goût naturel de l’horreur qui avait entraîné Marie jusqu’à souiller sa bouche, et probablement, tout son délicieux corps, au contact du petit bossu ?

J’étais, est-il besoin de le dire, prodigieusement humilié. Et loin que ce baiser me guérît de mon amour, il l’augmenta, au contraire, d’une violence telle, que je ne connus plus une minute de repos. C’est alors que je m’enfonçai, avec une joie de meurtre, dans les plus rugissantes ténèbres de l’alcool.

III

Le petit bossu !… Je ne pouvais pas le croire. Non… non… Quand je passais devant ses fenêtres, encadrées de vignes, et que je la voyais, penchée sur son ouvrage, les bras nus, la nuque toute rose, rayonnante de toutes les gloires de la chair, tout en moi protestait contre cette prostitution absurde et infâme… Non… non… ce n’était pas vrai.

Pourtant, je voulus en avoir le cœur net.

Un après-midi que Marie était venue apporter du linge à la maison et que nous étions seuls, tous les deux, dans la maison, je lui demandai brusquement :

— Marie… Est-ce vrai que tu aimes le petit bossu ?

— Oui… fit-elle… je l’aime…

À cette question qu’elle ne devait pas attendre de moi, elle n’avait pas eu la moindre secousse, marqué le plus léger étonnement… Cela m’irrita profondément…

— Je ne te demande pas si tu aimes le petit bossu… je te demande si tu es sa maîtresse… Comprends-tu ? Ce n’est pas la même chose…

Marie hésita un instant, puis, avec des regards méchants, elle me dit :

— Oui… je suis sa maîtresse…

— Ce n’est pas vrai, criai-je… tu mens !…

Et je me mis à rire, d’un rire pénible, qui ressemblait plutôt à un grognement.

— Ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas vrai !… C’est pour me taquiner que tu dis cela…

Sans rien répondre, elle avait déposé son panier sur une table de la pièce où nous étions, et, les poings sur les hanches, dans une attitude de menace ou de défense, elle fixait sur moi des yeux ironiques, agressifs et sans peur… Le soleil qui entrait par les fenêtres ouvertes faisait reluire sa chevelure comme un bloc d’or. Et, en ce moment, je la désirais comme jamais encore je ne l’avais désirée… J’étais devenu pâle ; le sang affluait dans mon cœur, comme chantent les remous d’eau dans une écluse qui se vide…

— Pourquoi es-tu sa maîtresse ?… repris-je après un silence, sur un ton moins dur et presque douloureux.

Marie répliqua simplement :

— Parce que je l’aime…

— Et pourquoi l’aimes-tu ?

Elle haussa les épaules, commença de vider sur la table avec méthode son panier plein de linge et dit encore :

— Qu’est-ce que ça vous fait ?

— Pourquoi l’aimes-tu ?

J’avais mis dans cette interrogation réitérée, concentré tout ce qu’il y avait en moi de puissance amoureuse, de séduction charnelle, et de sourde colère aussi… Elle répondit :

— Parce qu’il est beau !

— Je te défends de te moquer de moi ainsi !

Marie ajouta gravement :

— Et il est beau parce qu’il est pauvre… parce que tout le monde l’insulte ou le bat… parce qu’il est malheureux…

— Ah ! ah ! ta pitié, je la connais !… m’écriai-je. Moi aussi, j’ai de la pitié… mais je n’ai de la pitié que pour les forts, les grands, les riches, les heureux… Toi… Ah ! ah !… tu l’aimes, coquine… Oui… oui… tu l’aimes… parce que les bossus… enfin… parbleu !…

Mais, redevenant subitement tendre :

— Écoute, Marie, suppliai-je… moi aussi je sais de l’amour tout ce qu’en savent les bossus… j’en sais même davantage… Viens ici, Marie !…

Mais Marie ne bougea pas… ne me regarda pas… Elle continuait de ranger sur la table son linge, dont elle faisait des tas.

— Regarde-moi, Marie. Je suis beau, moi, je suis un homme… Et si c’est le vice que tu aimes, je t’assure que je suis plus vicieux que tous les bossus réunis. Écoute… Ce n’est pas possible que tu te donnes à un tel monstre. C’est un crime, le plus grand des crimes. Oui, oui, un crime envers toi-même, envers Dieu, envers la nature, envers l’Espèce. Dieu, la nature, l’Espèce et moi-même, nous ne pouvons tolérer un tel attentat contre toutes les lois de la vie. As-tu lu Darwin ? Lis Darwin. Je te le donnerai à lire. Et tu verras ! Toi, la force, la santé, la splendeur de la chair, avec ce monstre ? Allons donc ! je te dis que c’est impossible ! Ou bien alors, rien n’existe plus ; il n’y a plus d’harmonie, de beauté, d’équilibre, il n’y a plus rien, à cause du caprice monstrueux d’une femme. Et ce n’est pas seulement Dieu qui proteste et qui te punira, ce n’est pas seulement la nature que tu outrages, et l’Espèce que tu avilis, c’est… c’est… c’est…

— C’est vous qui êtes une espèce de je ne sais quoi !… interrompit Marie qui, ayant vidé son panier et fini de ranger son linge sur la table, reprit son panier et se disposa à sortir.

Je n’essayai pas de la retenir, tant je sentais mon impuissance sur elle. Oui, je sentais réellement que jamais je ne ferais passer dans son âme le moindre désir de moi, dans son esprit la moindre compréhension de la science moderne. J’aurais pu lui dire encore :

— Vois la belle, la splendide, la glorieuse œuvre d’humanité que nous pourrions faire ensemble. Avec quelle joie exaltée, beaux et forts comme nous le sommes tous les deux, nous pourrions travailler à l’amélioration de l’Espèce, et, par conséquent, au grandissement de la patrie !

À quoi bon ? Puisque, quand je lui parlais de l’Espèce, elle s’imaginait que c’était une injure que j’adressais au petit bossu. Je la laissai partir. Et, comme elle partait, je dis d’une voix bredouillante de colère et de dépit :

— C’est bien !… Je ne te parlerai plus de rien… plus jamais… Tu n’es pas digne de vivre la vie que je t’offrais, de collaborer avec moi à l’œuvre du bonheur universel… Je te livre à ton destin… Va-t’en… va retrouver ton monstre… Pâme-toi sur sa bouche fétide, sur ses dents cariées… Frotte ton corps aux aspérités de sa bosse… Emplis-toi de la laideur horrible de ses regards… mais hâte-toi… Et n’accuse que toi-même si, bientôt, il y a des malheurs ici… Car il y aura des malheurs ici !…

Elle répondit simplement :

— Je ne vous crains pas. Et le petit bossu que j’aime ne vous craint pas non plus… Et c’est vous qui êtes laid… parce que vous êtes méchant… Et c’est vous qui êtes une espèce… et un… je ne sais plus comment vous avez dit… Et si jamais vous touchez et faites du mal au petit bossu que j’aime… ah ! ah ! ah !…

Sur ce rire, sur les éclats de ce rire qui ne rimait à rien, elle ouvrit la porte et disparut. Avec toutes les rages dans le cœur j’entendis ce rire dans le corridor, puis dans le jardin, puis derrière la grille.

— Je me vengerai… je me vengerai… je me vengerai !… criai-je.

Mais elle ne pouvait plus m’entendre, et le rire s’était éteint, et le soleil entrait toujours, par les fenêtres ouvertes, et n’éclairait plus comme un nimbe d’or, la chevelure de Marie.

— Oui ! oui ! je me vengerai !… Je restai là, longtemps, à humer, comme une bête lubrique l’odeur de femme que Marie avait laissée dans la pièce… cette odeur infernale qui me mettait du feu dans la poitrine et faisait bouillir le sang de mes veines à gros bouillons.

— Je me vengerai !… Et je vengerai Dieu… la nature… l’Espèce…

« C’est vous qui êtes une espèce de je ne sais quoi !… »

Il n’y avait personne dans la pièce… Il n’y avait que le chat, qui dormait sur une chaise, et les petits tas de linge rangés par Marie sur la table… Était-ce donc l’odeur restée qui avait poussé ce ricanement ?

— Je me vengerai… je me vengerai !…

Je sortis, la tête lourde, l’âme mauvaise et grondante. Et j’allai, au carrefour des Trois-Fétus, dans un sale bouchon, où je restais à me saouler, avec des rouliers, jusqu’à la nuit.

IV

À cinq kilomètres du village, il est un endroit, désert et farouche, qu’on appelle la Fontaine-au-Grand-Pierre. Je ne sais rien de plus lugubre. C’est, au bas d’un coteau pelé, lépreux, tapissé çà et là de maigres bruyères jamais fleuries, un vaste trou qu’on dit avoir été jadis une fontaine. Le trou s’est tari à la suite d’un miracle ou, plutôt, d’une vengeance céleste dont aucun, parmi les plus vieux de la contrée, n’a pu m’expliquer le sens. Ce trou est extrêmement profond, et même, si j’en crois la rumeur publique, sans fond, comme l’enfer… J’ai constaté ce phénomène qu’on n’entend pas tomber les pierres qu’on y jette… Des ronces épaisses, enchevêtrées, des clématites sauvages, enlacées les unes aux autres, ferment sa gueule noire et sans voix. À gauche du trou, sur une largeur d’à peu près deux cents mètres, s’étendent des sortes de tourbières où ne croissent, entre des flaques d’eau brunâtre, qu’une herbe grise, sale, et, de-ci, de-là, quelques prêles plus verts. L’aspect de tout cela est singulièrement sinistre. Pourtant, à la droite du trou, dans une fente du coteau, une oseraie pousse très fraîche, très puissante de végétation, et dont les longs brins brillent comme des tiges d’or… Les légendes transmises de génération en génération sur ce lieu maudit sont si terribles, d’autant plus terribles qu’elles demeurent, d’année en année, d’une terreur plus vague, plus imprécise, que les gens s’écartent de la Fontaine-au-Grand-Pierre avec épouvante, comme si c’était un endroit de mort, une terre enchantée… Il est encore accrédité, parmi nous, que des fantômes y reviennent la nuit, et des bergers, en traversant le coteau de bruyères, ont, même en plein jour, vu distinctement flotter, au-dessus du trou, des âmes, les unes toutes blanches, les autres toutes rouges, et qui ne semblaient guère catholiques…

De tous les habitants du village et des villages circonvoisins, seul, le petit bossu osait s’aventurer jusque-là. Et c’était juste, après tout. Car sa figure et son corps de gnome complétaient admirablement le paysage… Ils étaient faits l’un pour l’autre. Pourquoi et comment eût-il mieux aimé les belles prairies fleuries et les allées mystérieuses de la forêt, et le resplendissement des champs sous le soleil, et la vie mouvante, chantante, toute de reflets et de frissons, de la rivière ? Sa laideur et sa difformité en eussent été décuplées ; tandis que, dans l’horreur de ce lieu, il s’harmonisait le mieux du monde aux bosses de la pierre, aux chétivités de l’herbe, aux surfaces immobiles et sans reflets des eaux mortuaires…

La vérité est que, vannier habile, le petit bossu, trouvant l’osier excellent, venait faire sa récolte de beaux brins fins et flexibles qu’il savait, avec une adresse incomparable, transformer en jolies corbeilles, en paniers de toutes les formes, qu’il vendait aux marchés des environs. Mais, si simple qu’elle fût, l’explication de ces promenades n’était pas suffisante pour l’esprit de gens hantés sans cesse par l’idée du surnaturel. D’ailleurs, dans ma haine de ce monstre, j’avais contribué à faire croire qu’il n’allait à la Fontaine-au-Grand-Pierre que pour des rencontres démoniaques, et pour y célébrer des cultes terrifiants et défendus… Et je disais souvent, sur un ton de prophète :

— Vous verrez qu’un jour les diables le jetteront au fond du trou !…

Un jour que j’étais encore plus irrité qu’à l’ordinaire, je me décidai, moi aussi, à me rendre à la Fontaine-au-Grand-Pierre. Quand on est sous l’empire d’une passion obsédante et malheureuse, les paysages coutumiers vous sont un intolérable ennui, quand ce n’est pas une torture. On a besoin d’autre chose, d’autres formes, d’autres visages où distraire sa hantise. Les saouleries n’avaient réussi qu’à augmenter mon désir et à transformer l’amour qui me dévorait en une véritable crise de meurtre. Au lieu de brouiller l’image de Marie, elles la rendaient plus nette, non seulement plus nette, mais infiniment plus voluptueuse. Et, cependant, lorsque, ce jour-là, je partis pour la Fontaine-au-Grand-Pierre, je n’avais pas… non, en vérité, je n’avais pas d’autre intention que de changer de spectacle et de fuir, pour quelques heures, tous les lieux qui me la rappelaient. Je me disais aussi que ce coteau sinistre, ce trou noir, cette mâchoire sombre, cette eau brune, ces ronces, cette herbe conviendraient à l’état de mon âme, mieux que les coins de terre féconde où poussent les fleurs, les fruits, l’espoir. Dieu m’est témoin que, pas une minute, l’idée ne m’était venue que je pusse me trouver, dans cette solitude, près de ce trou sans voix, qui ne rend pas le bruit des plaintes et le bruit des chutes, me trouver face à face avec le petit bossu… Et, chose singulière, comme si j’eusse voulu me procurer, par la suite, un alibi et des témoignages sauveurs, je pris, pour aller à la Fontaine-au-Grand-Pierre, par un long détour, par une route diamétralement opposée au but de ma promenade. Chose plus singulière encore, je rencontrai, en sortant du village, un ami, un compagnon de mes ivresses et de mes débauches. Et, voici les mots que nous échangeâmes :

Mon ami me dit :

— Où vas-tu ?

— Je vais aux Trois-Fétus, répondis-je… du moins, je vais sur la route des Trois-Fétus.

— C’est dommage que je ne puisse pas aller avec toi, me dit-il encore. Mais j’attends le boucher à qui je vends une vache. Nous aurions bu une bonne bouteille, au carrefour.

— C’est dommage, en effet, car, sans toi, je n’irai pas jusqu’au carrefour. J’irai dormir dans un champ, à l’ombre d’un arbre. Je me sens tout drôle.

— Compris ! fit l’ami en ricanant, avec une belle fille pour litière. Hé ! hé !…

Et il me quitta, car c’était un brave pochard, et discret !

Pourquoi ne pas avouer que j’allais à la Fontaine-au-Grand-Pierre ? En vérité, je n’en sais rien. Je ne sais pas encore la raison qui me poussa à faire ce mensonge. Je crois bien que les actes sont en nous avant qu’ils n’arrivent à notre conscience, et qu’ils nous guident malgré nous.

Depuis la scène de la lingerie, je n’avais pas reparlé à Marie ; je n’avais pas non plus reparlé au petit bossu. Quand je les rencontrais dans la rue, ou sur le pas de leurs portes, j’affectais de ne pas les voir. Même, une fois que Marie était venue à la maison, et qu’elle m’avait trouvé seul, encore, nous n’avions pas échangé une parole, sur l’affaire. Et Marie m’avait dit, en partant, avec un sourire gentil qui me traversa le cœur comme un coup de couteau :

— Ah ! vous êtes plus raisonnable, monsieur Georges !… C’est bien, ça !…

— Oui, oui, avais-je répliqué, en me mordant les lèvres, je suis plus raisonnable. J’étais fou de penser à ça. Maintenant, je n’y penserai plus.

— Si vous n’y pensez plus, eh bien !… nous pourrons causer ensemble, comme autrefois.

— Je ne désire pas causer ensemble, comme autrefois.

— Comme vous voudrez, monsieur Georges !… Mais c’est vrai, que je vous déteste moins, depuis que vous êtes raisonnable.

J’avais eu envie de la faire taire d’un coup de poing, tant ces paroles m’étaient cruelles. Mais je m’étais contenu. J’avais même eu la force de lui sourire. Et, en partant elle m’avait dit encore :

— Eh bien ! au revoir, monsieur Georges. Je suis contente, contente, que vous soyez si raisonnable !

— Oui, oui. Et je le serai plus encore, plus encore, tu verras !

Ah ! si elle avait pu lire dans mon cœur, si elle avait pu voir la haine, l’horrible haine, qui me tordait le cœur, elle serait partie pleine d’épouvante.

Et je pensais à cela, tout en marchant. Je marchais vite, très vite, faisant sonner mes souliers sur la terre, abattant les pousses d’arbre, les herbes, les fleurettes, sur mon passage, à coups de bâton. Je marchais sans but, sans autre but que de marcher, pour me briser les membres, pour éteindre dans mes veines le double feu de haine et d’amour qui me dévorait. Et je marchais aussi, loin des routes et loin des sentes, je longeais les haies, les fossés, les talus. Dès que j’apercevais au loin un homme, dans un champ, je l’évitais. Tout à coup, en sautant un hallier, je me trouvai au bout d’un chaume, face à face avec un fermier de mon père.

— Bonjour, monsieur Georges !

— Bonjour, père Lormeau.

Et, très vite, très haletant :

— Ah ! vous savez, père Lormeau, je vais aux Trois-Fétus !…

— Bien, bien, monsieur Georges.

J’insistai :

— Aux Trois-Fétus !…

— Bien, bien !…

Et je me mis à courir.

Quand, une heure après, j’arrivai à la Fontaine-au-Grand-Pierre, j’étais brisé de fatigue. Je me laissai tomber, près du trou, sur une grosse pierre. La tourbière était sinistre, le coteau plus pelé, plus lépreux que jamais. Des corbeaux passaient, très haut, dans le ciel. Et du ciel, morne et gris, un silence, un silence de mort, tombait.

Tout à coup, à ma droite, une voix chanta ; une voix qui semblait venir de dessous l’oseraie, chanta :

Connais-tu… le pays…

V

Dans la voix qui chantait sous l’oseraie, j’avais reconnu la voix, la ricanante et glapissante voix du petit bossu.

La voix chanta encore :

Connais-tu… le pays ?

J’eus le cœur serré par une inexprimable émotion, une émotion si secouante et si forte que je ne puis dire, non, en vérité, si c’était une sorte de plaisir sauvage qui entrait en moi, ou de fureur haineuse. Dans les sensations brusques que nous éprouvons, il y a un instant de violence où l’amour et la haine se confondent dans la même ivresse, où la joie devient de la douleur par son intensité même, où la douleur vous exalte comme une poussée de plaisir. Et le paysage animé, une seconde, par cette voix, me parut encore plus sinistre. Près de moi, les ronces et les clématites qui bordaient de leurs masses mouvantes la gueule du trou semblaient s’ouvrir et se refermer comme une mâchoire de monstre. Et le ciel, au-dessus des eaux mortuaires, se plombait davantage.

Après un intervalle de silence, la voix reprit, plus rapprochée de moi :

Connais-tu… le pays ?

Ce n’était pas un chant : c’était quelque chose comme un ricanement traînard et tremblé, quelque chose d’intermédiaire entre un cri de singe, un nasillement d’orgue, un aboi de chien, un croassement de corbeau. Toutes les sonorités désagréables et stupides, ont eût dit qu’elles se fussent individualisées dans cette voix qui chantait sous l’oseraie. Cela roulait sous l’oseraie, cela s’avançait sous l’oseraie… tantôt clair, tantôt étouffé ; et j’entendais, avec un piétinement mou, le bruit des branches déplacées par la voix. Puis cela se taisait, recommençait, se taisait encore.

Je me levai machinalement, un peu ivre. De quoi ? Je l’ignorais. Je pris une pierre et la lançai dans le trou. Ensuite j’écoutai. Nul choc, nul bruit ne m’avertit que la pierre était descendue au fond. Elle continuait de descendre, de descendre toujours, dans une chute silencieuse, comme si elle devait traverser toute la terre. Et le silence, l’effroyable silence de cette pierre jetée dans cet abîme, était si impressionnant que je haletais, la gorge sèche, la sueur au front.

La voix reprit encore :

Connais-tu… le pays ?

et cessa bientôt. Et le bruit des branches remuées cessa aussi. Et je vis, tout à coup, débouchant de l’oseraie, le petit bossu.

Je ne m’étais pas trompé. Et qui donc, sinon lui, aurait pu chanter, dans ce paysage de mort ? Il se présentait de profil, si l’on peut dire de son corps qu’il eût un profil, une face, n’importe quoi ! À peine si sa tête, que coiffait une casquette plate, dépassait d’un centimètre le surhaussement bombé des épaules. Ses épaules avaient l’air d’un épais collet relevé sur sa nuque. Il n’avait, réellement, rien d’humain. Je le regardais, consterné ; son corps était pareil à un bloc de bois dans lequel un bûcheron eût donné, au hasard, quelques stupides coups de cognée. De son visage, je ne voyais rien qu’une ligne bossuée. Sous son bras, semblable à un dégrossissement, à une entaille grossière, il portait une botte d’osier fraîchement cueilli.

Il s’arrêta au bord de l’oseraie, et chanta encore à pleine voix :

Connais-tu… le pays ?

Véritablement, c’était comme un défi à la nature, une parodie effrayante de la vie. Au contact de cette laideur humaine, les mornes bruyères du coteau paraissaient des plus splendides. Rien que sa présence changeait en jardins de rêve les affreuses tourbières avec leurs eaux noirâtres et leurs verdures grises.

Mon premier mouvement fut de me jeter sur le misérable avorton. Je parvins pourtant à me contenir. Je voulais jouir, avec une sorte de frénésie douloureuse, de mon humiliation. Non, vraiment, était-ce possible que ce fût cet être de cauchemar, cette créature plus difforme qu’une idole papoue, qui m’eût volé l’amour de Marie ? Était-ce concevable que ses lèvres se fussent posées sur celles de Marie ? Et que Marie eût respiré l’odeur de cette haleine dans un baiser ? Marie mentait quand elle me disait, avec ses yeux de haine provocatrice, qu’elle aimait cette rognure monstrueuse d’humanité ? Allons donc !… Elle mentait, parbleu !… Elle avait imaginé ce mensonge pour me faire souffrir davantage, et, connaissant peut-être tout l’inconnu, tout l’atroce qui rampe au fond des ténèbres du désir, pour exaspérer, jusqu’à la folie, jusqu’au crime, mon désir d’elle, de ses lèvres amoureuses, de ses yeux pâmés, de son corps, souillé par les lèvres, les yeux, le corps du petit bossu. Non… non… ce n’était pas vrai. Elle mentait. Ils mentaient tous. La nature ne pouvait commettre un tel forfait envers son œuvre de vie renouvelée, d’amour éternel.

Le petit bossu était immobile. Et d’être immobile ainsi, et, pour ainsi dire, incrusté au sol, il ressemblait maintenant à un vieux tronc d’arbre coupé, noirci par la pluie, mangé par la mousse.

— Viens ici !… criai-je tout à coup.

Le petit bossu détourna la tête et m’aperçut.

— Viens ici ! commandai-je d’une voix plus forte.

Il eut un affreux sourire et, sans trembler, il s’avança vers moi.

— Que me veux-tu ?… demanda-t-il. Tu veux me battre encore ?… Tu en as le droit, puisque je suis le plus faible. Mais tout cela ne fera pas que Marie t’aime jamais !

— Tais-toi ! Ne parle pas d’elle.

Et je levai mes bras. Le petit bossu ne bougea pas. Il dit, en ricanant :

— Plus tu me battras… plus elle m’aimera… J’ai eu, bien des fois, la peau écorchée de tes coups… C’était délicieux, parce qu’elle pansait mes blessures avec ses lèvres.

— Tais-toi ! Et dis que ça n’est pas vrai !

Le petit bossu sourit et ne répondit pas. Son sourire était si aigu et si fixe, il me narguait tellement, avec une ironie si tranquille et si forte, que la patience m’abandonna.

Je laissai retomber mes bras sur son crâne. Étourdi par la violence du coup, il chancela, s’abattit sur l’herbe. Il n’était pas évanoui. Il dit encore :

— Qu’est-ce que cela fait que tu me tues, puisque Marie m’aimera encore mieux mort que vivant ? Et plus je serai mort, et plus elle aura horreur de toi.

Mais j’avais mis mon genou sur sa poitrine et ma main sur sa bouche… Il ne résistait pas, ne se débattait pas… Son œil conservait le même sourire ironique.

— Dis-moi que ça n’est pas vrai ! répétai-je, au comble de la fureur.

Sous ma main, sa bouche ne fit pas un mouvement.

Alors je l’empoignai, je le soulevai de terre et, m’approchant du trou, je le lançai comme une pierre dans l’abîme. Les mâchoires de ronces se refermèrent sur lui. Pas un bruit, pas un choc. Rien. J’écartai les ronces, me penchai au bord du trou, écoutai. Pas un bruit, pas un choc, rien… rien, sinon qu’une vibration légère, la plainte d’une corde qui se déroule au fond d’un puits…

Et, comme je demeurais penché sur le trou, tout à coup, j’entendis le chant, l’affreux chant de l’oseraie :

Connais-tu… le pays ?

Mais c’était moi qui, machinalement, l’avais chanté, ce chant, en imitant la voix du petit bossu. Et l’abîme le répétait, en écho, dans ses profondeurs inconnues.

VI

Le lendemain, après le dîner, l’idée me vint de passer la soirée chez le cordonnier. Une sorte d’inquiétude inexplicable, en même temps qu’une sorte de perversité cruelle me poussaient là, dans cette pauvre maison, tout naturellement. Je voulais être sûr que le petit bossu n’était pas revenu, n’était pas ressuscité.

— Eh bien ? dis-je en entrant, sur le ton d’une amicale anxiété. Toujours pas de nouvelles ?

— Hélas ! gémit le père.

— Il est perdu… perdu !… sanglota la mère. Marie, qui était là, entre les deux parents affligés, ne dit rien. Elle me regarda d’un œil fixe et dur, d’un œil qui m’accusait de la mort du petit bossu. Mais, je ne sais pourquoi, il me semblait que son regard contenait moins de haine qu’autrefois.

Le père travaillait, sous une petite lampe à pétrole, à assouplir un vieux morceau de cuir ; la mère, les yeux cerclés de lunettes, reprisait des bas. Et Marie ne faisait rien, assise, le buste droit, les mains croisées sur ses genoux, son visage d’un blanc laiteux dans la pénombre de la pièce.

— C’est curieux, repris-je après un court silence.

Et j’ajoutai :

— Qu’a-t-il pu lui arriver, mon Dieu !

Deux soupirs, deux longs soupirs me répondirent. Et Marie me regarda d’un œil encore plus fixe. J’étais calme, je montrais beaucoup d’aisance dans mes manières. Ma voix ne tremblait pas quand, m’adressant à Marie, je lui demandai :

— Et vous, Marie, que pensez-vous ?

En même temps, je plantai mon regard dans le sien, un regard si terrible qu’elle ne put en supporter la violence. Peu à peu, elle baissa les yeux, comme vaincue, et, d’un air confus et troublé, elle se mit à examiner la pièce, autour d’elle. L’établi, couvert de poix, était plein d’outils, le plancher jonché de rognures de cuir. Au mur, en face d’elle, dans un cadre noir, la face impassible et morte du Président Carnot. Je demandai encore :

— Enfin, sait-on où il est allé ?… L’a-t-on vu quelque part ?

Le père laissa un instant son ouvrage, et il dit :

— Il n’avait plus d’osier. Sûr qu’il sera allé à la Fontaine-au-Grand-Pierre !

— Ah ! voilà !

— Il y est allé déjà tant de fois, que ce n’est pas une raison qu’il n’en soit pas revenu.

— Sans doute, expliquai-je ; mais il y a un grand trou à la Fontaine-au-Grand-Pierre, un trou dont on ne connaît pas le fond. Et puis… c’est certain… il y a aussi des démons.

— Peut-être bien !… fit le père.

— Jésus, mon Dieu ! fit la mère, qui se signa.

— Un démon, tout au moins, fit Marie.

Mais, cette fois, elle n’osa pas lever les yeux sur moi. Les paupières baissées, un peu tremblante, la bouche mi-ouverte, elle considérait ses mains, à plat sur sa robe, des mains très longues, très blanches, mais dont les travaux de couture avaient grossi, au bout, et comme effrité les doigts.

Au dehors, la rue était silencieuse. Il ne passait presque plus personne. Quand un bruit de pas, un bruit quelconque, se faisait entendre, je me levais, j’allais ouvrir la porte, j’écoutais. Et, reprenant ma place :

— Non, ce n’est rien ! C’est un tel qui passe, renseignais-je d’un air découragé.

Et le père reprenait son travail, la mère poussait à nouveau son aiguille, les yeux davantage bridés sous les lunettes. La lumière de la lampe modelait de clartés crues et d’ombres noires leurs deux visages tristes, mais comme sont tristes les visages des bêtes, où nous ne percevons ni joie, ni douleur, où nous ne percevons que l’immense tristesse animale des êtres qui ne comprennent pas.

Et, durant plus d’une heure, nous demeurâmes ainsi, sans parler.

Moi, je pensais avec une grande tranquillité d’esprit à la mâchoire de ronces et de clématites qui avait englouti le petit bossu. Et je chantais, en dedans de moi-même, sur un rythme traînard et dolent :

Connais-tu… le pays…

Et je me disais :

— Oui… oui !… Il le connaît maintenant, le pays… Ah ! ah ! il le connaît ! Et peut-être qu’il descend encore, qu’il descend toujours dans ce noir sans fond.

Marie continuait de baisser les yeux. À quoi songeait-elle ? Elle ne regardait plus ses mains, ni l’établi, ni le plancher, ni la face morte du Président Carnot, ni rien… rien… rien… Moi, je voyais l’étoffe de sa robe se creuser au ventre, dessiner les cuisses. Je devinais ses bras blancs et pleins, et les rondeurs neigeuses de sa poitrine, et sa nuque, sur laquelle frisottaient des cheveux blonds qu’un rayon de la lampe traversait et faisait transparents comme de l’ambre. Et jamais, jamais plus, ni son visage, ni ses yeux, ni ses bras, ni ses seins ne seraient baisés par les lèvres obscènes et dégoûtantes du petit bossu ! Et un espoir entrait en moi, un espoir se fortifiait en moi.

Il était tard quand nous sortîmes, Marie et moi, de la maison du cordonnier. La rue était déserte. Nulle lumière aux fenêtres. Le village dormait profondément.

— Bonsoir, Marie, dis-je.

— Bonsoir, monsieur Georges, dit Marie.

Elle demeurait là, sans bouger, gênée, la tête penchée sur le sol que la lune éclairait, sur le sol où nos deux ombres, raccourcies, se confondaient. Et, tout à coup, la voix sanglotante :

— C’est vous qui l’avez tué ! C’est vous qui l’avez tué ! cria-t-elle.

Je lui pris les mains. Ses mains tremblèrent dans les miennes, mais elle ne fit aucun mouvement pour les retirer. Elle répéta :

— C’est vous qui l’avez tué ! C’est vous qui l’avez tué !

— Pourquoi dis-tu cela, Marie ? C’est de la folie.

J’avais toujours ses mains dans les miennes. Je les caressais doucement.

— Pourquoi l’aurais-je tué ? Comment l’aurais-je tué ? Je te défends de dire des choses pareilles…

— Si… si… si… vous l’avez tué.

Et mes mains remontaient, sur son bras, vers ses épaules, sur sa nuque, qui ployait sous leur douce pression.

— Ah ! mon Dieu ! Vous l’avez tué !

— Tais-toi donc ! Tu ne sais pas ce que tu dis !

Je m’étais rapproché d’elle, si près d’elle, que ma poitrine frôlait la sienne, que ma tête frôlait la sienne.

— Vous l’avez tué ! Vous l’avez tué… vous…

Je lui fermai la bouche d’un baiser.

Et il me sembla qu’elle défaillait dans mes bras, sous mon baiser…

— Non… non… monsieur Georges. Ce n’est pas possible… vous savez bien… Laissez-moi !

Et, à chaque parole, haletante, entrecoupée, elle s’abandonnait davantage. Et ses mains se crispaient, s’accrochaient à mes bras, à ma taille, à mes épaules. Sa poitrine battait, ses tempes battaient, ses dents s’entre-choquaient :

— Vous… l’avez… tué !…

Sa voix était comme un soupir… comme un spasme…

Sans résistance, je l’entraînai hors du village. À cinquante mètres, il y avait, dans un renfoncement de la route, une sorte de petit calvaire planté sur quatre marches de pierre… Je l’assis sur les marches… Je m’assis auprès d’elle…

— Marie !… ma petite Marie !…

Elle m’entoura de ses bras, laissa tomber sa tête sur ma poitrine.

— Mon Dieu !… mon Dieu !… mon Dieu !… fit-elle…

Ah ! quand j’y repense !…

VII

Voici exactement trois mois aujourd’hui que Marie s’est donnée à moi, dans les circonstances étranges, surhumainement tragiques que j’ai dites. Et elle m’aime, elle n’a pas cessé de m’aimer, comme elle m’aima le soir où elle se livra, corps et âme, à mes luxures, sur les nocturnes marches du petit calvaire. La femme qui me haïssait d’une haine si furieuse, qui non seulement me haïssait, mais encore me méprisait d’un mépris infini, que je dégoûtais d’un irréparable dégoût, est devenue brusquement une créature d’amour, est devenue l’amour avec tous ses emportements de désir, ses vibrants éclats de passion, mais aussi avec ses souplesses, ses servilités, ses curiosités qu’on ne peut pas assouvir. De volonté — elle si volontaire — elle n’en a pas d’autre que la mienne. Elle veut ce que je veux et fait ce que je dis sans se demander, une seule minute, si c’est bien ou si c’est mal, et où cela peut la conduire. Elle n’hésiterait pas à commettre un crime, si je lui en exprimais le désir, même par un simple regard. Mes duretés, mes cruautés ne la rebutent jamais. Au contraire, elle semble y puiser plus d’exaltation. Elle semble aussi reconnaissante des coups dont, parfois, sans raison, pour le plaisir, il m’arrive de meurtrir sa chair admirable. On dirait qu’elle vit, dominée par une suggestion unique qui la force à s’humilier devant moi. Vraiment, elle éprouve à se dégrader, à n’être plus qu’une petite chose vile, une joie immense et comme un spasme de bonheur physique. Sa plus grande jouissance serait que, couchée à mes pieds, sous mes pieds, je la rudoie, je la piétine, sans merci.

Et c’est dans le sang du petit bossu que s’est opérée, en une seconde, cette miraculeuse transformation ! Dès l’instant où elle a senti que c’était moi qui avais tué le petit bossu, elle s’est faite mon esclave. Toute sa fierté est tombée devant l’assassin que je suis ! Elle détestait l’amoureux. Mais l’amoureux s’étant changé en meurtrier, elle l’a adoré ! De quelles effrayantes passivités sont donc faits la chair et l’esprit de femme ? Par quel mystérieux chemin le sang va-t-il réveiller en elle les grands désirs sauvages de la brute ?

J’ai lu autrefois, dans je sais plus quel livre, que l’amour trouvait son aliment dans la mort. Cela me paraissait une chose inconcevable et folle. Je ne voulais pas y croire. J’ai vu aussi un jour ce dessin. Une femme toute nue, enchaînée sur un perchoir, comme un perroquet. Chaque matin, on lui apportait des cœurs sanglants de jeunes hommes. Et, chaque matin, elle était plus amoureuse et plus belle. Je criais que c’était une infamie, un sacrilège, un crime. Je m’aperçois aujourd’hui que c’est là une vérité qui, parfois, me terrifie. Car je ne la comprends pas. Je ne comprends pas qu’il puisse y avoir du sang et de la mort, à la base de tout amour. L’amour, c’est la vie, c’est le renouvellement de l’être, c’est la création.

— Justement, me répond une voix intérieure. Pour vivre, pour renouveler, pour créer, ne faut-il pas détruire ? N’est-ce pas dans la décomposition, dans la pourriture que la vie fait son nid et dépose ses germes ?… L’être ne peut pas se développer sur l’or et le diamant. Il lui faut les charognes et l’excrément. Il ne naît même pas de la simple boue, comme le voudrait la Genèse : il naît d’un petit tas de sanie, d’un petit morceau de chair morte, d’une fiente !

Ah ! pourquoi ?… pourquoi ?… pourquoi ?…

Il y a quelque chose de pire dans l’amour de Marie. L’amour de Marie n’est-il pas semblable au monstrueux désir qui hante l’esprit des nécrophiles ? M’aimer dans les conditions où elle m’aime, n’est-ce pas aussi terrible, aussi antihumain que ce que font les violateurs de tombes qui, la nuit, dans les cimetières, déterrent les cadavres pour les souiller ? Ah ! comme je la détesterais, si je n’éprouvais pas, moi aussi, une joie folle à la faire souffrir et à l’aimer de toutes les souffrances morales et physiques que je lui inflige et qu’elle accepte, et qu’elle subit avec des effusions de tendresse, avec des cris éperdus de reconnaissance.

Nous nous voyons tous les jours. Chaque soir, quand tout dort dans le village, quand tout dort dans la maison, elle vient chez moi, dans ma chambre, et elle ne s’en retourne que quand le jour paraît au loin, par-dessus le jardin, derrière la ligne des coteaux. Nous ne parlons jamais du petit bossu. Mais il est toujours entre nous deux. Il est dans les baisers, dans les étreintes, dans les râles de Marie. Je vois son sourire obscène sur ses lèvres et dans ses yeux. Je le vois dans toutes les parties de son corps. Il plane au-dessus de nous, parmi les rideaux du lit ; il rampe au-dessous de nous, sous le lit. Et il me semble que sa bosse, quelquefois, le soulève, lui imprime de petites secousses, le fait craquer. Je le vois dans toutes les ombres que la lampe projette sur le mur, au plafond, au parquet. Ces vêtements, sur ce fauteuil, c’est lui. Ce vase trapu sur la cheminée, lui encore. Ombre, lumière, objet, reflet, il est partout.

Souvent, j’ai demandé à Marie, dans l’espoir ou dans la crainte — je ne sais — qu’elle allait, me parler de lui :

— Pourquoi m’as-tu aimé, comme ça, tout d’un coup, Marie ?

Et Marie, répond tremblante :

— Je ne sais pas… je ne sais pas… Non, en vérité, je ne sais pas.

Puis, elle pleure, puis elle suffoque. Et, soudain, m’entourant de ses bras, m’étouffant dans ses bras, les yeux ivres, la bouche gonflée de je ne sais quelle mystérieuse force d’amour, elle répète :

— Je ne sais pas… Je ne sais pas !…

Elle ne sait pas, en effet. Elle ne sait pas pourquoi elle me haïssait jadis, pourquoi elle m’aime aujourd’hui. Elle ne sait rien.

Une fois, je lui dis :

— Tu me regardes toujours, comme si tu avais peur de moi. Est-ce que tu as peur de moi ?

— Je ne sais pas !

— Écoute, Marie. C’est demain dimanche. Il faut que tu fasses une belle promenade, veux-tu ?

— Je veux bien. Je veux tout ce que vous voulez !

— Écoute, Marie. Nous irons, tous les deux, à la Fontaine-au-Grand-Pierre.

Marie fut prise d’un grand frisson. Ses yeux chavirèrent dans leurs orbites, comme une petite barque sur la mer, sous un vent de tempête. Ses dents s’entre-choquèrent. Elle joignit ses mains dans un geste de prière :

— Non… non… cria-t-elle. Oh ! je vous en prie, non… pas là… jamais là !

— Et pourquoi ?

— Je ne sais pas !

— Je le désire, Marie.

Alors elle se tut. Et, longtemps, longtemps, elle me regarda, d’un regard où il y avait, tour à tour, de la terreur, et de la supplication.

— Oui, accentuai-je, il y a quelques jours que je désire aller avec toi à la Fontaine-au-Grand-Pierre…

— J’irai, dit-elle… là où vous désirez que j’aille.

Elle était pâle, d’une pâleur presque cadavérique. Et des gouttes de sueur roulaient sur ses tempes.

J’insistai :

— Voyons, Marie. Dis ceci… répète ceci : « Oui, j’irai, demain, avec vous, à la Fontaine-au-Grand-Pierre. »

Elle fit des efforts pour parler. Mais les mots qu’elle mâchait, avec des grimaces de terreur, ne sortaient pas de sa bouche, ne pouvaient pas sortir de sa bouche.

— Allons, Marie, à la Fontaine…

— À… la… Fon… taine… bégaya Marie.

— … Au-Grand-Pierre…

— Au… Grand…

Et, tout à coup, les yeux fous, la gorge haletante, elle s’affaissa sur le lit, criant :

— Je ne peux pas ! Je ne peux pas ! Je ne peux pas !…

Le lendemain, je la trouvai, sur la route, à l’endroit où je lui avais donné rendez-vous. Depuis une heure, elle m’attendait… Elle avait mis sa plus belle robe : une chemisette rose avec une pauvre petite dentelle, d’un dessin grossier. Un grand chapeau de paille, où s’écrasaient des éboulis de roses, la coiffait.

— Marchons, Marie.

Il faisait une journée très chaude. De gros nuages d’un bleu noir passaient de temps en temps dans le ciel. Et sous le ciel d’orage, la route était toute blanche, agressivement, cruellement blanche.

Nous marchâmes côte à côte, sans nous dire un mot. Marie ne s’intéressait à rien sur la route, ni aux fleurs des talus, ni aux insectes qui bourdonnaient dans la haie, ni aux oiseaux que l’orage surexcitait, ni au feuillage des arbres, étrangement vert sur le fond bleu sombre du ciel. Elle marchait droite, la tête presque immobile, d’un pas saccadé de somnambule. Et le vent, qui, parfois, soufflait d’un nuage vite disparu, soulevait les grandes ailes du chapeau…

VIII

Il était deux heures, quand nous arrivâmes, muets, fatigués, à la Fontaine-au-Grand-Pierre. L’orage avait cédé, s’était éloigné vers le sud. Une brise fraîche tempérait maintenant les ardeurs électriques du ciel où les nuages moins noirs, moins épais, passaient, élargissant de plus vastes interstices d’azur. Tout était désert, le coteau, la tourbière, l’oseraie.

Je dis à Marie :

— Eh bien, reposons-nous, maintenant ! Est-ce que tu as toujours peur ?

— Je n’ai pas peur, dit Marie. C’est autre chose.

— Quoi donc ?

— Je ne sais pas.

Elle examina le coteau pelé, où les bruyères ne parvenaient pas à fleurir ; puis elle suivit, dans l’air, le vol d’un corbeau.

Je dis encore à Marie :

— Est-ce que tu es déjà venue à la Fontaine-au-Grand-Pierre ?

Marie réfléchit une seconde :

— Oui, dit-elle. Du moins je suppose. Il y a très longtemps.

— Seule ?

— Oh ! non. Je suis venue avec… je ne sais pas…

Et elle regarda autour d’elle, d’un regard morne, d’un regard qui ne voyait rien, ni le ciel, ni le coteau, ni la tourbière, ni elle-même.

Je cherchai une place molle et douce où nous asseoir tous les deux, où nous étendre au besoin.

— Qu’est-ce que tu regardes ainsi ? demandai-je à Marie.

— Rien, dit-elle.

Elle était tremblante, un peu, mais pas plus qu’à l’ordinaire ; pas plus que quand elle était chez moi, dans ma chambre ; pas plus que lorsque j’étais chez elle, le soir sous la lampe de famille.

Nous nous assîmes, côte à côte, non loin du trou, sur un épais tapis d’herbe.

— Tu m’aimes beaucoup, Marie ?

— Je ne sais pas !

— Tu ne sais pas ?… Alors, pourquoi t’es-tu donnée à moi, comme ça, tout de suite, sans résistance ?

— C’était plus fort que moi.

— Est-ce que tu me hais ?

— Je ne sais pas !

D’un geste lent et peureux, elle me désigna le trou qui s’ouvrait très noir, entre les mouvantes mâchoires des clématites et des ronces.

— C’est le trou ? fit-elle.

— Oui !…

— Le trou sans fond ?

— Oui !…

— Ah !… C’est vrai… je me rappelle…

Et elle se tut.

Les clématites étaient défleuries. Des graines plumeuses, soyeuses, ailées avaient remplacé les fleurs ; de petits fruits noirs ornaient les sarments des ronces. Et, en face de nous, la tourbière était plus sinistre. Il me semblait que les eaux nous regardaient de mille regards bruns. Une bergeronnette vint on ne sait d’où. Elle sautilla légère, de flaque en flaque comme une pensée candide sautille parfois dans le cerveau d’un mauvais homme.

— Et l’oseraie ?… dit Marie, rompant enfin le silence. Je ne la vois pas…

— Elle est derrière le pli du coteau… Si tu veux, je te la montrerai…

— Non… non… Je demandais cela… comme j’aurais demandé autre chose… Ah ! Dieu, non… je ne veux pas la voir…

Elle était maintenant étendue sur le dos, le chapeau rabattu sur son visage, les bras allongés, les mains à plat dans l’herbe. Je me penchai vers elle :

— Marie ?… M’écoutes-tu ?…

— Oui… oui… Je vous écoute toujours, même quand vous ne parlez pas…

— Eh bien ! expliquai-je lentement… c’est là qu’il venait, quelquefois, cueillir l’osier de ses corbeilles et de ses paniers…

Un soubresaut, une sorte de frisson convulsif secoua son corps.

— Taisez-vous !… fit Marie. Ne parlez pas de ça… Ne parlez pas de lui… jamais…

Elle avait saisi ma main dans la sienne, puis mon bras, dans un serrement passionné.

— Pas de lui… jamais… répéta-t-elle.

Sa poitrine se soulevait en mouvements précipités, sa gorge haletait…

— Jamais ! jamais !

Puis, se levant soudain :

— Je ne suis pas lasse… J’aime mieux marcher… j’aime mieux, je ne sais pas quoi ! dit Marie…

Et, quand elle fut debout, elle poussa un cri :

— Mon Dieu !… fit-elle…

Moi aussi, je me levai…

— Qu’est-ce qu’il y a ?… qu’est-ce qu’il y a ?

Elle frissonnait. Ses yeux exprimaient une terreur folle. Elle dit, en claquant des dents :

— Regardez !… Là !… C’est lui !

Et elle me montra une vieille trogne morte d’osier que nous n’avions pas tout d’abord remarquée. En effet, elle lui ressemblait. Elle sortait de l’herbe, trapue, basse, sans branches. Elle était couverte d’une écorce fendillée, noircie, déchirée, comme ses vêtements. Des nœuds, des bosses la terminaient par le haut. Quelque chose de tordu et de plus lisse lui faisait comme un visage, comme son visage. Véritablement, dans cette partie écorcée du bois, on distinguait des yeux ricanants, une bouche plissée, un nez obscène. Lui… lui… lui ! Et j’avais beau savoir que ce n’était là qu’une trogne d’osier, je ne pouvais m’empêcher de trembler, moi aussi. Un moment même, je crus que c’était lui, que le gouffre l’avait rejeté. Et l’hallucination fut si forte que je me précipitai, les poings levés sur la trogne, en criant :

— Va-t’en !… va-t’en !…

Mais je reconnus vite mon erreur. Et, me tournant vers Marie, dont le chapeau était tombé à terre, dont les cheveux dénoués couvraient les épaules d’un emmêlement doré, je hurlai… oui, en vérité, je hurlai :

— Viens ici !

Marie s’avança, droite, les yeux fixes, vers la trogne immobile.

— Tu vois !… ce n’est pas lui…

Et, d’une voix plus rauque :

— Mais, si tu veux le voir… regarde dans le trou… Si tu veux l’entendre, penche-toi vers le trou…

Je la saisis par le bras, violemment, et je l’entraînai vers l’abîme…

IX

Je l’entraînai vers l’abîme…

Et alors, tout d’un coup, j’eus la révélation véritable et très nette des sentiments latents, encore obscurs, que m’inspirait Marie, et des prochains et immenses et intolérables dégoûts dont, par elle, j’allais avoir l’âme toute remplie. Le moment me paraissait arrivé où je ne pourrais plus supporter son visage, son corps, ses baisers, son âme et tout ce que son amour pour moi avait de résignation servile, de passivité hantée, tout ce qu’il avait de sacrifié, d’agenouillé, d’effondré. Ah ! Dieu, non ! jamais plus, jamais plus ! Ces baisers, déjà, après l’acte accompli, après la chair assouvie, ces baisers stupides, ces agaçantes lèvres cherchant mes lèvres, ce corps cherchant mon corps, comme tout cela m’était odieux ! Qu’est-ce que cela serait donc dans quelques mois, dans quelques jours ?

Marie était près de moi. Elle attendait, les yeux fixes, le corps immobile. Me voyait-elle ? Voyait-elle le paysage désert, à qui les petites bergeronnettes seules donnaient une menue palpitation de vie ? Ah ! je n’en sais rien. Et je songeai à notre aventure.

Tout d’abord, la résistance sauvage de Marie, sa passion monstrueuse pour le petit bossu, avaient surexcité en moi de furieux désirs d’elle. Puis, lorsqu’elle se fut donnée, sa soumission, son consentement d’esclave à mes cruautés, l’acceptation silencieuse des humiliations que je lui imposais, cette sorte d’ivresse muette et terrible qu’elle trouvait dans l’abaissement, dans l’anéantissement de sa personnalité, cette volupté, pour ainsi dire sadique, qui s’exaltait sous mes coups, sous mes piétinements, sous mes souillures qui prenaient, de jour en jour, un caractère plus féroce, tout cela après avoir, durant quelques mois, amusé mes sens et réjoui les changeants caprices de ma débauche, m’écœurait profondément, me fatiguait comme la monotonie d’un spectacle, toujours le même. Et puis, l’homme le plus dominateur est ainsi fait qu’il se lasse, à la longue, de dominer le néant ! De même que l’autorité d’un tyran, le plaisir d’un débauché veut, pour son renouvellement, pour l’accroissement de ses sensations et de ses énergies, des résistances, des luttes farouches, des obstacles à franchir, des volontés à violenter. Qu’est-ce donc, je vous prie, qu’un conquérant qui ne trouve devant soi que des campagnes déjà dévastées, des villes en ruines, des peuples en fuite, des armées mortes ? Non !… non !… Ah ! Dieu, non ! La joie de la conquête, ce sont précisément les ruines qu’on fait soi-même ; c’est tout ce qu’on tue, tout ce qu’on dévaste, tout ce qu’on détruit soi-même ! Alors, à quoi bon ?

Je regardai Marie. Elle me parut laide, vulgaire. Je ne retrouvais plus d’éclat aux blancheurs de sa peau, aux ardeurs rousses de sa chevelure. Elle était raide et fixe, son buste grossier, ses hanches sans souplesse. Et son regard avait quelque chose d’animal que je ne reconnaissais plus.

La quitter ? C’était facile, parbleu ! C’était trop facile. Je n’avais qu’à lui signifier son congé, à lui dire :

— Marie, je ne veux plus de toi. Va-t’en !

Rien à redouter, ni une plainte, ni un reproche, ni une scène de désespoir et de larmes, ni un effort à se raccrocher à moi. Je n’avais à craindre aucun des ennuis, aucune des saletés dont s’accompagnent ordinairement les ruptures d’amour.

— Va-t’en ! va-t’en ! va-t’en !

Et elle serait partie silencieusement, sans une prière, sans une supplication, sans une menace, du moment que j’eusse exprimé la volonté qu’elle partît. J’entends qu’elle disparût de ma vie sentimentale et passionnelle. Elle en serait partie comme elle y était entrée, tout d’un coup.

Oui, mais cela ne terminait rien. Il me fallait quelque chose de plus définitif qu’un adieu, quelque chose d’absolu. Non seulement je ne voulais plus de son amour, mais je ne voulais plus d’elle, de sa présence quelque part, de sa rencontre quotidienne dans les rues du village ou dans les sentes des champs ; de son ombre même, glissant, le soir, sur les vitres éclairées de sa fenêtre. Être exposé à la revoir, à la revoir toujours, sur le pas de sa porte, au marché, le jeudi, à la messe, le dimanche, ou bien chez moi, rapportant chaque samedi son panier de linge, ou encore penchée sur sa table à repasser dans la demi-teinte de la pièce où elle travaillait. La revoir, enfin, dans les mille circonstances inévitables qui font, sans cesse, se croiser, se frôler, se parler, se haïr, deux êtres habitant la même bourgade. Non ! c’était impossible ! Car je voulais éteindre en moi, à jamais, le souvenir de cette étrange liaison. Et la présence continuelle, le côte à côte forcé, l’intimité villageoise entretiennent et attisent tout ce qui subsiste de feu vivant dans les cendres du souvenir. Ce n’était pas assez que Marie disparût de ma vie : il était nécessaire et expiatoire qu’elle disparût de la vie !

Mais comment faire ?

Le trou était là, tout noir, à jamais discret ; il était là, à quelques pas de nous. Les secrets qu’on lui confie, il ne les trahit pas. Les corps qu’on lui jette, ils n’en remontent pas. Et les bergeronnettes, qui sautillent de flaque en flaque, et les corbeaux qui vont, regagnant la forêt, ne racontent pas aux hommes les drames sanglants dont ils furent témoins. Et les paysans non plus, les paysans que j’avais rencontrés sur la route, ils ne disent jamais rien, par une admirable et obscure solidarité de criminels et de meurtriers. Si on les interrogeait jamais, leurs bouches resteraient closes et leurs yeux morts.

Marie, attendait toujours, les yeux perdus je ne sais où.

— Viens ! lui dis-je. Viens entendre la voix du petit bossu.

Droite et fixe, comme enveloppée d’extase, elle écarta les sarments emmêlés des ronces et des clématites, et elle s’approcha sur le bord du trou.

— Penche-toi un peu sur le trou !

Elle inclina son buste ; puis, lentement, avec des inflexions raides, elle s’agenouilla au bord du trou. Les graines plumeuses des clématites s’accrochaient à sa chevelure.

— Penche-toi encore.

D’une main, elle se retint à un gros sarment de ronces… Un peu de sang rougit sa main.

— Encore !

Sa chevelure pendait dans le vide, comme des algues dans l’eau. Elle avait la moitié du corps engagé dans le vide de l’abîme.

— Entends-tu ?

— Non, dit-elle.

— Écoute !

M’étant penché moi-même, d’une voix lente, d’une voix chantante, je dis :

Connais-tu… le pays…

Et l’abîme répondit, en écho :

Connais-tu… le pays…

— Entends-tu ?

— Oui ! dit Marie.

— Et reconnais-tu sa voix ?

— Je la reconnais, fit-elle.

Sa tête avait presque disparu dans l’abîme.

— Veux-tu le rejoindre, Marie ?

— Je veux bien !

— Adieu Marie !

— Ad…

J’avais, d’un mouvement vif, coupé le sarment où s’accrochait la main de Marie. Marie disparut, s’effaça. J’étais seul, tout seul.

Aucun bruit…

Je restai quelques instants penché sur le trou. Il me sembla que j’entendais quelque chose, comme un glissement giratoire, très doux, très léger, très vague. C’était comme une plume, une toute petite plume qui eût tourné, tourné dans le vent… dans un vent dont on n’eût pas perçu le souffle.

Puis je me levai, et je regagnai le village d’un cœur soulagé.