La Vérité sur l’Algérie/08/03

Librairie Universelle (p. 343-346).


CHAPITRE III

Le budget spécial.


Au moment où la politique des autonomistes, des gens d’affaires exige que « l’affaire » se présente favorablement, elle apparaît lamentable, désastreuse, L’outillage économique est à refaire ; on veut malgré tout poursuivre la colonisation officielle, tous les électeurs grands et petits, qui ont faim, exigent que des millions tombent en circulation, dont ils se nourriront. Il faut l’emprunt.

Mais allez parler de crédit, allez assurer l’excellence du gage avec ces déficits annuels sans cesse augmentant ; celui de 1900 montant à 86 millions. Allez !…

Mais l’Algérien n’est pas embarrassé de si peu. Et voici qu’éclate son génie de courtier méditerranéen passé maître dans l’art du truquage de toutes les marchandises. Le navigateur qui maquillait les prostituées décaties pour les vendre comme des vierges, le pirate sicilien, le corsaire de Marseille, le raïs d’Alger, l’ancien Barbaresque reparaît.

Il faut montrer le budget algérien avec des excédents. M. de Peyerimhoff veut des millions pour la colonisation officielle. M. Petel veut les emprunter pas trop cher. Ainsi l’ordonne l’Algérie de M. Étienne.

Alors c’est le budget spécial. Et 1901 ressort avec 3 millions, 1902 avec 2 millions d’excédent ! La nouvelle en est partout clamée, sonnée, trompettée. L’Algérie est une magnifique affaire. La merveille des merveilles. Quels menteurs, quels détracteurs du génie colonial français ont prétendu qu’elle n’est point prospère cette colonie modèle, que la France n’est point récompensée de ses peines, de ses sacrifices, payée de ses débours ? Quels vils pamphlétaires, quels esprits faux, quels caractères malsains, quels goujats, quels bandits… oui, c’est ainsi qu’ils nous désignent les aboyeurs de la meute Étienne… quels scélérats ont l’impudence de prendre l’Algérie comme exemple probant de la faillite coloniale ? Qu’ils se taisent ! Qu’ils disparaissent écrasés par l’évidence !

L’Algérie a des excédents. L’Algérie est prospère. L’Algérie est riche. Elle peut emprunter, elle peut gager ses emprunts.

Trois millions d’excédent pour 1901.

Deux millions d’excédent pour 1902.

Hosanna !

Et ce qu’il y a de plus fantastique, ce n’est pas que les Algériens nous aient collé ce bluff… ne sont-ils pas Algériens ?… C’est que le bluff ait pris, prenne…

L’hypnotiseur aux malheureux déments abrutis par ses passes fait manger des pommes de terre moisies comme poires délicieuses. On expliqua cela. Mais des chiffres de budget !

Des résultats très simples de calculs encore plus simples ! Qu’on les puisse muer au point de faire prendre au public la négation − pour la réalité +.

Vraiment cela est inexplicable. Tout le monde lit dans les journaux que l’Algérie a des excédents de budget. Cela s’imprime dans les publications officielles. Depuis que Burdeau est mort, cela se dit au Parlement, sans que personne proteste. Étienne le chante et le fait chanter dans tous les groupements coloniaux et le public, le bon public, tout le monde croit cela !

Y aurait-il donc en nos modes de gouvernement, d’administration, de comptabilité, un rappel des mentalités impériales et religieuses des anciens royaumes d’Asie, un rappel de ce qui donne à la papauté son caractère surhumain ? Le roi d’Asie ne peut être soumis aux bobos de l’humanité parce qu’il est d’essence, d’émanation divine. Le pape des catholiques ne peut se tromper à cause de l’intelligence divine qui l’éclaire, qui même est devenue la sienne.

En serait-il de même pour nos budgets d’État ? Un budget d’État, même établi par des gens incapables de gérer leurs affaires personnelles, et réglé en déficit, ne pourrait-il nous apparaître bancal, boiteux, par cette unique raison qu’il est d’État, qu’il est quelque chose de royal, d’impérial, de religieux, de divin, et que nos cerveaux sont encore creusés par les sillons des bandelettes asiatiques dont la compression fit jadis monter en l’esprit des hommes l’idée du mystère, cette idée aussi réelle et d’effet aussi puissant que certains engorgements pathologiques dont on constate les suites, mais dont on serait embarrassé de dire quelle forme, quel poids, quel volume, quelle couleur ils ont et de quelle nature ils sont ?

Serait-ce en vertu du mystère dont nous portons en nous, les uns et les autres, tous, l’idée, la puissance active ou passive, que la foule accepte la notion d’excédents algériens pour 1901, sans se demander comment la réalité, 86 millions de déficit de l’année d’avant, a pu ainsi être transformée subitement ? Les enfants qui vont chez Robert Houdin applaudissent, quand un sac qu’ils voyaient vide, immédiatement, et sans qu’ils aient même cillé des paupières, ils le voient plein. Un pain à cacheter, quand le pontife a soufflé dessus devient Dieu et le fidèle, en l’adorant, le mange. Le déficit algérien quand un gouvernement on présente la carte devient excédent. On montre cela à la foule. Et elle voit.

Seulement on ne lui donne pas comme avec l’hostie le Dieu à manger. Comme chez Robert Houdin on ne s’est pas contenté de lui montrer le sac vide. On la prie de le remplir. Et elle le remplit croyant qu’il était déjà plein ; qu’il n’avait pas besoin de sa contribution, de son emprunt pour devenir plein.