La Vérité sur l’Algérie/03/18

Librairie Universelle (p. 53-57).


CHAPITRE XVIII

La mystification romaine. En sont responsables nos bons auteurs qui travestissent la vérité historique en légende.


Nous verrons au livre des résultats de la colonisation agricole, inventaire sur chiffres, coût, recettes, balance, comment l’expérience pratique démontre, en accord avec la science, que l’exagération et l’optimisme d’observation dans les appréciations de la richesse naturelle de l’Algérie sont chose dangereuse.

… Et qu’elle coûte fort cher à tous ceux qui crurent littéralement vraies les fantaisies des Leroy-Beaulieu et autres…

Une remarquable série d’articles publiés en 1894 par le Temps et signés « Un vieil Algérien » concluait :


« … C’est que, le climat de l’Afrique a changé, ou la réputation de fertilité que lui a faite l’antiquité est une mystification ; et c’est que c’est un pays irrémédiablement pauvre, bon pour les Arabes seulement, et dont on a eu tort de vouloir faire un pays de peuplement. »


Mais oui, voilà bien la vérité ! C’est une mystification que la réputation de richesse de l’Algérie, même ancienne, car dans nos périodes historiques les climats ont peu changé. Et ce que l’Algérie est aujourd’hui, « un pays pauvre bon pour des Arabes seulement », elle l’était déjà du temps des Romains.

Là… ne protestez point. Je sais que nous bouleversons toutes les idées vénérables qui sont les vôtres. Suivant une association forcée d’images, quand on vous parle de l’Algérie vous voyez le grenier de Rome. Et vous êtes flatté par des évocations de vagues richesses, de fertilités imprécises ; mais c’est l’abondance… Je dis que vous êtes flatté, charmé, parce que, l’Algérie nous appartenant, c’est à notre pays que revient le bénéfice de cette richesse, de cette fertilité, de cette abondance. Et cela vous plaît, car vous êtes patriote. Moi aussi. Mais notre patriotisme diffère en ceci que je prends la peine de réfléchir, de contrôler les assertions, de discuter les idées « légendaires » sur quoi repose le vôtre. Cette idée que l’Algérie romaine était excessivement fertile et riche… le grenier, le fameux grenier… est une de celles qui a produit la méconnaissance du vrai climat de la colonie. Cette méconnaissance, autrement, chez beaucoup, serait inexplicable, car il n’y aurait en réalité aucun amour-propre en jeu, aucune passion quelconque d’intérêt politique ou religieux à vouloir lire sur des thermomètres un chiffre plutôt qu’un autre. Si encore les agents de la colonisation officielle avaient un intérêt d’argent à vendre de la terre on comprendrait qu’ils en fissent la merveille des merveilles.

Nous savons, sans effort, pourquoi il fait toujours beau à Monte-Carlo, à Dieppe, à Cabourg dans les journaux qui font de la publicité. Nous comprenons aussi avec la plus grande facilité pourquoi les propriétaires de terrain sur les plages normandes veulent que les étés et les automnes soient secs et frais au rivage de la Manche. C’est phénomène du vendeur essayant avec la plus entière bonne foi de tromper l’acheteur. Phénomène éternel, universel. Mais dans celui de la colonisation algérienne les braves fonctionnaires du gouvernement général ne vendent rien à leur personnel bénéfice. Ils font un cadeau. Fichu cadeau, c’est vrai, mais cadeau. Que les hommes politiques veuillent augmenter le nombre de leurs fidèles électeurs, c’est naturel. Que les Algériens vivant de commerce veuillent que le nombre des clients s’accroisse, parfait. Mais le fonctionnaire, à moins qu’on ne l’assimile au fossoyeur classique, lequel priait le Seigneur de faire mourir quelques personnes… on ne peut expliquer son entêtement, sa rage à vouloir l’Algérie pays chaud et fertile que par la légende romaine dont nous sommes tous imprégnés. Tous, même ceux qui n’ont point fait d’humanités et n’ont qu’une très vague notion de ce qu’a pu être Rome.

Nous avons là belle occasion de noter une de ces idées directrices, qui s’acquièrent, puis deviennent normales dans une race. La rapidité avec laquelle celle-là s’est incrustée dans notre cerveau national est même remarquable. Il n’y a pas des milliers d’années, mais quelques siècles seulement que l’histoire romaine est étudiée par beaucoup de nous. Après plusieurs siècles l’idée richesse de la colonisation romaine dans l’Afrique du Nord a transformé telle case, tel pli, telle cellule de notre cerveau de telle façon qu’au choc de l’idée Algérie cette case, ce pli, cette cellule, instinctivement, automatiquement, sans réflexion, sans intervention volontaire d’opérations de critique possibles par les facultés de réaction des autres éléments de notre cerveau, répondent : richesse naturelle du pays. Le philosophe peut sur le propos de ce fait, avec des données certaines d’observation étudier ce que j’ai dit ailleurs, ce que j’expliquerai dans mon prochain ouvrage, matérialité, rôle matériel des idées… et voir comment s’acquièrent, durent, prospèrent les idées héréditaires dans les races…

C’est une idée acquise dans une période historique relativement courte, qui, sur ce point spécial de la colonisation algérienne, fausse notre jugement, et, par l’erreur de la connaissance, nous vaut l’erreur de l’action.

Le « lettré » du gouvernement général, par cela même qu’il occupe dans notre mandarinat une belle situation, est pénétré de son importance sociale et la trouve naturelle en quelque champ d’action qu’on le localise. Son éducation générale supérieure, son instruction générale universelle, ses idées générales qui sont tout parce qu’elles sont générales (et rien par la même raison), tout cela fait de lui, pour si bon homme que vous le preniez par ailleurs, un personnage éminemment assuré.

… Ne me chicanez point sur ce que vous venez de lire. Il ne faut, en effet, pas confondre idées générales avec principes, lois. Les principes, les lois proviennent d’une dialectique très serrée, très réaliste, d’observations nombreuses, d’expériences répétées. Les idées générales qui font l’omniscience de nos rhéteurs, c’est peut-être des principes de conversation, mais pas d’action. Les idées générales procèdent de la mentalité « divine », les principes de la méthode scientifique…

… Donc le fonctionnaire est un personnage assuré. Il a foi dans ses idées comme en des dogmes. Il a celle et celui de l’Algérie pays chaud. Quand on lui parle des thermomètres qui marquent des moins, il sourit, indulgent, puis est agacé et finalement se fâche, tout rouge, aussi buté que les ânes du pays de ma femme, lesquels ne voulant point marcher n’avancent pas, même avec le feu sous le derrière et, dans un mauvais sentier qui leur plaît, se laissent tuer plutôt que d’en sortir.

Les colons disent, eux : « Ou bien le climat de l’Afrique a changé, ou bien la réputation de fertilité que lui a faite l’antiquité est une mystification. »

Le fonctionnaire, lui, croit : « Le climat de l’Afrique n’a subi que des modifications humaines justiciables d’autres modifications humaines… déboisements, reboisements… et la fertilité, la richesse naturelle est une réalité. »

Alors que la vérité c’est : « Le climat n’a que très peu changé, si même il a changé. Quant à la fertilité ce n’est pas les anciens qui l’ont exagérée, c’est nous, c’est les commentateurs des textes anciens. »