La Tyrannie socialiste/Livre 6/Chapitre 4

Ch. Delagrave (p. 223-230).
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CHAPITRE IV

Liberté et anarchie.


Ne pas confondre. — Un exemple. — La Bourse du travail. — Les occupations de la Bourse du travail. — Le journal de la Bourse du travail et l’armée. — Le placement. — La salle des grèves. — « Le lèse-syndicat. » — La Commune et la Bourse du travail. — Le Comité Central et la Bourse du travail. — Le nombre des adhérents. — Mise en demeure du gouvernement. — Réponse de la Bourse du travail. — Le lâchez-tout de l’administration. — La liberté de réunion aux États-Unis. — La vraie question de la Bourse du travail. — Les anarchistes permanents.


Il ne faut pas confondre la liberté avec l’anarchie : la liberté, c’est le respect réciproque des droits des individus selon certains règles fixes qui s’appellent la loi : l’anarchie, c’est le privilège des uns et la spoliation des autres, selon les caprices et l’arbitraire des habiles et des violents, la faiblesse et l’inertie des timorés.

Nous avons un exemple d’un état d’anarchie, établi avec la connivence du gouvernement et de l’administration dans les Bourses du travail.

Comme toutes les idées exploitées par les socialistes, la conception de la Bourse du travail appartient à un « vil économiste ». Ce fut M. de Molinari[1] qui, en 1843, considéra qu’il serait utile d’établir des centres d’informations où se produiraient les offres et les demandes, où seraient arrêtés les cours de la marchandise travail, comme à la Bourse des finances sont établis les cours des marchandises. Il poursuivit son idée avec persévérance, la fit partager en 1848 à M. Ducoux, préfet de police, essaya de la réaliser par un journal en Belgique, en 1857, et l’a vue enfin prendre corps dans la Bourse du travail installée le 3 février 1887, rue Jean-Jacques-Rousseau, puis le 22 mai 1892 rue du Château-d’Eau, dans le bel immeuble d’une valeur de trois millions que le Conseil municipal a fait édifier pour cet usage.

Le bâtiment a été remis à des syndicats et groupes corporatifs placés sous le contrôle de la deuxième commission du Conseil municipal. Quand ils demandent de l’argent, ils ne se donnent même pas la peine de lui envoyer des renseignements, comme le constate une lettre du président de cette commission en date du 15 décembre 1892. Ils entendent être autonomes, mais recevoir des subsides ; ils ne se contentent pas seulement du chauffage et de l’éclairage que leur fournit la ville. Ils avaient un budget de 50.000 fr., ils ont demandé qu’on le portât à 99.932 fr. Le conseil municipal effrayé de cette progression de 100 pour 100 la partagea et alloua 75.000 fr. sur lesquels 46.000 fr. sont consacrés à des appointements et à des jetons de présence et 11.700 aux frais d’impression du journal la Bourse du travail dont une partie est réservée à l’apologie et à des plans d’organisation de la guerre sociale, aux attaques de toutes sortes contre « le gouvernement des patrons et des bourgeois », aux injures contre les personnes qui ne conviennent pas à la commission exécutive, dans des termes qui fera apprécier la phrase suivante consacrée à notre armée :


« Les journaux bourgeois déplorent la perte de dix-sept officiers depuis le commencement de la campagne du Dahomey.

« Il n’y a pas de quoi. »

(4 Décembre 1892).


La Bourse du travail envoie des délégués partout où peut se produire une grève afin de la mener à bien et de ne pas la laisser avorter dans l’œuf.

Quant au placement des ouvriers, et après les renseignements qu’elle a bien voulu fournir au mois de mars 1893 au Conseil municipal, elle n’a guère placé que des garçons de coiffeurs et des employés d’hôtel pour extras. Les patrons ont de la méfiance et n’y vont point chercher leurs ouvriers et leurs employés. Les détenteurs de la Bourse du travail espéraient que par la loi sur les bureaux de placement, ils triompheraient de cette mauvaise volonté. Leur fureur a été en raison de leur déception, parce que j’ai osé dire :


Eh ! messieurs, nous avons des syndicats à la Bourse du travail ; nous les voyons fonctionner. Nous savons ce qu’ils sont ; croyez-vous donc que même ces syndicats sont constitués régulièrement ? D’après les documents qui ont été publiés, plus des deux tiers des syndicats inscrits à la Bourse du travail ne sont pas régulièrement constitués, et cependant ils font des placements.

Vous avez dû voir dernièrement, dans le Bulletin de la Bourse du travail, la revendication hautement affirmée que les syndicats qui en font partie ne doivent pas se mettre en règle avec la loi du 21 mars 1884.

Enfin, monsieur le rapporteur, êtes-vous allé faire un tour à la Bourse du travail ? Je vous engage à y aller un jeudi, dans la salle des grèves. C’est là que se réunissent les garçons coiffeurs pour chercher des extras pour le samedi suivant. Vous y verrez des gens qui ne viennent là que pour ne pas trouver d’ouvrage, qui se contentent d’un extra d’un jour par semaine et qui, le reste du temps, ou vagabondent ou viennent s’y réfugier en temps de pluie…


Comme on insistait le lendemain, je les ai appelés « détritus ». Du reste, ainsi que l’a constaté solennellement M. Auguste Vacquerie, « ces injures ni visaient ni les syndicats de la Bourse en général, ni les syndiqués du bâtiment en particulier. » Ils ne m’en ont pas moins envoyé des injures collectives dans les diverses réunions où j’ai été flétri et condamné à des expiations variées pour « crime de lèse-syndicat ». Je les ai acceptées avec résignation et sans étonnement.

Mais j’ai été étonné en apprenant que c’étaient mes paroles qui avaient révélé au ministre de l’Intérieur un état de choses qui n’avait rien de mystérieux. Avec le plus grand empressement, les représentants de la Bourse du travail ont proclamé qu’il s’y trouvait des syndicats illégalement constitués, et qu’ils considéraient non seulement que c’était leur droit, mais que cette illégalité devenait un devoir. Ils avaient célébré le 1er mai. Ils fermaient la Bourse du travail le 28 mai, et ils allaient solennellement rendre hommage aux morts de la Commune.

La Bourse du travail se ramifie avec les Bourses de Lyon, de Saint-Étienne, Marseille, Bordeaux, Nîmes, Montpellier, Toulouse, Cholet, Toulon, Calais, Cours (Rhône), Troyes. Pour cette fédération, les questions de travail sont au second plan et l’action révolutionnaire au premier. De même qu’il était facile de voir l’embryon de la Commune dans le Comité central, il est aisé d’apercevoir dans cette organisation la préparation de la guerre sociale.

Le personnel des Bourses du travail n’est formé, du reste, que par la minorité agitée qui a le moins le droit de parler au nom des travailleurs. Les syndicats s’y multiplient à cause des jetons de présence de leurs représentants ; mais il y a des syndicats qui ne se composent que d’un état-major : les soldats sont absents. D’après l’Annuaire du ministère du Commerce, il y aurait eu l’année dernière à la Bourse du travail 172 syndicats représentant 58.000 adhérents, moins de 7,34 pour 100 de la population ouvrière estimée à Paris à 790.000 personnes. D’après une enquête faite par M. G. Hartmann, en 1890, le nombre des ouvriers, payant régulièrement leur cotisation, ne dépasserait pas 5 à 6.000. Ayant relevé, à la Bourse du travail, les chiffres de 19 syndicats, il a trouvé 1.740 adhérents pour des professions représentant 40.570 ouvriers, soit 4,29 pour 100[2].

M. Charles Dupuy, ministre de l’intérieur, a mis en demeure les syndicats non légalement constitués qui se trouvaient installés à la Bourse du travail de se mettre en règle avec la loi avant le 5 juillet 1893 et le 1er  juillet, il a suspendu les subsides.

Les membres de la commission exécutive et du comité ont répondu « à l’affront inqualifiable que le ministre de l’Intérieur vient d’infliger à la classe ouvrière, que la dignité, l’honneur du prolétariat lui commandent de ne pas laisser passer une aussi odieuse provocation. »

D’où vient cette question de la Bourse du travail ? D’où vient-elle ? sinon du laisser-aller de l’administration. La Bourse du travail de la rue J.-J. Rousseau avait déjà fait ses preuves dans les grèves des terrassiers et des garçons limonadiers en 1888, si bien que M. Floquet crut nécessaire de la fermer. Quand on remit en 1892 le grand bâtiment de la rue du Château-d’Eau aux chambres syndicales et groupes corporatifs, il eût d’abord fallu déterminer l’objet auquel il serait consacré, spécifier son mode d’administration, de manière que le gouvernement et la préfecture de la Seine eussent des personnes responsables en face d’eux ; et il eût fallu tenir la main à ce que ces conditions fussent strictement exécutées. On a trouvé plus simple de laisser la Bourse du travail agir en pleine anarchie. On a ajourné la difficulté, comme s’il n’était pas plus difficile d’arrêter un cheval emporté que de le maintenir à une allure correcte.

Si nous prenons modèle sur les peuples qui ont conquis et su garder la liberté bien avant nous, nous n’en trouvons pas un qui admettrait une institution telle que la Bourse du travail actuelle dans un bâtiment municipal et subventionné par les contribuables. Le premier amendement de la constitution des États-Unis proclame la liberté complète de réunion et d’association. Mais voici comment elle est pratiquée. Toute réunion doit être convoquée dans un but déterminé ; et les mœurs sont d’accord avec la loi pour qu’il en soit ainsi ; mais si la réunion oublie son ordre du jour, son existence légale cesse. Si elle ne se dissout pas d’elle-même, elle sera dispersée au besoin par la force. À plus forte raison n’y a-t-il pas d’hésitation pour dissoudre toute manifestation violente[3].

À la Bourse du travail, il ne s’agit pas seulement de savoir si des syndicats se sont conformés à l’article 4 de la loi de 1884 : car l’injonction du ministre aurait pour résultat de faire de la Bourse du travail le domaine exclusif de syndicats qui deviendraient obligatoires, tandis qu’elle doit être ouverte à certaines conditions, à tous ceux qui veulent traiter les questions d’offre et de demande de travail.

Une bourse a pour objet de mettre en présence des vendeurs et des acheteurs. À la Bourse du travail, les vendeurs de travail voulaient être isolés des acheteurs. Ils y étaient les maîtres, mais pour faire une tout autre besogne que celle qu’implique le mot bourse.

Il s’agit de savoir si des syndicats, constitués légalement ou non, peuvent entendre « l’étude et la défense des intérêts économiques » par l’apologie et la propagande de la guerre sociale ; si les contribuables parisiens doivent mettre au service de révolutionnaires de pratique, quand ils le peuvent, d’aspiration toujours, un monument public ; si le gouvernement et l’administration, avec une condescendance bénigne, doivent alimenter un foyer de désordre où l’illégalité prend le caractère d’un dogme ; où l’excitation à la spoliation est le canevas des discours habituels ; et où le gouvernement et l’administration, en échange de leurs bons offices, ne reçoivent que la répétition constante de l’assurance du plus profond mépris.

Les anarchistes dangereux, ce ne sont point Ravachol et ses complices, criminels demi-aliénés, qui peuvent faire quelques victimes, mais disparaissent rapidement ; ce sont les anarchistes permanents, comme les agitateurs de la Bourse du travail ; comme les conseillers municipaux et les députés qui se constituent leurs flatteurs et leurs complices ; et surtout les gouvernants et les administrateurs qui laissent faire pour ne pas « se créer d’affaires. »




  1. Voir de Molinari, Les Bourses du travail. 1893.
  2. Voir une série d’articles sur les Bourses du travail de M. Léon Ducret, dans le Siècle du 12 novembre 1892 et suiv.
  3. Conditions du travail, p. 16.