La Tyrannie socialiste/Livre 2/Chapitre 14

Ch. Delagrave (p. 90-101).
Livre II


CHAPITRE XIV

Les faits au regard des assertions socialistes.


Le surtravail et les salaires de Chicago. — La surproduction et la baisse des salaires. — La loi d’airain et la comparaison du taux du travail. — La loi d’airain et la baisse des prix des objets utiles. — Progression des salaires. — Métallurgie. — Cotons. — Mineurs. — Diminution des heures de travail. — Industrie textile en Italie. — La série de la ville de Paris et l’égalité des salaires. — Progrès du confortable. — La loi de Bastiat. — M. Atkinson. — Loi du travail.


Le capital n’est que le produit du surtravail, affirme Karl Marx : et par conséquent tout capital est un vol fait à l’ouvrier.

Dans une étude entreprise par le bureau du travail de l’État de l’Illinois, sur vingt-six industries représentant les deux tiers des capitaux et des ouvriers employés dans cet État, on a établi le rapport du salaire des ouvriers et des produits.

On trouve, pour 54 établissements de salaisons représentant 53 millions de capital et employant 10.212 ouvriers, un produit brut de 46.060 francs pour un salaire de 1.930 francs.

Les socialistes de l’École de Lassalle ne manqueront pas de s’écrier que cette différence entre le produit brut et le salaire de l’ouvrier, montre toute la plus-value de travail dont profite le patron.

Il n’y a qu’un malheur, à ce beau raisonnement, et le voici :


Matières premières… 406.900.000
Salaires… 19.70.000
Autres frais… 50.000.000
476.600.000
Produit brut… 470.300.000
Différence en moins. 6.300.000


Ces fabriques de salaisons, représentent non un gain mais une perte de plus de 6 millions qui, par ouvrier, se répartit de la manière suivante :


Produit brut… 46.060 fr.
Salaire… 1.930
Perte… 635


La fameuse plus-value est une moins-value ; et dans combien d’industries n’en est-il pas de même ?

Pour 97 minoteries, même phénomène. Salaire 2.655 francs, produit brut 64.250, mais déduction faite des matières premières, des salaires et autres frais, la perte est de 3.400.000 francs qui, divisés par 1.838 ouvriers, représente une moins-value, pour chacun d’eux de plus de 2.000 francs.

En France, quand on parle des mineurs, on se figure qu’il suffit de faire un trou dans la terre pour s’enrichir. Or, sans parler des concessions abandonnées qui représentent à peu près les deux tiers des mines exploitées et que personne ne veut reprendre, il suffit de jeter un coup d’œil sur les statistiques du ministère des Travaux publics pour constater en 1891 :


Mines en gain. Pertes.
Combustibles minéraux… 176 120
Minerais de fer… 29 36
Autres minerais… 39 53
244 209


Dans ces mines en perte, des ouvriers ont touché des salaires : où est le surtravail donné au capital ? Je connais une mine, dans la Loire, qui, depuis 1836 n’a pas donné non seulement un sou de bénéfice, mais même pas un sou d’intérêt aux millions qui y ont été engloutis. Où est le surtravail que Karl Marx et ses disciples voient partout alimentant le vampire qui s’appelle le capital ?

M. Lalande a fait en 1892 une monographie de la fabrique de porcelaine et de faïence de Bacalan fondée en 1782. Il a montré que la part du capital avait été de 1.100.000 francs et la part du travail de 37.700.000 francs. Où est le surtravail ?

Si la surproduction était une cause de ruine pour les travailleurs, les salaires auraient dû constamment diminuer depuis trois quarts de siècle, alors que la production n’a pas cessé d’augmenter en intensité.

Si la loi d’airain des salaires était vraie, les salaires auraient dû baisser constamment depuis trente ans, puisque le prix des objets nécessaires à la vie, sauf le loyer, n’a pas cessé de diminuer.

Or, on a fait spécialement dans ces dernières années des enquêtes très complètes sur la situation des travailleurs à différentes époques et dans divers pays : et si toutes ces enquêtes infirment, de la manière la plus nette, les affirmations a priori des docteurs du socialisme, n’avons-nous pas le droit de poser à leur égard ce dilemme : ou mauvaise foi ou ignorance ?

D’après le tableau VIII du travail de E. R. L. Gould (janvier 1893, Baltimore) fait d’après une enquête minutieuse sur les conditions de travail aux États-Unis et en Europe, voici le tableau des moyennes des budgets de familles des ouvriers et métallurgistes réunis et classés par nationalités[1].

Ces chiffres prouvent que la part de l’alimentation n’est pas la même dans tous les pays, pas plus que la part du loyer, pas plus que celle du vêtement ou des boissons. Enfin, il n’est pas vrai, comme le montre la dernière colonne, que le salaire se maintienne rigoureusement au taux indispensable pour la subsistance de chaque ouvrier, puisque le Français peut épargner 12% de son gain, l’Américain 10.5, l’Anglais 8.1. Si pour l’Allemagne le taux de l’épargne tombe à moins de 1%, qu’est-ce que cela prouve ? que les salaires y sont moins élevés que dans des pays plus avancés en évolution économique et que tout en dépensant moins que l’ouvrier américain, anglais ou français, l’ouvrier allemand voit cependant son salaire presque tout entier absorbé par les nécessités de l’existence. Si la loi d’airain était vraie, quand les objets les plus indispensables à la vie baissent de prix, les salaires devraient baisser.

Si nous considérons le prix en gros de 17 objets de première nécessité en Angleterre, voici le rapport que nous trouvons :

Prix en gros des marchandises en Angleterre :

Le prix de la période de 1845 à 1850 est pris comme 100. Les chiffres au-dessus et au-dessous de 100 indiquent la hausse ou la baisse.


1er juin 1891.
Froment 61 Coton 82
Viande 126 Soie grège 130
Sucre 36 Lin 65
Thé 70 Laine 102
Huile 86 Fer 87
Suif 80 Plomb 76
Cuir 130 Cotons filés 97
Cuivre 66 Tissus de coton 89
Café 136

Or, contrairement aux affirmations des socialistes le taux nominal des salaires est monté et, il faut ajouter au taux nominal l’augmentation du pouvoir d’achat qui est résulté pour eux de la baisse de prix des objets manufacturés et des objets d’alimentation sauf la viande.

Pour la filature et le tissage du coton, les salaires hebdomadaires produisant 1.000 mètres étaient dans le Lancashire :


Fr.
En 1850 5.798 75
En 1880 10.095 00
Augmentation 4.296 25
Soit une augmentation de 1850 à 1889 de 74.69%

Pour la quantité moyenne, les salaires hebdomadaires produisant 1.000 mètres étaient pour 526 personnes :


Fr.
En 1850 7.067 35
En 1880 12.844 50
Augmentation 5.777 15
ou 81.75%
1840 1885
Fr.
Forgerons 25 34 35
Constructeurs de moulins 26 55 35 60
Maçons (en brique) 25 35 00
Menuisiers 22 50 35 00
Manœuvres 14 60 22 50
à 16 25

Nous appelons l’attention sur l’augmentation des salaires des manœuvres : elle prouve combien le travail est soumis à la loi de l’offre et de la demande. Le gain des manœuvres augmente plus rapidement que celui d’autres métiers parce que, au fur et à mesure des progrès de l’instruction, leur nombre a une tendance à se restreindre.

M. Lord, président de la chambre de commerce de Manchester, a établi la proportion suivante :


Augmentation des salaires pour 100 relativement à 1850


1877 1883
Tissage et filature de coton 64 47 74 72
Blanchiment 56 60 50 »
Calicot imprimé 50 » 50 »
Entrepôts maritimes 31 44 35 05
Mécaniciens 12 73 10 30
Mineurs 55 64 43 53
Construction 48 21 39 76
Moyenne… 43 00 39 18


Ce tableau montre également combien les salaires sont soumis à la loi de l’offre et de la demande. Après avoir augmenté de 43%, ils sont redescendus à 39.18% quand il y a eu ralentissement dans les affaires.

En France, le parlement est accablé des plaintes des mineurs. Cependant on voit des ouvriers agricoles venir sans cesse en augmenter le nombre qui s’est encore accru de 11.000 de 1890 à 1891.

Ouvriers mineurs du fond et de la surface confondus.


Par jour.
1844 2 f. 09
1865–1869 2 86
1870–1874 3 32
1875–1879 3 58
1885–1886 3 71
1890 4 16
1891 4 17


L’augmentation est donc près de 100% en 47 ans. Et ce chiffre est trop faible : car il comprend le salaire des ouvriers de fond et ceux de la surface, et le salaire des ouvriers de fond est de 4 fr. 62.

Le rapport du salaire total à la tonne de houille était, en 1885, de 5 fr. 39. En 1890, il s’élevait à 5 fr. 62 et en 1891 à 6 fr. 09.

En Allemagne, depuis cinquante ans, les salaires ont augmenté de 75 à 150%.

À l’augmentation des salaires, à la facilité qu’ont les ouvriers de se procurer plus d’objets au même prix, il faut ajouter la réduction des heures de travail. M. Robert Giffen estime que, pour l’Angleterre, elle doit compter pour 20% en plus de l’augmentation des salaires.

Il a montré, en 1884, que le même homme qui avait, cinquante ans auparavant, une balance de 15 sh. (18 fr.) par semaine, après avoir payé son loyer, avait maintenant un surplus de 27 sh. 6 d. (33 fr.).


M. Bodio a fait le calcul suivant pour les ouvriers de l’industrie textile en Italie :



annuaire de la statistique italienne 1887-1888.

Salaire p. homme en millièmes de fr. Prix moyen du quintal de froment. Heures de travail nécess. pour acheter 1 quin. de froment.
1862 146 28.52 195
1887 238 22.14 93

Les membres du Congrès de Tours demandaient l’égalité des salaires : les ouvriers de Paris qui demandent l’application de la Série n’en sont pas partisans : car la voici, avec ses inégalités.


la série des prix de la ville de paris.

Heures.

1860 1888
Tailleur de pierre pour ravalement fr. 0.575 fr. 1.20
Maçon 0.50 0.80
Peintre 0.425 0.80
Serrurier 0.375 0.85
Fumiste 0.45 0.75
Vitrier 0.425 0.85
Marbrier 0.50 0.85
Menuisier 0.40 0.80
Plombier 0.50 0.90
Couverture 0.66 0.75
Charpentier 0.50 0.90
Charpentier en fer 1.00 1.675


Si on jette un coup d’œil sur certains chiffres qui montrent le progrès économique, on constate que la loi d’airain n’a pas cessé de laisser une marge de plus en plus considérable entre les besoins et les ressources du travailleur. En Angleterre le chiffre des importations et exportations, réunies, qui était de 275 francs, par tête de 1855 à 1859, est passé de 1885 à 1887 à 435 francs, augmentant ainsi de plus de 54%. En France, la consommation de la viande qui était, en 1812 de 17 kilog. 16 par tête d’habitant a atteint, en 1882, 33 kilog. La consommation du coton était de 1 k. 800 en 1849 et pendant la période de 1889-1891, de 1 k. 31 par habitant : la laine passe de 4 kil. 624 à 5 kil. 509. Ce ne sont point là les signes de misère et de décadence qu’annoncent à grands fracas les prophètes du socialisme. Qu’on compare la manière de vivre des travailleurs, il y a seulement trente ans, avec celle qu’ils ont maintenant, les vêtements, les chaussures, la toilette de la femme et jusqu’aux fantaisies de la table, il n’est personne, étant de bonne foi, qui ne reconnaisse et constate de tous les progrès de la civilisation ; et il peut pour quelques sous, en montant en chemin de fer, se donner le luxe d’une vitesse que n’aurait pu se procurer Napoléon, au comble de sa puissance.

La machine travaille pour lui. Pendant qu’il la regarde, elle accomplit une besogne qui exigerait le travail de vingt et un hommes. Au lieu d’agir lui-même, il la dirige. Le muscle, qui jadis était son instrument de travail, n’est plus que le support de son activité intellectuelle.

Bien loin que les faits aient confirmé la prétendue loi de Lassalle, c’est celle que Bastiat avait formulée de la manière suivante qui a reçu une pleine confirmation :

« À mesure que les capitaux s’accroissent, la part absolue des capitalistes dans les produits totaux augmente et leur part relative diminue. Au contraire, les travailleurs voient augmenter leur part dans ces deux sens. »

M. Atkinson, dans un travail basé sur des monographies d’usines aux États-Unis, publié en 1884, a démontré la vérité de cette loi. Dans un graphique très saisissant[2], il indique la tendance des salaires vers un maximum et la tendance des profits vers un minimum. Il y a eu des fluctuations, résultant des crises : une tendance à la baisse dans les salaires s’est manifestée de 1883 à 1885, mais s’ils avaient perdu en quotité monétaire, leur pouvoir d’achat ayant augmenté par le bon marché de toutes choses, ils étaient en réalité plus élevés qu’ils ne l’avaient jamais été.

En un mot, nous pouvons conclure :

L’homme est un capital fixe obéissant à la loi de la valeur relative des capitaux fixes et des capitaux circulants. La valeur de l’homme est en raison de la puissance de l’outil. Sa valeur augmente en raison de l’abondance des capitaux circulants et de la puissance des capitaux fixes.

Le prix du travail est en raison directe de l’abondance et du bon marché des capitaux circulants, de la valeur, de la puissance et du total du revenu des capitaux fixes et en raison inverse du taux de revenu.



  1. Je ne reproduirai point les statistiques qui ont été publiées par de nombreux auteurs, et par moi-même, d’après des documents nombreux. Je prends les chiffres actuels dans le travail que M. S. Jeans, a communiqué à la Statistical Society de Londres au mois de mai 1892 ; dans celui que M. Robert Giffen, a communiqué en 1888 à la même société sur le prix et les revenus ; dans l’ouvrage de M. Maurice Block sur l’Europe politique et sociale : et dans le travail sur The social condition of labor de M. R. L Gould, professeur de science sociale à John Hopkins university, et dans les dernières enquêtes.

    Le dollar a été calculé à 5 fr. 20.

  2. Je l’ai reproduit. Science économique, p. 290.