La Tyrannie socialiste/Livre 1/Chapitre 7

Ch. Delagrave (p. 30-34).
Livre I


CHAPITRE VII

Contradiction pratique des socialistes.


Haine et mépris du gouvernement et de l’administration. — Conclusion : Tout remettre au gouvernement et à l’administration. — Les bons ! — Hommes ou automates ? — Contradiction : liberté politique et tutelle économique. — Mineur et majeur.


Par une contradiction flagrante vous voulez vous servir de ces libertés que vous réclamez, non pas pour demander des droits personnels encore méconnus, le plein exercice de la liberté du travail, mais pour demander que l’État soit le seul régulateur du mouvement économique dans chaque nation. Si vous contestez que votre organisation sociale qui implique la suppression de la décision personnelle, la substitution de l’État au contrat, n’est pas une régression, répondez donc pourquoi vous considérez comme un progrès la liberté politique et religieuse.

Quoi ! vous réclamez le suffrage universel ; vous voulez diriger les destinées de votre pays par le bulletin de vote ; vous voulez penser, parler et agir comme vous l’entendez, et vous voulez que cet État, que vous trouvez mauvais, insuffisant et toujours suspect, dirige vos achats et vos ventes par ses tarifs de douanes, fixe vos heures de travail et de chômage, détermine votre salaire et devienne le régulateur de l’activité économique du pays ! Au point de vue politique, vous voulez être des hommes ; au point de vue économique, vous voulez être des automates !

Comment conciliez-vous ces revendications contradictoires que vous émettez en même temps : Liberté politique et tutelle économique ?

Le déterministe. — Es-tu électeur ?

Le délégué. — Oui.

Le déterministe. — Veux-tu renoncer à ton droit d’électeur ?

Le délégué. — Non.

Le déterministe. — Tu te reconnais donc majeur ?

Le délégué. — Oui.

Le déterministe. — Mais si tu demandes que l’État contracte pour toi, tu te considères donc comme mineur. Choisis entre les deux, ou mineur ou majeur ; mais tu ne peux être à la fois l’un et l’autre.

Le délégué. — Tout cela, c’est de la science bourgeoise, faite pour tromper le peuple.

Le déterministe. — Soit. Mais dis-moi donc ce que tu penses du gouvernement.

Le délégué. — Rien de bon ! Un tas de bourgeois, des exploiteurs, des ignorants.

Le déterministe. — Oh !

Le délégué. — Oui. Allemane, Brousse, Vaillant et les autres, nous l’ont dit. Et puis un tas de voleurs ! des panamistes !

Le déterministe. — Pas tous !

Le délégué. — Tous !

Le déterministe. — Et dans tous les pays ?

Le délégué. — Oui, partout. Ils ne valent pas mieux les uns que les autres.

Le déterministe. — En Allemagne, en Italie, en Angleterre, aux États-Unis ?

Le délégué. — Oui. C’est encore pis.

Le déterministe. — Tu as une bonne opinion des gouvernants. Et l’Administration ?

Le délégué. — Des ronds de cuir qui sont là pour empêcher de danser en rond, toujours perdus dans leurs paperasses. Ils ne savent que compliquer.

Le déterministe. — Cependant notre administration est intègre.

Le délégué. — Il ne faut pas me le faire croire, à moi. Lisez la Libre Parole et l’Intransigeant. Et la guerre ? et la marine ? mais vous parlez tous à la Chambre des abus qu’il y a, des gaspillages qui s’y font. Vous déclarez que nous n’en avons pas pour notre argent.

Le déterministe. — L’armée et la marine sont de belles administrations de l’État, dans lesquelles l’État construit, a des ateliers : il loge, il habille et nourrit des hommes. Et tu dis que ça ne marche pas.

Le délégué. — Non. Ça ne marche pas.

Le déterministe. — Mais alors si tu crois que le gouvernement est détestable et inintelligent, que les hommes d’État sont plus faillibles que les autres hommes et obéissent à toutes sortes de corruptions, d’influences et de passions ; que l’administration est lourde, onéreuse et arriérée, tu devrais demander que le gouvernement fût éliminé de plus en plus de la direction de la vie sociale et que l’administration eût un champ d’action de plus en plus restreint.

Le délégué. — C’est ce que je veux !

Le déterministe. — Tu veux précisément le contraire, car tu demandes que ce gouvernement odieux, cette administration détestable, règlent tous les détails de la vie économique du pays : tu multiplies leurs attributions ; tu les charges de penser, de prévoir et d’agir pour toi, ces hommes d’État et ces administrateurs que tu combles de ton mépris !

Le délégué. — Ah ! mais ce ne seront pas les mêmes. Ceux qui gouverneront, ce seront les nôtres, ce seront les bons.

Le déterministe. — Et tu crois qu’ils ne commettront pas d’abus, qu’ils ne donneront de privilèges à personne, qu’ils ne feront point d’injustices, qu’ils auront la science infuse, qu’ils uniront dans leur gouvernement et leur administration la vertu de Marcus-Aurèle à l’esprit d’ordre de Colbert et à l’initiative de Napoléon ?

Le délégué. — C’est peut-être beaucoup.

Le déterministe. — Oui, mais cependant ce ne serait pas trop exiger pour mettre en mouvement ton organisation qui ne peut marcher que par miracles. Malheureusement on a vu comment tes chefs et tes amis savent administrer et gouverner.

Le délégué. — Quand ?

Le déterministe. — Pendant la Commune, par exemple.

Le délégué. — C’était une époque de guerre.

Le déterministe. — Soit. Mais est-ce que tout est parfait à la Bourse du travail ? est-ce qu’il n’y a pas eu des grattages du grand livre ? est-ce que les membres de la commission exécutive et du comité ne provoquent jamais de plaintes de la part de leurs administrés et n’ont jamais de difficultés entre eux ?

Le délégué. — Oui, quelquefois, mais ça ne fait rien.

Le déterministe. — Et si vous aviez le pouvoir, est-ce qu’il n’y aurait plus de partis parmi vous ? vous seriez tous unis ? pas de divergences ? jamais de discussions ?

Le délégué. — Pas comme les bourgeois.

Le déterministe. — En effet quand le 28 mai, les marxistes, les allemanistes, les broussites, les blanquistes, se trouvent au Père-Lachaise, ils semblent complètement d’accord, mais pour s’injurier et se battre. C’est un avant-goût qu’ils nous donnent de l’ère de paix et de bonheur dont nous jouirions si, un jour, la vie économique de chacun de nous devait être réglée par eux.

Le délégué. — Ça ne fait rien. Laissez-nous faire. Vous verrez comme ça marchera.

Le déterministe. — Au nom de la méthode d’induction, je m’y oppose. Les expériences passées et les faits que je constate tous les jours me donnent assez de méfiance pour que je ne sois point disposé à remettre entre vos mains l’effroyable despotisme que réclament vos programmes. Je ne veux pas plus aliéner ma liberté économique que ma liberté politique ; et elles sont inséparables.