La Tyrannie socialiste/Livre 1/Chapitre 4

Ch. Delagrave (p. 21-25).
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Livre I


CHAPITRE IV

Caractères du progrès social.


L’esclavage. Absorption de la personnalité. Le serf de corps et le serf abonné. Obligations personnelles et obligations réelles. — L’idée de contrat tardive. — Le contrat d’après le Code civil. — Spécification des services. — Liberté du travail. — Respect de la liberté individuelle. — Sociétés commerciales. — Séparation de l’homme et de la chose. — La société anonyme. — Caractères du contrat. — Substitution du contrat aux obligations imposées d’autorité.


En est-il donc autrement au point de vue du droit privé et au point de vue économique ?

Dans les civilisations primitives, le travail est fait par la femme et par l’esclave, le plus fort se réservant la jouissance et imposant, sans conditions, l’effort au plus faible. Un des signes les plus certains du progrès de l’évolution humaine est l’affranchissement de la femme de cet asservissement. Ce qui nous révolte dans l’esclavage, c’est qu’un homme appartient à un autre homme, sans qu’il puisse intervenir dans la direction de sa destinée. L’être tout entier est une propriété. Nulle distinction entre sa personnalité et les services qu’il peut rendre, les redevances auxquelles il peut être soumis. Et voici les étapes du progrès : Après l’esclavage le servage, après le serf de corps, le serf abonné, dont les obligations, au lieu d’être illimitées, sont déterminées et, au lieu d’être personnelles, s’appliquent à des services ou à des choses.

Cette distinction entre les obligations personnelles et les obligations réelles, étable déjà par le droit romain, est un des grands faits juridiques de l’humanité, quoi qu’en ait pu dire Bentham.

Dans l’ancien droit, pas de contrat, ni aucun mot qui y corresponde. Le père de famille ordonne : il ne délibère pas ; pas de réciprocité de services débattus et convenus, avec une sanction pour l’exécution. Cependant nous trouvons le contrat chez des commerçants, comme les Athéniens ; et c’est le commerce qui en a fait le plus individualiste des peuples de l’antiquité. L’armateur du Pirée traite pour des marchandises, du vin, de l’huile, avec des étrangers. Il se décide par soi-même sans demander permission à son gouvernement. Il fait des contrats et des contrats réels, pour des services déterminés, pour les choses spécifiées ; et sa personnalité reste en dehors.

À Rome, au fur et à mesure du développement du droit, le contrat devient de plus en plus réel et de moins en moins personnel.

Hobbes, Grotius et après eux, Rousseau croyaient que le contrat pouvait lier des personnes entre elles ; qu’une personne pouvait aliéner une partie de son existence, de ses jours, de son être à une autre et qu’une autre pouvait en prendre possession : et c’est vrai encore pour le mariage, mais ce n’est plus vrai que pour le mariage ; et le divorce a atténué ce contrat personnel.

Dans la définition du contrat telle que la donne le Code civil, nulle équivoque. D’après l’article 1101 « le contrat est une convention par laquelle une ou plusieurs personnes s’obligent, envers une ou plusieurs autres, à donner, à faire ou à ne pas faire quelque chose. — Article 1126. Tout contrat a pour objet une chose qu’une partie s’oblige à donner ou qu’une partie s’oblige à faire ou à ne pas faire. » Le Code insiste sur le caractère réel du contrat : Article 1128. « Il n’y a quel les choses qui sont dans le commerce qui puissent être l’objet de conventions. — Article 1129. Il faut que l’obligation ait pour objet une chose, au moins déterminée quant à son espèce. La quotité de la chose peut être incertaine, pourvu qu’elle puisse être déterminée. »

Dans le contrat de louage, le Code a bien soin de spécifier « qu’on ne peut engager ses services qu’à temps ou pour une entreprise déterminée » (art. 1780).

C’est le principe même de la liberté du travail, réclamée par les Physiocrates, proclamée par Turgot, dans son édit de 1776, contre les prétentions des corporations dans lesquelles l’apprenti et le compagnon avaient des devoirs indéterminés et personnels à l’égard du maître.

À Rome, le débiteur insolvable devenait esclave ; la personne payait pour la chose ; tel était encore le cas dans le système de la contrainte par corps. Mais maintenant, le contrat respecte complètement la personne du contractant : au point de vue moral, il doit remplir les engagements qu’il a pris ; au point de vue juridique, « toute obligation de faire ou de ne pas faire se résout en dommages et intérêts » (art. 1142 du Code civil).

Le système des contrats civils est basé tout entier sur le respect de la liberté individuelle : et au fur et à mesure du développement du droit commercial, c’est ce principe qui a prévalu. Quand la Ligue Hanséatique reconnaissait les contrats conclus avec des étrangers, elle faisait de l’engagement une entité distincte de la personne qui l’avait pris, ne s’inquiétant ni de la couleur, ni de la race, ni de la religion des contractants.

Dans la société en commandite, la responsabilité des commanditaires à l’égard des tiers s’est spécifiée et déterminée, grâce aux travaux des docteurs italiens ; puis après la société par actions, à responsabilité limitée, nous trouvons, pour la première fois en 1555, en Angleterre, la société anonyme, la Russia Company, dans laquelle des capitaux, réunis en commun pour une action ou une opération déterminée, sont seuls engagés, et dont les possesseurs peuvent changer sans que le pacte social soit altéré. La séparation de l’homme et de la chose est si complète que la société prend toujours le nom de son objet.

Que nous révèlent ces faits ? l’évolution juridique et économique des sociétés présente les mêmes caractères que l’évolution intellectuelle, religieuse et politique.

Les services indéterminés, dans les groupes primitifs, deviennent des services nettement spécifiés, comme caractère et comme durée, basés sur la séparation de l’homme et de la chose et pouvant toujours être résiliés, moyennant des charges pécuniaires.

Aux obligations imposées d’autorité ont fait place des obligations résultant de contrats, qui ne sont valables que par la décision personnelle des contractants[1].



  1. Voir Summer Maine, L’ancien droit.