La Tyrannie socialiste/Livre 1/Chapitre 3

Ch. Delagrave (p. 16-20).
Livre I

CHAPITRE III

Caractères du progrès politique et intellectuel.


Conséquences de la définition précédente. — Le despotisme dans les civilisations primitives. — Absence et interdiction de décision personnelle. — Absorption de l’individu dans la Cité. — Tu omnia ! — Liberté de conscience. — Suppression de l’hérésie politique et sociale. — Suffrage universel. — Le progrès dans l’évolution politique, religieuse, intellectuelle de l’humanité, se constate par la substitution des décisions personnelles aux arrangements de l’autorité.


Si cette définition telle qu’elle résulte des programmes socialistes allemands, adaptés plus ou moins bien à l’usage de tous les socialistes Français, Anglais, Suisses, Belges, Américains, est celle du socialisme, — et il leur serait difficile de la contester sous peine de renier leurs réclamations actuelles et leurs aspirations de demain, — notre démonstration, que le socialisme représente une régression et non un progrès, est faite ; car il suffira de rappeler quelques-uns des phénomènes typiques de l’évolution de l’humanité pour que ce mouvement de recule apparaisse net et précis aux yeux de tous ceux qui, au lieu de s’enivrer de mots et de rêveries, de se laisser aller à des impulsions épileptiformes ou à des rêveries de millénaires, croient que la méthode d’observation doit nous guider aussi bien en sociologie que dans les autres sciences. Si cette évocation déplaît à certains socialistes qui prétendent représenter le socialisme scientifique et se servir de la méthode historique, ce sera une preuve que s’ils invoquent cette méthode, ils refusent de s’en servir.

Si nous l’appliquons à dégager le critérium qui distingue la régression sociale de l’évolution, nous constatons tout d’abord que, maintenant, nul n’ose plus placer l’Age d’or derrière nous. Et il ne s’agit pas, en ce moment, du point de vue matériel, quoique dans la discussion qui nous occupe actuellement, il ait bien son importance, mais des rapports sociaux.

Dans les programmes politiques des congrès que nous avons cités, nous voyons invoquer le droit de vote, le suffrage direct, la liberté de parole, de presse, et demander que la religion soit considérée comme une affaire privée : ce sont là autant de négations et de réprobations des états de civilisation par lesquels l’humanité a passé jusqu’à présent.

Non seulement dans les civilisations primitives, telles que celles dont nombre de peuplades australiennes, polynésiennes, africaines nous offrent encore le type, en nous permettant de retrouver, comme contemporains, certains de nos aïeux préhistoriques, mais dans les civilisations indoues, grecques, latines, nous voyons dans toutes les tribus constituées : la domination omnipotente du chef de la famille, en comprenant dans ce mot les femmes, les enfants, des parents de tous degrés et les esclaves. Il est la seule individualité qui existe dans la tribu, car seul il a le droit de commander ; et cependant sa propre décision est subordonnée au culte des morts, aux coutumes des ancêtres, aux ordres des dieux. En réalité, dans ce type de civilisation, personne ne peut penser par soi-même, agir par sa propre initiative, essayer de diriger sa vie comme il l’entend.

Quand les réunions de tribus ont constitué la Cité, que cette Cité soit gouvernée par une oligarchie, un conseil démocratique ou un tyran, aussi bien dans la libérale Athènes que dans Rome la patricienne, l’individu n’a pas d’existence propre. Aristote, comme Platon, n’en fait qu’une molécule passive. Le scepticisme à l’égard des dieux est puni par la ciguë de Socrate. La Cité est tout : et lorsque devenant l’Empire, Rome s’incarne dans un homme : Tu omnia ! « Tu es tout ! » crie le Sénat en acclamant Probus ; et comme héritiers de la même idée, nos légistes décernent cette omnipotence à Philippe le Bel, et Bossuet, au nom de l’Écriture Sainte, à Louis XIV, si bien que le débonnaire Louis XVI, se figurant encore, à la veille de 1789, qu’il était le maître absolu de ses sujets, de leurs biens et de leurs destinées, disait à Malesherbes : — C’est légal parce que je le veux !

Dans toutes ces civilisations, nous constatons donc l’esclavage de la pensée, l’interdiction à l’individu d’avoir une doctrine que ne fût pas orthodoxe. Et depuis quand en sommes-nous affranchis ? il n’y a pas quinze ans, qu’en dépit des éditions multiples de Voltaire, c’était encore un grave délit de tourner en dérision un culte reconnu par l’État. À défaut de foi, le respect était obligatoire. En Allemagne, il y a encore une religion d’État. Les programmes de Gotha et d’Erfurt demandent que le culte ne soit plus qu’une affaire privée. Pourquoi le mouvement de Luther est-il considéré comme progressiste, sinon parce qu’il a affranchi la conscience individuelle ; parce qu’il a permis à l’individu de décider, dans un domaine plus étendu qu’auparavant, ce qu’il pouvait croire et ne pas croire ? Qui donc oserait demander la résurrection de l’Inquisition, cette effroyable machine d’oppression qui faisait de chaque homme un suspect et lui demandait compte de ses intentions les plus secrètes ? qui donc ne considère pas comme la plus épouvantable des tyrannies, l’obligation pour l’individu, sous les peines les plus atroces, de croire ce que lui ordonnait de croire un clergé appelant à son aide le bras séculier pour imposer sa domination ?

Qu’est-ce que la liberté de conscience qui, après avoir coûté tant de glorieuses victimes, est devenue maintenant un principe incontestable dans la théorie, quelques critiques que puisse en provoquer l’application, sinon la reconnaissance à tout individu du droit de décision personnelle ?

Où sont donc les socialistes qui repoussent ce droit en matière religieuse ou philosophique ? le repoussent-ils quand ils demandent la liberté de la presse et de la parole ? Ils en réclament, au contraire, non seulement pour chacun le droit de décider par soi-même ce qu’il doit croire ou ne pas croire, mais encore le droit de propager, par tous les moyens de publicité, ses affirmations et ses négations.

Ils réclament, et nous sommes de leur avis, qu’il n’y ait plus d’orthodoxie ni d’hérésie en matière politique et sociale.

Qu’est-ce que le droit de vote politique dont les programmes que nous avons cités demandent encore l’extension ? C’est le droit pour chaque citoyen de décider par soi-même des destinées de son pays, tandis que ce droit était réservé autrefois exclusivement au chef de la tribu, et encore sous l’autorité des coutumes et des dieux, ou à une oligarchie, ou à un despote grec, au César Romain, au basileus de Byzance, au monarque de droit divin.

Et comme les socialistes français, du moins tant qu’ils ne sont pas les plus forts, proclament, comme leurs frères allemands, les libertés que nous venons d’énumérer, ils sont bien obligés d’admettre dans l’évolution politique, religieuse, intellectuelle de l’humanité, que le progrès se constate par la substitution des décisions personnelles aux arrangements d’autorité.