La Tuberculose à Paris et les sanatoriums populaires

LA TUBERCULOSE A PARIS
ET
LES SANATORIUMS POPULAIRES

Parmi les nombreuses maladies qui menacent chaque jour la vie humaine, notre pays n’en connaît pas de plus meurtrière que la tuberculose. Aucun sexe, aucun âge n’est à l’abri de ses atteintes, mais c’est à la jeunesse qu’elle réserve le plus volontiers ses coups : à Paris, sur dix enfans qui meurent entre la troisième et la quinzième année quatre au moins doivent leur triste sort à la tuberculose des organes digestifs, des ganglions ou des méninges, et, parmi les jeunes gens de vingt à trente ans, six décès sur dix sont imputables à la phtisie pulmonaire, la forme la plus fréquente et la plus caractéristique de la maladie chez l’adulte. Beaucoup des malheureux qu’elle atteint ne meurent pas tout de suite ; ils traînent pendant des années une existence souffreteuse ; souvent ils ont le temps de donner le jour à des enfans qui garderont la tare originelle, et qui, héritiers d’une funeste prédisposition, grossiront l’armée des faibles, des dégénérés, des candidats à la maladie.

Alors que les autres fléaux naturels reculent peu à peu devant les progrès de la science et de la civilisation, la tuberculose ne cesse d’étendre ses ravages. Chaque année, dans les villes surtout, la statistique enregistre un plus grand nombre de décès dus à la phtisie et aux affections connexes : à Paris, où le mal atteint son plus haut degré, sur 50 000 décès annuels, la tuberculose en revendique pour sa part plus de 12 500, soit un quart de la mortalité. Toutes les conditions sociales payent leur part de ce tribut formidable, et les riches, en dépit des raffinemens du confort et du luxe, ne sont proportionnellement guère plus épargnés que les pauvres.

Cette maladie est une maladie contagieuse, transmissible d’homme à homme ; l’agent morbide qui la détermine nous est parfaitement connu ; ses voies de pénétration n’ont plus rien de mystérieux, grâce aux travaux d’une légion d’expérimentateurs ; nous savons comment on peut en empêcher la propagation, et, si la médecine n’a pas encore découvert d’antidote véritable, l’hygiène du moins met à son service un ensemble de moyens qui, employés à temps, procurent la guéri son dans la majorité des cas. Cependant Paris n’a fait jusqu’ici aucun effort sérieux pour se délivrer du fléau qui décime ses habitans : les pouvoirs publics se sont contentés d’instituer des commissions, de provoquer des rapports, d’ébaucher des plans bientôt abandonnés ; de son côté, l’opinion, si prompte à s’émouvoir en cas de collision de trains, d’incendie de théâtre ou d’autre catastrophe accidentelle, ne paraît pas se soucier de ce péril national ; elle reste indifférente, sinon quelque peu sceptique, et n’a su imposer à l’inertie de ses gouvernails aucune mesure de défense efficace.

Et pourtant les exemples ne manquent pas : dans plusieurs pays voisins, bien moins gravement atteints que nous-mêmes, la lutte a été entreprise, et soutenue depuis plusieurs années avec une grande énergie ; en Allemagne, en Suisse notamment, grâce au concours de toutes les bonnes volontés, des mesures d’ensemble ont pu être réalisées, dont on commence à apercevoir les heureux résultats.

Pourquoi ce contraste ? Peut-être parce que chez nous, malgré les cris d’alarme de quelques bons citoyens, la question n’est guère sortie jusqu’ici des cercles purement médicaux et n’a pas été portée suffisamment devant le grand public, qu’elle intéresse pourtant de la manière la plus directe. Il y a lieu, croyons-nous, de la faire mieux connaître, et de présenter aussi clairement que possible les données de ce grave problème à l’attention de ceux qui peuvent nous aider à le résoudre. Les pages qui suivent n’ont pas d’autre but.


I

Si l’on prend une parcelle de l’expectoration d’un phtisique, et si, après certains artifices de préparation, on l’examine au microscope avec un grossissement suffisant, on n’a pas de peine à distinguer, parmi les élémens cellulaires du mucopus, des bâtonnets plus ou moins nombreux, droits ou faiblement courbés, souvent légèrement noueux et paraissant formés d’une série de points sombres séparés par des espaces clairs. Assez gros pour des microbes, puisqu’ils mesurent de 3 à 5 millièmes de millimètre de longueur, ils sont tantôt isolés, tantôt entre-croisés en petits faisceaux, parfois si nombreux qu’ils fourmillent littéralement dans la préparation.

Ces bâtonnets ne sont autres que les bacilles tuberculeux, et Robert Koch, le savant allemand bien connu qui les a découverts, grâce à une ingénieuse méthode de coloration, a eu le mérite de démontrer qu’ils étaient ragent exclusif de la tuberculose dans toutes ses formes.

Auparavant, la maladie était bien comme cliniquement : Laënnec, l’immortel inventeur de l’auscultation, en étudiant parallèlement les lésions anatomiques de la phtisie et les signes par lesquels elle se manifeste, avait réussi à donner une grande précision au diagnostic ; il avait deviné (plutôt que reconnu) la nature spéciale de la maladie tuberculeuse et son identité dans toutes ses formes et dans toutes ses localisations, mais il était loin de soupçonner que cette- maladie fût contagieuse ; la tradition veut même qu’il soit mort des suites d’une inoculation tuberculeuse qu’il se fit accidentellement sur la table d’autopsie et qu’il négligea, la croyant sans conséquence.

Ses successeurs, égarés par des idées théoriques, méconnurent complètement la spécificité de la tuberculose ; ils en firent une maladie de faiblesse, l’expression d’une déchéance organique, et ils admirent que la phtisie pouvait se manifester à la suite des inflammations broncho-pulmonaires les plus diverses et les plus banales. Aussi, quand un autre savant français, Villemin, vint annoncer, en 1865, qu’il avait reproduit la maladie chez divers animaux par injection ou inoculation de produits tuberculeux, fut-il accueilli tout d’abord par des protestations indignées. Les médecins de l’époque étaient si loin de croire à une contagion possible que, même dans les milieux aisés, on laissait le phtisique vivre de la vie commune sans aucune précaution. Plusieurs cas successifs venaient-ils à se manifester dans la même maison, dans la même famille, on se contentait d’invoquer la prédisposition héréditaire ou les mauvaises conditions hygiéniques (causes réelles sans doute, mais que nous savons aujourd’hui insuffisantes). On conçoit donc quelle émotion les assertions de Villemin venaient provoquer dans les milieux médicaux. Un clinicien célèbre, Peter, se fit l’organe de la résistance et consacra tout son talent, tout son esprit, à réfuter la théorie nouvelle. Mais, quelques années plus tard, les découvertes de Pasteur, ses travaux sur le charbon bactéridien, le choléra des poules, et tant d’autres maladies dont il démontrait la nature microbienne, vinrent changer insensiblement l’orientation des idées ; on prit la peine de répéter les expériences de Villemin, au lieu de se borner à les critiquer, et il fallut bien reconnaître que les produits tuberculeux, inoculés en série à des animaux de même espèce, déterminaient successivement chez chacun d’eux des lésions toujours identiques. Dès lors, la nature spécifique du germe-contage encore inconnu pouvait être soupçonnée, et une foule d’observateurs se mirent à la recherche du bacille tuberculeux.

L’honneur de le découvrir était réservé à Robert Koch : grâce à de persévérans efforts, servis par une technique impeccable, il parvint à déceler dans les produits tuberculeux un bacille spécial, qui ne se trouve nulle part ailleurs et que certains procédés de coloration permettent de distinguer facilement ; il réussit à isoler ce microbe, à le cultiver sur milieux artificiels et, en inoculant aux animaux les cultures pures, à reproduire la maladie, donnant ainsi du premier coup la solution complète du problème et la preuve irréfutable de la spécificité du bacille de Koch, nom que le monde scientifique a justement attribué au microbe de la tuberculose.


II

La découverte du bactériologiste allemand, ou pour mieux dire la publication de son premier travail, date de 1882 ; depuis cette époque, les savans de toutes les nations ont creusé à l’envi le sillon qu’il avait tracé ; mais, s’ils ont précisé quelques points de détail, ils n’ont rien trouvé à réformer dans la doctrine que le maître avait édifiée.

Le bacille de Koch, dont nous avons déjà mentionné les caractères extérieurs, se rencontre dans tous les produits tuberculeux, quel que soit l’organe atteint, mais c’est dans les poumons des phtisiques qu’il se multiplie surtout, et l’expectoration de ces malades en renferme des quantités innombrables. Rejetés à l’extérieur, ils ne se multiplient pas, car ils sont incapables de se développer autrement qu’en parasites, mais ils présentent une résistance extraordinaire à la plupart des causes naturelles de destruction : la température la plus élevée de l’été n’affaiblit pas leur virulence, non plus que les grands froids de l’hiver ; l’humidité et la sécheresse leur sont également indifférentes ; desséchés et réduits en poussière impalpable, ils conservent leur pouvoir d’inoculation ; à l’état sec, on peut les soumettre à une chaleur de 100 degrés pendant plusieurs heures sans arriver à les tuer ; il est. vrai qu’en suspension dans un liquide, cinq minutes d’ébullition suffisent. Les divers antiseptiques connus ne les détruisent qu’en solution concentrée inapplicable sur l’homme vivant. Fait remarquable : comme la plupart des microbes, ils craignent le soleil ; exposés en couche mince aux rayons solaires directs, ils perdent leur activité en une demi-heure.

Dans certaines conditions assez mal déterminées qui les l’ont mourir lentement, ils se résolvent en spores encore plus résistantes, dont la vitalité latente est pour ainsi dire indéfinie.

Ensemencé dans un tube de sérum gélatinisé, le bacille tuberculeux donne, au bout de quinze jours ou trois semaines, des colonies qui, à l’œil nu, ont l’aspect de petites croûtes écailleuses et qui, au microscope, se montrent formées d’un épais feutrage de bacilles en tout semblables à ceux qui leur ont donné naissance.

Ces cultures bacillaires, traitées chimiquement, ont fourni à Koch un extrait d’une incroyable toxicité, qu’il a nommé la tuberculine : à ce poison organique, disons-le en passant, sont dues les propriétés délétères du bacille tuberculeux, qui détruit les élémens organiques avec lesquels il se trouve en contact et les transforme en une matière inerte, propre à lui servir d’aliment. Koch tenta d’utiliser la tuberculine dans une intention thérapeutique ; on sait assez que les résultats n’ont pas répondu aux espérances trop hâtivement conçues.

L’inoculation du bacille tuberculeux aux animaux permet de reproduire toutes les formes de la maladie et de comprendre dans quelles conditions celle-ci se développe chez l’homme. L’infection peut s’effectuer par toutes les voies, mais, selon le procédé employé, les lésions affectent une marche et des localisations différentes. En faisant ingérer aux animaux en expérience des bacilles mélangés à leurs alimens, on produit la tuberculose de l’intestin, des ganglions abdominaux et du péritoine. L’inhalation des bacilles desséchés et pulvérisés, ou en suspension dans de l’eau qu’on projette en fines gouttelettes dans les voies aériennes, détermine la formation de tubercules des poumons, suivie d’une consomption plus ou moins rapide. Vient-on, d’autre part, à inoculer sous la peau une petite quantité de bacilles ou de produits tuberculeux, au bout de deux ou trois semaines, il naît au point lésé un petit noyau d’induration qui bientôt s’ulcère ; en même temps une traînée de lymphangite tuberculeuse se dessine, partant de l’ulcération pour aboutir aux ganglions de la région, qui s’engorgent, se tuméfient, puis suppurent ; l’animal cesse de manger, maigrit rapidement et finit par mourir. Enfin, par l’injection directe d’une culture bacillaire dans une veine, de façon à projeter directement le germe tuberculeux dans le torrent circulatoire, ou obtient, si la dose est forte, un véritable empoisonnement du sang, qui fait périr l’animal en moins de quarante-huit heures : à dose plus faible, on voit se développer des tubercules dans tous les organes à la fois : c’est la forme morbide dite, granulie miliaire aiguë, dont l’évolution plus ou moins rapide se traduit par des symptômes analogues à ceux de la fièvre typhoïde.

Chez l’homme, nous l’avons dit, on observe des formes tout aussi variées, qui correspondent à des voies d’invasion également différentes : la tuberculose de l’intestin et du péritoine survient chez les enfans nourris avec le lait d’une vache tuberculeuse, si on a négligé de faire bouillir ce lait ; la phtisie pulmonaire se montre chez l’individu qui s’est infecté par les bronches, en respirant des poussières chargées de bacilles ; la tuberculose des ganglions lymphatiques succède à une inoculation locale, dont la porte d’entrée n’est souvent qu’une érosion accidentelle, qu’une plaque d’herpès ou d’eczéma de la peau du visage ou de la muqueuse nasale ; quant à la tuberculose miliaire aiguë ou granulie généralisée, elle est toujours secondaire et ne s’observe que lorsqu’un foyer bacillaire latent a fait effraction dans un vaisseau sanguin, et inondé tous les organes d’une pluie de germes virulens.

D’autres formes encore peuvent se rencontrer que l’expérimentation reproduit plus difficilement : ainsi la tuberculose des méninges, celle des os, celle des reins, etc. Mais ces localisations sont relativement rares : la seule forme vraiment importante au point de vue qui nous occupe, celle qui joue le rôle capital aussi bien dans la propagation le fléau que dans l’effrayante mortalité qui en est la conséquence, c’est la phtisie pulmonaire. Il convient de s’y arrêter un instant et de préciser comment elle évolue.

Que se passe-t-il quand un certain nombre de bacilles tuberculeux pénètrent accidentellement dans les bronches ? Les choses ne sont pas aussi simples, heureusement pour l’espèce humaine, que chez le lapin et le cochon d’Inde, animaux dépourvus de résistance, et qu’une seule inoculation tuberculeuse fait mourir presque fatalement. L’homme sain est réfractaire dans une large mesure : son organisme sait se défendre contre l’invasion du parasite. Au contact des bacilles imprégnés d’une toxine irritante, la muqueuse bronchique se congestionne, les vaisseaux capillaires qui rampent dans son épaisseur se dilatent et leurs parois amincies se laissent traverser par de nombreuses cellules lymphatiques (aussi appelées globules blancs). A celles-ci, ou du moins à l’une de leurs variétés, appartient la merveilleuse propriété d’englober les corps étrangers qu’elles rencontrent sur leur passage, de les inclure dans leur substance cellulaire et de les digérer en quelque sorte. Attirées par le voisinage des bacilles tuberculeux, elles s’en approchent, grâce au mouvement sarcodique qui leur est propre, les entourent de leurs prolongemens et les entraînent à travers la paroi bronchique jusque dans le réseau lymphatique sous-jacent. Si les bacilles ne sont pas trop nombreux, si leur virulence n’est pas excessive, et surtout si l’énergie vitale est intacte chez le sujet contaminé, les parasites sont promptement détruits ; à peine quelques-uns d’entre eux parviennent-ils jusque dans les ganglions trachéo-bronchiques, où ils demeurent inoffensifs.

Mais, si la vitalité des globules blancs est affaiblie par suite d’une altération de la santé » générale, ou bien si des bacilles particulièrement virulens sont introduits en grand nombre et à plusieurs reprises, l’issue de la lutte peut être toute différente : les cellules lymphatiques arrivent bien à s’emparer des bacilles et à les transporter à quelque distance, mais, paralysées par la tuberculine qu’ils sécrètent incessamment, elles s’arrêtent, demeurent inertes et ne tardent pas à mourir ; leur substance propre servira d’aliment aux parasites qui s’accroissent dès lors avec rapidité. Les cellules fixes des tissus voisins, subissant à leur tour l’action irritante de la toxine bacillaire, se segmentent, leurs noyaux se multiplient, en même temps qu’une nouvelle zone de congestion se ; manifeste autour du nodule parasitaire et qu’une nouvelle couronne de globules blancs vient l’envelopper, comme pour opposer une barrière à son extension. Cette barrière, la plupart du temps, est promptement franchie ; le poison subtil sécrété par les bacilles continue son œuvre ; l’une après l’autre, les zones cellulaires de nouvelle formation sont frappées de mort, se fondent en masses vitreuses dans lesquelles les noyaux seuls restent encore quelque temps reconnaissables.

Les granulations tuberculeuses sont alors constituées et ne tardent guère à se fusionner entre elles, à former des masses concrètes, dont le centre, privé ! de nutrition par l’oblitération des vaisseaux, se mortifie rapidement, se caséifie selon le terme consacré. Bientôt ces masses farcies de bacilles se ramollissent, puis s’ouvrent dans les bronches, d’où leur contenu est éliminé au dehors par voie d’expectoration, non sans infecter au passage les parties encore indemnes du poumon.

Dès lors la phtisie est entrée dans sa phase destructive, et l’avenir est gravement compromis. Trop souvent, en effet, le mal arrivé à cette période ne s’arrête plus : aux lésions locales envahissantes s’ajoutent les phénomènes consomptifs, dont la cause principale est la résorption incessante des toxines tuberculeuses dans, le poumon atteint, et leur action délétère sur l’organisme tout entier ; le malade est en proie à la fièvre, il maigrit, perd l’appétit et les forces ; au bout d’un temps plus ou moins long, pendant lequel il sème la contagion autour de lui, le malheureux finit d’ordinaire par succomber.

Mais cette terminaison n’est nullement inévitable : à toutes les périodes de la maladie, sous l’influence d’un traitement approprié, ou même spontanément, les élémens anatomiques peuvent retrouver une énergie formatrice suffisante pour barrer le passage à la croissance du parasite ; grâce à la prolifération des cellules tant fixes que migratrices qui se forment en couronne autour des parties malades, un tissu fibreux s’organise, dont l’épaisseur va rapidement croissant ; les colonies bacillaires étouffées par la rétraction de ce véritable tissu de cicatrice, se ratatinent, s’atrophient pour ainsi dire, et enfin subissent l’infiltration calcaire, dernier terme de leur régression.

Si cet enkystement des tubercules pulmonaires se produit à une époque rapprochée du début, le malade retrouve sa santé entière, et quelques soins d’hygiène suffiront à le mettre à l’abri des récidives. Si, au contraire, l’arrêt du travail morbide n’a lieu que plus tard, quand une notable partie du parenchyme des poumons a été détruite ou creusée de cavernes, la guérison ne peut plus être aussi solide ; le malade, même après la cicatrisation achevée, restera toujours un invalide exposé à voir son mal se réveiller à la suite de la moindre imprudence, et l’infiltration bacillaire reprendra sa marche envahissante. Ce danger est d’autant plus grand que le virus tuberculeux (contrairement à beaucoup d’autres) n’immunise pas les sujets qui ont subi une fois ses atteintes : au contraire, plus a été profonde l’imprégnation de l’organisme par la tuberculine, plus sa sensibilité au virus augmente et plus la récidive est aisée.

Cette sensibilité particulière, ce défaut de résistance, organique qui caractérise le tuberculeux, se transmet d’ailleurs à sa descendance : les enfans des phtisiques apportent en naissant non le bacille, mais la prédisposition morbide, la réceptivité qui fera d’eux plus tard une proie facile pour l’infection d’où qu’elle vienne. Ainsi le fléau de la tuberculose ne se contente pas de faucher la génération actuelle, il détériore aussi la race, et sa funeste influence contribue il l’abâtardissement des générations à venir.


III

Le tableau abrégé, et nécessairement un peu schématique, que nous venons de tracer permet de comprendre pourquoi la tuberculose trouve à Paris son foyer de prédilection et pourquoi les ravages qu’elle y fait augmentent d’année en année plus rapidement que partout ailleurs.

La principale source du contage tuberculeux, nous avons montré que c’est l’expectoration des phtisiques. Cette expectoration est virulente dès le moment où les tubercules ramollis commencent à s’éliminer par les bronches ; rare d’abord, elle devient plus abondante à la période des cavernes et dure autant que la vie du malade ; dans les formes chroniques, elle peut persister pendant cinq ans, dix ans ou davantage, sans cesser de renfermer des bacilles.

Chaque phtisique constitue donc un foyer de contagion actif et permanent. Or, il y a toujours dans Paris une moyenne de dix ou quinze mille phtisiques, dont les deux tiers au moins sont arrivés à la phase de la tuberculose ouverte. La plupart de ces malades appartiennent à la classe pauvre ou du moins peu aisée ; presque tous ignorent la nature de leur mal, que le médecin, par un sentiment d’humanité mal compris, leur a cachée soigneusement : ils ne prennent donc aucune précaution, expectorent indifféremment à terre ou dans leur mouchoir, sans se douter que chacun de leurs crachats contient assez de germes pour contaminer cent personnes.

Les bacilles tombés à terre se fixent dans les fentes du sol ou dans les rainures des planchers ; ceux déposés sur le mouchoir s’y dessèchent et se transforment en une poussière fine qui, au moindre ; froissement de l’étoffe, s’envole et se répand dans l’atmosphère ambiante. Les lieux où séjourne un phtisique sont donc fatalement infectés ; bien plus, partout où il passe il laisse derrière lui des germes capables de reproduire la maladie, si le hasard les fait tomber sur un terrain propice.

Le danger est grand surtout pour qui partage la chambre du malade, et à plus forte raison son lit ; trop souvent, dans les ménages ouvriers, la femme qui n’a pas quitté son mari tuberculeux est atteinte après lui et meurt pour l’avoir soigné ; les ennuis entassés dans l’étroit galetas sont menacés du même sort. Mais ce n’est pas assez : le contage, fixé aux murs, aux planchers, survit au malade qui en est la source ; la chambre du phtisique pauvre, que la misère ou la mort de ses habitans a rendue vacante, est aussitôt occupée par une autre famille, et le premier coup de balai des nouveaux arrivans soulève ; une poussière empoisonnée. On voit parfois deux, trois locataires successifs contracter la tuberculose dans le même logis, et l’épidémie ne disparaître que quand la clameur publique a imposé à l’inertie du propriétaire une tardive désinfection.

Le phtisique alité est l’exception, sauf à la période ultime : la plupart des tuberculeux, pleins d’illusions sur leur état, et d’ailleurs poussés par la nécessité, essaient de continuer leur travail et vont contaminer les ateliers qui consentent à les recevoir. Les petits ateliers surtout, où l’on travaille en famille, dans un espace resserré, sans que nulle règle vienne tempérer le sans-gêne individuel, sont des foyers de contagion redoutables. Chez un relieur, notre proche voisin, un ouvrier est accueilli quoique malade, et travaille deux mois, toussant et expectorant sans qu’on songe à s’en formaliser, puis finit par consulter un médecin, qui le reconnaît tuberculeux et l’envoie à l’hôpital. Peu de temps après, les deux fils du patron, jeunes gens de quinze à dix-huit ans, qui travaillaient à la même table, sont pris successivement de crachemens de sang et succombent à une phtisie rapide.

Les bureaux où de nombreux employés passent leurs journées, entassés dans un espace restreint et sans air, ne sont guère moins malsains. Dans un bureau appartenant à une grande administration parisienne et comptant vingt-deux employés, entrent, en 1878, deux tuberculeux, qui y vivent plusieurs années, toussant constamment, crachant souvent sur le plancher, dans un local étroit et mal tenu. Les employés arrivent au bureau le matin de bonne heure, au moment où la poussière est soulevée par un balayage fait à sec : de 1884 à 1889, en l’espace de cinq ans, treize d’entre eux contractent successivement la phtisie pulmonaire et y succombent.

La caserne, en dépit des progrès réalisés dans l’hygiène et la police sanitaire de l’armée, est encore un des lieux où la contagion tuberculeuse semble s’effectuer le plus aisément. Parmi les jeunes soldats du contingent annuel, il y a toujours, malgré la sélection qu’on s’efforce d’établir, quelques individus atteints de tuberculose latente, sans autres symptômes qu’un léger catarrhe bronchique ; on hésite à les réformer, de peur du mauvais exemple et aussi par crainte ; d’affaiblir les effectifs : on se contente, lorsque leur insuffisance est trop manifeste, de les exempter de service, et ils passent parfois de longs mois entre la chambrée et l’infirmerie, toussant et crachant à loisir au milieu de leurs camarades. Quand on voit un garçon auparavant sain et vigoureux revenir du régiment avec une pleurésie, une hémoptysie, ou tout autre signe de tuberculose au début, comment se défendre de l’idée qu’il a été contagionné ?

Il n’est pas jusqu’à l’hôpital qui ne joue son rôle, à Paris tout au moins, dans la diffusion du redoutable bacille. Les phtisiques qui s’y rendent, quand l’épuisement de leurs ressources ne leur permet plus de se soigner chez eux, sont admis, chose à peine croyable, dans les mêmes salles que les autres malades. Maintes fois, depuis quinze ans, les médecins des hôpitaux ont signalé ; l’inconséquence, les dangers d’une pareille promiscuité, et réclamé avec énergie l’isolement des phtisiques dans des salles spéciales ; ces protestations n’ont pas prévalu contre la routine administrative : le statu quo dure toujours, et le tuberculeux, couché entre un typhique et un pneumonique, continue à distribuer libéralement à ses voisins le contage de la maladie qui le mine. Ainsi beaucoup de malheureux, entrés à l’hôpital pour une affection bénigne et accidentelle, risquent d’en sortir voués à la phtisie !

En dehors même de ces foyers spéciaux où le danger de contagion atteint son plus haut degré, on peut affirmer qu’il n’est pas un lieu public qui ne soit infecté ou susceptible de l’être : dans les rues, les passages et les escaliers, dans les fiacres et dans les omnibus, dans les cafés, dans les théâtres, dans les églises, partout le tuberculeux porte ses répugnantes habitudes, son mouchoir, et son dédain absolu de toute règle hygiénique. Sans doute le soleil, ce grand agent d’assainissement naturel, détruit la plupart des germes ainsi répandus au dehors, mais combien d’endroits dans la grande ville où le soleil n’a jamais pénétré ! Le péril est donc partout, et l’ubiquité du bacille tuberculeux est une menace constante pour l’ensemble de la population parisienne, pour les habitans aisés aussi bien que pour la classe ouvrière.


IV

Nous l’avons dit plus haut : à l’état physiologique, l’organisme humain n’offre guère de prise au bacille tuberculeux. Un individu sain, vigoureux, pratiquant une bonne hygiène, est capable de fréquenter impunément pendant de longues années les milieux les plus contaminés. C’est là le cas de la plupart des médecins d’hôpital : les germes que forcément ils inhalent presque ; chaque jour, s’arrêtent à la surface de la muqueuse respiratoire et sont rejetés au dehors sans avoir pu s’implanter ; si quelques-uns d’entre eux. arrivent à forcer le revêtement épithélial et à pénétrer dans le réseau lymphatique, c’est pour être promptement détruits ou tout au moins enkystés dans les ganglions et mis hors d’état de nuire. L’infection bacillaire ne saurait progresser que si elle rencontre un terrain favorable.

Malheureusement ce terrain ne lui fait pas défaut : chez les habitans des grandes villes, et de Paris surtout, la résistance vitale est rarement intacte ; bien des causes concourent à la rendre précaire, en attendant qu’un accident fortuit vienne ouvrir la brèche par où passera l’ennemi toujours en éveil.

C’est d’abord la faiblesse originelle qui résulte d’une tare héréditaire. La tuberculose des parens joue à cet égard un rôle capital : non que la maladie soit fort capable de se transmettre directement du père ou de la mère à l’enfant, comme on le croyait autrefois ; on ne naît que rarement tuberculeux, mais on naît plus ou moins « tuberculisable, » et les descendans d’un phtisique, en raison de l’empreinte subie, sont particulièrement aptes à contracter la tuberculose. Les névropathes, les arthritiques, les syphilitiques, les alcooliques transmettent à leur lignée une susceptibilité analogue, bien que moins accusée ; et cette aptitude morbide, résultat d’une infériorité fonctionnelle du système nerveux, se retrouve encore chez les derniers-nés d’une femme trop féconde, ainsi que chez les enfans de parens âgés.

Un autre genre de prédisposition provient de la déplorable hygiène des milieux populaires : logis étroits, sans air et sans lumière, aux murs imprégnés des toxines volatiles que dégagent les corps humains entassés ; travaux trop durs, veilles trop prolongées, si funestes aux jeunes gens et surtout aux jeunes filles dans l’âge de la puberté ; alimentation insuffisante ; ou de qualité défectueuse ; excès alcooliques surtout, qui délabrent l’estomac et empoisonnent le cerveau.

Puis viennent les causes morales qui dépriment le système nerveux et brisent sa résistance : nostalgie du campagnard perdu dans la solitude populeuse de la grande ville ; désespoir de la fille-mère abandonnée, en proie à la misère et à la honte ; soucis poignans de la veuve chargée de famille qui voit péricliter son pauvre ménage et qui s’épuise en vains efforts pour suffire à une tâche excessive ; abattement produit par des revers de fortune ou par les déceptions professionnelles si fréquentes chez l’ouvrier parisien, nourri d’utopies et grisé chaque matin par son journal.

Enfin il est certaines maladies qu’on pourrait nommer « tuberculigènes, » parce qu’elles ouvrent la porte à la phtisie, soit eu altérant la constitution générale, soit en modifiant la vitalité de la muqueuse bronchique : telles la coqueluche et la rougeole chez reniant ; la variole, la pneumonie et surtout la grippe-influenza chez l’adulte. Qu’une de ces maladies vienne à frapper un sujet déjà débilité par l’une ou par l’autre des influences morbides énumérées plus haut, un beau jour la défense organique devient inférieure à l’attaque et l’infection tuberculeuse entre en scène.

Presque toujours son début est insidieux et obscur : parfois c’est une pleurésie, parfois un crachement de sang plus ou moins abondant dont la valeur symptomatique est d’ordinaire méconnue ; plus souvent tout se réduit à un rhume prolongé, à une bronchite insignifiante, mais tenace, ou bien encore à de légers troubles digestifs, dont l’explication est toujours prête. Fait remarquable, non seulement le malade n’accuse aucune faiblesse, mais il éprouve au contraire une sensation de force, ou plutôt de griserie factice et de bien-être trompeur qui le rassure.

Cependant, dès cette période, l’œil du médecin attentif reconnaît toute une série de symptômes dont l’interprétation n’est que trop facile : c’est une certaine pâleur du visage avec éclat exagéré des yeux, c’est une voix légèrement voilée, et de temps en temps une toux sèche et profonde, c’est enfin un pouls fréquent, peu tendu, instable, une légère moiteur de la peau, un amaigrissement appréciable de la poitrine et des épaules ; en même temps la percussion révèle une diminution d’élasticité sous une des clavicules, avec respiration imparfaite et retentissement exagéré de la toux. Il n’en faut pas davantage pour établir le diagnostic : la tuberculose pulmonaire existe, tuberculose fermée, il est vrai, sans expectoration, et par conséquent sans bacilles constatables, mais avec des lésions déjà sérieuses qui ne tarderont pas à devenir destructives.

Que si, dès la constatation de ces premiers symptômes, le malade quittait résolument ses occupât ions avec toutes les chances de fatigue et de refroidissement qu’elles comportent, s’il allait se reposer dans un air pur, refaire ses forces par une bonne hygiène et une alimentation tonique, il aurait les plus grandes chances de retrouver promptement l’équilibre de sa santé compromise. La nutrition se relevant, les tubercules, encore peu volumineux, seraient bientôt enkystés, puis étouffés, par une zone épaisse de sclérose protectrice et ne laisseraient d’autres traces aux sommets des poumons, que quelques cicatrices ardoisées, comme on en trouve souvent à l’autopsie chez les gens les moins suspects de tuberculose.

Mais le malade ne veut pas entendre parler de semblables conseils ; il se rit du médecin, « qui fait tant d’embarras pour un simple rhume. » Voudrait-il se soigner d’ailleurs qu’il ne le pourrait guère : c’est sa situation qu’une absence prolongée lui ferait perdre, c’est sa famille que le chômage laisserait dans le besoin. Et puis où aller ? Le Midi n’est fait que pour les riches, et la campagne, surtout en hiver, n’a rien de séduisant pour un homme anémié, qui tousse et qui redoute l’humidité et le froid.

On se borne donc à demander au médecin des remèdes, et le médecin, qui sait à quoi s’en tenir, donne des remèdes : huile de foie de morue, créosote, phosphate de chaux, etc. Il conseille aussi du repos, mais en général il se garde bien de dire au malade le nom de sa maladie : à quoi bon l’effrayer et ajouter à sa dépression physique l’anxiété morale ? On se borne à parler de bronchite, de congestion légère, tout au plus de pleurésie.

Le malade rassuré prend les remèdes, mais continue à vaquer à ses occupations. Bientôt les symptômes s’accentuent : la pâleur augmente, un amaigrissement marqué l’accompagne, la toux devient plus fréquente et l’expectoration se montre avec les pelotons opaques caractéristiques, dans lesquels le microscope décèle de nombreux bacilles : la tuberculose a franchi la seconde étape, elle est désormais ouverte, et la plaie pulmonaire est exposée à toutes les infections accidentelles ; bientôt chaque journée de travail se termine par un léger accès de fièvre, l’appétit s’en va, le sommeil est agité et accompagné de sueurs.

Le médecin, consulté de nouveau, multiplie les médicamens, essaie diverses injections réputées anti-bacillaires, insiste enfin sur la nécessité du repos. Le malade hésite, résiste tant qu’il peut : il lui semble que s’aliter serait s’avouer vaincu et concéder à la maladie plus de gravité qu’il ne veut lui en reconnaître. Il continue à traîner jusqu’à l’épuisement complet de ses forces. Enfin il se résigne et, s’il est seul, prend avec répugnance le chemin de l’hôpital. Il y est reçu sans enthousiasme, car le médecin chef de service sait par expérience combien sont précaires et insuffisans les moyens de traitement dont il dispose. Cependant le malade, après examen détaillé de ses lésions, est confiné au lit, soumis par conséquent à ce repos si nécessaire qui lui a fait défaut depuis l’origine. En même temps on prescrit une médication appropriée aux symptômes et une alimentation dont le lait, les œufs et la viande crue forment la base, mais dont les boissons alcooliques sont presque complètement exclues.

Si avancée que soit l’évolution de la phtisie, un mieux ne tarde pas à se manifester : la fièvre et les sueurs s’atténuent, le sommeil et l’appétit reviennent, le poids du corps augmente. Au bout de peu de temps le malade est en état de se lever, il se sont moins faible, et l’espoir de la guérison recommence à luire à ses yeux. Mais les progrès sont lents, et bientôt la patience se lasse : à mesure que s’accentue sa demi-convalescence, il sent plus péniblement les inconvéniens de l’hôpital, où rien n’est préparé pour les malades de son espèce, où l’air est insuffisamment renouvelé, où les repas peu variés et sommairement apprêtés sont servis sur le coin de la table de nuit, déjà encombrée d’ustensiles divers. Un beau jour l’ennui le prend, et il exige sa sortie. C’est pour reprendre aussitôt et sa chambre étroite, et sa mauvaise hygiène, et son travail trop dur, et souvent aussi, hélas ! l’abus de l’alcool et du tabac : en un mot tout ce qui a causé sa chute. Le résultat ne se fait pas attendre : bientôt les symptômes graves reparaissent, les forces fléchissent de nouveau, une hémorragie, une phlébite ou toute autre complication se déclare. Le malade retourne à l’hôpital, mais le traitement qui, la première fois, avait paru réussir semble désormais sans action ; la fièvre est devenue continuelle, la toux incessante, l’expectoration intarissable ; la consomption fait de rapides progrès ; bientôt tout espoir d’arrêter le mal est évanoui, et il ne reste plus qu’à attendre le terme fatal qui, au bout de cette lente agonie, apparaît comme la délivrance.

Plus triste encore est le destin du malheureux phtisique qui, grâce à quelques économies ou à une assistance charitable, a pu rester dans sa maison jusqu’à la fin ; autour de lui, d’innocentes victimes sont vouées à une contagion presque fatale. Comment en effet éviter la d’illusion des germes dans une chambre ouvrière où le malade arrivé au dernier degré de l’épuisement tousse et crache jour et nuit ? Un hygiéniste distingué, dont le dévouement à l’humanité égale la science, a essuyé depuis plusieurs années de combattre la contagion tuberculeuse dans les milieux populaires par les mesures de désinfection méthodique en usage contre les maladies aiguës. Ses efforts ont échoué devant l’incapacité, chez les malades et leur entourage, de comprendre et de mettre en pratique les instructions nécessairement compliquées que comporte une désinfection sérieuse.

Aussi les cas de contagion familiale sont-ils fréquens, et il est peu de médecins qui n’aient en la tristesse d’assister, spectateurs impuissans, à quelqu’une de ces tragédies domestiques dans lesquelles on voit une femme, une fille, jusqu’alors bien portantes, contracter la maladie à leur tour et mourir des soins qu’elles ont donnés jusqu’au bout à un être cher, partageant sa chambre et quelquefois. son lit.

Impossibilité de soigner convenablement les tuberculeux pauvres soit chez eux, soit à l’hôpital, impossibilité non moins absolue de tarir les sources innombrables de la contagion bacillaire, telles sont les conclusions désolantes auxquelles nous amène l’examen impartial de la situation actuelle à Paris.

N’y a-t-il donc rien à faire, et l’insuccès jusqu’ici constant des efforts tentés pour découvrir soit le vaccin, soit l’antidote de la tuberculose implique-t-il la nécessité de renoncer à guérir le hideux ulcère qui s’étend de plus en plus sur la grande ville, comme sur le pays tout entier, menaçant les riches autant que les pauvres ? Il n’en est rien. Les principes de la cure physiologique de la tuberculose sont établis depuis plus de quarante ans, et l’exemple des gens aisés qui consentent à se traiter dès le début du mal et à se traiter d’une façon rationnelle suffit à démontrer que la tuberculose, loin d’offrir le caractère de fatalité qu’on serait tenté de lui attribuer, est de toutes les maladies chroniques la plus curable peut-être.

L’homme sain, nous l’avons vu, résiste à la contagion tuberculeuse, du moins quand celle-ci n’est ni excessive ni trop fréquemment réitérée ; s’il finit par être atteint, c’est parce que sa résistance a faibli, parce que les ressources de la défense sont devenues inférieures à celles de l’attaque. Voilà ce que les grands cliniciens-du milieu du siècle, et notamment Peter, avaient fort bien vu, lorsqu’ils qualifiaient la tuberculose du nom de maladie de déchéance, de maladie de faiblesse organique. La faiblesse, nous le savons aujourd’hui, ne crée pas la tuberculose, mais elle ouvre la porte au bacille qui, dans l’état de pandémie tuberculeuse où nous vivons, fait rarement défaut là où se rencontre un terrain propice à son développement.

Mais, nous l’avons vu également, l’organisme atteint ne succombe pas sans lutte : les tissus envahis réagissent par la sclérose péri-tuberculeuse qui tend à enkyster les colonies bacillaires et à les étouffer, et nombreux sont les cas où des tubercules silencieusement développés se sont cicatrisés sans bruit, comme en font foi les autopsies. Dans les hospices de vieillards, les tubercules guéris se retrouvent dans les poumons de quarante pour cent des sujets morts d’apoplexie, de pneumonie ou d’autres affections accidentelles, sans qu’on ait relevé dans leurs antécédens autre chose que des bronchites banales.

Si donc, au début de la maladie, quand les lésions sont circonscrites et purement locales, quanti les organes nobles sont encore intacts, quand les toxines tuberculeuses n’ont pas encore imprégné l’économie, la thérapeutique intervient pour placer le malade dans des conditions hygiéniques qui lui permettent de remonter ses forces, de restaurer son activité nerveuse, de refaire des globules sanguins, de retrouver, avec l’appétit et le pouvoir digestif, la faculté d’emmagasiner des réserves dans ses tissus, il y aura de grandes probabilités pour que l’activité format ive des cellules organiques reprenne l’avantage sur l’activité destructive du parasite tuberculeux, et pour que la sclérose providentielle vienne enfermer les bacilles et les rendre inoffensifs.

C’est là ce qu’un médecin de génie, Brehmer, a réalisé dès l’année 1854 dans son célèbre établissement de Gœrbersdorf en Silésie, où, le premier, il s’est mis à traiter systématiquement les tuberculeux comme on traite aujourd’hui les neurasthéniques, par le repos physique et moral, par l’aération continue et par la suralimentation. Grâce à ses soins minutieux, à sa persévérance, et aussi à la stricte discipline qu’il savait imposer à ses malades, Brehmer obtint des succès éclatans et montra que, dans la première période de la tuberculose pulmonaire, très peu de cas sont réfractaires au traitement, la plupart pouvant être guéris si on les soigne pendant le temps nécessaire.

Dettweiler, à Falkenstein dans le Taunus, a développé la méthode de Brehmer en y ajoutant l’entraînement musculaire graduel et l’endurcissement de la peau par l’hydrothérapie. En même temps il s’appliquait à rendre impossible toute contamination des malades entre eux ; à cet effet, il faisait régner dans son établissement une hygiène aussi raison née que minutieuse ; pour éviter la dissémination des germes, il généralisait l’usage du crachoir de poche ; il organisait en même temps la discipline de la toux et donnait ; à ses malades la meilleure leçon de prophylaxie en leur imposant l’obligation de mettre la main ou le mouchoir devant la bouche en toussant, de façon à éviter les projections de mucus bacillifère.

Tu grand nombre d’établissemens analogues à ceux de Gœrbersdorf et de Falkenstein ont été élevés successivement, d’abord en Allemagne, puis en Suisse, en Autriche et enfin en France, c’est-à-dire dans les climats les plus divers : les uns dans la haute montagne, les autres à une faible altitude, quelques-uns au milieu des forêts, d’autres à peu de distance de la mer. Or, partout où les principes de Brehmer et de Dettweiler sont rigoureusement appliqués, les mêmes heureux résultats sont obtenus.

L’expérience a montré que, si certains climats paraissent plus favorables que d’autres à la cure hygiéno-diététique (comme on l’appelle), ces avantages ne sont que relatifs : en d’autres termes, la proportion des succès varie moins selon l’altitude et la latitude des localités où sont situés les établissemens de cure que selon le degré de perfection des aménagemens, du régime alimentaire ai de la direction médicale.

Si la méthode de Brehmer, aussi simple que rationnelle, pouvait être appliquée aux tuberculeux pauvres de Paris, on obtiendrait certainement des résultats aussi bons que ceux fournis par les établissemens réservés aux malades riches. En effet, l’action tonique de la cure d’air et de repos vaut surtout par le contraste, et par le changement d’habitudes qu’elle impose à l’organisme malade. Or, le contraste serait bien plus grand et le changement d’habitudes bien plus complet pour des malades appartenant à la classe ouvrière que pour des gens aisés : les premiers ne connaissent ni l’air pur, ni le repos, et leur alimentation laisse souvent à désirer ; les seconds, au contraire, sont habitués à toutes les formes du confort. Nul médecin n’ignore que le traitement de la chlorose est beaucoup plus facile et donne des succès bien plus rapides dans la pratique hospitalière que dans la clientèle urbaine ; il est rationnel de penser que les mêmes différences s’observeraient pour la tuberculose et que la grande majorité des phtisiques pauvres guériraient par la cure physiologique, à la condition, bien entendu, qu’on y eut recours à une période peu avancée de la maladie, avant que les lésions aient pris le caractère ; destructif.

Du même coup la question de la prophylaxie, de la préservation des gens sains contre le contage tuberculeux se trouverait singulièrement simplifiée : les malades isolés et soignés avant l’époque où leur expectoration devient bacillifère ne sèmeraient plus la maladie autour deux. Si quelques-uns atteignaient encore (malgré le traitement ou faute d’avoir été soignés à temps) la phase de la tuberculose ouverte, ce nombre serait à coup sûr restreint, et il serait facile, pendant la durée de la cure, de faire leur éducation hygiénique, de leur apprendre ; à ne pas disséminer leurs bacilles et à préserver leur entourage du danger de la contamination.

Il n’est donc pas téméraire d’espérer que le nombre des cas nouveaux diminuerait rapidement à mesure que s’atténueraient le nombre et la virulence des foyers de contagion, et qu’ainsi, dans un délai peut-être assez court, la maladie perdrait le caractère de fléau public qu’elle revêt à l’heure actuelle.


V

Pour appliquer aux tuberculeux pauvres la cure hygiénique dont nous venons d’indiquer sommairement les principes, il est nécessaire d’organiser des établissemens spéciaux : la raison pécuniaire, sans parler des autres, impose absolument cette solution.

Il s’agit donc de créer à la campagne, dans un air pur, et dans des conditions de climat aussi favorables que possible, des maisons de refuge où les tuberculeux encore peu atteints trouveront un repos complet et prolongé, une aération méthodique et un régime alimentaire réparateur ; où ils recevront en même temps une éducation hygiénique qui leur permettra de consolider leur guérison, quand ils l’auront obtenue, et d’éviter les rechutes. Des établissemens semblables existent depuis longtemps pour les tuberculeux aisés et sont connus sous le nom de sanatoriums ; ceux destinés aux phtisiques pauvres s’appelleront donc les sanatoriums populaires. Les malades y seront envoyés autant que possible dès le début de leur maladie, ou du moins dès que celle-ci aura pu être reconnue ; ils y feront un séjour de trois à six mois, selon l’avis du médecin-directeur et la gravité du cas, et, si la cure a été bien conduite, ils en sortiront guéris, ou du moins très améliorés et capables de reprendre leur travail. Par la discipline du sanatorium et par l’exemple de leurs camarades, ils auront appris à se soigner et à ne pas contaminer leur entourage ; rendus à leur famille, ils y porteront ces notions d’hygiène pratique et serviront ainsi puissamment la cause de la prophylaxie.

Ce programme si rationnel n’est cependant pas accepté sans résistance par l’opinion médicale ; on lui a opposé diverses objections, d’ordre sentimental pour la plupart, qu’il convient de réfuter brièvement.

On s’est d’abord effrayé à l’idée que, pour décider les tuberculeux à entrer en temps utile au sanatorium, il faudrait leur faire connaître la véritable nature de leur maladie, ce que les médecins, en France du moins, hésitent, toujours beaucoup à faire, craignant relief d’une telle révélation sur le malade et sur sa famille. — Or, l’expérience a depuis longtemps fait justice de ces craintes : le tuberculeux auquel on révèle la nature de son mal, en lui donnant, avec l’assurance de sa guérison possible, les moyens de la réaliser, est d’ordinaire reconnaissant envers l’homme qui a eu la franchise de l’éclairer. La première émotion surmontée, il se reprend en général très rapidement et se décide sans hésitation aux sacrifices nécessaires ; à partir de ce moment, il devient souple, résigné, prêt à tout ce qu’on voudra lui prescrire. Il prend intérêt à la stérilisation de ses bacilles et témoigne un vif désir de ne pas infecter son entourage.

Une autre objection, souvent mise en avant contre la réunion d’un grand nombre de tuberculeux dans un même établissement, est fondée sur la crainte qu’ils s’inspireraient réciproquement et sur l’influence déprimante qu’exercerait chez chacun d’eux la vue des souffrances des autres. Cette idée serait peut-être justifiée s’il s’agissait de phtisiques avancés, d’individus cachectiques et incurables ; encore ne tient-elle aucun compte de l’optimisme particulier à ces malades et de la ténacité avec laquelle (tous les médecins le savent) ils espèrent contre tout espoir. Mais les malades qu’il s’agit d’envoyer dans les sanatoriums populaires ne sont pas des incurables : ils sont, au contraire, dans les meilleures conditions pour guérir, et s’en aperçoivent rapidement à leur appétit qui revient, à leur fièvre qui disparaît, à leur poids qui augmente. Loin de se déprimer mutuellement, ils s’encouragent, se racontent leurs progrès : une espèce, d’émulation suggestive s’établit entre eux, qui les maintient dans la bonne voie.

On affecte encore de redouter les effets de l’isolement moral auquel le sanatorium condamne les malades, éloignés de leur demeure et de leur entourage habituel. En réalité, cet isolement, loin d’être un mal, est un des facteurs les plus utiles de la cure. Les tuberculeux sont pour la plupart des êtres faibles, dont la résistance nerveuse est insuffisante et dont la volonté a fléchi : le voisinage de leurs proches, la sympathie, la pitié même qui leur sont témoignées, entretiennent chez eux une sensibilité maladive, une sorte de vibration nerveuse absolument défavorable à leur rétablissement ; comme les neurasthéniques, ils pensent incessamment à leur mal et s’en nourrissent ; comme eux, ils ne l’oublient que lorsqu’on ne leur en parle plus. Incapables de résister aux influences ambiantes, ils passent de l’extrême confiance à l’extrême découragement, sont poussés tantôt à exagérer les précautions, tantôt à multiplier les imprudences. Transplantés au sanatorium et soumis à la direction bienveillante, mais ferme, du médecin en chef, entraînés d’ailleurs par l’exemple de leurs compagnons de cure, ces malades ne sont plus les mêmes, ils retrouvent avec le calme moral la volonté) de guérir et l’énergie nécessaire pour suivre sans exagération ni défaillance la ligne de conduite qui leur est tracée.

Il va sans dire que la famille restée en arrière ne doit pas être laissée sans ressources pendant l’absence de son chef : tout sanatorium populaire doit être complété par une caisse de secours ; sans quoi, l’inquiétude et le chagrin empêcheraient le malade de se remettre et lui feraient réclamer prématurément sa sortie. Quant à la difficulté, souvent alléguée, de maintenir une discipline suffisante, le médecin en chef saura y faire face, pourvu qu’il ait un peu de tact uni à beaucoup de fermeté. L’expérience des sanatoriums privés a montré que nos compatriotes ne méritaient pas leur réputation de malades intraitables et qu’ils étaient, au contraire, fort capables de se soumettre à une règle dont on leur avait fait comprendre l’utilité. Il en sera de même dans les sanatoriums populaires, d’autant plus que les malades apprendront bien vite à se surveiller entre eux et à s’éduquer les uns les autres. La discipline du crachoir et celle de la toux, étant d’intérêt général, seront facilement acceptées par chacun. D’ailleurs, la peine du renvoi, inscrite dans le règlement, suffira pour briser les résistances individuelles, s’il venait à s’en produire.

Faisons justice, en passant, d’une crainte très vive, ancrée dans l’esprit de beaucoup de personnes, qui s’imaginent que la fondation d’un sanatorium pour tuberculeux dans une contrée est une cause d’insalubrité pour le voisinage. Si le sanatorium est conçu et dirigé selon les données de la science, si les mesures de désinfection générale et de stérilisation des crachats sont prises comme il faut, non seulement aucune contamination n’est à craindre, mais encore l’établissement devient une école d’hygiène. A Falkenstein, depuis l’ouverture du sanatorium de Dettweiler, la mortalité tuberculeuse ; a diminué de plus de moitié parmi la population indigène.

La seule objection vraiment sérieuse à l’entreprise des sanatoriums populaires, c’est le chiffre élevé des frais qu’elle entraîne. Si on ajoute aux dépenses annuelles d’entretien des malades celle de. l’indemnité nécessaire dans la plupart des cas aux familles privées de soutien, si on compte, en outre, comme il est juste de le faire, l’intérêt et l’amortissement des capitaux consacrés à la construction, il est facile de constater que l’hospitalisation d’un malade pendant quatre mois (durée moyenne de la cure) revient à 800 francs environ.

Pour soigner la moitié seulement des 12 000 phtisiques que Paris voit mourir chaque année, il faudrait donc dépenser annuellement près de 5 millions. Cette somme paraîtra moins élevée, si on sait que l’Assistance publique en dépense déjà plus de la moitié en pure perte pour soigner les phtisiques dans les hôpitaux de Paris où ils sont incapables de guérir, et où leur présence ne sert qu’à propager la maladie.

Mais il faut songer surtout à la gravi té du fléau qu’il s’agit de combattre, au nombre des malheureux à sauver et à la foule bien plus grande de ceux qu’on parviendrait à préserver, si les faits répondaient aux prévisions.


L’institution des sanatoriums populaires n’en est plus, d’ailleurs, aux discussions de principe ; elle fonctionne régulièrement, à la satisfaction générale, dans plusieurs pays voisins du nôtre, en Suisse, en Belgique et surtout en Allemagne. L’œuvre entreprise dans ce dernier pays et poursuivie depuis plus de six ans avec une méthode et un esprit de suite admirables, a même déjà donné des résultats capables d’ouvrir les yeux aux plus incrédules.

Cette œuvre a été grandement facilitée, disons-le, par la législation qui a institué dans l’empire allemand l’assurance obligatoire des ouvriers et employés contre la maladie et créé des caisses régionales chargées d’administrer les capitaux provenant des cotisations. Les statistiques dressées par les offices d’assurances n’ont pas tardé à montrer que la plus grande partie des frais des caisses de maladie avaient trait à l’assistance des tuberculeux ; on en a conclu aussitôt qu’il y avait économie à organiser des établissemens où la guérison de ces malades pourrait être obtenue.

Les caisses d’assurances se sont donc empressées ou de fonder des sanatoriums ou de prêter à faible intérêt des capitaux aux sociétés privées qui se sont formées dans le même dessein ; rétablissement ouvert, elles contribuent largement à son entretien en payant la pension des malades qu’elles y envoient.

Mais l’action des caisses d’assurances n’est pas restée isolée. : sous l’impulsion du gouvernement impérial, les conseils provinciaux et municipaux, les grands établissemens industriels, les sociétés de bienfaisance, les associations de la Croix-Rouge, les riches particuliers même, rivalisent de zèle. Un comité central établi à Berlin, sous la protection de l’Impératrice, centralise ; les projets et répartit les subventions, et, dans tous les Etats, dans toutes les provinces de l’Allemagne, les sanatoriums populaires pour tuberculeux se multiplient avec une rapidité ; qui tient du prodige.

Les plans de la plupart de ces établissemens (dont le nombre approche de cinquante) ont figuré à l’Exposition universelle de 1900 et une description détaillée on a été donnée par le docteur Gotthold Pannwitz, secrétaire général du Comité central allemand pour la lutte contre la tuberculose. En feuilletant ce bel ouvrage, on est surtout frappé de la variété des moyens mis en œuvre et de la multiplicité ! des efforts qui concourent au but. Parmi les sanatoriums déjà ouverts, un petit nombre seulement ont été construits aux frais des villes ou des Etats, et ceux-là sont plutôt des asiles de convalescens, tels ceux de Malchow et de Blankonfelde pour Berlin, de Harlaching pour Munich.

Les caisses d’assurances ont établi plusieurs sanatoriums réservés à leurs pensionnaires : Sulzhayn, dans le Hartz, à la caisse des mineurs de l’Allemagne du Nord ; Oderberg, également dans le Hartz, à la caisse de Lubeck ; Cottbus, près Berlin, à celle de Brandebourg ; Friedrichsheim, près Marzell, à l’office régional du grand-duché de Bade. Les sociétés de la Croix-Rouge possèdent les établissemens de Grabowsee, près Berlin ; de Vogelsang, en Saxe ; d’Oberkaufungen, près Cassel, en Hesse-Nassau ; et le sanatorium Sophie, dans le grand-duché de Saxe-Weimar. D’autres maisons sont fondées et administrées (avec subvention des provinces, des villes, des caisses d’assurances, etc.) par les sociétés spéciales des sanatoriums populaires, qui se sont fondées pour la lutte contre la tuberculose dans la plupart des centres importuns. Les plus remarquables sont celles de Belzig (Berlin-Brandebourg), de Ruppertshain (Francfort-sur-le-Mein), d’Albertsberg (Saxe), de Planegg (Bavière) ; mais il y en a beaucoup d’autres en construction ou en projet.

Enfin, on compte encore un certain nombre de fondations privées telles que le sanatorium de Dannenfels au Mont-Tonnerre, appartenant à la société d’aniline et de soude de Ludwigshafen ; le sanatorium Bleichröder, établi aux frais du banquier de ce nom dans les dépendances de Belzig ; le Felix-Stift à Saint-Andreasberg, dans le Hartz ; enfin, la maison d’Edmundsthal, près Geesthacht, de 124 lits, construit aux frais de M. E. Siemers, de Hambourg, à l’intention des tuberculeux pauvres de cette grande ville.

Sauf quelques variantes dans l’aspect extérieur et dans la distribution, les sanatoriums populaires se ressemblent tous ; ils sont établis selon certaines règles qui ont été fort bien résumées par le comité central de Berlin.

L’emplacement choisi est en terrain sec et perméable, légèrement incliné, au versant d’un coteau bien exposé au soleil, protégé contre les vents froids du nord et de l’est, et autant que possible entouré de bois. Les constructions, disposées en fer à cheval largement ouvert au sud-ouest, comprennent un bâtiment principal élevé d’un ou deux étages sur rez-de-chaussée et flanqué de deux ailes qui le rejoignent à angle obtus. Au centre, se trouvent les locaux administratifs, le cabinet de consultation du médecin, les salles de jeux et de réunion, et un vaste réfectoire, proportionné au nombre des malades que l’établissement peut recevoir. Les ailes contiennent les chambres à coucher, disposées pour 1 à 6 lits, rarement davantage ; ces chambres sont vastes, pourvues de larges fenêtres, et mesurent au moins 3 m, 50 de hauteur ; l’espace calculé est de 35 à 40 mètres cubes par lit ; les parois sont lisses, les angles amortis, pour empêcher la stagnation des poussières, les planchers revêtus d’un enduit imperméable qui rend les lavages faciles. Pour chaque groupe de dix à douze malades, un grand cabinet-lavabo, amplement pourvu d’eau, est ménagé à proximité des dortoirs. A une extrémité du bâtiment, quelques chambres à part, sans communication avec le reste des logemens, forment une petite infirmerie, réservée aux malades graves ou atteints d’affections contagieuses.

En avant de la façade principale, est disposée une galerie. large de 3 mètres au moins, entièrement ouverte au midi, mais pourvue de stores qu’on peut baisser à volonté : c’est la galerie de sieste, où les malades passent une grande partie ; de la journée, à l’abri du vent et de la pluie, à respirer l’air pur de la forêt, étendus sur des chaises longues et chaudement enveloppés.

Les dépendances, toujours très spacieuses, sont aménagées soit dans le sous-sol, soit dans des constructions annexes dissimulées par le bâtiment principal ; elles comprennent, outre la cuisine et les offices, une étuve à désinfection, une salle d’hydrothérapie et une chambre des machines, fournissant l’énergie nécessaire aux divers services. Le chauffage a lieu par la vapeur à basse pression circulant en tuyaux appareils ; l’éclairage se fait soit par l’électricité, quand on dispose d’une force suffisante, soit par le pétrole, exceptionnellement par l’acétylène. Les fenêtres des chambres restant ouvertes jour et nuit, les appareils de ventilation sont inutiles. L’enlèvement des matières usées est assuré soit par l’épandage après stérilisation, soit par des bassins filtrans. La construction est en général massive et robuste, mais sans aucun luxe ; le prix de revient dépasse rarement 3 200 francs par lit, ameublement non compris. Un parc spacieux, largement planté d’arbres et dans lequel sont ménagés des abris couverts, entoure l’établissement et lui assure l’isolement dont il a besoin.

Les dimensions du sanatorium sont très variables, toutefois on est d’accord aujourd’hui pour ne pas dépasser le chiffre de 100 à 120 malades : le médecin-directeur, qui doit tenir tout son monde dans la main, n’en peut pas surveiller efficacement un plus grand nombre. Quant au personnel, il est réduit au strict nécessaire : indépendamment du médecin en chef, qui habite avec sa famille un bâtiment séparé, il y a un médecin-assistant logé dans l’établissement, puis un comptable chargé des écritures, et une surveillante en chef (Hausmutter) qui dirige le personnel subalterne et s’occupe de la cuisine. Les malades étant réputés capables de se servir eux-mêmes, il n’y a pas d’infirmiers proprement dits, mais seulement des filles de service et un ou deux hommes de peine chargés des nettoyages. Un mécanicien s’occupe des machines et de l’étuve à désinfection.

L’admission des malades est prononcée, sur la proposition des autorités compétentes, par une commission médicale qui n’accepte que les cas peu avancés, susceptibles de guérison. La durée moyenne du séjour est de trois mois, elle peut être abrégée ou prolongée sur l’avis du médecin-directeur.

Le prix de pension, assez variable suivant les établissemens, ne dépasse guère 3 fr. 50 à 4 francs par jour ; il est payé, tantôt par les caisses d’assurances, tantôt par les associations de bienfaisance, plus rarement par les malades eux-mêmes ; dans ce dernier cas, un prix réduit peut être consenti, et l’œuvre de patronage de l’établissement se charge de la différence ; elle pourvoit en même temps aux besoins de la famille privée de son chef.

La vie au sanatorium ne ressemble pas du tout à celle de l’hôpital : les malades, levés dès le matin, passent une partie de leur journée à se reposer dans les galeries de cure ou même en plein air quand le temps le permet ; ils font des promenades graduées selon leurs forces ; les plus vigoureux, réunis par groupes, se livrent à quelques travaux peu fatigans ; les repas sont pris en commun au réfectoire, et il y a des heures de récréation dans les salles de jeux. La discipline intérieure est très exacte ; un malade qui crache ailleurs que dans son crachoir de poche ou qui n’exécute pas à la lettre les prescriptions du médecin est impitoyablement renvoyé. La surveillance est confiée à des chefs de groupe, choisis parmi les pensionnaires, et qui ont pour mission de tenir la main aux soins de propreté. Chaque malade est obligé de faire lui-même son lit et de brosser ses effets.

Sauf exception, les visites sont interdites et les familles sont invitées à écrire le moins possible, car on a observé que ces lettres ont toujours un effet déprimant sur les malades, qu’elles portent à s’attendrir sur leur état. La préoccupation constante du médecin-directeur est, au contraire, de relever leur moral, de leur montrer la guérison prochaine comme prix de leurs efforts et de leur volonté.

Les résultats acquis dès à présent sont très satisfaisant ; plus des deux tiers des malades, après trois mois de séjour au sanatorium. présentent toutes les apparences d’une guérison complète. et sont en état de reprendre leur travail ; parmi ceux qui ont été soignés depuis plus de trois ans, un quart à peine ont vu leur mal reparaître.

Au point de vue de la prophylaxie publique, le but poursuivi est pleinement obtenu : autant de tuberculeux soignés au sanatorium, autant de foyers de contagion familiale éteints ; ceux mêmes qui ne guérissent pas complètement rapportent de l’établissement de cure une idée nette de leur maladie, et le souci de se bien soigner : ils prêchent d’exemple et répandent autour d’eux les notions d’hygiène et de propreté qui constituent la meilleure sauvegarde contre la diffusion de la maladie.

Enfin, au point de vue économique, la reprise de l’activité laborieuse par des gens qu’on pouvait croire voués à l’incapacité définitive constitue pour la société un bénéfice appréciable que les statisticiens ont essayé de chiffrer en argent.

Si l’on évalue à 900 francs le salaire moyen d’un ouvrier en Allemagne et à trois ans la durée de la survie déjà acquise, on arrive au chiffre de 2 700 francs, soit plus du triple de la somme dépensée pour la cure. Mais il faut voir les choses de plus haut et considérer l’avenir. Dès maintenant, et bien que le mouvement d’opinion en faveur des sanatoriums populaires ne date guère que de cinq à six ans, la mortalité tuberculeuse a diminué d’un sixième dans les différentes provinces de l’empire allemand, alors que, chez nous, elle ne cesse d’augmenter. Après un pareil début, quelles espérances nos voisins ne sont-ils pas autorisés à concevoir ?


VI

On le voit : dans cette question vitale comme dans beaucoup d’autres, notre pays s’est laissé devancer. Pendant qu’ailleurs on agit, chez nous on délibère, on attend l’impulsion des pouvoirs publics, qui, à leur tour, attendent pour se mettre en mouvement que l’opinion leur montre la voie à suivre.

Jusqu’à ces dernières années, la lutte contre la tuberculose, si vaillamment menée de l’autre côté des Vosges, n’a provoqué de notre part que des efforts isolés, non sans valeur, mais sans cohésion et sans suite. L’Assistance publique, après maintes enquêtes, maintes commissions et maints rapports, n’a abouti qu’à exclure les tuberculeux des asiles de convalescence de Vincennes et du Vésinet et à construire pour eux un hospice fort coûteux, et médiocrement réussi, celui d’Angicourt (Oise), dont les 140 lits ne fonctionnent que depuis trois mois.

Quant à l’initiative privée, elle a fondé pour la tuberculose de l’enfance plusieurs grandes œuvres, notamment celle d’Ormesson, celle des Hôpitaux marins, celle de Villepinte (réservée aux jeunes filles), d’autres encore. Mais elle n’a jamais envisagé le point vraiment essentiel : le traitement du tuberculeux adulte, dont la maladie est accidentelle et dont les lésions, encore peu avancées, peuvent guérir, s’il reçoit des soins convenables.

Cette indifférence a heureusement pris fin et depuis deux ou trois ans un mouvement sérieux commence à se manifester en faveur de la lutte méthodique contre la tuberculose par la création de sanatoriums populaires.

L’impulsion première est venue de Lyon : un médecin distingué de la région lyonnaise, le docteur Dumarest, instruit des résultats obtenus en Allemagne et en Suisse, a commencé presque seul une propagande qui n’a pas été stérile ; grâce au concours de deux philanthropes bien connus, MM. Sabrau et Mangini, une société a été formée, un emplacement choisi dans les montagnes du Bugey, et le sanatorium lyonnais de la Hauteville s’est élevé comme par enchantement. Ce magnifique établissement, qui résume tous les progrès de l’hygiène anti-tuberculeuse, vient d’ouvrir ses portes ; il est doublé d’un institut scientifique où va se poursuivre l’étude expérimentale et clinique du traitement de la tuberculose. Il servira de modèle aux créations prochaines et d’exemple à toutes les initiatives.

Celles-ci n’ont pas attendu le succès de l’œuvre lyonnaise ; pour se manifester : plusieurs villes importantes, Bordeaux, Orléans, Lille, Nancy, ont déjà leur sanatorium en construction et près de fonctionner. A Rouen, au Havre, au Mans, à Bourges, les choses sont moins avancées et on n’a pas encore dépassé la période d’organisation, mais déjà les comités sont formés et les listes de souscription se remplissent. A Versailles, la question a été portée sur le terrain électoral et la nouvelle municipalité s’est engagée à poursuivre la création d’un sanatorium intercommunal destiné aux tuberculeux de l’arrondissement ; l’intention des promoteurs est d’intéresser à cette création les sociétés de secours mutuels, très nombreuses en Seine-et-Oise, et de les décider à y envoyer leurs malades.

Un jeune médecin qui unit à une foi d’apôtre une infatigable activité, le docteur Sersiron, a eu l’idée de syndiquer les diverses œuvres anti-tuberculeuses françaises en une ligue commune, dont le but est de centraliser tous les efforts en vue de l’assistance et de la cure des tuberculeux pauvres ; avec le docteur Dumarest, il a fondé une publication trimestrielle, l’Œuvre anti-tuberculeuse, qui sert de guide et d’instrument de propagande aux sociétés locales.

Mais c’est à Paris qu’il incombe de réaliser le plus grand effort. Il y a deux ans environ, un petit groupe de médecins parisiens, émus par les ravages toujours croissans du fléau, avaient formé, sous la présidence du regretté docteur Potain, un comité d’initiative pour l’étude de la campagne à entreprendre. Après quelques hésitations, on décida de créer d’abord une société anonyme, à capital limité, pour l’acquisition d’un terrain et la construction d’un premier sanatorium. Grâce à des adhésions aussi promptes que généreuses, ce projet a pu se réaliser : une somme de 326 000 francs, fournie par environ 250 souscripteurs, a été rapidement réunie, et la Société des sanatoriums populaires de Paris s’est constituée sous la présidence du prince d’Arenberg.

Le conseil d’administration s’est mis aussitôt à la recherche d’un terrain convenable, et après une enquête approfondie, a décidé l’acquisition du domaine de Bligny, situé à proximité du chemin de fer d’Orsay à Limours, à moins d’une heure de Paris. C’est là, dans un site magnifique, au milieu d’un beau parc de 80 hectares, que va s’élever le premier sanatorium : il sera construit sans luxe, mais avec tout le soin désirable, et l’éminent architecte qui a bien voulu se charger d’en dresser les plans tient à honneur de ne rien négliger pour en faire un établissement modèle. Il contiendra 100 lits et sera réservé aux hommes. Dès que les ressources le permettront, un second sanatorium de même importance, destiné aux femmes, pourra être édifié à proximité ; les aménagemens sont prévus dans cette intention.

Mais construire n’est pas tout : il faudra assurer le fonctionnement du sanatorium et lui fournir le fonds de roulement dont il aura besoin. En admettant, ce qui ne fait pas doute, que les établissemens industriels, les compagnies de chemins de fer, les grandes maisons de commerce et même les sociétés de secours mutuels s’engagent à subventionner l’entreprise en payant la pension des malades qu’elles y enverront, il faut prévoir le cas où cette pension serait insuffisante pour couvrir la totalité des frais. D’autre part, le sanatorium doit pouvoir accepter des malades isolés, leur accorder remise partielle ou totale des frais de séjour et même secourir pendant le temps de la cure les familles qui ; l’absence de leur chef laisse dans la misère.

C’est pour répondre à ces multiples besoins qu’a été fondée l’Œuvre des sanatoriums populaires, actuellement présidée par le docteur Landouzy. Cette institution, distincte de la société du même nom, est appelée à la compléter en recueillant des dons et des cotisations annuelles, qui fourniront l’appoint nécessaire ; elle remplira utilement, vis-à-vis des malades et de leurs familles, la mission de relèvement moral et d’appui matériel qui rendra durables les guérisons obtenues : à cet égard, les noms déjà inscrits au comité des dames patronnesses lui sont une sûre garantie de succès. Bientôt l’Œuvre sollicitera la reconnaissance d’utilité publique qui lui permettra d’élargir sa base et de recueillir les fondations bienfaisantes que sa propagande ne manquera pas de susciter.

Il serait vain de chercher à se le dissimuler : la tâche entreprise est immense. Pour la mener à bien, ni le zèle, ni l’activité ne suffisent ; il faut des capitaux considérables, que l’Etat obéré de dépenses est incapable de fournir. Ces capitaux, les promoteurs de l’œuvre les demandent à la contribution volontaire de tous les Français.

La question est assez grave pour faire taire toutes les divergences d’opinion et de parti. La France, isolée au milieu de peuples jeunes et forts, dont la croissance rapide menace de la submerger, se voit enlever chaque année par la tuberculose 150 000 de ses enfans. Pour triompher du fléau qui la dévore, un effort énergique est nécessaire : cet effort est dès aujourd’hui commencé. Tous les bons citoyens tiendront à honneur de s’y associer selon leurs forces.


HENRI BARTH.