Contes tragiques
Contes de Caliban (p. 342-353).

LA TROUÉE


J’ai eu le plaisir de dîner cette semaine avec un honorable passementier qui était à Buzenval. C’est un homme presque chauve, très loquace et d’humeur joyeuse, le type du bourgeois tel que nous l’ont dépeint les physiologistes de 1830, tel qu’on le retrouve encore dans certains quartiers excentriques, et non haussmannisés.

Ils avaient beaucoup de bon, ces véritables enfants du vieux Paris, entêtés pour les routines, mais fidèles aux traditions naïves et colorées, comme à leurs vieilles enseignes, et gardant ce qu’on nomme aujourd’hui les préjugés de la famille et de la patrie avec cette pointe de gouaillerie qui témoigne du terroir voltairien. Voilà bien, en effet, cette race si fière du vin de ses coteaux ; la seule de l’univers qui ait pu inventer de trinquer en heurtant les verres, de chanter au dessert, de faire des calembours, de dénouer sous la table la jarretière de la mariée et de construire des chalets sur les cimes des Batignolles.

Mais, sous ces puérilités de nature, quelle bonté, quel ardent sentiment du juste, du devoir même, quel dévouement aux idées généreuses et quelle commisération inépuisable pour les douleurs humaines !

Ces réflexions me venaient tandis que je prenais part à ce repas de famille, et devant la face épanouie du bon passementier, je me demandais si c’était bien là une de ces quatre-vingt-dix mille têtes que ce petit polisson de Vermesch réclamait pour fonder son Eldorado politique.

Je confesse ici que nous tirâmes les rois à la façon des pâles réactionnaires, et que la fève, qui était une dragée, échut à une délicieuse petite fille de huit ans, laquelle, sautant sur mes genoux, me proposa de partager avec elle le lourd fardeau de cette tyrannie d’une heure. Mon acquiescement scellé d’un gros baiser, le père fit sauter le bouchon d’une bouteille, jusque là réservée, et d’un ton d’ancêtre :

— Je vous le recommande, me dit-il : on n’en boit pas tous les jours du pareil !

Et il me versa lentement son vin clair et joyeux. Malgré les grands yeux de la mère, j’intercédai pour ma petite reine, et, sur tout le cercle de la tablée, on but à la santé de celle par qui toute piquette devient de l’ambroisie, la France !

— Il est exquis ! m’écriai-je.

— Non, mais sans flatterie, qu’en pensez-vous ? insistait le brave homme, les regards dans mes yeux et avec une angoisse comique. Je n’en avais pas bu depuis la trouée ; je trouve qu’il a encore gagné ; n’est-ce pas, femme ?

— La trouée ? dis-je en laissant retomber mon verre ; quelle trouée ?

— Celle de Buzenval. Ah ! j’y étais ! Je le dis avec fierté. Voici comment se passa la chose.

Ma foi, je le laissai parler. Il se renversa en arrière sur sa chaise, comme pour laisser s’évaporer une bouffée d’orgueil, et mettant ses mains dans ses poches, il commença en ces termes :

— Nous étions campés depuis la veille dans une sorte de hangar ; il faisait un froid de tous les diables ! Je n’avais pour tout potage que mon bidon rempli de ce vin que voilà ! Cet animal de Paluchon, notre herboriste, ronflait dans un coin comme une toupie hollandaise, et envoyait, je m’en souviens, de grands coups de bottes dans l’espace…. Paluchon était un capitulard. Le sergent, un nommé Balognet (je ne sais pas ce qu’il est devenu, celui-là !) frisait sa moustache convulsivement. C’était le matin du 18, et quand le sergent frisait ainsi convulsivement sa moustache, c’est qu’il devait y avoir du nouveau ou que ses cors le faisaient souffrir.

« On faisait la popotte. C’était un peintre qui cuisinait. Il nous a fait manger de drôles de choses ! On m’avait nommé caporal, d’abord parce que je ne me grise jamais, et, je crois, aussi un peu parce que je suis passementier.

« Tout à coup, vers les neuf heures, nous entendons un son de trompette : Ta, ta, ta, ra, ta, ta ! Balognet dit :

« — C’est au caporal !

« J’avais parfaitement écouté. Je réponds :

« — Non, c’est au sergent !

« Personne ne bouge. Au bout d’un instant : Ta, ta, ta, ra, ta, ta ! C’était au caporal, en effet. Je sors, naturellement, et je trouve à la porte un officier de l’état-major.

« — Où est votre colonel ?

« — Ma foi, lui répondis-je, je n’en sais rien : dans Paris, sans doute.

« — Et votre lieutenant-colonel ?

« — Avec le colonel, je pense ; mais le sergent est là, si vous voulez le voir….

« Je n’étais pas fâché de me venger un peu de Balognet, qui avait eu raison contre moi devant les camarades.

« — Faites venir le sergent, me crie l’officier, un jeune homme.

« — Sergent, c’est vous qu’on demande, fis-je à la porte, c’est de l’état-major.

« Balognet sort furieux. Je rentre à mon tour. Paluchon rêvait qu’on l’emmenait prisonnier en Allemagne et poussait des cris en dormant. Je lui jette un sac sur l’abdomen ; il se réveille, émet un long gémissement, se retourne et se rendort, la face contre le mur. Le peintre remuait tristement la soupe avec sa pipe.

« Balognet revient avec un air mystérieux :

« — Mes agneaux, sac au dos, et en route, mauvaise troupe !

« Nous lui crions d’une voix :

« — C’est la trouée ?

« — Ça l’est ! dit-il.

« La soupe nous parut délicieuse. Quelqu’un alla jusqu’à se demander s’il y avait vraiment des carottes dedans, et je me souviens que le peintre répondit dans son langage : « Oui, personnellement ! » On en rit aujourd’hui ; mais alors ce n’était pas la même chose ! Enfin nous étions ivres de joie. Sur la prière de l’assemblée, je détaillai La Marseillaise. »

Et le passementier but une gorgée en m’invitant à l’imiter.

— Enfin, nous partons. On revient d’abord sur Paris. C’est une habile manoeuvre ! pensais-je. A la gare Paris-bestiaux, on nous fait monter en wagons. Le colonel n’avait pas paru. Bien évidemment, il ne devait se montrer qu’au moment décisif ; l’idée me sembla ingénieuse, elle trompait l’ennemi ! Paluchon était à côté de moi, et à chaque instant sa tête rebondissait sur mon épaule. Jamais je n’ai vu dormir avec cette ténacité.

« Au bout de sept heures de chemin de fer, on nous fait descendre du côté de Courbevoie, en face d’une fabrique de je ne sais quoi, appartenant à je ne sais qu’est-ce. Nous prenons les rangs péniblement. Balognet, pendant le voyage, avait ôté sa botte droite et ne pouvait arriver à la remettre. Si je vous donne ce détail, c’est qu’il n’y en a pas de petits dans de telles situations. Enfin il y parvint, et nous nous mîmes en marche.

« Comme la nuit était venue, on n’y voyait pas plus que dans un four. Malgré cela, nous nous sentions dispos. Nous allions donc enfin assister à une bataille ? Moi-même j’étais ému, pourquoi m’en cacher ? Quoique voltairien, je pensai malgré moi à l’immortalité de l’âme.

« Paluchon suait à outrance, et, quoiqu’il prétendît que son sac en était la cause, je devinais qu’il caponnait. Tout à coup un bruit extraordinaire se fit entendre près de nous : on peut le formuler à peu près ainsi : Bâaoumm ! svffrittt. Toutes les fenêtres de la fabrique pétèrent. — Je ne sais où j’avais la tête en ce moment, mais il me revient que je demandai au peintre si c’était le canon ! Était-ce assez bête ? Il me répondit :

« — Non, c’est la cornemuse !

« Je n’eus pas la force de sourire. Le pauvre Paluchon était devenu vert et reniflait comme s’il venait de monter cinq étages.

« En cet instant, derrière nous, et plus près encore, éclata le terrible : Bâaoumm ! svffritt !… Puis à gauche, puis à droite, puis de tous les côtés. Nous étions évidemment découverts ? Je serrai la boucle de mon ceinturon, et bus une gorgée en pensant à ma femme et à mes enfants. C’est alors que Balognet cria :

« — Halte !

« On n’a jamais su pourquoi.

« Mais on se fait à tout, a dit un écrivain.

« Au bout d’une heure, nous repartîmes. Nous arrivons à une rue, on nous fait mettre en queue, l’un derrière l’autre, comme des capucins de carte, et, à l’abri des maisons, nous traversons le pays. Il me serait impossible de vous dire le nom du pays. Là on s’arrête encore une fois. Je voyais devant nous une sorte de fossé dont je ne pouvais m’expliquer la destination. Tout cela m’est présent comme d’hier. Nous y descendons, et Balognet crie :

« — C’est là !

« C’était là, en effet, que devait pour nous se passer la bataille. Nous y restons debout, l’arme au pied, le sac au dos, jusqu’à environ cinq heures du matin. L’herboriste faisait peine à voir. Il s’appuyait des deux mains sur son fusil et oscillait à droite et à gauche. C’était risible.

« Enfin le colonel arriva. Il paraît que c’était lui qu’on attendait. Il avait le teint animé. Il nous passa en revue et nous harangua. Je n’entendis pas un mot de tout ce qu’il disait, mais je compris qu’il parlait de la trouée. C’était bien elle ! Ah ! monsieur ! le sang me bouillonnait dans les veines ! Je jurai intérieurement de vendre chèrement ma vie ; on n’a pas deux fois de pareilles émotions dans une existence !

« Quand le colonel eut terminé, on se prit à causer sur les rangs. Balognet essaya de couper sa botte avec sa baïonnette, tandis que l’herboriste mettait son sac en traversin sur les rebords du fossé et s’apprêtait à dormir, comme Turenne sur son canon. Le peintre parlait de tremper une soupe, mais au figuré cette fois. On discutait la harangue du colonel. Les uns la trouvaient trop laconique, les autres sans profondeur ! Un serrurier remarqua que le mot République n’y était pas prononcé et en conclut que le colonel était bonapartiste. Un vieux monsieur récita les mots de Napoléon avant Austerlitz. Quant à moi, je me bornai à remarquer qu’il valait mieux prêcher d’exemple et que, si j’avais l’honneur d’être militaire, je crierais simplement : En avant !

« Cependant la journée avançait, et la trouée n’arrivait point. Nous voyions de temps en temps accourir à bride abattue de jeunes officiers qui échangeaient quelques mots avec le colonel. Le Mont-Valérien tonnait sans discontinuer, et, sur la gauche, on entendait crépiter la fusillade. Nous attendions impatiemment le moment de nous précipiter dans la mêlée.

« On a beau dire, voyez-vous, le Français est né soldat. Ce qui me désespérait, c’était de ne rien voir, car je savais le combat engagé depuis l’aurore, et l’issue pour moi n’en était point douteuse : nous pouvions passer ! Oui, monsieur, nous le pouvions. Nous aurions peut-être laissé trente mille hommes sur le carreau ; mais avec le reste je me chargeais de surprendre Guillaume dans Versailles, de donner la main à Faidherbe, et tandis que Chanzy se ralliait dans le Centre, et que Bourbaki opérait dans l’Est, je balayais de France tous les Prussiens jusqu’au dernier. Mes idées là-dessus n’ont pas changé.

« Cependant, dans notre fossé, nous commencions à perdre un peu patience. On murmurait sur les rangs : « Que faisons-nous ici les mains dans les poches, tandis que les autres se battent ? » Tel était le cri général. On avait les yeux tournés vers le colonel, qui, sa lorgnette à la main, semblait étudier les effets de nuage. Enfin nous n’y tînmes plus : on se débanda. L’herboriste Paluchon se révéla alors sous un jour imprévu, et je vis que je l’avais mal jugé :

« — Puisque nous sommes inutiles ici, s’écria-t-il, rentrons du moins dans la capitale et reprenons nos places derrière les remparts !

« — Oui, c’est vrai, cela, fit Balognet, dont la moustache pendait misérablement ; d’ailleurs, nous sommes trahis !

« Je ne crois pas à la trahison, monsieur, et c’est avec un véritable sentiment de désespoir que je les vis tourner casaque et entraîner, par leur mauvais exemple, la majeure partie du bataillon auquel j’avais l’honneur d’appartenir.

« Le colonel les regarda partir sans sourciller, ce qui prouve bien que c’était un coup monté, et il se borna à dire à haute voix :

« — Tas de pékins ! »

« Resté seul avec le peintre, je résolus de laver cette tache faite à notre drapeau.

« — Y allons-nous ? lui dis-je.

« — Où cela ?

« — A la trouée.

« — Allons, fit le brave jeune homme.

« Nous marchâmes dans la direction de la bataille. Le brouillard était intense, si vous vous en souvenez, ce jour-là. Nous nous hélions de temps à autre pour ne pas nous perdre, car on ne distinguait rien à deux pas. Enfin le moment vint où il ne nous fut plus possible de nous rejoindre, et je m’aventurai seul dans la boue, du côté où j’entendais gronder le bronze…. »

— Ah ! mon ami, s’écria la passementière, si tu avais été tué pourtant !

— J’ai failli l’être vingt fois, ma bonne. Je marchai ainsi à l’aventure jusqu’à la nuit, et savez-vous, monsieur, où je m’arrêtai ? Aux portes de Versailles, où je fus fait prisonnier par un poste prussien. Mais j’aurai du moins jusqu’à mes derniers jours la consolation de pouvoir dire que, la trouée, moi, je l’ai faite !

Et il éclata d’un si bon rire, avec une joie si naïve, que je me sentis ému jusqu’au fond de l’âme. « Brave passementier, héros inconscient de cette Iliade moitié bouffonne et moitié navrante, sois béni ! pensai-je ! car toi, du moins, tu as fait ton devoir jusqu’au bout. Grâce à toi et à tes rares pareils, quels qu’aient été ses torts et quels qu’ils soient encore, la bourgeoisie s’est rachetée à jamais sur les sombres coteaux de Montretout et de Buzenval. »

— Monsieur mon roi, me dit tout-à-coup la petite fille blonde et rose, voici le bidon de papa, celui qu’il avait.

Et elle me le mit sur les genoux. Je pris le bidon, et, l’ayant débouché, je l’épanchai sur l’ongle de mon pouce. Une goutte, une seule, en roula, et, me levant je bus cette goutte à la Patrie !

Jamais vin ne me parut plus doux que cette larme de vinaigre.