La Transylvanie indépendante et sujette

La Transylvanie indépendante et sujette
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 26 (p. 568-594).
LA TRANSYLVANIE
INDÉPENDANTE ET SUJETTE

Dans cette Autriche composite dont la durée fut le triomphe de l’art d’administrer et de s’adapter aux exigences de la mauvaise fortune, il y a un élément qui apparaît comme réfractaire au système dualiste qu’elle a adopté comme son dernier recours contre le démembrement : c’est la Transylvanie. Le bruit qui se fait autour d’elle ne dépasse pas son importance politique. Un coup d’œil sur son passé ne peut qu’accroître cette importance, en rappelant les titres de ses revendications actuelles. Il n’est peut-être pas sans intérêt pour elle et pour nous qu’on sache davantage qu’en ce qui la concerne, c’est l’indépendance qui est ancienne, l’oppression qui est nouvelle, que sa nationalité s’est formée longtemps avant que le souci de la défendre prit la première place dans son histoire. La Hongrie et la Transylvanie ont eu un ennemi commun, l’Autriche, et la lutte contre les Habsbourg, soutenue à la fois par l’une et par l’autre, risque de faire oublier les conflits de race et de classe qui ne permettent pas de confondre, même avant que les premiers aient pris pleine conscience de leur nationalité, Roumains et Hongrois. En même temps qu’elles montreront les origines lointaines de l’irrédentisme roumain, les pages qu’on va lire rappelleront l’attention sur cette singulière république aristocratique des Carpathes que la politique européenne faisait entrer dans ses combinaisons et qui, sur le théâtre des luttes gigantesques auxquelles nous assistons aujourd’hui, disputait son indépendance aux Ottomans et aux Autrichiens.


Après que les Russes, maîtres de la Bukowine, eurent emporté d’assaut la passe de Kirli-Baba, ils eurent sous les yeux un plateau qui forme une forteresse naturelle et s’étend en demi-cercle jusqu’au Danube, en s’adossant au rameau oriental des Carpathes et des Alpes transylvaines. Cette forteresse s’abaisse en pente douce sur le front occidental, tandis que son versant oriental et méridional est escarpé et difficilement accessible. À cette physionomie originale on a reconnu la Transylvanie, l’Ardeadul des Roumains, l’Erdely des Magyars, le pays dont le nom rappelle les forêts qui lui donnaient, qui lui donnent encore à un moindre degré son aspect pittoresque.

Ce n’est pas dans l’espèce de boucle qui en dessine le contour que se fixa au Xe siècle le torrent de l’invasion magyare, quand Henri Ier et Otton le Grand le brisèrent et l’endiguèrent. Il s’écoula et s’amassa surtout dans le centre de la Hongrie, sur le cours moyen du Danube et de la Theiss, et passa sur la Transylvanie, en ne laissant dans ses vallées que quelques dépôts dont le plus important a conservé à travers l’histoire du pays, sous le nom de Szeklers, c’est-à-dire d’hommes de la frontière, son caractère ethnique. Dans la mesure où elle peut se montrer affirmative sur des questions d’origine, qui sont toujours obscurcies par des pénétrations ethnographiques continues, el qui, par leur incertitude, prêtent à toutes les thèses, l’histoire peut dire que, tout en ayant été modifié par des infiltrations slaves, le fond de la population transylvaine se rattache aux colons de la Dacie Trajane dont la Transylvanie formait le tiers. Pour énumérer les principaux groupes ethniques qui se juxtaposaient dans la région transylvaine, il faut nommer encore les Saxons, nom générique des colons de la basse Allemagne appelés au XIIe siècle par les rois de Hongrie. Concentrés surtout à Hermanstadt, à Kronstadt et à Klausenbourg, ils formeront, avec les Magyars et les Szeklers, les trois nations dont l’existence légale sera reconnue dans la constitution transylvaine, à l’exclusion des Valaques et des Slaves.

Il faut avouer, en effet, que pendant longtemps, en un certain sens, les Roumains de Transylvanie n’eurent pas d’histoire, ce qui ne les a pas rendus plus heureux. Leur situation dans le passé a ressemblé beaucoup à ce qu’elle est dans le présent : la race conquérante n’en a pas plus tenu compte autrefois qu’aujourd’hui. Il y a seulement cette différence au profit de leur situation actuelle que, si leurs droits continuent à être méconnus, on s’y intéresse beaucoup, on en apprécie la valeur. Mais le silence de l’histoire ou plutôt, pour ne rien exagérer, la disproportion entre la place quelle leur fait et leur importance réelle, ne diminue pas celle-ci. Population sujette et servile, ils ont eu dans la mémoire des hommes le sort de toutes les classes inférieures qui ont attendu longtemps et n’ont obtenu qu’à force de le mériter l’honneur de figurer sur la scène historique. N’en a-t-il pas été de même dans notre pays, sauf que, la distinction des races s’y étant bien vite effacée, la hiérarchie sociale n’ayant plus connu que les classes, et ces classes ayant été émancipées plus tôt, les couches plus lourdes ont pu assez vite, en dépit de la statique, monter à la surface. Félicitons-nous de la bonne fortune qui a permis, par une sélection naturelle, l’afflux des couches profondes d’une population dont l’ascension n’a jamais eu à triompher de l’antagonisme de races ; mais gardons-nous de méconnaître, comme l’a fait l’impolitique dédain de la race conquérante, l’influence obscure, mais considérable, qu’il faut attribuer dans les destinées de la Transylvanie à l’humble population d’agriculteurs et de pasteurs numériquement supérieure, dont on pourrait croire qu’elle n’a été que spectatrice et victime des événement que nous avons à raconter.


Après avoir conquis Belgrade et Rhodes, Soliman le Grand avait porté son ambition sur la Hongrie. La bataille de Mohacz (1526) la lui livra. Le roi de Hongrie Louis II y périt. Il ne laissait pas d’héritier. Les États du royaume élurent pour roi Jean Szapolya, woïvode de Transylvanie. L’illustration de sa famille, ses services personnels l’avaient désigné aux suffrages de la Diète, où résidait principalement le pouvoir constituant dans la monarchie aristocratique sous laquelle vivaient les fils d’Arpad depuis que leurs migrations avaient cessé. Une pareille constitution est inséparable de factions intestines, et il est presque aussi inévitable que certaines de ces factions pactisent avec l’étranger.

Le chef de l’une d’elles, Étienne Batory, ne se résignant pas à voir sur la tête d’un rival la couronne qu’il avait ambitionnée, appuya les prétentions de l’empereur Ferdinand Ier et de sa sœur Marie, veuve de Louis II. La Diète de Presbourg proclama Ferdinand d’Autriche, et le roi Jean, pressé par les forces autrichiennes, battu près de la Theiss, se réfugia en Pologne. Ne pouvant obtenir des adversaires de la maison d’Autriche en Europe que des sympathies stériles, il eut recours à Soliman. Le Sultan le rétablit dans une partie de son royaume, mais son protégé, étant impuissant à conquérir le reste, consentit à un partage qui laissait à chacun des compétiteurs, avec le titre de roi de Hongrie, la partie du pays qu’il occupait, et assurait à Ferdinand la succession du roi national alors sans enfant et, par suite, la totalité du royaume. Le mariage de Jean avec Isabelle, fille du roi de Pologne Sigismond, lui donna un fils, à la naissance duquel il ne survécut que quelques mois. Sa veuve se plaça avec ce fils sous la protection qui avait assuré le salut de son mari ; mais cette fois, le protecteur se montra moins désintéressé. Après avoir occupé Bude au nom de la veuve et de l’orphelin, il garda pour lui cette capitale et réduisit la part du pupille, auquel il avait donné le nom de Jean-Sigismond, à la Transylvanie et à quelques villes de Hongrie telles que Lippa et Temesvar. Entre la Hongrie ottomane et la Hongrie autrichienne, la Transylvanie devenait donc, autant qu’elle pouvait l’être sous le protectorat ottoman, une principauté indépendante : elle allait avoir son histoire particulière.

Isabelle et son fils ne la gardèrent pas longtemps. Sous l’influence du tuteur de celui-ci, le cardinal Georges Martinuzzi, évêque de Varadin, ils l’échangèrent avec l’Empereur contre le duché d’Opeln et d’autres domaines silésiens. Il fallut une nouvelle et victorieuse campagne de Soliman pour annuler un marché dont la Reine et ses conseillers n’avaient pas tardé à reconnaître la duperie, et pour rétablir Jean-Sigismond en Transylvanie.

Entre les convoitises de la maison d’Autriche, la protection intéressée de la Porte et les factions intestines, l’indépendance de la principauté restait bien précaire. C’est ainsi que le traité signé entre le nouvel empereur Maximilien et Jean-Sigismond, tout en confirmant au second la possession de la Transylvanie et de quelques comtés annexes de Hongrie, stipulait après sa mort la réunion de la principauté comme condition de son mariage avec la fille de Ferdinand. Il ne tint pas à Jean-Sigismond de conclure ce mariage, qui aurait mis fin à l’indépendance de la Transylvanie, et il pressait encore Maximilien d’exécuter cette clause du traité quand il mourut (1571).

Il eut pour successeur Etienne Batory, celui qui avait disputé à son père, Jean Szapolya, la couronne élective de Hongrie. Batory obtint peu après une autre couronne élective, celle de Pologne, et on n’ignore pas qu’il sut glorieusement la porter. Quatre fois, de 1571 à 1601, les suffrages de l’oligarchie transylvaine se portèrent sur des membres de cette famille. Ce fut pendant la période où ils se succédèrent que les divisions religieuses vinrent s’ajouter aux périls que ses deux puissans voisins et son régime électif faisaient courir à la Transylvanie. Après l’abdication de Sigismond Batory (1601), elle fut occupée par les Impériaux dont le général Basta a laissé dans le pays, par les exactions et ses barbaries, un ineffaçable souvenir. Les ressentimens provoqués par son administration et par les persécutions des protestans suscitèrent une insurrection dont un magnat transylvain, Etienne Bocskay, se fit le chef. Cette insurrection fut victorieuse et força l’empereur Rodolphe II à conclure la pacification de Vienne (23 juin 1606). L’Empereur cédait la Transylvanie à Et. Bocskay, reconnaissait aux luthériens et aux calvinistes le droit de rester dans le pays et d’y exercer librement leur culte et prenait l’engagement de respecter les lois et les privilèges communs aux Transylvains et aux Hongrois. Parmi les dispositions d’une constitution à laquelle les patriotes attribuaient une origine plus ancienne que celle de la Constitution anglaise elle-même, le traité de Vienne confirmait celle qui réservait exclusivement les charges aux nationaux, il consacrait les franchises des villes et le droit d’élire le Palatin, c’est-à-dire le grand officier qui était, en vertu de sa charge, le général de toutes les armées, le médiateur entre le Roi et la nation, le pacificateur des troubles. Et. Bocskay mourut l’année même où il avait arraché à l’Empereur la reconnaissance des droits de la principauté. Sigismond Rakoczy, Gabriel Batory et Gabriel Belhlen lui succédèrent à bref intervalle (1606-1613). L’avènement de Ferdinand II, les alarmes que les protestans avaient de bonnes raisons pour en concevoir, jetèrent Gabriel Bethlen dans la grande lutte trentenaire qui devait changer l’équilibre et la face de l’Europe. La situation de l’Empereur était trop critique pour que le prince de Transylvanie, si dévoué à ses coreligionnaires, ne fût pas tenté de faire cause commune avec les Bohémiens. La Diète de Presbourg s’associa à ses résolutions et le proclama roi de Hongrie (25 août 1620). Mais la défaite des Tchèques à la Montagne-Blanche ruina les espérances que les débuts de son intervention avaient fait naître. Il sut, du moins, tout en négociant, en imposer assez par sa résistance pour obtenir un traité (paix de Nikolsbourg, 1621) par lequel, en renonçant à la couronne de Hongrie, il conservait la Transylvanie accrue des duchés silésiens d’Opeln et de Ratibor et de quelques annexes hongroises, et obtenait pour ses coreligionnaires de Hongrie la liberté de conscience. Cette paix n’était pour lui qu’un pis-aller. Elle ne lui fit pas perdre l’espoir de ménager, par des alliances avec la Porte et l’Empire, l’indépendance des deux pays qu’il ambitionnait de réunir. Il se livra pour cela à des négociations actives avec les agens des cours européennes à Constantinople. Il reprit les armes, mais les échecs de Mansfeld et de Brunswick, avec qui il devait combiner son action, lui firent comprendre qu’elle était inopportune, et il s’en tinta la confirmation du traité de Nikolsbourg. Son esprit remuant envisagea même en 1624 le projet d’un rapprochement avec les Habsbourg, fortifié par une alliance matrimoniale ; mais, éconduit à la Cour impériale, il demanda une femme à la maison de Brandebourg. Ce prince entreprenant et si richement doué rêvait encore, quand il mourut en 1629, le trône de Pologne.

Chaque vacance de la woïvodie mettait en péril l’indépendance de la principauté et devait donner lieu aux revendications de l’Autriche qui pouvait invoquer en cas de mort sans enfant la réversibilité stipulée par les traités. Gabriel Bethlen n’en laissait pas. Sa mort mit en présence sa veuve Catherine de Brandebourg, soutenue non seulement par l’électeur son parent, mais encore par la France, la Hollande et la Suède, et, d’autre part, un magnat, Georges Rakoczy, dont la famille avait déjà fourni un woïvode à la Transylvanie. Ses premières années furent trop troublées pour lui permettre de participer, comme son prédécesseur, à la grande lutte européenne qui allait prendre, grâce aux succès de Gustave-Adolphe, une tournure menaçante pour l’Empire. Mais sa situation se trouva dégagée par la retraite du palatin de Hongrie Esterhazy, qui opérait mollement pour l’Empereur, puis affermie par une intervention ottomane et par la diversion du roi de Suède.

Kakoczy entra en rapport avec Gustave-Adolphe. En 1632, l’année même où celui-ci périt à Lützen, le woïvode lui avait envoyé un agent, Paul Strasbourg, mais ce ne fut qu’à partir de 1637 que les négociations avec la Suède et la France prirent assez de consistance pour aboutir en 1643 à un traité. L’activité diplomatique de Rakoczy ne se limitait pas à ces deux États. En 1637, il traitait avec un agent du landgrave de Hesse, qui, l’année précédente, avait contracté une alliance avec la France. De 1637 à 1638, un professeur distingué de l’Université de Weissenbourg, Henri Bisterfeld, porteur des instructions du prince, sous prétexte de recruter des collègues, visita les cours de l’Europe. On constate sa présence à Stockholm un peu avant le 10 octobre 1637 et à Paris en juillet 1638. Il venait proposer un traité par lequel son maître s’engageait, moyennant un subside, à faire entrer en Hongrie au mois de septembre une armée de 40 000 hommes. Il le justifiait des soupçons qu’avait fait naître son altitude passée, il affirmait sa bonne intelligence avec le Divan. Le projet obtenait l’approbation de Grotius, l’ambassadeur de Suède en France et celle de Richelieu. Celui-ci pensait que, si l’affaire se concluait, le général suédois Baner devait entrer le plus tôt possible en Silésie, se rapprocher du prince de Transylvanie. Les représentans de notre pays et des Provinces-Unies à Constantinople reçurent l’ordre de seconder la négociation. Du Bois d’Avaugour fut chargé de porter à Rakoczy la réponse aux propositions de Bisterfeld. Le 15 novembre, il était reçu en audience à Ristritz. La sollicitude du woïvode pour les intérêts de ses coreligionnaires de Hongrie mit fin à ses hésitations et à ses atermoiemens, il traita avec la France et la Suède (1643). Ses alliés lui accordaient un subside annuel de 1 200 000 écus, et s’engageaient à respecter l’indépendance et l’intégrité de la Hongrie et de la Transylvanie. Il prit les armes l’année suivante. Ses succès lui procurèrent en 1645 une paix avantageuse. Le traité de Linz remédia aux infractions de celui de Vienne, reconnut les droits constitutionnels de la Hongrie, sans excepter l’article 31 de la bulle d’or d’André II qui légitimait l’insurrection, rétablit les protestans dans leur situation légale et consacra l’autonomie des deux pays. On ne connaîtrait pas Georges Rakoczy tout entier, si on ne signalait en lui que le politique hardi et mesuré ; il faut y voir aussi, comme dans Bethlen Gabor, dont il se rapproche par bien des côtés, un protestant fervent et tolérant, un protecteur ardent de ses coreligionnaires, un restaurateur de la prospérité intérieure, un patron des lettres et des arts. Les éclaircies sont trop rares dans l’histoire de la Transylvanie, l’activité pacifique, l’état social du pays sont trop souvent masqués par les luttes dont l’indépendance est le prix pour qu’on néglige l’occasion de rappeler qu’il y a, derrière les magnats qui chevauchent et guerroient, une société qui travaille, s’instruit et conserve pieusement les traditions des ancêtres. Ce qui domine dans cette société, ce sont ceux qu’on appelle les Valaques, ceux qui se glorifieront un jour de s’appeler les Roumains.

Georges Rakoczy II (1648-1660) eut l’ambition, mais non la prudence de son père. Ses prétentions au trône de Pologne le mirent aux prises avec les deux voisins contre lesquels la principauté ne pouvait se défendre qu’en les opposant l’un à l’autre, les Ottomans et les Impériaux. Attaqué par les premiers, il n’obtint pas le secours des seconds, qui le dépouillèrent au contraire des places qu’il possédait en Hongrie. Il périt glorieusement dans une bataille qu’il perdit contre le pacha de Bude, et la Transylvanie, pacifiée et florissante sous son père, redevint la proie des deux puissans adversaires qui se faisaient la guerre à ses dépens.

Si onéreuse qu’elle fût, la protection de la Porte était pourtant indispensable à son indépendance, et le jour où ce contrepoids manquerait entre les Carpathes et le Danube, où elle n’aurait plus pour la soutenir en face du gouvernement de Vienne que l’attachement de la Hongrie autrichienne a la charte antique des libertés communes, cette indépendance devait être singulièrement compromise. Or, pendant le long règne de Léopold Ier, qui fut élu roi de Hongrie en 1655 et empereur en 1657, la balance des forces entre les Ottomans et les Impériaux se modifia beaucoup au profit de ces derniers. Cette altération profonde de l’équilibre dans la région danubienne et carpathienne fut le résultat d’une série de campagnes heureuses, - de succès décisifs qui brisèrent l’offensive ottomane (bataille de Saint-Gothard en 1664, bataille de Vienne en 1684) et portèrent l’offensive autrichienne jusqu’en Serbie au-delà du Danube. Ces brillantes opérations furent couronnées par la victoire du prince Eugène à Zentha sur la Theiss (1697), et le bénéfice en fut acquis à l’Autriche par le glorieux traité de Carlowitz (1699), qui, de toute la Hongrie, ne laissa au Croissant que le banat de Temesvar.

La prépondérance conquise par la maison d’Autriche devait exercer sur la situation de la Transylvanie une influence décisive. La victoire de Saint-Gothard n’eut pas pour elle, non plus que pour la chrétienté, la portée qu’on pouvait en attendre. Elle ne gagna à la paix de Vasvar que la reconnaissance de Michel Apaffy comme woïvode. Son sort fut réglé, en même temps que celui de la Hongrie, par la Diète de Presbourg de 1687, où, en acceptant l’intronisation de l’archiduc Joseph, elle renonça au droit électif des États tant que la ligne masculine des Habsbourg autrichiens et espagnols ne serait pas éteinte, à la condition que le souverain prêterait serment à la Constitution. La Diète fut suivie de près par l’occupation des villes transylvaines au mépris de l’engagement d’assurer à Michel Apaffy II la succession paternelle. La docilité des États, l’abandon de leur droit électoral, l’acceptation de l’hérédité s’expliquent par le régime de terreur auquel le général Caraffa avait soumis le pays, sous prétexte d’une conspiration dont le comle Tekeli aurait été le chef. Les condamnations sanguinaires prononcées par le tribunal qu’on appelle le théâtre d’Eperies, du nom de la ville où il a siégé, ont laissé un souvenir indélébile. La résignation des États de 1687 entraîna la ruine des garanties inscrites dans la Constitution. La Transylvanie fut traitée en pays conquis. Beaucoup de familles de paysans, en majorité roumaines, émigrèrent en Turquie et grossirent le nombre de celles qui, s’étant converties au mahométisme, jouissaient, sous la domination ottomane, d’une condition tolérable.

Les mesures prises à la suite de la paix de Carlowitz par le gouvernement de Vienne annonçaient clairement l’intention de faire de la Transylvanie une province autrichienne et la principauté ne pouvait être rassurée sur son sort par les tendances conciliantes de certains patriotes comme l’archevêque de Kolocsa, Szechenyi et de certains personnages dirigeans du conseil aulique dont le plus considérable n’était rien moins que le prince Eugène. Des deux côtés, on était en méfiance et en éveil. Si désireux qu’il fût de conserver sa liberté d’action au moment de l’ouverture prochaine de la succession d’Espagne, le gouvernement impérial ne pouvait s’arrêter dans la voie d’arbitraire où il était entré. Il avait les yeux ouverts sur François Rakoczy comme sur le chef désigné d’une insurrection possible. Fils de François Rakoczy et d’Hélène Zrini qui épousa en secondes noces le comte de Tœkœli, il n’échappa aux pièges de son beau-père, qui aspirait à le déposséder des domaines considérables de sa famille, que pour être traité en otage à Vienne où il fut élevé. Il obtint cependant un jour la permission de voyager et il en profita pour épouser, au grand mécontentement de la cour impériale, la princesse de Hesse-Rheinfels. Il s’établit même en Hongrie, mais il ne tarda pas à y être arrêté comme suspect d’intelligences avec la France. Il s’évada et se réfugia en Pologne. Pendant les deux ans qu’il y passa, il fit des ouvertures aux deux agens français qui s’y succédèrent, le marquis de Héron et le marquis de Bonac, et, invoquant les anciennes garanties d’indépendance accordées par la France à ses prédécesseurs, il chercha à obtenir, en vue d’un soulèvement national, l’appui de la France ; mais la cour de Versailles, au début d’une guerre générale, resta sur la réserve et se contenta de témoigner sa sympathie par des allocations personnelles pour lui et son lieutenant Bersény.

Cependant, le mouvement insurrectionnel provoqué par l’excès de la fiscalité et de la misère éclatait spontanément. Il partit du château de Munkacs, demeure patrimoniale de Rakoczy, et c’est là que fut rédigé le 7 juin 1703 le manifeste qui l’annonçait et le justifiait. Alarmé à la fin de cette année par les succès de l’électeur de Bavière, Max-Emmanuel, qui, maître de Linz et de Passau, menaçait Vienne, par les reconnaissances que l’un des chefs des mécontens, Karolyi, poussait jusqu’à la capitale, le gouvernement impérial faisait des propositions de trêve, qui étaient appuyées par l’archevêque patriote de Kolocza et par les ministres d’Angleterre et des Provinces-Unies intéressées à assurer à l’Empereur sa liberté d’action contre la France dans la guerre de la succession d’Espagne. La tournure heureuse des événemens faisait d’autant plus honneur à Rakoczy que ses moyens étaient insuffisans, ses troupes peu nombreuses et peu disciplinées. La prise d’armes avait eu, à l’origine, un caractère populaire et les nobles s’étaient tenus à l’écart. Son chef n’avait disposé d’abord que d’une armée de paysans (Kurucz). Il avait à compter avec les mésintelligences de ses lieutenans, avec les préventions que sa qualité de catholique inspirait à une population en grande majorité protestante, avec des antipathies de races. Il eut affaire, par exemple, à l’hostilité des Croates, des pays limitrophes, Styrie, Autriche, Silésie, Moravie et des colons serbes de la Hongrie méridionale que les Hongrois désignaient sous le nom de Rasciens. Elu prince de Transylvanie, il apprit, en même temps que son élection, la défaite des Français à Blenheim, qui rendait sa jonction avec l’électeur impossible. A Agria, où il prit en 1705 ses quartiers d’hiver, les troupes qu’il passa en revue atteignaient un effectif de 75 000 hommes. A la suite de plusieurs revers qui ne l’empêchèrent pas de tenir tête à l’ennemi, il convoqua à Szecseny pour le 1er septembre 1705 les députés des comitats et des villes libres. L’assemblée décida de former une confédération comme on en faisait en Pologne et, l’élevant sur un bouclier, l’en proclama le chef. Il mit fin ensuite, à la satisfaction des deux partis, par l’attribution des édifices du culte aux diverses confessions religieuses, à des compétitions qui compromettaient l’union du pays et le succès de la cause nationale. Une délégation fut nommée pour demander aux États, convoqués à Vacharheil afin de l’investir de sa dignité, de se joindre à la confédération de Seczin. Rakoczy s’y rendit au mois de mars 1707. Avant de procéder à cette investiture, il fallait arrêter la capitulation qui devait régler les droits du prince et des États. La question se présentait sous d’assez mauvais auspices. On accusait le chef des mécontens d’avoir hérité de ses ancêtres l’ambition de rendre la principauté héréditaire dans sa maison ; d’autre part, il était bien décidé à ne pas accepter la capitulation humiliante imposée au dernier woïvode Apaffy. Les événemens ne justifièrent pourtant pas les craintes qu’on pouvait avoir au sujet de ses rapports avec les États. S’il dut se résigner à leur refus d’admettre dans la principauté un évêque catholique, l’accord se fit sur la capitulation. Rakoczy nomma ensuite les conseillers qui devaient, lorsque les États ne siégeaient pas, les représenter auprès de lui et sans l’avis desquels il ne pouvait rien faire. Le prince n’en avait pas fini toutefois avec la défiance de la Diète, non plus qu’avec l’esprit particulariste de l’aristocratie transylvaine. La Diète donna une nouvelle preuve de cet esprit en adoptant une loi qui permettait aux magnats de rappeler leurs sujets enrôlés sans leur consentement. Rakoczy s’y opposa vainement. C’était la ruine des recrutemens et des effectifs et, en le constatant, le prince ajoutait cette réflexion générale et mélancolique, que « c’est le sort des princes électifs d’être toujours soupçonnés. » Il ne se dissimulait pas d’ailleurs que le sort de la Transylvanie dépendait de celui de la Hongrie « parce que, la ville prise, la citadelle ne tient pas longtemps. » Sa plus grande force, ce semble, aurait dû lui venir des Szeklers, c’est-à-dire du rejeton le plus vigoureux de la race ongrienne, mais ici encore le patriotisme avait raison du patriotisme, les officiers des Szeklers les libérant du service militaire pour assurer la culture de leurs terres.

Les opérations n’empêchaient pas des négociations où intervenaient la France d’une part, l’Empereur et ses alliés de l’autre. La bonne volonté de la cour de Versailles, qui commençait seulement à se rendre compte de l’importance de la diversion due à l’insurrection, ne pouvait se manifester que par des subsides d’ailleurs insuffisans. Opérations et négociations languissaient également. L’ardeur du début diminuait dans les troupes à mesure qu’elles étaient soumises à une discipline destinée à leur donner plus de solidité, mais à laquelle des bandes de volontaires refusaient de se soumettre. Les négociations avec l’Empereur, tout en traînant en longueur, entretenaient des espérances pacifiques qui affaiblissaient l’élan des défenseurs de l’indépendance. La Diète d’Onod, après avoir paru s’associer à l’hostilité d’une minorité bruyante, se retourna en faveur du prince et vota d’enthousiasme la déchéance de Joseph Ier. Rakoczy, qui sentait de plus en plus ses moyens paralysés par la désorganisation politique et militaire, prêtait l’oreille à des propositions du Tsar pour le faire monter sur le trône de Pologne, au risque de se faire un ennemi du roi de Suède, Charles XII. La victoire du général impérial Heister à Trenczin (4 août 1708) livra aux Autrichiens la haute et la basse Hongrie. L’agent du prince à Versailles, le baron de Veltes, n’obtenait que des subsides et se confirmait dans la conviction qu’une réconciliation avec l’Empereur était la seule issue possible. D’autre part, les négociations de Rakoczy avec le général impérial Paffy mettaient en évidence la résolution persévérante de la cour de Vienne de ne pas reconnaître son élection en Transylvanie. En février 1710, le premier passa en Pologne pour se rapprocher des forces moscovites. Il n’en revint que pour signer la paix de Szathmar et retourna en Pologne d’où il partit pour la France. Le traité sanctionnait la Constitution nationale et accordait une amnistie (janvier 1711).

Le cadre historique eu nous avons dû nous contenter d’inscrire les principaux événemens « l’une guerre de huit ans, dernier effort de la liberté mourante de la Transylvanie, ne saurait donner l’idée du tableau qu’en a tracé celui qui en fut le héros. C’est dans son histoire des Révolutions de Hongrie, c’est dans ses Mémoires, et ce n’est que là qu’on trouvera le mouvement qui fait revivre sous la plume du protagoniste les scènes guerrières, les délibérations tumultuaires où se montre en action l’organisation sociale d’un pays qui pourrait être considéré, si la Pologne n’existait pas, comme la patrie d’élection de l’anarchie. Lui-même doit à ces écrits de personnifier aux yeux de la postérité la lutte pour l’indépendance, d’avoir un peu fait tort par l’entrain et le succès de ses récits à la renommée de son bisaïeul Georges Ier, qui fut cependant plus grand que lui. Sur les circonstances qui ont empêché son alliance avec la France, ses intelligences avec la Russie de sauver l’autonomie transylvaine, il s’est montré rése²vé. A la fin de ses Mémoires, s’il explique par les revers des Moscovites que le salut n’ait pu venir de leur côté, il se refuse à chercher les causes des mécomptes qu’il a éprouvés dans ses rapports avec la France, et il se borne à rendre hommage au roi « éclairé, de glorieuse mémoire, » qui n’a pas fait tout ce qu’il espérait. Réserve dont il faut faire honneur sans doute à son équité, mais à laquelle ont contribué peut-être aussi le prestige du grand roi et le souvenir de l’accueil qu’il avait trouvé auprès de lui et de la société française. Cet accueil lui était dû, car son intervention avait empêché l’Autriche de concentrer toutes ses forces sur le Rhin et de nous reprendre l’Alsace ; mais dans le public la curiosité pour une célébrité exotique n’y eut pas moins de part que le sentiment du service rendu. A cet engouement banal se joignirent pour lui la distinction avec laquelle il fut traité par le Roi et les faveurs qu’il en obtint, les sympathies de personnages tels que la Duchesse d’Orléans, le Comte de Toulouse, le Duc du Maine. Comme toujours, quand ses partis pris ne sont pas en jeu, c’est à Saint-Simon qu’il faut demander l’impression morale et physique produite par ce réfugié si dépaysé à Versailles qu’on devrait lui passer plus d’une dissonance. Le portrait que Saint-Simon nous a laissé nous montre, au contraire, un homme qui ne se fait remarquer dans un milieu nouveau pour lui que par sa noblesse, un homme simple et aisé, mesuré, régulier dans sa conduite et dans la tenue de sa maison, charitable et d’une piété aussi discrète que sincère. Ce serait un portrait sans ombre si le peintre n’y avait ajouté une touche équivoque, qui ne met rien de moins en jeu que le personnage historique : « après l’avoir vu de près, nous dit le grand mémorialiste, on demeurait dans l’étonnement qu’il eût été le chef d’un grand parti et qu’il eût fait tant de bruit dans le monde. » Qu’est-ce à dire ?… Comprenons seulement que le rôle de Rakoczy avait tellement frappé l’imagination de ses contemporains qu’on était surpris de ne trouver dans sa personne rien d’avantageux ni de théâtral.


Le traité de Szathmar (1711), en unissant la Hongrie à l’Autriche, n’avait pas confondu les destinées de la Transylvanie avec les siennes. La politique traditionnelle de la cour impériale trouvait plus d’avantage à les séparer qu’à les unir. La Transylvanie que Léopold Ier s’était fait céder par son dernier woïvode Apaffy II, garda la constitution particulière que cet empereur lui avait donnée en 1690. Elle releva directement du gouvernement de Vienne où elle eut sa chancellerie propre et dont l’autorité s’exerça par un conseil de gouvernement (gubernium) siégeant à Clausenbourg. Quand le successeur de Léopold Ier, Charles VI, voulut assurer sa succession à sa fille, la future Marie-Thérèse, la Transylvanie fut un des États d’Empire dont il dut obtenir l’acceptation. Le diplôme organique de Léopold respecta une organisation dont on fait remonter l’origine à saint Etienne. Elle avait pour base le comitat, qui était à la fois une circonscription territoriale et la congrégation des propriétaires nobles de cette circonscription. Ces congrégations concentraient presque entièrement les affaires locales. Par leurs ablégnts, qui jouissaient exclusivement du droit de vote dans les séances où se proposent les lois, elles étaient maîtresses dans les diètes.

Les desseins du gouvernement aulique contre cette institution fondamentale ne pouvaient trouver d’opposition que chez les bénéficiaires de la vieille constitution nationale, dans ce qu’on appelait le peuple de Verboczy, du nom du légiste qui avait codifié dans son jus tripartitum le droit public d’une société fondée sur les privilèges des magnats, de la petite noblesse et des villes libres. La population roumaine ne pouvait, au contraire, que se réjouir des atteintes portées à un régime qui ne lui faisait aucune place. Elles devaient être d’autant mieux accueillies par elles qu’elles sembleraient liées à l’amélioration de sa condition sociale. Cette condition, c’était le servage. Elle la supportait avec une résignation qui n’excluait pourtant pas les protestations ni les révoltes et, d’autre part, la conscience de sa nationalité ne semble s’être éveillée chez elle qu’assez tardivement. On ne se trompera pas en pensant que les mesures humanitaires et centralistes de Marie-Thérèse et surtout de son fils Joseph Ier, qui les systématisa au point de leur donner son nom, contribuèrent à faire renaître chez les Roumains le regret de l’autonomie et le désir de la recouvrer. On s’intéressait à leur condition privée, ils se rappelèrent qu’ils pouvaient avoir une vie nationale, qu’ils étaient un peuple. Marie-Thérèse fit rédiger un code rural (urbarium), qui réglementa et adoucit le régime féodal. Les paysans cessèrent d’être attachés à la glèbe, ils purent élever leurs enfans à leur guise, leurs redevances furent fixées à un taux proportionnel, leurs procès soumis à la juridiction des comitats. La résistance du magyarisme à l’application de ces réformes exaspéra la plèbe roumaine, l’amena à un sentiment plus vif, plus amer de sa déchéance sociale et en même temps nationale. Dans la jacquerie qui éclata en 1184 et eut pour chef un paysan, Horia, le sentiment nationaliste se mêla forcément, à cause de la confusion entre le seigneur et l’étranger, à la passion anti-féodale. En même temps que les préoccupations humanitaires des souverains relevaient les Valaques à leurs propres yeux et réveillaient chez eux, par voie de conséquence, l’amour de leur passé et de leurs origines, Joseph II, en détruisant la forteresse légale de leurs oppresseurs, en détruisant les comitats, en faisant passer tous leurs pouvoirs à l’alispan, devenu un fonctionnaire gouvernemental, en divisant le pays en cercles, dont chacun était administré par un capitaine de cercle (Kreishauptman), en confiant l’administration des finances à un fonctionnaire, n’irritait pas seulement la nation dominante, il diminuait son prestige aux yeux de la population sujette et l’encourageait indirectement à conquérir, après son émancipation civile, son indépendance politique.

L’union d’une partie des orthodoxes roumains au rite catholique favorisa beaucoup aussi le nationalisme. Les persécutions religieuses avaient eu leur part dans les malheurs de la population sujette. Ce fut d’abord la confession orthodoxe et la confession catholique qui eurent à souffrir du prosélytisme luthérien et calviniste. L’ascendant des Habsbourg dans la principauté et son incorporation ne profitèrent pas au catholicisme autant qu’on aurait pu le croire. Après la bataille de Zentha. le métropolitain orthodoxe, Théophile, obéissant à l’influence des jésuites, convoqua en 1697 un synode de l’Eglise roumaine de Transylvanie et lui fit accepter l’union. Elle impliquait l’adoption des dogmes de l’Eglise romaine, non celle de la liturgie qui, pour ménager les habitudes, ne changeait pas. Ce ralliement au romanisme fut confirmé par les soins du successeur de Théophile, Athanase Anghel (1697-1714). L’Autriche y poussait naturellement beaucoup et faisait espérer que la conversion des Roumains les relèverait de certaines incapacités civiles et politiques. Ce fut l’archevêque roumain de Transylvanie, Innocent Micou, qui, de 1730 à 1731, se voua à la tâche de multiplier les uniates et d’obtenir, pour eux les avantages matériels qu’on leur avait fait espérer. Mais ses efforts, qui ne tendaient à rien moins qu’à faire admettre les Roumains comme nation à côté des Magyars, des Saxons et des Szeklers, rencontrèrent auprès de la Diète une telle résistance que Marie-Thérèse, qui s’était portée garante des promesses faites par lui, dut renoncer à le soutenir. Le roumanisme ne laissa pas de profiter indirectement de cette tentative. Si le mouvement d’union dirigé par Micou sous le patronage de la couronne ne procura pas aux Roumains l’amélioration matérielle de leur sort et ne prit pas l’extension qu’on aurait pu prévoir, le clergé catholique qui en sortit donna à la vie intellectuelle une vive impulsion. Elle aboutit à la création d’une école d’historiens nationaux, qui, en rendant les Roumains plus fiers de leur passé, leur donna a un plus haut degré le sentiment de leurs devoirs envers l’avenir. Ce fut la Transylvanie qui eut la gloire d’être le berceau de cette renaissance intellectuelle et nationale, le séminaire de Blache en fut le centre. Elle est représentée surtout par trois historiens, Samuel Micou, Georges Schinkaï et Pierre Maior, qui apprirent à leurs compatriotes leurs origines et les titres de leur émancipation.

Le successeur de Joseph II, Léopold II, se prêta, en la modérant, à une réaction contre la politique réformiste, centraliste et égalitaire des deux règnes précédens. Ce fut naturellement au profit de la Hongrie que s’opéra cette réaction, qui fut une transaction habilement ménagée par un souverain populaire entre la vieille constitution magyare et l’amélioration de la condition des classes inférieures. L’autonomie transylvaine y gagna quelque chose : sa chancellerie fut séparée de la chancellerie hongroise et ramenée à son ancienne forme. En accordant aussi aux Serbes la faveur d’une chancellerie particulière, la chambre aulique montrait une fois de plus sa répugnance à laisser absorber les diverses nationalités de l’Empire par la nationalité magyare.

Les Hongrois aspiraient toujours, au contraire, à faire du grand-duché de Transylvanie une annexe du royaume. La Diète qui s’ouvrit au lendemain du couronnement de l’empereur François II, à Bude (1792) souleva encore la question, mais le nouveau roi ne voulut rien faire sans connaître le sentiment des intéressés, et ceux-ci, qui s’étaient d’abord laissé tenter par l’idée de l’annexion, manifestèrent ensuite une préférence réfléchie pour l’autonomie. La persévérance des Magyars à reproduire le même vœu n’aura d’égale que celle de la Transylvanie à le repousser. Le jour arrivera où, la partie la plus faible n’étant plus protégée par le médiateur commun, la plus forte réalisera d’une façon unilatérale et révolutionnaire l’article le plus important de son programme national.

Séparatiste contre l’Autriche, la Hongrie de Kossuth se montra en effet très unitaire à l’égard des Etals de la couronne de Saint-Etienne. A l’unité personnelle dont se contentaient les Habsbourg elle substitua l’unité politique. C’est ainsi que la Diète de Pesth vota l’incorporation de la Transylvanie sous réserve de la ratification de la Diète transylvaine. Mais, pas plus dans celle-ci que dans le parlement hongrois, les Roumains qui formaient la majorité de la population n’étaient représentés. Les soixante-neuf députés attribués à la Transylvanie par la constitution kossuthiste ne représentaient que les trois nations dont l’ancienne constitution reconnaissait exclusivement l’existence : Magyars, Saxons, Szeklers.

Tant d’archaïsme n’était plus de saison. Depuis le XVIIIe siècle, pour ne pas remonter plus haut, la conscience de la nationalité s’était beaucoup développée chez les Roumains de Transylvanie. La crise qui amenait tous les peuples de l’Empire à faire valoir leurs titres à l’autonomie leur offrait l’occasion favorable pour invoquer les leurs. Du parlement magyar, de la Diète transylvaine, composés comme nous venons de le dire, ils ne pouvaient rien attendre ; dans leur loyalisme, ils s’adressèrent à l’Empereur, et ce loyalisme ne les trompa pas. Ce fut au jour fixé par le gouvernement de la principauté, devant deux commissaires royaux que 40 000 d’entre eux s’assemblèrent le 15 mai 1848 à Blache (Blasendorf), au centre du roumanisme, sous la présidence de Siméon Barnoutz. Cette assemblée adopta une pétition des droits en cinq articles, qu’il faut connaître en substance pour apprécier la nature et la portée des revendications roumaines du moment. Représentation proportionnelle dans la Diète et le personnel administratif, judiciaire et militaire ; libre emploi de la langue ; assemblée nationale annuelle ; Comité national permanent ; substitution du nom légal de Roumains à celui de Valaques qui rappelait l’ancienne servitude ; indépendance de l’Eglise sans distinction de confessions, rétablissement de la métropolie et des synodes annuels ; abolition des corvées et des autres entraves de l’agriculture ; liberté de l’industrie et du commerce ; liberté absolue de parler et d’écrire ; liberté individuelle ; droit de réunion et. d’association ; procédure publique et orale, jury criminel ; service universel et garde nationale ; écoles secondaires et supérieures aussi bien subventionnées que celles des autres races ; dotation du clergé ; répartition égale des charges fiscales ; élaboration d’une constitution et d’une législation nouvelles sur les bases de la liberté, de l’égalité et de la fraternité par une assemblée ; réserve exclusive de la question de l’union a la nationalité roumaine, c’est ainsi que les Roumains mêlaient dans ce programme les préoccupations nationales et les dogmes démocratiques qui en marquent bien la date. En même temps qu’elle votait cette sorte de déclaration des droits, l’Assemblée constituait un comité national exécutif. Les espérances qui s’attachaient à cette initiative politique ne durèrent pas longtemps. Quand les délégués de cette Assemblée se rendirent à Innsbrück pour remettre au Roi ces revendications, ils apprirent officiellement que la Diète transylvaine avait voté l’union (30 mai). On leur annonçait, pour les consoler, qu’une loi particulière allait leur donner satisfaction sur la question des fonctionnaires : on eut même la prévenance de les inviter à prendre part aux travaux de la commission chargée de régler les conditions de l’union : mais, de cette union, ils ne voulaient pas entendre parler. Il ne leur restait qu’à rentrer chez eux.

Ils trouvèrent leurs compatriotes en révolution, Entre Roumains et Hongrois se produisent des scènes de violence qui font couler le sang. Le gubernium, malgré l’attitude loyaliste des premiers, dissout le Comité national. Le 16 septembre, dans une seconde assemblée réunie également à Blasendorf, les Roumains refusent de reconnaître le gouvernement insurrectionnel de Pesth et de lui fournir des conscrits. De nouveau, ils réclament l’ouverture d’une Diète transylvaine, avec une représentation proportionnelle des diverses nationalités, tandis que le commissaire du gouvernement hongrois cherche à réaliser l’union par la force. Les hostilités de races se déchaînent et s’unissent : Magyars et Szeklers d’une part, Roumains et Saxons de l’autre. L’armée se partage suivant la nationalité des régimens. Le loyalisme des Roumains s’accentue d’autant plus que leurs adversaires ont complètement rompu avec le gouvernement de Vienne. La situation, jusque-là favorable aux armes impériales, tourne en faveur de l’insurrection quand le général polonais Bem est nommé commandant en chef des forces insurrectionnelles en Transylvanie. Bem se rend maître de la principauté tout entière. Il cherche, notamment par une amnistie, à pacifier le pays, mais il est débordé par les fureurs sanguinaires de ses troupes, auxquelles son successeur Csanyi donne libre cours. L’amnistie est révoquée, des cours martiales sont instituées et les Roumains, comme les Saxons, soumis à une persécution qui fait beaucoup de victimes. Les montagnards roumains qui, sous le nom de Motzes, habitent les chaînes du Bihar et de la Vlaghiasia résistent seuls aux Hongrois. Ceux-ci essaient d’avoir raison de cette résistance par des promesses de nature à la désarmer et profitent des négociations auxquelles elles donnent lieu pour occuper Abroud, qui est repris, perdu et repris par leurs adversaires. C’est alors que l’Autriche, désespérant de son salut, fait appel à la Russie. Les armées russes interviennent, le général Luders entre en Transylvanie, Paschkewitch en Hongrie, et le général magyar Gorgey signe le 13 août 1849 la capitulation de Villagos.

L’issue de la lutte avait relevé, bien qu’elle eût failli y périr, le prestige de la monarchie et fait comprendre à la Hongrie la nécessité de ménager les nationalités de la couronne de Saint-Etienne. L’une et l’autre, toutefois, oublièrent bien vite les leçons de cette terrible crise. La Transylvanie y gagna d’être reconnue comme un pays de la couronne, indépendant de la Hongrie : cette indépendance fut inscrite dans la constitution du 4 mars 1849, premier expédient auquel l’Autriche eut recours pour trouver un nouvel équilibre politique. Cette constitution accordait le même traitement à la Croatie et à la woïvodie serbe et proclamait le droit de tous les peuples de l’Empire à conserver leur nationalité et leur langue. Il est vrai qu’elle ne fut pas appliquée, mais celle que lui substitua la patente du Ier janvier 1852 confirma l’autonomie de la principauté. Celle-ci n’aurait pas eu à se plaindre du centralisme qui allait être pendant dix ans le système gouvernemental de l’Autriche, si le centralisme n’avait pas été inséparable du germanisme et de la compression administrative. Plus négligée au point de vue économique que les autres parties de la monarchie, elle eut à souffrir comme elles de la fiscalité et de la bureaucratie.

La raison d’être du système centraliste, c’était, en fortifiant l’autorité dynastique, d’accroître l’influence de l’Autriche en Europe. Loin de là, la guerre de Crimée, le Congrès de Paris la brouillèrent avec la Russie, posèrent la question italienne et celle de l’union des principautés danubiennes. Nous n’avons pas besoin de signaler l’importance de cette union accomplie en 1859 pour l’avenir des rapports de la Transylvanie et de la Transleithanie. De ce jour, les Roumains du dincolo, comme on appelle ceux qui font partie de la monarchie austro-hongroise, ne pourront s’empêcher d’envier le sort de leurs frères de la Tara, c’est-à-dire d’au-delà des Carpathes, de songer à se réunir à eux.

Ce fut le péril italien qui mit d’abord à l’épreuve la force de résistance de l’Autriche centraliste. On sait comment elle la soutint. Désabusée du centralisme pur, qu’Alexandre Bach emporta dans sa chute, elle eut recours à des régimes empiriques plus ou moins artificiels qui la débilitèrent sans avoir raison du solide tempérament qu’elle devait à la force de l’idée dynastique.

Dans l’histoire de ces expédions, une seule chose doit nous occuper : la situation et le rôle de la Transylvanie. Pendant cette période d’expérimentations, celle-ci est toujours traitée comme un grand-duché ne relevant que de la couronne, qui s’en sert maintes fois pour l’opposer à la Hongrie. La loi électorale, qui accompagnait la patente du 26 février 1861, lui accordait vingt-six sièges dans la seconde Chambre. Schmerling, pour donner à son système pseudo-constitutionnel une apparence de vérité, chercha à attirer au Reichstag, où les Hongrois refusaient de se faire représenter, les députés de la Croatie et de la Transylvanie. La Croatie, qui estimait n’avoir pas été récompensée comme elle le méritait pour avoir si brillamment contribué, en 1848, au salut de la monarchie, ne se prêta pas à cette manœuvre. Les Roumains, au contraire, y virent l’occasion de faire pièce aux Magyars et plaisir à Schmerling, qui s’était opposé à la réunion du grand-duché. En novembre 1861, un Hongrois, que tous ses compatriotes considéraient comme un transfuge de leur cause, le comte Nadasdy, fut nommé chancelier aulique de Transylvanie, un gouvernement militaire fut établi dans le pays, et le siège de l’administration transféré de la ville magyare de Kolozvar dans la ville allemande d’Hermanstadt. L’élément roumain et l’élément saxon se rencontraient dans une hostilité commune contre les Magyars et, par suite, dans un certain concours donné au gouvernement central. Cet esprit se manifesta dans le congrès roumain qui se réunit à Hermanstadt sous la présidence de l’évêque populaire Siaguna. D’autre part, en 1862 et 1863, l’Université saxonne se montra favorable au régime de germanisme et de pseudo-parlementarisme instauré par la patente de février 1861 et à l’extension des lois autrichiennes à la Transylvanie. La principauté reçut une nouvelle loi électorale et élut une Diète qui, malgré l’abstention des députés magyars et szeklers, abolit l’acte d’union de 1848, adopta les constitutions d’octobre 1860 et de février 1861, et élut ses délégués au Reichsrath que le ministre put, dès lors, avec quelque apparence, présenter comme un Reichsrath plénier. Les Roumains avaient bien mérité du centralisme. Schmerling les récompensa eu les faisant passer de l’autorité spirituelle du patriarche serbe de Carlowilz sous celle de leur compatriote Siaguna, pour qui fut créée la dignité de métropolite de l’Eglise orthodoxe roumaine.

Ce fut encore, comme en 1859, une guerre malheureuse qui obligea l’Autriche à chercher une nouvelle pondération des forces dont les tendances centrifuges l’avaient rendue impuissante à soutenir un Europe les traditions de son brillant passé. Le traité de Villafranca et la constitution d’un royaume italien lui avaient fait perdre une de ses plus riches provinces et la suprématie dans la péninsule. Plus tard, la paix de Prague, si elle ne lui coûtait pas d’autre sacrifice territorial que celui de Venise auquel elle était depuis longtemps résignée, l’excluait de la sphère où elle avait concentré son plus grand effort et conquis son prestige. Le nouveau centre de gravité qu’elle devait se donner, elle ne paraissait plus pouvoir le trouver que dans la coopération harmonique des nationalités qu’elle avait soumises, en les opposant les unes aux autres, au centralisme et au germanisme. Elle avait à gagner et à utiliser ces forces morales qui, comme le sang dans les artères, propulsent le mouvement de l’organisme social et gouvernemental. Si elle n’adopta pas la solution radicale et héroïque du problème, le fédéralisme, elle en posa en termes généraux les données : concilier l’unité de l’Empire avec la satisfaction des aspirations légitimes des nationalités qui le composent. Entre le fédéralisme qui l’effrayait et le dualisme qui, ayant prouvé sa force, était apparu dès lors comme un recours possible, elle fit vite son choix. L’idée d’un compromis avec la Hongrie n’était pas, en effet, nouvelle ; elle avait été envisagée avant Sadova et l’élaboration en avait suivi immédiatement la chute de Schmerling (1865). Sur les conditions de ce compromis, la Hongrie, sous la direction du chef de la majorité parlementaire, Franç. Deak, prenait une position très nette. Les discussions de la sous-commission nommée pour discuter le projet auraient dissipé au besoin toute équivoque. Andrassy y déclarait que le dualisme ne pouvait signifier qu’une chose, l’union des libéraux allemands et magyars pour le gouvernement de la monarchie. La guerre entre l’Autriche et la Prusse qui amena une prorogation de la Diète (26 juin) rendait le compromis nécessaire et urgent, et ce fut sous la pression des événemens qu’il fut conclu. En l’annonçant au pays, François-Joseph exprimait l’espoir que le parlement hongrois tiendrait compte des légitimes revendications des pays de la couronne de Saint-Etienne. En sanctionnant l’union, qui était la conséquence du retour aux lois de 1848, il avait laissé entendre qu’elle appelait une révision de nature à satisfaire les Roumains. Mais ces bonnes intentions ne furent pas réalisées. Andrassy représenta à l’Empereur que, dans un temps d’engouement pour le principe des nationalités, après la constitution de la Moldo-Valachie, il y aurait péril pour l’œuvre commune à accueillir les vœux des Roumains. Il n’en fut plus question. Les députés roumains et saxons protestèrent contre l’adoption sans discussion des lois kossuthiennes, comme ils avaient demandé, sans l’obtenir, qu’on substituât dans l’adresse aux mots « nation hongroise » une expression impliquant qu’il y avait en Hongrie plusieurs nations. Trop convaincus de leur faiblesse, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, la plupart votèrent le projet sur les affaires communes et assistèrent au couronnement (juin 1867).

La question roumaine n’en existait pas moins el la façon dont les Hongrois useraient de leur victoire déciderait si le compromis serait mieux accueilli par les nationalités transleithanes qu’il ne l’avait été en Cisleithanie.

Les bénéficiaires du compromis ne sont pas arrivés tout de suite au système de la magyarisation hâtive et violente. La loi de 1868 sur les nationalités, tout en restant bien en deçà du programme de 1867, admettait le droit de chacune à se développer pacifiquement. Elle procédait des idées conciliantes personnifiées par Eotvos et Franç. Deak. Mais l’œuvre de patiente assimilation à laquelle ils ont attaché leurs noms devait céder à la manière forte. Cette préférence s’explique, si elle ne se justifie pas, par la situation réciproque des Hongrois et des Roumains en Transylvanie et en Europe, par les traditions historiques, par le génie ethnique de la race ongrienne. Une assimilation lente n’était certes pas impossible, mais elle était rendue difficile par la propagation rapide de la race roumaine, par sa résistance, d’autant plus efficace qu’elle était en partie passive, par l’attraction du roumanisme danubien. Elle était d’autre part difficilement compatible avec le mépris que des siècles d’oppression avaient laissé aux conquérans à l’égard d’une population si longtemps asservie et sans existence politique. Leur isolement ethnique les privait de la force et de la joie qu’une grande race, telle que la race slave pour ne citer que celle-là, puise toujours dans les sympathies des frères, des demi-frères que les événemens ont séparés, auxquels ils ont fait des destinées politiques différentes. Inquiétude, répugnance à entrer dans les idées, à ménager les sentimens d’autrui, par dessus tout, orgueil où le sang finnois qui coule dans leurs veines a peut-être la plus grosse part, les Magyars avaient de bonnes raisons pour se laisser entraîner vers l’impérialisme, et personne n’était mieux fait que Stephen Tisza pour les y pousser et pour l’incarner. « Mon peuple périra par l’orgueil, » disait dès 1849 Szecbenyi, qui devint fou de chagrin en voyant ses compatriotes s’engager dans une voie qu’il croyait fatale à son pays.

Du jour où le gouvernement de Buda-Pesth eut opté pour la magyarisation rapide, c’est-à-dire brutale et sournoise, il ne négligea rien pour la faire triompher. La première chose, c’était de faire en sorte que la tribune et la presse ne se fissent pas l’écho des récriminations des victimes. Le magyarisme y est arrivé par la loi électorale et par les expédiens qui en ont aggravé l’application. L’inégalité, qui est à la base de cette loi, vise à exclure les Roumains du scrutin ; tandis qu’elle y admet la noblesse magyare sans condition de cens, celui qu’elle exige des autres électeurs est trois ou quatre fois plus élevé dans les communes rurales que dans les villes. C’est que les Roumains sont restés surtout un peuple de paysans. Le scrutin n’est donc accessible qu’à un petit nombre de grands propriétaires agricoles. Grâce à l’arbitraire avec lequel sont tracées les circonscriptions, la proportion entre le nombre des députés et le chiffre de la population est une proportion à rebours. Dans quatre comtés magyars, il y a un député par 460 kilomètres carrés et par 34 000 habitans. Vingt-deux cercles, comptant 5 161 électeurs pour la plupart non roumains, élisent douze députés ; 5 275 électeurs du cercle exclusivement roumain de Karansebes dans le Banat en élisent un. Les lieux de vote désignés par l’administration sont éloignés des centres de population roumaine, ce qui rend le déplacement difficile ou impossible pour les électeurs. Il arrive même qu’on empêche les électeurs roumains de voter en leur interdisant l’entrée de la salle de vote. Ces procédés ont obtenu l’effet désiré, ils ont fermé le parlement aux mandataires des victimes. Celles-ci s’abstiennent et ne sont représentées que par quelques députés. En 1867, un seul réussit à passer et il ne voulut ni occuper son siège ni résigner son mandat,

Si pour la population opprimée la tribune parlementaire est muette, la presse ne supplée pas à son silence. Elle est bien placée sous la juridiction du jury, mais ces jurys sont hongrois aussi bien que les tribunaux. Quand un jury est suspect d’indépendance, les affaires de presse sont transférées dans un autre. C’est ainsi que, les jurés allemands d’Hermanstadt ayant acquitte des prévenus roumains pour délits de presse, le cercle judiciaire de cette ville fut annexé en 1884 au cercle de Kolozvar, dans un milieu magyare où se recrutèrent dès lors les jurés.

A ceux qui n’ont, pour faire entendre leurs griefs, ni la voix de la tribune ni celle de la presse, il reste le droit de pétition. Mais le Roi respecte trop scrupuleusement le marché qui a livré aux Magyars les États de la couronne de Saint-Etienne pour accueillir cette voie de recours. Au moment du compromis, François-Joseph avait renoncé à insister sur les ménagemens dus aux droits historiques de la Transylvanie. En 1892, il ne reçut même pas les délégués du congrès national roumain d’Hermanstadt qui lui apportaient un mémorandum des iniquités dont ils demandaient la réparation et des garanties qu’ils stipulaient pour l’avenir.

Les libertés publiques n’ont de prix que parce qu’elles sauvegardent celles qui sont précieuses en elles-mêmes, les libertés privées, primordiales qui intéressent l’individu et la famille. Ce sont ces dernières qu’il faut atteindre, si l’on veut déraciner l’âme d’un peuple, lui faire produire de nouveaux fruits. Il est vrai que les procédés exigés par cette opération révoltent plus que les attentats contre la liberté de parler et d’écrire. Les Magyars ne pouvaient reculer devant ce qu’elles ont de particulièrement odieux. Ici comme ailleurs, c’est par l’école que cette œuvre de dénationalisation essaie de s’accomplir. La loi scolaire à laquelle est attaché le nom d’Apponyi (1907) impose l’enseignement exclusif du hongrois. Cet enseignement commence dès les salles d’asile (Kisdedov), où les familles sont obligées d’envoyer les enfans dès l’âge de trois ans quand elles ne peuvent établir qu’elles exercent sur eux une surveillance suffisante. L’enseignement libre est tellement paralysé que, sur les cent quatre-vingts établissemens d’instruction secondaire de la Transylvanie et du Banat, il n’y en a que six qui soient roumains. L’arbitraire des inspecteurs scolaires leur rend la vie difficile. L’une de ces écoles a eu une grande influence sur la renaissance du roumanisme, c’est celle de Blache dont nous avons déjà parlé. Plus qu’une autre elle devait souffrir de la malveillance de l’administration. Elle a été menacée d’être fermée ou transformée en école d’État, si certaines améliorations matérielles évaluées à 200 000 francs n’y étaient pas exécutées d’urgence. Cette somme fut fournie par une souscription nationale à laquelle les Roumains d’au-delà des Carpathes durent renoncer à contribuer, en présence de l’interdiction du gouvernement qui vit dans leur participation une manifestation daco-roumaine. L’enseignement supérieur roumain se réduit à deux chaires de littérature et d’histoire roumaines. Les cours y sont faits en magyar. Le recrutement du personnel de l’enseignement secondaire se fait exclusivement dans la race conquérante (lois de 1879 et de 1883).

Les fonctionnaires et la population en général sont soumis à une surveillance tracassière, dirigée en vue d’obtenir des gages de loyalisme magyar. On force les premiers à changer leurs noms de baptême et de famille contre des noms hongrois. Les noms de lieux subissent la même transformation. Le magyar est la langue exclusive des administrations publiques. L’armée où le commandement, qui se réduit à quatre-vingts mots environ, est fait en allemand et où l’instruction militaire est donnée nécessairement dans la langue maternelle des recrues, n’en est pas moins un instrument puissant d’unification.

L’action de l’Etat est secondée par l’influence des hautes classes. Cette influence est particulièrement efficace dans une société qui, malgré les réformes égalitaires inaugurées au XVIIIe siècle par l’absolutisme éclairé el élargies au XIXe par le démocratisme kossuthiste, a gardé beaucoup de survivances de l’esprit aristocratique et même féodal. Le magyarisme n’avait rien à faire pour s’assurer le concours de la grande propriété seigneuriale et ecclésiastique, il lui était acquis d’avance ; mais il a visé à conquérir la classe moyenne et urbaine, les professions libérales, et il y a en partie réussi.

Pour résister à une absorption qui se sert de tous les moyens, les Roumains de Transylvanie ont une armature défensive qui s’est montrée à l’épreuve de la force et de la ruse : leur nombre d’abord, puis leur fidélité inébranlable à leur langue et à leurs traditions et jusqu’à la séduction qui s’allie chez eux à la ténacité. D’après la statistique officielle dressée en 1910 par le gouvernement hongrois, la Transylvanie, en dehors du Banat, de la Chrishiane et du Maramouresh, compte 1 540 088 Roumains, c’est-à-dire 57,5 pour 100 de la population totale, ceux de la Transleilhanie tout entière atteignant le chiffre de 3 123 335. Malgré les émigrations en Roumanie, leur nombre ne fait que grandir. Réfractaires à la pénétration des races voisines, dont ils se refusent à apprendre la langue, ce sont eux, au contraire, qui les entament et les assimilent par leur natalité élevée, par leur vivacité d’esprit, leur souplesse, leur charme. C’est encore le génie latin qui triomphe avec eux. Tout en subissant dans la liturgie et même la langue des infiltrations slaves, ils ont préservé à l’égard du slavisme leur originalité ethnique ; ils absorbent les Serbes, qui se laissent faire, désarmés par leur bonne grâce ; ils éliminent lentement les Allemands et les Magyars. Opiniâtreté et douceur, voilà de quoi avoir raison de bien des choses. C’est aux hommes aussi presque autant qu’aux femmes qu’il faut appliquer le proverbe : « Dès qu’une Valaque est entrée, toute la nation devient valaque. »

Ils ont, nous le savons, pour obtenir leur libération, d’autres vertus encore. Les unes et les autres ne leur suffiront pas pour cela. Heureusement ils trouvent dans la Roumanie danubienne des frères aînés qui comprennent les devoirs que leur impose envers des cadets déshérités le rang qu’ils ont acquis dans la civilisation occidentale et latine. Ces devoirs ne peuvent assurément leur faire oublier ceux qu’ils ont envers eux-mêmes, mais ils sentent plus encore que les uns et les autres s’accordent pour les décider à courir les risques inséparables de la réalisation d’un idéal en faveur duquel semblent conspirer des circonstances comme il s’en rencontre rarement dans la destinée d’un peuple. Mais la question de savoir s’il leur convient d’en profiter ne regarde que les Roumains. Quant à nous, nous n’avons voulu ici faire qu’une chose, rappeler, non pas certes à ceux qui le savent si bien, mais au public français, qui le sait peut-être moins, et qui, à cause de ses sympathies pour leur cause, ne sera peut-être pas fâché de le savoir mieux, que les origines du roumanisme remontent plus haut qu’on ne le croit généralement, qu’en conservant d’une façon jalouse leurs traditions, en luttant obscurément sous la conduite de leurs woïvodes et de leurs magnats pour l’indépendance de la Transylvanie contre la maison d’Autriche, les paysans valaques, les serfs kouroucz écrivaient les premières pages de son histoire.


G. FAGNIEZ.