La Transformation militaire de l'Angleterre (1914-1916)

La transformation militaire de l’Angleterre 1914-1916
Général Malleterre

Revue des Deux Mondes tome 34, 1916


LA TRANSFORMATION MILITAIRE
DE
L'ANGLETERRE
1914-1916

Le 23 juillet 1914, l’ultimatum de l’Autriche à la Serbie surprenait l’Angleterre en pleine illusion pacifique. Et, quelques jours plus tard, le canon de Liège ne lui laissait pas le temps de réfléchir davantage et l’entraînait dans le grand drame européen. L’intervention de l’Angleterre aux côtés de la France et de la Russie faisait entrevoir soudain aux dirigeans de la politique allemande la profonde erreur dans laquelle ils étaient tombés en méconnaissant la mentalité anglaise, en même temps que le danger de la lutte qu’ils avaient déchaînée. Il était trop tard pour reculer ; l’orgueilleuse présomption des chefs militaires ne l’eût pas permis. La question de vie et de mort était engagée. Et puis, malgré le risque imprévu, la formidable machine de guerre germanique n’était-elle pas capable de broyer les armées française et russe, insuffisamment préparées, avant que la « misérable petite armée britannique » ait pu apporter sur le champ de bataille une aide sans lendemain !

On s’étonne aujourd’hui, après deux ans de guerre, que l’empereur Guillaume II et ses conseillers se soient mépris à ce point sur les sentimens de la nation anglaise et sur sa force militaire réelle. Tout au plus accordaient-ils à la flotte anglaise une certaine supériorité du moment vis-à-vis de la flotte allemande, et pensaient-ils qu’elle réserverait son rôle à empêcher seulement toute action offensive sur les côtes de France voisines de l’Angleterre, laissant les croiseurs rapides de Kiel et de Wilhelmshafen courir et écumer les mers. Cette aberration est d’ailleurs du même ordre que celle qui fît croire à l’Etat-major de Berlin qu’il n’aurait qu’à frapper à la porte de la Belgique pour obtenir libre passage vers les Flandres françaises, et que l’Italie se conformerait au traité de dupe qui la liait à son ennemie héréditaire, l’Autriche.

La politique de l’Angleterre, même après que l’Entente de 1904 l’eut rapprochée de la France et plus tard de la Russie, avait bien donné, au cours des dernières années, quelques raisons de croire qu’elle voulait avant tout écarter une guerre européenne, même par des sacrifices d’amour-propre personnel, et qu’elle n’y participerait en tout cas que si elle y était absolument contrainte, et seulement dans une mesure proportionnée à ses intérêts. La doctrine du « splendide isolement » et de l’égoïsme insulaire paraissait rester intangible. L’Allemagne avait constaté l’affaiblissement de la diplomatie anglaise après la mort d’Edouard VII. Dans tous les événemens sensationnels qui troublèrent l’Europe depuis 1904, question du Maroc, révolution jeune-turque, crises et guerres balkaniques, l’Angleterre se montra plus soucieuse d’éviter les conflits et de sauvegarder une paix de plus en plus précaire, que de maintenir le juste équilibre européen qui avait été si longtemps l’objet essentiel de sa politique. Elle l’avait oublié en 1870, elle avait laissé l’Allemagne prendre en Europe une place prépondérante, elle lui avait ouvert inconsciemment la brèche par laquelle le pangermanisme allait envahir l’Orient méditerranéen. Et les fautes commises par les ministres tories étaient aggravées par le parti libéral. Le gouvernement libéral était préoccupé surtout de conserver le pouvoir et d’imposer à la couronne et à la vieille aristocratie des lords les réformes démocratiques qui devaient favoriser une nouvelle évolution sociale. Et en 1914 il était acculé à des difficultés de toute nature, en particulier à la question irlandaise, qui menaçait de tourner au tragique et de dégénérer on guerre civile.

La politique allemande, fondée sur l’espionnage international dont elle tenait tous les fils jusque dans les cabinets ministériels, n’ignorait rien de la situation politique de l’Angleterre, et elle connaissait encore mieux sa situation militaire. Seulement, pénétrée comme elle l’était de la puissance exclusive de la force brutale, elle tira de ces informations trop précises des conclusions prématurées et erronées ; elle crut à l’incapacité militaire, encore plus que politique, de l’Angleterre[1].

Et, à première vue, le tableau que lui offrait l’armée anglaise de 1914 n’était pas de nature à la détourner de son rêve monstrueux d’hégémonie.


L’armée anglaise restait en 1914 ce qu’elle avait toujours été : une armée coloniale, destinée à la défense de l’Empire britannique. Elle se recrutait par l’engagement volontaire, base essentielle de tout service armé à l’extérieur d’un pays On comprend très bien, en effet, l’obligation pour un citoyen de défendre son sol, la terre des ancêtres, la patrie ; mais l’extension de cette obligation, de ce devoir national, à des entreprises de conquête ou de magnificence et à la garde de colonies exotiques, même utiles à la prospérité de la métropole, soulève des objections et des restrictions de conscience ou d’intérêt qui amènent des compromis entre les libres volontés individuelles et les politiques des Etats. L’Angleterre, plus que toute autre nation, par son exceptionnelle situation géographique, était condamnée à résoudre le double problème de son expansion maritime et commerciale et de sa défense insulaire par un système militaire caractéristique. La flotte de guerre, comme la flotte de commerce, devait tenir la première place dans ses préoccupations, et l’armée n’être pour ainsi dire que l’auxiliaire de sa puissance maritime.

Pendant quatre siècles, l’histoire de l’Angleterre se résuma dans sa grande rivalité avec la France ; elle put donc concentrer ses efforts à l’accroissement continu de sa flotte, qui la rendit bientôt maîtresse des mers, et elle ne donna à son armée que les augmentations nécessitées par le développement prodigieux de son empire colonial et par les circonstances. C’est ainsi qu’elle fut contrainte, au cours des grandes guerres du XVIIIe et du XIXe siècle, d’envoyer sur le continent des forces importantes, qui consacrèrent la réputation du soldat anglais, et qu’en 1804, à l’époque de « la grande terreur » de l’invasion napoléonienne, elle forma ces corps de volontaires qui devaient suppléer à l’insuffisance ou à l’absence de l’armée régulière et rendre inviolable le sol britannique[2]. . Cependant le principe du service obligatoire existait en Angleterre depuis les temps héroïques de la formation de l’Etat. La milice constituait l’appel aux armes des hommes valides de dix-huit à quarante-cinq ans ; le Parlement l’avait sanctionné législativement ; mais à mesure que s’affirmaient, avec la sécurité extérieure du royaume, les libertés publiques et privées, le bill de la milice fut irrévocablement suspendu chaque année.

Les modifications profondes apportées dans les régimes politiques et militaires de l’Europe, en 1866 et 1870, par les victoires de la Prusse et par la création du nouvel Empire allemand, laissèrent trop longtemps l’Angleterre indifférente. Confiante en sa supériorité maritime, elle s’enorgueillit de ne pas entrer dans la voie ruineuse des nations armées. Et, malgré les nombreux avertissemens de ces dernières années, malgré que le danger de l’impérialisme allemand, fût compris de beaucoup d’Anglais[3], malgré le réveil du sentiment national en France, qui devait aboutir à la loi de trois ans, malgré l’Entente elle-même qui se portait garante de la paix européenne contre les ambitions manifestées ouvertement par les Puissances centrales, les chefs politiques s’obstinèrent à maintenir la proportion traditionnelle entre la flotte et l’armée. Les chefs militaires furent eux-mêmes divisés, et tous les efforts de lord Roberts, le plus populaire des maréchaux anglais après Wellington, se heurtèrent à un parti pris qui était, on le reconnaît aujourd’hui, presque de l’aveuglement. Et n’y eut-il pas, jusque dans l’entourage du gouvernement, des influences germanophiles assez puissantes pour serrer le bandeau sur les yeux des ministres responsables !

Pourtant, en 1907, un essai de réorganisation militaire fut tenté par lord Haldane. Il consista surtout à distinguer l’armée régulière de l’armée territoriale en supprimant la milice et les corps de volontaires. La Territorial army se recrutait également par l’engagement volontaire et formait une armée spécialement affectée à la défense de l’Angleterre. Il ne faut pas confondre, en effet, la signification qu’ont les mots : réserve et territoriale, en Angleterre, avec les appellations correspondantes en France et dans les autres armées européennes. Les réserves de l’armée active sont formées des soldats libérés avant la fin de leur service actif à long terme, ou rengagés après leur service. La réserve spéciale reçoit des hommes de dix-sept à trente-cinq ans, engagés pour six ans et pouvant se rengager : ils doivent servir à l’extérieur. L’armée territoriale n’accomplit que des périodes courtes d’instruction. L’armée active régulière comportait deux fractions à peu près égales : 125 000 hommes environ chacune, l’une stationnée dans la métropole, l’autre pour la plus grande partie aux Indes (75 000 hommes) ou échelonnée sur les routes qui y conduisent et tenant garnison dans les autres colonies. La relève se faisait périodiquement.

En prévision d’une guerre européenne, l’Angleterre disposait donc de cette demi-armée, appointée de 116 000 hommes de la réserve régulière et de 65 000 réservistes spéciaux, au total 315 000 hommes exercés[4]. Mais le corps expéditionnaire, la Field force, pouvant être transporté outre-mer, n’était calculé qu’à 156 000 hommes : six divisions d’infanterie et une de cavalerie. En réalité, la mobilisation était incomplète, et, en août 1914, on ne put d’abord amener en France que quatre divisions.

La Territorial army comptait environ 250 000 hommes au lieu des 300 000 prévus. C’étaient pour la plupart des jeunes hommes de dix-sept à vingt ans, très sportifs, très allans, mais fort peu instruits militairement. Lord Haldane reconnaissait lui-même que l’institution n’avait donné que des résultats insuffisans et qu’il fallait plusieurs mois pour que la territoriale remplit sa fonction après le début de la mobilisation.

En résumé, moins de 600 000 hommes mobilisés, dont une force active de 156 000 hommes ; le reste disponible, mais mal préparé à une campagne de guerre, même sur le territoire national, tel était l’état militaire de l’Angleterre quand elle dut brusquement choisir entre son honneur ou la défaite morale, prélude du triomphe germanique.

Cet exposé, que nous avons réduit le plus possible, était nécessaire pour faire comprendre d’où sont partis la transformation de l’armée anglaise et l’effort extraordinaire qui a été accompli. Et n’oublions pas que la surprise des événemens faillit rendre vain le concours des 80 000 Anglais qui purent débarquer en août 1914 et se joindre à notre armée en Belgique[5], et que sans l’étonnante victoire de la Marne, à laquelle ils prirent d’ailleurs une part glorieuse, on ne sait si l’Angleterre aurait eu le temps de faire cet effort, de réparer des imprévoyances fatales, et si son intervention loyale aurait conjuré les destins. Lorsque l’on songe aujourd’hui au danger que nous avons couru, nous qui avions pourtant une armée qu’on croyait de taille à lutter avec l’armée allemande, on se demande comment nous y avons échappé, et comment l’Angleterre n’a pas compris plus tôt la nécessité de se garder militairement contre l’ennemi formidable qui se dénonçait lui-même !

Et il y eut ceci d’étrange, qu’après la Marne, devant le recul de l’invasion, le peuple anglais, qui avait été violemment ému à la fois de la violation de la Belgique et des premiers revers de la France, crut que la fortune avait tourné et que les Allemands, pressés alors à l’Est et à l’Ouest par les Russes et par les vainqueurs de la Marne, céderaient au renversement inattendu de leur plan colossal et que, par une chance singulière, la guerre prendrait fin rapidement. Aussi ne se rendit-il pas compte tout d’abord de la prolongation de la guerre et de l’effort qu’elle allait lui imposer. Il y a tout lieu de croire que, si le gouvernement anglais eût été plus perspicace et plus hardi et eût demandé en août 1914 la levée en masse sous la forme du retour au service obligatoire de la milice, il aurait entraîné les masses populaires, quitte à modérer et à adapter ensuite l’application de cette loi de salut public. Il se serait évité bien des difficultés et bien des lenteurs dans l’œuvre qu’il allait avoir à poursuivre et qui a fini par aboutir à la mobilisation totale des forces numériques, économiques, industrielles et financières de l’Angleterre, tout comme si elle avait été placée sous le même régime de la nation armée que les autres États belligérans.

L’évolution de l’esprit anglais, en face du drame terrible qui s’ouvrait tout d’un coup devant lui, fut retardée autant par l’hésitation de ses gouvernans habitués à se régler sur l’opinion publique plutôt qu’à la diriger, que par l’ignorance invétérée où étaient les classes populaires de la situation européenne. Heureusement, à côté des hommes politiques et des diplomates incertains, il se trouva un chef militaire clairvoyant, ferme, résolu, enfin populaire autant que l’avait été lord Roberts. Ce fut Kitchener !

Qu’il ait dit ou non, avec ce laconisme qui le caractérisait, en septembre 1914 : « La guerre durera trois ans au moins : c’est le temps qu’il faut à l’Angleterre pour donner la mesure de sa puissance ! » il fit comme s’il l’avait dit. Et sans parler, ou en parlant le moins possible, en agissant, il a créé l’armée qui, depuis deux ans, grandissant chaque mois, combat à nos côtés et nous garantit la victoire.

Si, dans le tragique naufrage du Hampshire, en se laissant emporter au flot qui l’enveloppait d’un linceul sublime, le grand maréchal, dans cette minute suprême où, dit-on, la vie entière repasse devant les yeux dont la lumière s’éteint, a vu se dérouler sa magnifique épopée guerrière, il se sera dit : « All right, l’Angleterre est prête, l’Allemagne est vaincue. » Et il se sera endormi dans sa gloire.

En effet, au vainqueur d’Omdourman, au pacificateur du Soudan égyptien, à celui qui, après avoir combattu dans nos rangs en 1870, rendait hommage, à Fachoda, à l’héroïsme infructueux de Marchand et de ses compagnons, il était réservé de montrer l’exemple de la France à l’Angleterre et de tirer, de concert avec un colonial comme lui, le général Joffre, les conséquences de la victoire de la Marne.


La tâche qu’assumait lord Kitchener, au moment où il prenait le ministère de la Guerre, se compliquait du fait qu’il ne s’agissait pas seulement de trouver des hommes et d’en faire des armées à lancer sans trop de retard dans la mêlée, mais qu’il fallait créer en même temps tout le matériel de guerre sans lequel ces armées n’étaient que de la chair à canon. Et à ce dernier point de vue, l’Angleterre était en plus mauvaise condition que la France. Tout son outillage était tourné, en effet, vers l’industrie, et, à part les grands chantiers navals et quelques établissemens militaires, l’usine de guerre n’existait pas. Dans cette improvisation d’une armée, le recrutement des soldats et leur instruction étaient sans doute gênés par les variations probables des engagemens volontaires, mais les difficultés principales étaient d’équiper, d’armer ces masses d’hommes, et d’entourer leur force intrinsèque de toutes les forces de destruction dont les Allemands paraissaient s’être assuré le terrible monopole.

Considérons d’abord les effectifs de ces armées, dites de Kitchener, et qui sont devenues la Grande armée britannique de 1916.

L’appel de Kitchener trouva un écho immédiat dans le patriotisme anglais. Les volontaires affluèrent d’abord. Le maréchal avait déclaré qu’il lui fallait 30 000 hommes par semaine. En septembre 1915, on estimait que près de deux millions d’hommes s’étaient enrôlés. L’Angleterre devint un vaste camp d’instruction, d’où partirent successivement ces divisions nouvelles qui, par armées de 120 000 soldats, allaient tenir le front des Flandres, d’Ypres à la Bassée. À ces troupes se joignirent les contingens coloniaux, Canadiens et Hindous, d’abord, plus tard Australiens et Néo-Zélandais. Nous en reparlerons plus loin.

Il arriva un moment où le recrutement par engagement volontaire devint insuffisant pour satisfaire aux sacrifices croissans de la guerre. La défection de la Turquie, et plus tard celle de la Bulgarie, qui furent de cruelles désillusions pour les hommes d’Etat anglais, obligèrent les armées britanniques à élargir leurs opérations en Orient. Il fallut d’abord sauvegarder l’Egypte et le canal de Suez contre les tentatives turco-allemandes, puis eut lieu la tentative de forcement des Détroits qui se prolongea au-delà de toutes les prévisions, et qui se termina par un échec déplorable[6].

La constitution de l’armée de Salonique et le maintien d’effectifs assez importans en Mésopotamie préoccupèrent alors l’état-major anglais assez sérieusement pour que lord Kitchener, malgré sa grande expérience de l’Orient, ait été hostile à tout développement des opérations dans les Balkans, au risque de voir tous les rois balkaniques se joindre à leur chef de famille, le Kaiser.

Il devenait évident que, dans une guerre qui tournait à l’extermination, le système de l’engagement volontaire était incapable de remplir les vides. Le sentiment patriotique ne suffisait pas à faire sortir de leur inertie les masses rurales et ouvrières, et d’ailleurs ces dernières trouvaient dans l’énorme accroissement du travail industriel des salaires tels qu’elles restaient à l’usine, autant par intérêt que par le sentiment légitime qu’elles rendaient ainsi service au pays. Alors se posa en termes formels, en octobre 1915, la question de la conscription.

Déjà en juillet 1915, un acte du Parlement (Registration Act) avait institué un recensement des hommes en âge de porter les armes ; recensement qui préludait à l’établissement d’une liste générale de recrutement (Register general).

La situation à l’entrée de l’hiver 1915 mettait désormais l’Angleterre en face de son devoir intégral d’alliée, et de l’effort décisif à faire pour la victoire. Les Russes avaient dû reculer sous l’ouragan de fer et de feu, et la crise des munitions qui les avait surpris montrait une fois de plus que la supériorité militaire appartenait toujours à celui qui disposait de plus de canons et de munitions que l’adversaire. L’armée française avait fait les offensives d’Artois et de Champagne, et portait le poids principal de la lutte sur le front occidental ; ses pertes s’accroissaient, et il importait qu’une juste proportion s’établît entre elle et l’armée anglaise.

Le gouvernement anglais le comprenait ; il sentait qu’il fallait enfin forcer l’opposition politique et morale qui se dressait devant l’adoption de la conscription. Le mot répugnait plus que le sens. Par un détour habile, lord Derby proposa de faire un dernier et suprême appel aux volontaires, substituant ainsi à la contrainte légale une sorte de contrainte morale fondée sur la gravité des circonstances et réservant le principe de l’adhésion libre individuelle. Un délai assez court, deux mois environ, était laissé au peuple anglais pour donner la mesure de sa clairvoyance et de son dévouement à la chose publique. Lord Derby ne négligea rien pour déterminer un mouvement unanime : l’affiche, la harangue, les meetings, la presse concoururent à ce recrutement par persuasion.

Les résultats contrarièrent d’abord les provisions optimistes de lord Derby ; puis, vers la fin de la période accordée, l’Angleterre se mobilisa. En quatre jours, du 10 au 13 décembre 1915, les bureaux enregistrèrent plus d’un million d’engagemens. Le total atteignit un chiffre réconfortant pour le patriotisme anglais : 2 829 000 hommes. Sur ce chiffre, 250 000 engages, environ, étaient enrôlés immédiatement dans l’armée active au titre de l’engagement légal ordinaire. Le surplus devait être appelé d’après le group System, par classes, en commençant par les célibataires.

Mais ce chiffre énorme de 2 829 000 inscrits diminua rapidement à la suite des révisions médicales et surtout des exemptions comme indispensables. Le Board of Trade avait dû dresser le catalogue des industries et métiers nécessaires tant à la sauvegarde de la prospérité économique et financière de l’Angleterre qu’à l’usine de guerre. L’Angleterre constitue en effet dans la coalition ce qu’on a appelé « la maison centrale d’importation, le Clearing house des paiemens de fournitures de guerre. » Il fallut donc éliminer des listes d’inscrits un très grand nombre d’indispensables[7]. En outre, les examens médicaux furent, comme il arrive dans de tels momens, hâtifs, insuffisans, trop conservateurs.

Il est difficile de préciser quel fut le déchet du recrutement de lord Derby. Il a dû être égal à peu près à 50 pour 100 des inscrits. Mais la loi de conscription fut provoquée moins par cette réduction très sensible du chiffre des hommes à incorporer que par les difficultés qui se présentèrent dans leur incorporation. En effet, les célibataires devaient être incorporés les premiers. Et le gouvernement avait pris l’engagement que, si la proportion des célibataires inscrits par rapport aux hommes mariés n’atteignait pas un taux conforme au chiffre du registre national du recrutement, les hommes mariés seraient déliés de leur engagement, et une loi contraindrait les célibataires récalcitrans à se présenter. Or, les inscrits de lord Derby comprenaient 1 345 000 mariés contre 1 150 000 célibataires. Et l’on constatait que plus d’un million de célibataires s’étaient dérobés, pour différens motifs, à l’appel pressant du volontariat. Pour les atteindre et se conformer à ses engagemens, le gouvernement fit voter par le Parlement la loi de conscription en février 1916… Cette loi concernait donc exclusivement les célibataires et les mariés sans enfant, âgés de dix-huit à quarante ans, et résidant en Grande-Bretagne. L’Irlande était exceptée, mais les Irlandais avaient fourni spontanément une large quote-part à l’engagement volontaire. Les célibataires devaient être appelés dans l’ordre de leur classe d’âge.

La loi avait prévu très libéralement les cas d’exemption comme inaptes et indispensables. Les mêmes inconvéniens se présentèrent dans l’application. Les tribunaux d’exemption, organisés par la loi, réduisirent notablement les incorporations effectives. Les résultats ne répondirent donc pas à l’attente du gouvernement et aux besoins de l’armée. La crise du recrutement devint aiguë en mars, avec l’appel anticipé des hommes mariés du recrutement de lord Derby.

En effet, l’adoption de la loi de conscription de tous les célibataires suspendait l’appel des hommes mariés qui avaient souscrit à la campagne Derby. On pouvait espérer que les célibataires fourniraient un contingent suffisant. Or, après avoir convoqué les célibataires de Derby et ceux de la conscription, le War Office constatait l’importance du déchet provenant des exemptions. Et il se voyait obligé de faire appel à la catégorie des plus jeunes mariés, dix-neuf à vingt-six ans, le 7 avril, en laissant prévoir que les suivans seraient convoqués à bref délai., Une vive émotion se manifesta dans toute l’Angleterre. Les hommes mariés protestèrent et firent remarquer que les promesses de lord Derby à leur égard n’avaient pas été tenues et qu’un trop grand nombre de célibataires échappaient par les exemptions à la conscription ; ils réclamaient, s’ils étaient appelés, que les célibataires exemptés fussent remplacés dans leur emploi indispensable par les hommes mariés. Ces doléances se doublèrent de l’anxiété causée par l’absence du moratorium usité dans d’autres pays, et en particulier en France.

Le gouvernement dut reconnaître le bien fondé de ces protestations et procéder a une révision des exemptions. Mais il était amené fatalement à clore toutes ces difficultés et à réaliser la poursuite de la guerre en faisant accepter et voter le service obligatoire. Ainsi s’est achevée en mai dernier la grande transformation des institutions militaires anglaises, et, on peut le dire, de la mentalité séculaire du peuple anglais. Nous avons donné ces quelques détails, bien sommaires, sur l’évolution du recrutement pendant ces deux années de guerre, afin de faire mesurer l’effort moral que le gouvernement et la nation ont dû accomplir pour libérer leur esprit et adopter enfin les mesures conformes à la plus tragique des vicissitudes que l’Angleterre ait traversées.

Les Allemands ont bien compris ce que voulait dire cette adoption du service obligatoire. Ce n’est pas seulement l’entrée en ligne d’une nation armée avec 5 millions d’hommes, d’une armée fraîche plus formidablement outillée que l’adversaire, c’est surtout la volonté implacable dont témoigne ainsi l’Angleterre de jeter dans la lutte toute sa force nationale et d’abattre celui qui a déchaîné cette effroyable guerre, et qui mérite à plus juste titre que le grand Empereur, vaincu il y a cent ans, d’être appelé « l’Ennemi du genre humain. »


Après les effectifs, examinons l’usine de guerre.

De même que l’armée anglaise s’est transformée en appelant au combat tous les hommes valides capables de porter les armes, l’industrie anglaise s’est adaptée avec une admirable souplesse à l’œuvre de guerre. Et l’effort accompli par elle est aussi extraordinaire que celui du service obligatoire. Les deux efforts se confondent d’ailleurs, mais si l’un a dû lutter contre la vieille et fière tradition de l’habeas corpus, dans le sens bien anglais de la libre disposition de sa personne, l’autre a dû briser l’esprit d’affaires, caractéristique de la tradition commerciale anglaise, et en même temps la mentalité spéciale de la classe ouvrière.

Le problème de l’outillage militaire, lorsqu’on entend par ce mot l’ensemble des fournitures de tout ordre (vêtemens, fusils, artillerie, munitions surtout) qu’exige une armée en campagne est toujours un des plus malaisés à résoudre ; mais lorsqu’il s’agit de le créer de toutes pièces pour une armée dont les effectifs sont soudainement décuplés, les difficultés paraissent être insurmontables et demander un temps très long pour les vaincre. En même temps, en effet, que la demande s’accroît dans une telle proportion, les ressources de main-d’œuvre s’affaiblissent. Et dans le Royaume-Uni la question devenait d’autant plus importante, voire critique, que, sous le régime des engagemens volontaires, les prélèvemens opérés sur le personnel ouvrier des diverses industries s’effectuaient au hasard, sans plan et sans méthode.

En outre, dans un pays n’ayant pas l’esprit militaire, une difficulté spéciale venait de ce que toute la production était nettement orientée vers les fabrications de paix, et qu’un esprit conservateur excessif avait le plus souvent fait maintenir en service un outillage désuet et peu propre à la production devenue subitement nécessaire. On voit donc immédiatement l’une des grosses difficultés techniques qui ont été vaincues : l’adaptation de l’industrie de paix à l’industrie de guerre.

Pour mesurer l’effort accompli dans cet ordre d’idées, il faut mentionner :

1° Au point de vue purement matériel, les acquisitions d’outillage indispensable aux Etats-Unis, l’inventaire de celui existant en Grande-Bretagne et son transfert là où son utilisation pouvait être le plus efficace. Le gouvernement, ayant dû réaliser une improvisation beaucoup plus complète encore qu’en France, a, par certains côtés, fait litière de l’organisation industrielle préexistante et a procédé, dans l’intérêt de la production qu’il voulait intensive, au groupement rationnel de l’outillage.

2° Au point de vue du personnel dirigeant, il a fallu constituer, aux mains de l’Etat, un état-major technique, chargé de donner l’impulsion, d’assurer la direction et d’exercer la surveillance.

Ces transformations profondes, exorbitantes, de la vie industrielle, ont exigé que des pouvoirs spéciaux fussent obtenus par le gouvernement et, comme il est facile de s’en douter, ce ne fut pas l’œuvre d’un jour, puisque la première loi est en date du mois de juillet 1915. L’action législative s’est trouvée nécessaire eu égard aux circonstances propres du Royaume-Uni.

D’un côté l’Angleterre a été, comme nous l’avons dit, fort longue à comprendre la guerre. Aussi bien dans les milieux intellectuels et patronaux que chez les ouvriers, l’importance vitale de la guerre n’a pas apparu tout de suite. L’attitude même que le gouvernement crut devoir adopter n’était pas pour la faire comprendre au pays dans son ensemble. On se rappelle que pendant plus de six mois la devise britannique fut : « Les affaires continuent comme à l’ordinaire. » Au sein du Cabinet lui-même, l’accord était loin d’être fait sur les modalités à employer pour s’assurer la victoire. A la veille du remaniement ministériel, alors que M. Lloyd George dénonçait la pénurie de munitions et lui imputait à juste titre d’avoir compromis le brillant succès militaire de Neuve-Cape lie, le premier ministre et lord Kitchener lui-même soutenaient la thèse inverse, soit au Parlement, soit dans les discours publics.

D’autre part, les industriels, dont le concours n’avait pas été accepté lorsqu’ils l’avaient offert au début des hostilités, ne se montraient pas aussi disposés qu’il le fallait à abandonner leurs fabrications du temps de paix pour se consacrer à la production de matériel de guerre. Quant aux ouvriers, ils demeuraient d’autant plus attachés à leurs habitudes et à leurs prérogatives professionnelles qu’ils voyaient le patronat profiter largement de la guerre, alors qu’ils n’obtenaient pas une hausse de salaire suffisante à leur gré.

Le gouvernement était désarmé. En l’absence de toute conscription, il ne pouvait exercer aucune coercition ni sur les patrons, ni sur les ouvriers. En mars 1915, sous forme d’un amendement à la loi de défense du royaume, il fit voter par le Parlement une loi lui permettant de réquisitionner les usines. Mais cette mesure, dépourvue de sanctions efficaces, ne donna guère de résultats. Aussi mal vue par les patrons que par les ouvriers, elle n’empêcha pas l’agitation ouvrière, qui atteignit son point culminant au mois de juin 1915 avec la grève des mines du pays de Galles.

A la manière forte, inapplicable dans l’Angleterre du volontariat, le gouvernement substitua, on l’a vu, la conciliation et la persuasion. Sa loi de juillet 1915, dite loi sur les munitions, consacra les accords librement consentis par les patrons et les ouvriers.

Les caractéristiques principales sont les suivantes :

1° Le gouvernement a le droit de réquisitionner les usines fabriquant les munitions. Le bénéfice supplémentaire des patrons est fixé à 20 pour 100 en sus du bénéfice moyen des trois dernières années ; le solde du profit supplémentaire, soit 80 pour 100, revient à l’État.

2° Par contre, les ouvriers acceptent la suspension des règlemens syndicaux limitant la production, la prohibition des grèves et lock-outs, l’obligation d’engager le nombre de volontaires ouvriers, de métier ou non, nécessaire à la production, et enfin de soumettre à des tribunaux d’arbitrage tous les différends qu’ils pourraient avoir avec leurs patrons.

Cette mesure prise, après qu’un an eut été perdu, a donné des résultats excellens. En dehors des usines nouvelles construites directement par l’Etat et dont le nombre s’élevait à 26 au mois de février 1916, le nombre des établissemens contrôlés ou, si l’on préfère, réquisitionnés, passe de 345 en juillet 1915 à 3 500 en mai 1916. La population ouvrière employée dans ces usines (les femmes représentant 50 pour 100 des travailleurs) montait dans le même temps de 100 000 à quelque 2 millions ! Effort gigantesque, qui embrasse presque tous les domaines de l’activité industrielle : vêtemens, produits chimiques, métallurgie, constructions mécaniques, mais dont les résultats ne se font que partiellement sentir sur les fronts de combat, parce qu’au fur et à mesure que la production croît, les unités nouvelles sont créées qui en absorbent une part considérable et l’immobilisent jusqu’au jour où ces unités nouvelles viendront renforcer celles des troupes britanniques qui sont sur les théâtres d’opérations.

De l’importance de la production en valeur absolue, on ne peut guère parler. Les mêmes raisons qui font que le gouvernement français ne donne pas d’indications précises, valent pour nos alliés. Dans un livre récent, l’Effort britannique, M. J. Destrée, membre de la Chambre des Représentans belge, dit. qu’à la fin de décembre 1915, la production des obus était douze fois plus élevée qu’au mois de mai 1915 et il en est de même pour les canons. D’autre part, M. Lloyd George, qui partage avec Kitchener la gloire de cette transformation militaire de l’Angleterre, déclarait récemment que l’usine de guerre anglaise produisait par mois plusieurs centaines de canons et d’obusiers de types léger, moyen et lourd, et, en ce qui concerne les munitions, deux fois plus de munitions pour canons légers et trois fois plus pour canons lourds que ce que l’armée anglaise avait consomme pendant l’offensive de septembre 1915. La production actuelle sera triplée dans un délai rapproché. On frémit à penser à ce déploiement inouï des forces de destruction qui seul peut amener la victoire après la disparition de plusieurs millions d’hommesI Et c’est pourtant le seul moyen d’économiser les vies humaines en supprimant les terribles barrages qui arrêtent les assauts et les plus fiers courages !


Nous avons indiqué plus haut que les colonies anglaises avaient apporté à la métropole dès le début de la guerre une aide qui n’a fait qu’augmenter et qui se chiffre aujourd’hui par plusieurs centaines de mille hommes. Ce fut même une des erreurs de la psychologie allemande de s’imaginer que, sur l’immense périphérie de l’Empire britannique, les colonies d’outre-mer, filles de la démocratie anglaise, resteraient, même en cas d’intervention de l’Angleterre, en dehors d’un conflit qui ne menaçait pas directement leur indépendance politique et leur développement particulier. L’Allemagne oubliait que l’expansion germanique, par le cynisme et l’avidité de sa pénétration dans le monde entier, constituait une menace permanente contre tous les droits déjà acquis et contre les libres concurrences commerciales. Les grandes colonies britanniques ne pouvaient s’aveugler sur le danger que couraient l’Angleterre et les Puissances européennes, attaquées par un adversaire sans scrupule. Aucune obligation militaire ne liait les colonies vis-à-vis de la métropole. C’est librement que le Canada, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, l’Afrique Australe, ont mis immédiatement et unanimement leurs soldats et leur argent à la disposition du gouvernement britannique. Dès les premiers jours d’août 1914, le premier ministre du Commonwealth australien définissait le devoir des colonies : « Nous sauverons le grand édifice de la liberté britannique pour la transmettre à nos enfans. Notre devoir est clair… Nous irons jusqu’au bout. » Et plus tard, en septembre 1914, il envoyait à Londres ce message : « L’Australie soutiendra l’Angleterre jusqu’à son dernier shilling. » A l’heure actuelle, l’Australie, dont la population ne dépasse pas 5 millions d’habitans, a enrôlé près de 300 000 hommes, elle entretient sur les fronts six divisions qu’elle recomplète régulièrement. On peut estimer qu’elle a envoyé outre-mer plus de 200 000 hommes.

La Nouvelle-Zélande, qui a adopté le service obligatoire le 2 juin dernier, a envoyé jusqu’ici 25 000 hommes ; elle en fournira encore 30 000 avant la fin de 1916. Plus de 100 000 volontaires se sont déclarés prêts éventuellement à combattre dans les armées anglaises.

Les troupes australiennes et néo-zélandaises, connues sous le nom d’Anzac[8], ont d’abord combattu aux Dardanelles, pendant qu’une partie d’entre elles gardait l’Egypte. La chronique et la légende de l’armée australienne se sont identifiées avec l’histoire de la campagne de Gallipoli. Leur bravoure aurait mérité un meilleur résultat. Les troupes françaises qui ont coopéré avec elles gardent le souvenir de la vaillance et de l’humour de ces soldats inconnus. Elles les retrouvent aujourd’hui sur le front occidental, où une partie de leurs divisions viennent d’être transportées pour concourir à la campagne décisive qui va s’ouvrir.

Le Canada avait plus de facilités que l’Australie pour donner une aide immédiate à l’Angleterre ; la vieille affection filiale qui unit les Canadiens à la France avait soulevé le sentiment populaire. Les troupes canadiennes ont pris part à la première campagne d’hiver et se sont couvertes de gloire. 150 000 Canadiens environ sont actuellement en Europe, soit en opérations, soit en réserve dans les camps anglais. Plus de 100 000 autres s’entraînent dans les camps d’instruction du Canada. Le recrutement canadien se poursuit avec succès et le gouvernement a autorisé l’augmentation de l’armée nationale du Dominion jusqu’à concurrence de 500 000 hommes. Des Américains combattent dans les rangs canadiens.

L’Union Sud-Africaine (Afrique australe) a assumé pour sa part la guerre d’Afrique. Après avoir conquis l’Afrique occidentale allemande, ses troupes, sous le commandement d’un des plus redoutables adversaires de l’Angleterre dans la guerre des Boers, le général Smuts, poursuivent la conquête beaucoup plus difficile de l’Est-Africain allemand.

L’armée des Indes a été utilisée presque entièrement. Mais le total des contingens volontaires de l’Inde n’a pas été publié. Le corps indien qui a combattu sur le front du Nord n’en formait qu’une petite partie. Les troupes indiennes actuellement en Égypte, à Salonique ou en Mésopotamie, comprennent plusieurs corps d’armée. En outre les souverains indigènes ont tous donné des gages éclatans de leur loyauté féodale en offrant à leur suzerain, l’Empereur-roi, non seulement des contingens de soldats, mais de très larges souscriptions d’argent et de matériel de guerre. L’Inde reste fidèle, comme tous les peuples de l’obédience britannique, comme tous ceux dont le sort a été lié à la France et à la Russie. L’Allemagne, qui croyait entraîner dans la trahison de la Turquie tout le monde musulman, éprouve encore de ce côté l’erreur profonde de son impérialisme colossal.

On voit que le renfort apporté par les contingens coloniaux dépasse 1 million d’hommes. C’est un spectacle admirable et réconfortant de voir ces fils libres de la vieille Angleterre venir prendre leur part de la lutte universelle, sur les lointains champs de bataille de l’ancien monde, pour le droit et pour la justice.

N’oublions pas que la France a trouvé également dans ses sujets coloniaux d’Afrique et d’Extrême-Orient des soldats aussi dévoués que braves, et qu’ainsi nous voyons, à côté des hommes libres, ceux qui passaient pour être d’une race inférieure se sacrifier afin de délivrer l’Europe et le monde de la tyrannie germanique.


Il serait difficile et d’ailleurs indiscret de chercher à évaluer les effectifs anglais, comme conclusion à cette étude. Lord Derby estimait que l’Angleterre pouvait fournir 5 millions d’hommes valides. Le dernier budget de la guerre réduit ce chiffre à 4 millions. Il faut tenir compte en effet du recrutement de la flotte et du personnel absolument indispensable à l’usine de guerre. Ces millions d’hommes ne sont pas d’ailleurs immédiatement prêts à venir sur le front de bataille. Il faut les instruire et les encadrer, il faut former des officiers et des sous-officiers, et cela n’a pas été la tâche la moins délicate dans un pays qui n’avait en somme qu’une armée de métier et un corps d’officiers recruté à peu près exclusivement dans la classe riche.

Mais d’énormes disponibilités comptent ainsi dans la grande réserve stratégique des Alliés, et c’est l’essentiel. Nous savons aujourd’hui que l’armée anglaise sera constamment renforcée, et qu’à la longue, à côté de nos armées réduites, mais dont la valeur reste incomparable, elle sera de moitié dans l’offensive suprême. Nous savons aussi que cette armée accroît en même temps que ses effectifs son expérience guerrière et sa supériorité matérielle : les Allemands l’ont éprouvé dans les rudes combats qui se livrent sur la Somme. Un de leurs critiques militaires, auquel la presse alliée fait trop souvent l’honneur de citer quelques-unes de ses lourdes appréciations, annonçait récemment que la prochaine bataille verrait la fin de l’armée continentale anglaise ! Nous ne prétendons pas que les batailles qui suivront verront la fin de la puissante armée allemande, mais nous serons de l’avis d’un autre écrivain allemand, le colonel Gaedke, qui ne manque pas d’impartialité, probablement parce qu’il écrit dans le Vorwaerts, et nous dirons avec lui : l’armée anglaise ne fait que commencer.


Général MALLETERRE.


  1. M. Stead, directeur politique du Times, rappelait, dans la conférence qu’il fît à Paris l’hiver dernier, une confidence du roi Charles de Roumanie (un Hohenzollern ! ), en 1911 : « L’Angleterre a une belle petite armée, mais elle n’a pas d’armée de campagne. Il faut qu’elle s’en fasse une. La paix de l’Europe peut en dépendre. »
  2. Ces corps de volontaires avaient disparu en 1907 avec la création de la Territorial army. Ils viennent de se reconstituer sous la forme de bataillons de volontaires ; ils sont composés d’hommes ayant pour la plupart dépassé l’âge du service militaire. Les incursions des zeppelins n’ont pas peu contribué à provoquer les enrôlemens qui ont afflué, en particulier dans le Lancashire et le Yorkshire. Les volontaires concilient leurs occupations civiles avec les obligations d’un service périodique. Équipés et entretenus à leurs frais, ils contribuent à la garde des voies de communication, des usines de guerre, et ont formé un corps d’automobilistes. En leur rendant leur titre officiel, le gouvernement libère pour le front des effectifs correspondans et considérables de réserves régulières et augmente ainsi l’armée de campagne.
  3. En 1908, à Edimbourg, lord Rosebery avait eu beau signaler le danger et s’écrier : « En ce temps où les paroles suivent les coups au lieu de les précéder, il est nécessaire d’être absolument prêt. Le patriotisme, si la nation s’éveillait soudain en présence de l’ennemi, ne fournirait ni troupe exercée, ni armes, ni stratégie ; tout cela doit être préparé d’avance. » Lord Esher s’était en vain dépensé pour faire comprendre à ses concitoyens et à ses collègues du Parlement que, dans l’ « inévitable combat qui attendait l’Europe avec une puissance numériquement supérieure et mieux organisée pour la guerre que Frédéric et Napoléon ne le furent jamais, » les Puissances insuffisamment organisées seraient condamnées. Le plus populaire des hommes de guerre, lord Roberts, avait désespérément plaidé la même cause dans tout le Royaume-Uni ; l’attitude passive du peuple et du gouvernement était restée la même. En Angleterre, on avait le culte de la marine, mais on ne s’intéressait pas à l’armée. On votait son budget sans en approfondir les détails, et l’existence de quelques troupes de parade, à montrer, dans la plaine de Laffan, aux chefs d’État étrangers en visite, paraissait suffire aux préoccupations du peuple anglais. (René Puaux : L’Armée anglaise sur le continent.)
  4. M. Stead estimait les disponibilités à 363 000 hommes, mais il donne également le chiffre de 156 000 hommes pour la Field force.
  5. La manœuvre allemande par la Belgique et la violation de la neutralité belge avaient été envisagées et étudiées, tant dans les articles de presse et de revue que par les états-majors. Les publications militaires allemandes n’en faisaient pas mystère. Le général de Bernhardi l’avait indiquée nettement. L’Angleterre fut cependant aussi surprise par l’événement que la Belgique.
  6. Voyez notre article sur la Guerre dans le Levant dans la Revue des Deux Mondes du 1er mai 1916.
  7. Sont exemptés : 1° les hommes faisant partie du corps enseignant ; 2° les fonctionnaires des services publics dans des conditions déterminées et les hommes désignés par l’amirauté ; 3° les membres du clergé de toutes dénominations ; 4° les hommes munis de certificats d’exemption du Board of Trade (indisponibles des divers métiers ou professions) ; 5° les hommes nécessaires au travail national (il s’agit évidemment des usines de guerre, mais le texte pouvait prêter à une interprétation plus étendue suivant, les besoins) ; 6° les hommes qui se sont antérieurement présentés comme volontaires et qui ont été refusés pour inaptitude physique après le 15 août 1915 ; 7° les soutiens de famille au sens strict du mot ; 8° les domestiques sur attestation de leurs maîtres ; 9° les hommes « ayant des objections de conscience » sur preuve que leurs convictions sont d’ancienne date, et ne résultent pas d’une conversion in extremis.
    Cette dernière exemption parait avoir été empruntée à la loi militaire australienne. Elle intéresse en particulier certaines sectes, tels que les Quakers, au nombre de 20 000 actuellement en Angleterre. Ces exemptés seraient soit affectés à des services non combattans, soit enrôlés parmi le personnel civil « nécessaire au travail national. »
    Il a été formé depuis des sections de non-combattans exclusivement employés aux services de l’arrière.
  8. Anzac est l’assemblage de A. (Australie) N.-Z. (Nouvelle-Zélande) A. C. (Armée corps), et résume ainsi les corps d’armée d’Australie et de Nouvelle-Zélande. La baie dans laquelle ils ont débarqué aux Dardanelles a gardé ce nom.